Chapitre II
Pour un épique moderne
Texte intégral
1En adoptant la stratégie du caméléon, nos auteurs s’installent dans un territoire entre deux rives, où les certitudes esthétiques et identitaires vacillent. Il ne faudrait pas pour autant voir dans ce phénomène une simple position contestataire et provocatrice. Leur ambition est bien plus grande : pour chacun d’entre eux, il s’agit de déstabiliser certaines fausses évidences pour reconstruire un nouveau projet esthétique. L’entreprise de Stevenson comme celle des trois auteurs argentins, à l’image de leur parcours personnel, est une tentative pour rapprocher des continents qui s’éloignent. On peut distinguer ici deux desseins complémentaires.
2Le premier objectif relève de l’histoire des genres littéraires. Comme l’explique Franco Moretti dans son article « Serious Century », le roman du xixe siècle a été peu à peu envahi par la description, l’effacement du narrateur et le diktat du principe de réalité. Ce processus de rationalisation du roman, qui en fait une « forme sérieuse »1 est, selon lui, une illustration de la manière dont le genre reflète l’organisation de l’espace central dont il est issu :
La construction de l’État exige un nivellement : nivellement des barrières physiques, comme des mille jargons et dialectes locaux qui sont réduits à un seul langage, de façon graduelle mais irréversible. Et la langue du roman – informelle, impersonnelle, « commune » – contribua sans doute plus que toute autre à cette entreprise. En cela aussi, le roman est vraiment la forme symbolique de l’État-nation.2
3Durant le xixe siècle, les centres seraient donc le lieu du triomphe du roman réaliste – le novel anglais – du fait de l’homogénéité de leur espace culturel. Or le novel ne peut rendre compte de certaines situations extrêmes, et laisse donc une place pour le développement d’autres formes : la littérature de masse, d’une part, et, de l’autre, des « œuvres-mondes » à portée encyclopédique, dépassant toute classification. Or, comme le rappelle Thomas Pavel, la contestation du réalisme à partir du xixe siècle ne s’est faite que minoritairement en revenant aux formes anciennes de l’art narratif (le roman de chevalerie, l’épopée, la pastorale). Ce sont, au contraire, les propositions du romantisme allemand et leur héritage dans le modernisme du début du xxe siècle qui ont été vues comme l’avenir de la narration : « À l’occasion de ce changement de cap, écrit Pavel, le roman était mis en demeure de rompre avec l’imitation prosaïque de l’action humaine pour se rendre digne de réintégrer l’unité spirituelle primordiale de la poésie. »3 Renonçant à l’intrigue, le roman devait être porté avant tout par le style et par l’expérimentation esthétique. Apparaît ainsi une nouvelle ligne de fracture, une disjonction entre modernité poétique et narration événementielle classique s’ajoutant à la séparation entre novel et romance. Le résultat a été, selon Thomas Pavel, d’installer des frontières infranchissables entre les différentes pratiques génériques :
Au fur et à mesure que les régions explorées par le roman se faisaient plus obscures et que le raffinement formel se faisait plus osé, la masse des lecteurs, rebutée par la difficulté croissante des romans haut de gamme, ne se résolvait pas à faire le deuil de la lisibilité et se dédommageait en fréquentant les œuvres qui la perpétuaient. Il s’ensuivit une double spécialisation, celle des publics et celle de la production, tant et si bien qu’entre le succès des ouvrages destinés au « grand public » et celui des romans « haut de gamme », l’écart est devenu de plus en plus difficile à rattraper.4
4Stevenson, entre 1870 et 1894, comme Borges, Bioy Casares et Cortázar à partir des années 1930, étaient parfaitement conscients de cette double spécialisation et des problèmes qu’elle soulevait. Toute leur stratégie littéraire est fondée sur l’idée d’éviter cette spécialisation, en opérant une synthèse entre ces deux directions en apparence opposées : conserver l’exigence poétique et stylistique de la première, tout en assumant une défense de l’art de l’intrigue et de la structuration par les conventions génériques.
5En ce sens, nos quatre auteurs sont des héritiers des lignes de fracture créées par le romantisme, fractures qu’ils cherchent à réduire en inventant de nouvelles formes : c’est là le deuxième objectif de leur stratégie. La position liminaire de Stevenson doit ainsi se comprendre dans le rapport à un champ littéraire britannique où s’est effectuée une séparation drastique entre le narratif, porté par le novel, et la poésie, que « le premier romantisme anglais [a] défin[ie] délibérément comme un anti-roman »5. L’auteur écossais cherche à réintroduire la poésie dans le roman sans pour autant sacrifier le narratif, un espoir que les auteurs latino-américains entretiennent également, avec la difficulté supplémentaire pour eux d’écrire dans une époque marquée par le triomphe de la révolution moderniste, et dans un continent où le romantisme s’est transformé en un discours idéalisant la nation et la nature6.
6Réconcilier littérature « sérieuse » et littérature de genre, écriture narrative et écriture poétique : voilà l’ambition de Stevenson à la fin de l’ère victorienne, puis de Bioy, Borges et Cortázar dans une Amérique latine en train d’abandonner le réalisme pour les leçons du modernisme occidental. À cet égard, le positionnement géographique et esthétique étudié dans la partie précédente est tout sauf anodin. Si l’on suit les théories de Moretti, c’est en effet dans les semi-périphéries (l’Allemagne divisée du début du xixe siècle, l’Amérique de Melville ou l’Amérique latine du siècle dernier, l’Irlande de Joyce) que se développent des expériences formelles nouvelles, du fait de la mixité culturelle qu’elles connaissent : en reflet, les textes qui en sont issus peuvent prendre une forme hétérogène et perpétuellement ouverte, ce que Moretti appelle « l’épique moderne ». Il classe dans cette catégorie des pièces de théâtre (le Faust de Goethe), des romans (Moby Dick, Ulysses, Der Mann ohne Eigenschaften) ou des formes poétiques (The Waste Land de T. S. Eliot, les Cantos de Pound), qui ont comme point commun de faire exploser le récit classique par l’utilisation de la polyphonie et de l’extension spatiale et temporelle permanente, contrairement, donc, au « roman sérieux » des centres littéraires7.
7L’influence de la littérature américaine (Poe, Melville, Hawthorne), qui cherche, contrairement à la littérature européenne, à fonder une tradition sur le romance a été particulièrement essentielle pour Stevenson comme pour les auteurs argentins. Néanmoins, le modern epic de Moretti rejoint davantage la lecture classique du développement de la littérature latino-américaine qu’il ne met en valeur le projet de nos auteurs : leur réponse aux bouleversements romanesques du xixe siècle est une autre forme d’épique, qui se veut une synthèse d’ambitions esthétiques depuis longtemps séparées.
Un modèle de synthèse : Stevenson et la profondeur épique
Retour au narratif
8Stevenson, dans son œuvre théorique, a réfléchi de très près aux modalités de cette double synthèse, et a fini par proposer une solution que Borges, dans ses essais des années 1930, puis Cortázar, par capillarité, reprendront à leur manière. Dans un essai inachevé, « On the Art of Literature », publié pour la première fois par Michel Le Bris en 1988 alors qu’aucune édition anglaise ne l’avait encore utilisé, Stevenson propose une première approche de cette synthèse8. Écrit en février 1880, après que l’auteur a rejoint les États-Unis, il forme la première partie d’un essai visiblement très ambitieux, qui aurait constitué une véritable poétique stevensonienne s’il avait été terminé. L’essentiel tient à la distinction que Stevenson y effectue entre l’écriture narrative (le récit de la succession temporelle des événements) et l’écriture dramatique (la reproduction des pensées et paroles des personnages). L’originalité fondamentale de Stevenson est de faire du mode dramatique le mode dominant de son époque, obsédée par la représentation de la diversité des pensées humaines, et de prendre acte de la perte d’intérêt pour le récit :
Des œuvres comme Clarissa Harlowe, écrite entièrement en lettres, ou comme The Ring and the Book de Browning, écrite en succession de monologues, sont, dans leur essence autant que dans leur forme, des œuvres dramatiques et non pas narratives. Et ce changement est d’abord celui d’une attitude intellectuelle – d’une conception du monde. (EAF, p. 202)
9Aux yeux de Stevenson, le paradigme littéraire a changé depuis l’Antiquité : à cette époque, la préoccupation de la littérature était de réfléchir sur les conséquences des événements, mais « dans la seule mesure où ils visaient à exprimer un absolu, indubitable » (p. 202). L’Antiquité, en effet, cherchait à traiter l’événement de manière à en tirer une conclusion morale et philosophique dépourvue de toute ambiguïté, pouvant toucher les hommes dans leur universalité. On suppose, évidemment, que Stevenson pense ici au théâtre tragique, bien qu’il ne le dise pas directement9. C’est là, au demeurant, tout le paradoxe de sa position – même si ce paradoxe n’est –, puisque le théâtre antique devient l’incarnation de la pureté de l’écriture narrative, et non dramatique, ce qui indique bien à quel point les formes du langage littéraire sont, dans son esprit, déconnectées des genres ; la tragédie, de son point de vue, concerne davantage les actions que les sentiments.
10Stevenson regrette clairement ce changement de paradigme, qu’il apparente à une perte de vue de l’objectif fondamental de la littérature, le souci d’universalité :
Le genre dramatique relève plus d’une époque sceptique que des âges de croyance. C’est seulement quand l’homme a été plus sensible à la diversité des opinions humaines qu’à la diversité des destinées qu’il a détourné son attention des événements pour privilégier les personnages et leur « psychologie ». Et c’est seulement quand cet intérêt est devenu prédominant que l’artiste s’est trouvé amené à privilégier le divers des êtres plutôt qu’à chercher, en eux, l’universel. Ainsi s’est trouvé signé l’arrêt de mort de l’idéal moral de « noble simplicité » que nous appelons le « grand art ». (p. 203)
11En filigrane de cette critique envers la domination contemporaine de l’écriture dramatique, il est facile d’identifier les prémisses de l’opposition théorique au réalisme que Stevenson développera, quelques années plus tard, dans « A Note on Realism » ou « A Humble Remonstrance ». Parler du « divers des êtres », c’est en effet mettre le doigt sur cette course au détail que mène le réalisme en essayant d’imiter la vie, et regretter, par conséquent, l’éloignement du « grand art ».
12Comment retrouver ce « grand art » ? C’est là toute l’ambition de Stevenson, qui cherche à répondre à cette question dans « A Gossip on Romance » (1882). Il y reprend la distinction précédente entre narratif et dramatique, cette fois-ci en la reliant plus clairement à la question générique. Récupérant l’opposition utilisée deux ans auparavant, il la reformule en ces termes : « le théâtre est la poésie des conduites, le romance la poésie des événements » (W 29, p. 85 : « drama is the poetry of conduct, romance the poetry of circumstance »10). L’écriture dramatique nous permet de juger moralement les hommes, d’avoir accès à une certaine vérité sur eux ; l’écriture romanesque – et non plus narrative, comme dans « On the Art of Literature » – nous montre leurs actions, met en forme des événements. Chacune des deux formes a ses avantages, mais aucune n’est du grand art : le dramatique seul crée un regard uniquement critique, et le romanesque seul n’a aucune profondeur. La solution est donc, pour Stevenson, une synthèse des deux. À la source de toute fascination littéraire, il installe l’événement aventureux, capable, contrairement au personnage, d’avoir un effet durable sur le lecteur :
Ce n’est pas le personnage, mais l’événement qui nous arrache à notre réserve. Quelque chose se passe que nous avions désiré pour nous-mêmes ; une situation, que nous nous sommes longtemps plu à imaginer, se trouve réalisée dans le roman avec tous les détails nécessaires, et les plus séduisants. Alors nous oublions les personnages, alors nous écartons le héros, alors nous plongeons dans le récit, en nous-mêmes, et nous vivons une expérience neuve, alors, et alors seulement nous pouvons dire que nous venons de lire un romance. (p. 90)
13L’événement est la forme de la fiction qui « donne à lire la réalisation, l’apothéose des rêves éveillés des hommes ordinaires » (p. 86). Il donne envie au lecteur de participer à ce qui se déroule sous ses yeux, car il y reconnaît quelque chose qu’il aurait pu vouloir expérimenter pour changer sa vie, en bien ou en mal. Mais, pour que ce plaisir ne reste pas un charme sans épaisseur, il faut que les personnages y représentent quelque chose, ne soient pas une simple coquille vide. C’est ici que Stevenson prend comme contre-exemple Walter Scott, dont les personnages sont trop inégaux, parfois formidables, d’autres fois absolument sans consistance.
14L’événement, donc, est le fondement même de la fiction, car il entraîne le lecteur à vouloir participer à la scène. Or, à l’évidence, les formes littéraires permettant au mieux de valoriser l’événement sont celles de la littérature de genre. Il n’est pas anodin que Stevenson situe sa pratique dans la lignée du romance, qui fonctionne par saturation événementielle de la diégèse, pour reprendre l’expression de Jean-Marie Schaeffer11. La préface de Borges à La invención de Morel, qui prend la défense de l’événement, ou les différentes réflexions de Cortázar sur la manière dont ses contes sont l’expression de rêves enfouis où il se projette dans un événement fantasmé, vont tout à fait dans ce sens : utiliser la littérature de genre permet de mettre en valeur l’événement, et de travailler sur le pouvoir évocateur de ce dernier. Car cette valorisation est aussi, pour reprendre les définitions de Stevenson, une manière de s’éloigner de la matière dont traite le réalisme, qui en reste à une vision superficielle de la vie, pour la remplacer par une matière plus universelle : cette autre causalité dont Borges parle dans « El arte narrativo y la magia », qui peut prendre la forme de la logique (dans le roman policier) ou du rêve, entre autres. Du point de vue de l’histoire littéraire, il s’agit également de renverser la tendance contemporaine décrite par Stevenson, en remettant au centre de l’écriture fictionnelle le récit, au sens premier du terme.
Vers la synthèse : la dimension épique de la fiction
15Or, et c’est là toute la complexité de la pensée de Stevenson parfois trop vite oubliée par la critique, l’écriture narrative n’est jamais considérée, chez lui, comme devant être la seule employée par l’écrivain. La thèse de Stevenson repose en fait sur une synthèse, comme le montre très clairement la lecture de « A Gossip on Romance ». Après avoir chanté les louanges du romance, fondé sur l’événement, l’auteur affirme ce besoin absolu de synthèse :
Dans les plus hautes réalisations de l’art des mots, l’élément dramatique et les notations picturales, l’intérêt moral et romanesque s’élèvent et retombent de concert, selon une loi organique commune. La situation est mue par les passions, les passions s’enveloppent dans la situation. Aucune n’existe pour elle-même, chacune est indissolublement liée à l’autre. C’est cela, le grand art – et non seulement le plus grand art possible avec des mots, mais le plus grand de tous, puisqu’il associe la plus grande masse et la plus grande diversité des éléments de vérité et de plaisir. Ainsi sont les épopées, et les rares récits en prose qui possèdent cette dimension épique. (p. 88)
16L’écriture événementielle est glosée, dans ce passage, par plusieurs termes : « les notations picturales » (selon une pensée de l’image sur laquelle nous reviendrons), « l’intérêt romanesque », « la situation », « le plaisir ». À l’inverse, le dramatique est périphrasé par « l’intérêt moral », « les passions » et « la vérité ». Stevenson ne définit plus les deux pôles pour les dissocier, mais pour mettre en valeur la nécessité de leur mélange indissociable pour créer une grande œuvre de littérature. En contrepoint de la majorité de la littérature moderne, dans laquelle il regrette le manque d’événements, Stevenson cite plusieurs œuvres qui manquent, elles, de dramatique. Les erreurs de dramaturgie de Walter Scott sont la raison de l’incapacité de son œuvre à atteindre une quelconque profondeur, tout comme d’autres romans ou auteurs présentent plus de charme que d’ambition :
Il est un livre, par exemple, qui captive l’enfance et enchante encore l’adulte – je parle des Mille et une nuits – dans lequel on chercherait en vain quelque intérêt moral ou intellectuel que ce soit. Aucune voix, aucun visage humain ne nous appelle, dans cette foule de rois et de génies, de sorciers et de mendiants. L’aventure, sous ses formes les plus dépouillées, suffit à fournir toute la distraction. De tous les modernes, Dumas se rapproche sans doute le plus près de ces auteurs arabes, par le charme purement événementiel de ses romans. (p. 88)
17On notera que la réserve de Stevenson vis-à-vis de Dumas disparaît dans « A Gossip on a Novel of Dumas » (1887), où il présente Le vicomte de Bragelonne comme un chef-d’œuvre parvenant, justement, à cette synthèse esthétique. Dans le même essai, il affirme avoir lu Les mille et une nuits dans la traduction de Richard Burton, ce qui exclut la possibilité que le charme qu’il y trouve soit le résultat d’une traduction expurgée, comme il en circulait de nombreuses à l’époque. Cela étant, sa position est on ne peut plus claire : l’aboutissement le plus haut de la littérature consiste à insérer le dramatique dans la structure événementielle, de manière à ce que les deux coexistent parfaitement l’un avec l’autre. Autrement dit, il s’agit de créer une trame événementielle répondant à un désir inconscient du lecteur, et d’habiter cette trame par des personnages faisant naître une réflexion morale et ayant un caractère de vérité. Ces quelques phrases de « A Gossip on Romance » sont le cœur de la théorie de la fiction stevensonienne : elles indiquent l’ambition qui a toujours été la sienne, celle de créer une forme littéraire ayant une « dimension épique ».
18L’épique, chez Stevenson, relève d’une dimension morale. Le terme pourrait être ambigu, et laisser penser que Stevenson défend une littérature didactique, dans laquelle les personnages seraient clairement situés d’un côté ou de l’autre d’une frontière séparant bien et mal. Lui-même reconnaît dans « On the Art of Literature » que le terme prête à hésitation, et que « le mot “humain” conviendrait peut-être mieux à [son] propos » (EAF, p. 208). La morale, dans la pensée de Stevenson, n’est pas prescriptive : « que le point de vue de l’auteur soit moral ou immoral, écrit-il, n’a rien à voir avec ce qui fait la vérité d’une œuvre, et reste sans effet sur le monde » (p. 208). Le terme, en fait, recouvre une pensée de la profondeur :
La littérature entendue comme agent moral n’est pas autre chose qu’un concentré d’expériences – bonnes ou mauvaises […]. L’exigence morale de la littérature consiste à tenter de dire vaille que vaille la vérité des sentiments. Aussi le premier devoir de l’artiste est-il de faire sa matière de ce qu’il aime, de ce qu’il désire, de ce qu’il hait, de sorte qu’il s’engage tout entier dans son œuvre. Et il n’a pas à craindre de plonger trop profond, en s’affrontant à ses démons – car c’est ainsi qu’il peut les rendre manifestes et les vaincre, en les maîtrisant dans une œuvre destinée à durer à jamais ici-bas, comme un point de repère. Et cela qui se satisfait de jongler avec ses phrases en restant en surface, celui qui se refuse à descendre jusque dans les tréfonds, ou détourne ses yeux de l’horizon, celui-là n’est qu’un petit esprit, et ferait mieux d’arrêter là…12 (p. 209)
19« Rester en surface », pour Stevenson, c’est renoncer à la dimension morale de la littérature, qui n’est pas, répétons-le, du domaine du jugement, mais de celui de la sincérité. « L’exigence morale de la littérature » consiste, de la part de l’écrivain, à trouver au plus profond de soi une vérité qui ne concerne pas seulement sa propre personne, mais qui soit universelle. « Tout, sauf les préjugés, doit pouvoir faire entendre sa voix à travers lui » (W 28, p. 37 ; EAF, p. 137), écrit Stevenson dans un autre essai, « The Morality of the Profession of Letters » (1881). Cela signifie que l’écrivain, dès lors qu’il crée des personnages et leur donne une vie « dramatique », doit s’efforcer d’atteindre une double profondeur : d’abord en s’inspirant de ses propres sentiments sans jamais chercher à en dissimuler la teneur ; ensuite en étant attentif à la gamme la plus large possible des passions humaines. « La partialité est l’immoralité même, et tout livre est mauvais qui donne une image trompeuse du monde et de la vie », écrit-il ainsi (W 28, p. 38 ; EAF, p. 139).
20Contrairement à ce qu’on pourrait penser, il n’y a là aucune contradiction avec les essais de Stevenson défendant l’aspect géométrique de la littérature et soulignant l’impossibilité de l’art de rivaliser avec la vie ; car ces derniers relèvent de la part événementielle du récit – c’est-à-dire sa forme – tandis que les considérations morales concernent sa part dramatique, son contenu. En d’autres termes, la forme du romance offre une surface permettant d’éviter la prolifération réaliste des passions, et permet de définir une structure dans laquelle la profondeur morale se développe. Par conséquent, l’œuvre ne donne pas une vision trompeuse de la vie, mais la transcende, en définissant des limites à cette image, à l’intérieur de laquelle celle-ci prend une puissance d’évocation supplémentaire. La surface est la condition de la profondeur : elle permet d’atteindre à l’universel, par le biais de la métamorphose esthétique. La littérature devient ainsi, pour reprendre le terme de Stevenson, épique.
Formes populaires, formes mythiques
21Cet ensemble de textes théoriques de Stevenson forme une base parfaite pour saisir l’ambition de nos quatre écrivains. Comme nous le verrons dans les chapitres suivants, leur projet de synthèse épique passe par différentes déclinaisons des formes du romance : la littérature de genre, la fable, la réécriture d’épopées classiques. La certitude que ces formes sont le creuset idéal pour mettre en œuvre leur projet découle du sentiment qu’elles seules étaient capables, étant donné les changements rapides dans le lectorat de l’époque, de toucher un public universel. Comme le résume Richard Ambrosini, « si Stevenson est devenu un “auteur populaire”, c’est parce que, au vu des conditions culturelles et historiques de son temps, cela était le seul moyen pour lui d’atteindre la source universelle de chaque forme littéraire, et de développer le potentiel mythique de la fiction »13. Les formes « populaires » sont comme des schémas originels, que chaque lecteur connaît et maîtrise, et qui permet donc à l’écrivain de toucher à l’universel. Stevenson s’en explique notamment dans un essai de 1887, intitulé « Pastoral ». Il y présente son ami John Todd, berger dans les Highlands, dont il loue le talent pour raconter des histoires au sujet de la culture immémoriale des clans écossais. « Quand il racontait, la scène était sous vos yeux », dit de lui Stevenson ; « quand il parlait de son vieux métier, cela prenait une surprenante couleur romanesque » (W 29, p. 34). Ce John Todd est un exemple parmi d’autres de la fascination de Stevenson pour toutes les formes de l’histoire écossaise, que nous avons mentionnée auparavant. Son personnage est surtout intéressant pour la manière dont il permet à Stevenson de préciser un aspect de sa théorie de la fiction :
Un métier au contact de la nature, qui touche aux fondations de la vie, qui a concerné les ancêtres de tout un chacun, de sorte qu’à la moindre allusion des souvenirs ancestraux renaissent, se prête à une utilisation littéraire, orale ou écrite. La fortune d’un récit ne réside pas seulement dans le talent de celui qui écrit, mais aussi dans l’expérience dont a hérité le lecteur ; et quand quelque chose que je n’ai ni fait, ni vu suscite en moi un frisson spécial, c’est parce qu’un membre de l’innombrable armée de mes ancêtres se réjouit de ces exploits passés. C’est ainsi que les romans commencent à toucher non pas les subtils dilettanti mais l’immense masse de l’humanité : en abandonnant les discussions sur les salons, les bonnes manières et les subtilités de comportement, et en commençant à s’occuper de combats, navigations et aventures, de mort ou de naissance ; et c’est ainsi que les antiques métiers et occupations d’extérieur […] situent le romance dans une forte proximité avec l’épique. (p. 35)
22Le rapport effectué entre oralité traditionnelle et romance épique, ainsi que la théorisation du plaisir littéraire comme resurgissement de forces ancestrales, attestent l’obsession de Stevenson pour la question du primitif et de la profondeur de l’histoire, comme l’a montré Julia Reid14. Surtout, « Pastoral » complète la théorie de l’épique dessinée dans les essais précédents : la profondeur que doit trouver l’écrivain en soignant la dimension morale de son œuvre est à la fois personnelle et universelle. La pensée de Stevenson, dont Julia Reid a montré à quel point elle empruntait à la pensée scientifique de l’époque, repose en effet sur l’idée que la plongée de l’écrivain à l’intérieur de son Moi permet de faire resurgir des strates de souvenirs enfouis dans le passé, et de créer un lien avec cette « innombrable armée d’ancêtres ». Par conséquent, la morale revient à élaborer une chaîne infinie de relations avec le passé, jusqu’au plus archaïque, afin de créer une littérature universelle – une littérature qui touche le plus grand nombre parce qu’elle s’appuie sur un héritage le plus large possible, et met en jeu une relation au passé partagée par tous. L’opposition un peu facile entre « salons » et « occupations d’extérieur », que Stevenson reprend régulièrement, n’est qu’une autre manière de dénoncer la domination du dramatique sur le romanesque, qui coupe la littérature de ses racines archaïques.
23Borges est dans la même logique que Stevenson lorsqu’il présente, à plusieurs reprises, la littérature fantastique comme la littérature universelle, alors que la littérature réaliste ne serait qu’une parenthèse. On ne compte pas le nombre de textes où l’écrivain argentin revient sur cette idée, résumée dans un dialogue avec Osvaldo Ferrari :
Je dirais que toute littérature est essentiellement fantastique, que l’idée de la littérature réaliste est fausse étant donné que le lecteur sait que ce qu’on lui raconte est une fiction. En outre la littérature commence par le fantastique où, comme l’a dit Paul Valéry, le genre littéraire le plus ancien est la cosmogonie, ce qui revient au même. Autrement dit, l’idée de la littérature réaliste date peut-être du roman picaresque.15
24La première phrase relève de la confusion volontaire, puisque Borges y renvoie la question du mode de représentation au problème bien plus large de la fictionnalité d’un texte. La suite, en revanche, est une reprise de son argument habituel, selon lequel la littérature a commencé par le fantastique, par les cosmogonies et, plus généralement, les mythes de toutes sortes. La littérature fantastique serait donc l’expression de l’universel et de l’ancienneté immémoriale du récit et de ses origines orales, ce qu’exprimait aussi le projet de l’Antología de la literatura fantástica.
25Les structures fermées de la littérature de genre, par conséquent, doivent permettre de « situer la littérature dans une forte proximité avec l’épique », pour reprendre l’expression de Stevenson dans « Pastoral ». C’est dire, donc, que la profondeur de la littérature ne relève pas du commentaire sur elle-même, ou de la simple parodie : il s’agit, au contraire, de se rapprocher d’une certaine dimension mythique, pour conserver ce lien avec le passé et l’universel. Cortázar défend cette position dans sa conférence à Cuba de 1963, « Algunos aspectos del cuento »16. Comme l’écrivain écossais, Cortázar y défend l’idée qu’une forme close, géométrique, est le meilleur moyen de se rapprocher du potentiel mythique de la fiction. Il compare ainsi le conte à la photographie ou à une victoire par K.O. en boxe, tous les deux ayant des limites que n’a pas le roman, davantage semblable au cinéma et à la victoire aux points (Cri, p. 373-375). Il s’agit, comme il l’écrit lui-même, de « choisir et délimiter une image ou une action qui soient significatives », « capables d’agir sur le lecteur comme une sorte d’ouverture » (Cri, p. 374). S’exprime dans le conte quelque chose qui dépasse sa propre limite, tout en étant conditionné par cette limite même. Que Cortázar parle de ce phénomène en termes d’énergie atomique17 est assez révélateur : « Un conte est significatif lorsqu’il rompt ses propres limites par cette explosion d’énergie spirituelle qui brusquement illumine quelque chose de bien plus vaste que la petite et parfois misérable anecdote qu’il raconte » (p. 376). Cette réaction qu’est capable de susciter le conte repose, comme chez Stevenson, sur le passage de l’individuel à l’universel :
Cet homme qui, à un moment donné, choisit un sujet et en fait un conte sera un grand auteur si son choix contient – parfois sans qu’il ne le sache consciemment – cette fabuleuse ouverture de l’infime à l’immense, de la limite individuelle à l’essence même de la condition humaine. Tout conte amené à perdurer est comme la graine où dort l’arbre gigantesque. L’arbre grandira en nous, donnera de l’ombre dans notre mémoire. (p. 378)
26La comparaison avec l’arbre est une sorte d’image inversée du thème de la profondeur, sans que le sens change : au lieu de penser l’ouverture du texte à l’universel comme un mouvement du sol aux racines, Cortázar l’illustre par un mouvement ascendant, partant de la graine. La logique est, bien sûr, exactement la même, la recherche de « l’essence même de la condition humaine » n’étant qu’une autre formulation de la quête morale de Stevenson. Le fait que l’écrivain argentin tienne ce discours à Cuba n’est évidemment pas un hasard : le lieu et le contexte historique se prêtent à une réflexion sur la littérature populaire, avec laquelle Cortázar prend ses distances lorsqu’il y voit une forme anachronique et démagogique. Le cœur du propos de « Algunos aspectos del cuento » est de définir, comme le font Borges et Stevenson, la littérature populaire comme une littérature à dimension mythique, et même épique, pour reprendre le terme stevensonien. Le rapport avec l’épopée est très clairement mentionné par Cortázar, lorsqu’il affirme qu’une telle littérature devrait naître à l’apparition « d’un Homère qui fasse une Iliade ou une Odyssée à partir de l’accumulation de traditions orales » (p. 382) d’un pays – ici, c’est l’Amérique latine dans son entier que Cortázar a à l’esprit. L’exemple d’Homère est celui à suivre pour tout auteur cherchant à atteindre « cette fabuleuse ouverture de l’infime à l’immense », comme ont su le faire avant lui les écrivains du Río de la Plata Ricardo Güiraldes, Horacio Quiroga et Benito Lynch :
Quiroga, Güiraldes et Lynch connaissaient à fond le métier de l’écrivain, c’est-à-dire qu’ils n’acceptaient que les sujets significatifs, enrichissants, tout comme Homère avait dû écarter des tas d’épisodes de guerre ou de magie pour ne laisser que ceux qui sont arrivés jusqu’à nous grâce à leur énorme force mythique, à leur résonance d’archétypes spirituels, ou d’hormones psychologiques pour reprendre l’expression utilisée par Ortega y Gasset pour qualifier les mythes. (p. 382)
27Ces derniers mots montrent à quel point la pensée de Cortázar, comme celles de Stevenson et Borges, s’inscrit dans l’idée d’un retour à la littérature universelle, qu’il considère comme ayant forcément une valeur mythique. On remarquera dans ce passage l’insistance, à nouveau, sur la nécessité de sélectionner les « épisodes » du récit, afin de proposer la structure la plus lisse possible, où puisse se concentrer toute la force d’évocation du récit.
28L’expression « archétypes spirituels », employée par Cortázar, nous rappelle à quel point ces théories réaffirment l’inscription de nos auteurs dans la pratique du romance, forme originelle dont proviennent les littératures de genre. La dimension archétypale est l’une des caractéristiques définitoires proposées par Northrop Frye au sujet du romance, et cette dimension, si l’on suit Stevenson, naît de la fusion entre un événement et la densité morale d’un personnage qui la subit. Cette définition est à la base des « œuvres d’imagination raisonnée » dont Borges appelle à la renaissance dans la préface à La invención de Morel : elle fait la synthèse d’un idéal littéraire partagé, idéal stylistique, thématique et moral.
Un style épique ?
29Ces thèses, malgré leur précision, relèvent de la pensée théorique. Comment cette ouverture à l’universel, à la profondeur du fait littéraire, est-elle censée s’exprimer dans l’œuvre fictionnelle de nos écrivains ? Pour exprimer la synthèse du dramatique et du narratif, du poétique et du récit prosaïque, nos auteurs ont recours à deux pratiques d’écriture qui, chacune à leur façon, permettent à cette synthèse de devenir concrète : une pensée bien particulière du style, ainsi que le travail sur l’image littéraire.
L’art de la simplicité
30Stevenson, dans la deuxième partie inachevée de « On the Art of Literature », affirme que « ce ne sont pas les faits, dans le cas de l’historien, ou la fable, dans le cas du poète, qui décident du genre d’effet qu’ils produiront » (EAF, p. 205), mais bien le style, qui détermine l’impression faite au lecteur. Dans une approche que l’on pourrait presque qualifier de comparatiste, il suggère ainsi de mettre en regard l’usage des épithètes pour différencier deux récits sur le même sujet, ou de comparer le traitement d’une idée semblable dans Les travailleurs de la mer et Robinson Crusoé. Avec la structure d’ensemble, fondée sur l’événement, le style est le deuxième pilier du projet stevensonien. Il s’agit, fondamentalement, de chercher la simplicité : pour les écrivains latino-américains, cela revient, par conséquent, à tourner le dos aux expérimentations modernistes que sont le flux de conscience, le monologue intérieur ou l’éclatement polyphonique des instances énonciatives. Nos quatre auteurs sont, sur ce point, liés par un phénomène de dettes successives. Dans son entretien avec Daniel Balderston, Borges ne cesse de répéter son admiration pour le style de Stevenson, « l’aisance et la légèreté même », dont il affirme que « chaque phrase est si belle que l’ensemble est une joie »18. Dans un autre entretien, Borges précise davantage ce qui fait, à son sens, le pouvoir du style de Stevenson :
Il y a chez Stevenson le culte du style, le fait que chaque phrase de lui soit parfaite ; elle a été très travaillée mais on ne se rend pas compte du travail. Je crois que c’est là la première vertu de Stevenson. Il nous donne l’illusion d’une félicité spontanée, d’un style qui coule, d’un narrateur qui raconte ce qui l’intéresse, qui est ce qui nous intéresse nous.19
31Les entretiens de Balderston avec Bioy Casares renvoient la même impression d’une grande influence de Stevenson sur le tournant esthétique pris par le duo dans les années 1930. À l’évidence, l’écrivain écossais a été l’un des responsables de l’abandon par Borges du style ultraïste de sa jeunesse pour un « art délibéré, pensé »20, comme le nomme Bioy Casares, qui reconnaît devoir à Borges sa conversion à ce type d’écriture – même si le style de Borges a toujours gardé des traces du baroque de ses débuts. Cette rupture stylistique a eu une influence immense sur de nombreux écrivains du continent, au point que Ricardo Romera Rozas affirme qu’à la suite de Borges et Bioy Casares, « la plupart des récits fantastiques suivent les préceptes de Stevenson », en éliminant toute description ou tout portrait inutile, et en allant vers la plus grande simplicité possible21. Julio Cortázar ne cache pas l’importance capitale qu’a eue la découverte de l’écriture de Borges sur son propre style :
J’avais été élevé dans le climat du langage romantique, de toute cette littérature que j’avais lue étant enfant, en général dans des traductions espagnoles. C’était Walter Scott, Victor Hugo, Edgar Poe, les Anglais, les Français. Mal traduits, je dois ajouter. Puis les écrivains d’Amérique latine, aussi bien les Argentins que les autres, et les écrivains espagnols qui emploient une langue je ne dirais pas baroque, car le baroque est un phénomène différent, mais très ampoulée, pleine d’adjectifs inutiles contre lesquels Borges s’est aussitôt élevé.
Ce qui m’a d’abord surpris, à la lecture des contes de Borges, c’est l’impression de sécheresse qui s’en dégage. Je me suis demandé : « Qu’est-ce qui se passe ? Cela est admirablement dit mais il semblerait que ce soit non par une accumulation de mots mais par une soustraction continuelle ». Et en effet, je me suis rendu compte que Borges, s’il voulait qualifier ce qu’il voulait sans le secours d’aucun adjectif, il le faisait ainsi. Ou, en tout cas, il mettait un adjectif, un seul, mais il ne tombait pas dans l’énumération qui mène facilement à la boursouflure. (Fas, p. 96-97 ; Ent, p. 80-81)
32Ce souci de ne pas surcharger son style d’adjectifs vient directement de la maxime de Stevenson, que Borges trouve « excellente »22, exposée dans une lettre à Henry James de décembre 1893 : « guerre à l’adjectif » (W 35, p. 66 ; LmS, p. 820). Cortázar explique ainsi comment, suivant cette leçon de Borges, il relit les épreuves de ses textes « en éliminant tout ce qui peut être éliminé » (Fas, p. 96-97 ; Ent, p. 81). Plus généralement, les trois auteurs argentins se mettent dans les pas de Stevenson en choisissant un style fondé sur l’omission, autre terme pour définir cette impression de « sécheresse » dont parle Cortázar. « Comme j’aimerais que toute la littérature soit dépouillée et que tous les auteurs n’en fassent qu’un ! » s’exclame ainsi de façon très borgésienne Stevenson dans la préface de The Master of Ballantrae (W 12, p. 3 ; MB, p. 662). Le développement le plus complet de sa théorie du style se trouve dans l’essai « On Some Technical Elements of Style in Literature » (1885), auquel Borges se réfère à plusieurs reprises23. Véritable étude stylistique consacrée au choix des mots, au rythme de la phrase et aux sonorités, cet essai révèle un souci quasi maniaque du moindre détail de style, au point de faire dire à Borges que « si l’on était à ce point préoccupé [par les syllabes et les sons], on ne pourrait pas écrire une ligne »24. Le plus important, dans ce texte, est l’affirmation de la nécessité pour l’écrivain en prose d’abandonner le style désorganisé et confus de la chronique pour adopter le « flot dense et lumineux de la narration hautement synthétique » :
Le style synthétique est le plus parfait, non parce qu’il est, comme disent les sots, le plus naturel (car le plus naturel, c’est encore le bavardage désordonné du chroniqueur), mais parce qu’il est celui qui parvient, discrètement, au plus haut degré d’implications fécondes et d’élégance – ou, indiscrètement, avec le plus grand bénéfice pour le sens comme pour la vigueur. (W 28, p. 23 ; EAF, p. 260)
33Retrouver ici l’idée de la synthèse est évidemment très frappant au regard des développements précédents. Une prose de qualité est « synthétique » parce qu’elle est conçue de façon à être à la fois élégante et utile à l’ensemble du récit, une double exigence que Stevenson compare à celle d’un prestidigitateur jonglant avec deux oranges à la fois. La comparaison n’est pas des plus parlantes, mais elle souligne le besoin de faire appel en même temps à l’oreille et à l’intellect, sans sacrifier ni le plaisir musical ni la conduite du récit. Surtout, cette synthèse s’exerce à tout moment du texte, dans son équilibre d’ensemble comme dans l’équilibre de chaque phrase. La manière dont Stevenson décrit ce que doit être une bonne phrase de prose est très parlante :
La véritable affaire de l’écrivain consiste à tresser – ou tisser – ce qu’il veut dire, en le tournant et en le retournant sur lui-même, de telle sorte que chaque phrase, par séquences successives, forme d’abord une espèce de « nœud » puis après un moment de « suspension de sens » se résolve et s’éclaire. Ce nœud, ou cet obstacle, doit s’observer dans chaque phrase correctement construite, afin que nous soyons amenés, aussi délicatement que possible, à pressentir, à attendre puis à accueillir favorablement les séquences qui suivent […]. Chaque phrase, de surcroît, doit être en elle-même avenante, un équilibre sonore doit être établi entre les implications de son amorce et son évolution – car rien ne déçoit plus fréquemment l’oreille qu’une phrase amorcée avec une solennité bruyante qui se termine précipitamment, sur une note faible. (W 28, p. 23 ; EAF, p. 258-259)
34On voit que la théorie du style de Stevenson revient, en fait, à une conception de la prose sur le modèle des poupées russes : chaque texte doit être une synthèse à l’équilibre parfait, contenant des séquences narratives devant faire preuve des mêmes qualités, elles-mêmes composées de phrases du même acabit. La métaphore du tissage, filée tout au long de la citation, donne une idée de cette construction très exigeante où chaque élément répond à l’autre.
35Cette idée du style synthétique est d’autant plus cruciale dans la théorie poétique de Stevenson qu’elle se répercute à l’échelle supérieure. Il y a là, en effet, un lien logique évident avec la conception qu’a Stevenson de l’œuvre d’art. Il suffit de rappeler son insistance, dans « A Humble Remonstrance », sur la nécessité pour le roman d’être un objet artificiel, opposé au chaos de la vie. Pour Stevenson, l’imagination du lecteur est davantage mise à contribution si elle est en face d’un objet abstrait, dont la simplicité apparente permet de faire émerger une ou plusieurs significations ; c’est ce qu’il rappelle dans ses conseils à un jeune écrivain : « Qu’il ne perde pas de vue le véritable fond du problème ; son roman n’est pas une transcription de la vie, qui sera jugée sur son exactitude, mais une simplification de certains aspects de la vie qui n’a d’autre critère de qualité que sa simplicité significative » (W 29, p. 99)25. Le fait de retrouver dans cette citation le terme « simplicité » (« simplicity ») est révélateur : comme la phrase, le roman est efficace quand il est simple, c’est-à-dire synthétique, et qu’il s’en dégage à la fois un sens et un effet. C’est, là encore, « A Humble Remonstrance » qui résume le plus clairement la pensée de Stevenson :
Notre art s’occupe, et est destiné à s’occuper, moins de rendre des histoires vraies que de les rendre typiques ; moins de décrire les caractéristiques de chaque fait que, les rassemblant, d’en organiser la succession vers une fin. Au fatras d’impressions toutes-puissantes mais toutes discrètes qu’offre la vie, il substitue une suite artificielle d’impressions, toutes faiblement représentées, en réalité, mais visant toutes au même but, exprimant toutes la même idée, carillonnant à l’unisson comme des notes consonantes en musique ou comme les teintes dégradées d’un bon tableau. Chaque chapitre, chaque page, chaque phrase d’un roman bien écrit est l’écho de la pensée créatrice qui le guide ; chaque incident, chaque personnage doit y contribuer ; le style aura été choisi en conséquence ; et si, quelque part, un mot tire dans une autre direction le livre sera plus fort, plus clair et pour un peu, dirais-je, plus plein sans lui. (p. 95-96)
36Cette citation condense toutes les données de l’art de la fiction selon Stevenson. L’opposition entre histoires « vraies » et histoires « typiques » est sous-tendue par le rejet du réalisme, concept glosé ici par l’adjectif vrai et par le fatras (« welter ») qu’est la vie. Face à cette filiation logique qu’il effectue entre les aspects chaotiques de la vie, du réalisme et de la conversation, Stevenson propose donc une forme extrêmement structurée, à la fois du fait de son organisation d’ensemble – celle de formes « typiques » issues du romance – et de sa composition de détail, fondée sur un style « synthétique ». La fiction stevensonienne, en somme, est un objet qui se rapproche de la géométrie ou de l’arithmétique, pour reprendre la comparaison faite par l’auteur lui-même (p. 95) : conçue au détail près, afin que chaque partie participe de la perfection du tout, et que le tout trouve sa version miniaturisée dans la partie.
37C’est également en termes de géométrie et de simplicité que pense Cortázar dès qu’il cherche à théoriser sa pratique du conte. Juste après avoir évoqué l’importance du style de Borges sur sa propre écriture, il met cette économie de moyens stylistiques en relation avec l’idée d’une forme synthétique :
À cette idée centrée sur la rigueur de la langue s’en ajoute une autre […], cette idée très austère, presque géométrique que je me fais du conte fantastique. Je le vois un peu comme une forme platonicienne, une forme pure. C’est-à-dire que le symbole, la métaphore du conte parfait est la sphère, cette forme sans aucun superflu, qui se ferme totalement sur elle-même, où il n’y a pas la moindre variation de volume car sinon il s’agirait d’une autre chose, ce ne serait plus une sphère. […] Cette idée de sphère, je le répète, n’est qu’une métaphore. Ce pourrait aussi être un cube, en tout cas une forme parfaite. Une pyramide, par exemple. (Fas, p. 97-98 ; Ent, p. 81)
38Cortázar reprend cette image de la sphère dans ses cours de littérature à Berkeley, l’opposant à la métaphore du roman, qui serait le polyèdre26. La similitude avec Stevenson est frappante : non seulement Cortázar lie de la même façon style et forme, mais il décrit de manière exactement similaire la « forme parfaite » que doit devenir le texte une fois écrit et débarrassé de toutes ses scories. Qui plus est, Cortázar comprend exactement de la même manière que Stevenson la solidarité entre ces trois exigences que sont la forme, le style et la musicalité du texte :
[J’ai] une conception que nous pourrions appeler structurale de la nouvelle, qui coïncide aussi avec la conception structurale que j’ai du langage […]. Mais il y a un troisième élément, c’est la musique. Pour moi, l’écriture est une opération musicale. Je l’ai dit plusieurs fois déjà : il s’agit du rythme, de l’euphonie. Je ne parle pas de la joliesse des mots, bien entendu, mais de l’harmonie qui se dégage d’une ligne syntaxique (je veux dire au niveau du langage) qui après l’élimination de tout ce qui n’est pas nécessaire, de tout le superflu, laisse apparaître la mélodie pure. […] Je serais tenté de dire que mon style d’écriture consiste à éliminer toute possibilité de variation. Autrement dit à donner une mélodie dans toute sa pureté ; car si la mélodie se donne dans toute sa pureté, l’intuition que je veux transmettre au lecteur passe. Tandis qu’autrement, elle se perd dans un dédale d’où le lecteur imaginatif tirera sans doute quelque chose, mais le but que je recherche est autre. (Fas, p. 98-99 ; Ent, p. 81-82)
39On pourrait presque considérer ces lignes comme un résumé de « On Some Technical Elements of Literature » et « A Humble Remonstrance », tant leurs propositions sont exactement semblables à celle de Stevenson. Comme chez ce dernier, l’objectif de la forme littéraire « synthétique » – que Cortázar appelle « structurale » – est, en définitive, de produire un effet sur le lecteur, de faire « passer » une impression que toute l’organisation textuelle et stylistique contribue à construire.
40Une autre formulation de la pensée de Stevenson et Cortázar se trouve chez Borges, dans « La postulación de la realidad » (1931), sur le mode légèrement différent de l’opposition entre littérature « classique » et littérature « romantique » – une opposition à laquelle Borges enlève tout caractère historique. Il rejette le mode d’expression romantique qui, dit-il, fonctionne par « l’emphase et le mensonge partial », pour prendre la défense d’une littérature classique « généralisatrice et abstraite jusqu’à l’invisible » (ObC, p. 217 et 219)27 qui, par bien des aspects, rappelle les formes mises en valeur par Stevenson et Cortázar :
L’auteur nous propose un jeu de symboles, organisés rigoureusement, certes, mais dont nous devons assumer l’éventuelle animation. Il n’est pas réellement expressif : il se borne à enregistrer une réalité, il ne la représente pas. Les faits riches de sens qu’il nous invite à recréer ont comporté de lourdes expériences, des perceptions, des réactions ; tout ceci peut se déduire de son récit, mais ne s’y trouve pas. Pour être plus précis : il n’écrit pas les premiers contacts de la réalité, mais leur élaboration finale en concepts. (p. 217-218)
41Deux points sont importants, dans cet extrait : l’idée, tout d’abord, d’une littérature organisée rigoureusement, par le biais de l’omission, puisque les détails ne sont pas dans le texte ; celle, ensuite, du rôle que doit jouer le lecteur dans l’animation de la structure ainsi construite. Ces deux points sont sans aucune ambiguïté très proches des propositions de Cortázar et Stevenson ; le fait que Borges parle de « simplification conceptuelle » (p. 218) à propos de la littérature classique est une autre preuve de cette similitude. Daniel Balderston a d’ailleurs déjà insisté sur la proximité d’esprit entre « A Humble Remonstrance » et « La postulación de la realidad », rapprochant la métaphore géométrique stevensonienne de la propension de Borges à utiliser des formes géométriques dans ses contes28. Le texte de Borges, en revanche, est moins clair quant au style : l’expression « registrar una realidad », notamment, crée une légère dissonance avec les thèses vues précédemment, où le souci du style ne consistait pas seulement à simplifier la réalité, mais aussi à la doter d’une force d’expression supplémentaire. Cela étant, le développement par Borges des trois formes possibles de la postulation classique de la réalité fait réapparaître cette possibilité, en élargissant la définition initiale. La troisième prend ainsi comme exemple « les rigoureux romans d’imagination de Wells » (p. 220), formule qu’il est difficile de ne pas rapprocher de ce que Borges dit dans sa préface à La invención de Morel, dont « La postulación de la realidad » est, en un sens, une première version à l’ampleur historique plus importante, ce qui la rend logiquement plus généralisante.
42Le cadre théorique dans lequel nos auteurs pensent la manière d’écrire et de construire un récit s’inscrit donc dans une filiation stylistique très nette. Cela ne signifie pas pour autant que leurs styles puissent se confondre. Ceux de Stevenson, Bioy Casares et Cortázar sont assez proches : leur écriture évite au maximum les fioritures, se développant autour de la structure événementielle du récit et employant un vocabulaire relativement simple. Cortázar, bien plus que Bioy Casares, peut tendre à une écriture qui emploie certains codes du modernisme, dont le flux de conscience, mais cet emploi reste, dans les recueils de contes qui nous occupent, minime. En revanche, le style de Borges se distingue clairement des trois autres, pour diverses raisons. La plus évidente d’entre elles est l’accumulation spectaculaire de savoirs livresques et de références érudites (qu’elles soient vraies ou fausses), qu’on ne trouve jamais ni chez Stevenson, ni chez ses deux compatriotes, et qui fait parfois basculer le récit vers l’essai. Plus généralement, Borges emploie un style très particulier, quasi inimitable, dont la différence avec les autres auteurs de notre corpus saute très vite aux yeux.
L’image comme absolu
43Avec ce style de la simplicité, l’utilisation d’images fortes susceptibles de s’imposer à l’esprit du lecteur est le second fondement d’une prose synthétique. La comparaison de Cortázar entre conte et photographie dans « Algunos aspectos del cuento » va dans ce sens, tout comme la réflexion théorique de Stevenson sur l’image dans la fiction. Jaime Alazraki a étudié avec une grande précision la manière dont le néo-fantastique cortazarien fonctionnait par propositions métaphoriques plutôt que par concepts29. Les métaphores y sont, estime-t-il, complètement ouvertes : l’analogie n’y est jamais complète, car rien ne correspond aux images proposées, si ce n’est une infinité de solutions. D’où, selon Alazraki, les limites intrinsèques des interprétations métaphoriques des contes de Cortázar, qui reposent, pour la plupart, sur une image centrale mystérieuse – un homme vomissant des lapins dans « Carta a una señorita en París », par exemple. Ces interprétations renvoient la métaphore à un mode de lecture où toute proposition fictionnelle est traduisible, alors que l’objectif de Cortázar est, au contraire, de créer une alternative ontologique en présentant une image fondamentalement intraduisible, car chargée d’un mystère inexplicable dans le monde réel. Il s’en explique très clairement dans un entretien, où on lui demande s’il part d’une image pour composer ses récits :
Il ne s’agit pas seulement d’une image : l’image est lourdement chargée de quelque chose qui m’échappe. Autrement dit c’est une image différente de toute autre. Je peux avoir imaginé quantité de choses, comme cela arrive dans des moments de distraction ; les images passent et disparaissent. Mais soudain, de temps en temps, il y en a une qui, en quelque sorte, retient mon attention un peu plus que les autres. Car elle porte en elle une incitation, une charge. Il y a un mystère, il y a quelque chose que je dois découvrir dans cette image. Et c’est ce qui va donner la nouvelle. (Fas, p. 63 ; Ent, p. 53)
44Comme dans « Algunos aspectos del cuento », Cortázar utilise les notions de force ou de charge pour définir ce qui donne de la profondeur à son récit : l’idée centrale est que le lecteur, comme l’auteur lorsqu’il compose le texte, doit faire face à un « mystère » que transmet l’image, mystère qui, si l’on suit ce qu’en dit Alazraki, n’est pas interprétable. C’est également par ce biais que Stevenson voit la possibilité de créer une fiction épique. L’image est pour lui le lieu de la synthèse entre dramatique et romanesque, le point de rencontre entre le pouvoir évocateur de l’événement et l’épaisseur morale des personnages. C’est dans « A Gossip on Romance » que Stevenson va le plus loin dans son explication, dans des lignes qui résument ce que peut être, à ses yeux, le pouvoir de la littérature :
Les fils d’une histoire se rencontrent parfois, pour tisser une image dans la toile, parfois les personnages adoptent, les uns envers les autres ou face à la nature, une attitude qui marque le récit comme une illustration. Robinson Crusoé découvrant, incrédule, des empreintes de pas, Achille hurlant ses imprécations à la face des Troyens, Ulysse bandant son grand arc, Christian fuyant en se bouchant les oreilles de ses doigts : ce sont là des moments cruciaux de la légende, et chacun restera à jamais gravé dans les mémoires. Nous pouvons oublier tout le reste, oublier les mots, même s’ils sont magnifiques, oublier les commentaires de l’auteur, même s’ils sont pertinents – mais ces scènes qui font date marquent une histoire du sceau de la vérité et comblent, d’un seul coup, notre capacité d’adhésion, nous les recueillons au plus secret de notre esprit, là où ni le temps ni le monde ne peuvent en effacer, ou atténuer la trace. Tel est donc le pouvoir plastique de la littérature : incarner un personnage, une pensée, une émotion, dans une action, ou une attitude qui frappe les esprits, pour s’y imprimer à jamais. C’est la chose la plus haute, et la plus difficile à réaliser avec des mots – mais aussi, une fois accomplie, celle qui enchante également le sage et l’écolier, et acquiert de plein droit la qualité de l’épopée. (W 29, p. 86 ; EAF, p. 218)
45L’idée de la synthèse est ici notée dans les premières lignes, à travers la métaphore de la toile dans laquelle s’inscrit, à la confluence de plusieurs lignes du récit, une image marquante. On notera au demeurant que Stevenson cite quatre exemples qui unissent un événement fort à un personnage qui tient, en général, le rôle principal de l’histoire : c’est dire s’il reste ici dans la droite ligne de sa pensée d’ensemble sur le romanesque et le dramatique, l’événement et le personnage. Cela étant, ce passage va plus loin, en indiquant un moyen concret de « saisir le plus secret d’une fascination », comme il le dit dans les lignes suivantes (W 29, p. 87 ; EAF, p. 219). L’image hérite en effet d’un pouvoir qui n’est pas loin de la magie, de l’enchantement. L’expression « là où ni le temps ni le monde ne peuvent en effacer, ou atténuer la trace » indique bien le caractère universel que lui donne Stevenson ; à l’évidence, l’image est conçue comme vecteur de l’épique, au sens où elle crée ce lien temporel et psychologique avec le substrat archaïque reposant en chaque homme, dont Stevenson parle dans « Pastoral ». Les exemples choisis le confirment : tous sont issus d’œuvres ayant dépassé le cadre de la littérature pour devenir des mythes globaux, reconnus par tous. L’image, en ce sens, participe de la « saturation symbolique » qui est au fondement de ce qu’est un mythe littéraire30. Elle relève aussi d’une pensée de l’incarnation : la littérature ne peut être épique si elle n’a pas ces moments de condensation absolue qui sont, si l’on suit Stevenson, presque plus importants que le reste du texte. Notons que la logique stevensonienne est respectée : de la même manière que la surface est la condition de la profondeur, la structure est la condition d’apparition de l’image, même si celle-ci est, au final, ce qui reste en mémoire.
46Marcel Schwob a proposé, dès 1896, une analyse d’une grande finesse de la manière dont fonctionne l’image chez Stevenson, en montrant comment elle organise tous ses récits : « Ce sont des images irréelles, écrit-il, puisqu’aucun œil humain ne saurait les voir dans le monde que nous connaissons. Et cependant elles sont, à proprement parler, la quintessence de la réalité. »31 Schwob donne plusieurs exemples, très convaincants, auxquels on pourrait ajouter une liste fort longue. On se contentera ici d’étudier la manière dont The Master of Ballantrae est organisé autour de ces « images irréelles », qui s’émancipent de la structure dans le but de créer un effet universel. La première d’entre elles apparaît dès le chapitre 1. La brouille entre les frères Henry et James pour savoir qui ira se battre pour défendre la cause jacobite32 conduit à trancher en jouant à pile ou face. James l’ayant emporté, sa fiancée, Alison, jette de colère la pièce « au beau milieu du blason familial qui ornait la grande verrière » (W 12, p. 11)33. Cette défiguration du blason est la première image forte du roman, et résume à l’avance la tragédie qui va frapper la famille : comme le blason, les Durie sont frappés par le sort qui ouvre des années de querelle familiale ne pouvant aboutir qu’à la mort des deux frères. « Nous nous en repentirons toute notre vie » (p. 10), dit Henry juste avant que la pièce traverse le blason. Le roman, par conséquent, s’ouvre sur l’image de la destinée tragique d’une famille brisée, la pièce représentant l’élément perturbateur qu’est le Maître. La seconde image récupère ces données pour les recomposer sous une autre forme, qui n’est plus seulement symbolique. Il s’agit de la scène du duel entre les deux frères, sur le sol gelé, seulement éclairé par deux chandelles. Henry y transperce James de son épée, mais le corps de ce dernier, laissé un instant sans surveillance, disparaît. C’est par les yeux du narrateur Mackellar que Stevenson transmet l’image :
L’un des chandeliers était renversé et la chandelle éteinte. L’autre continuait de brûler toute seule et faisait un grand rond de lumière sur le sol gelé. Tout ce qui était dans ce cercle semblait, par contraste avec l’obscurité qui enveloppait le lieu, plus clair qu’en plein jour. Et au beau milieu, il y avait la tache de sang ; un peu plus loin, l’épée de M. Henry, dont le pommeau était d’argent ; mais aucune trace du corps. Mon cœur se mit à battre à tout rompre, mes cheveux se hérissèrent sur mon crâne, comme je restai là à regarder – tant le spectacle était étrange, tant les frayeurs qu’il suscitait étaient affreuses. (p. 82)
47On sent bien que Stevenson, dans ce passage, crée un tableau, tout entier fondé sur les contrastes : le clair-obscur y répond à l’opposition entre le blanc et le rouge, le tout délimité par un cercle net. La continuité avec la scène du chapitre 1 est claire, puisqu’il s’agit de traduire une deuxième fois la rivalité tragique entre les deux frères. Mais l’image, ici, comporte une dimension supplémentaire : la présence de Mackellar et sa réaction à ce spectacle font basculer le récit dans le fantastique, en introduisant l’hypothèse des pouvoirs surnaturels du Maître, capable de revenir d’entre les morts, comme nous l’avons vu dans le chapitre 2. L’image, par conséquent, a une fonction supplémentaire, qui est de donner au personnage de James Durie une aura de mystère, qui va jusqu’au pur surnaturel. C’est d’ailleurs à une synthèse de ces deux premières images que travaille la troisième grande scène du roman, qui a lieu lors de la traversée menant le Maître et Mackellar en Amérique, où ont fui Henry et sa famille. Mackellar, sur le pont du bateau, se retrouve face au Maître assis sur le bastingage, parfois au-dessus de lui, parfois en dessous, du fait des oscillations violentes du navire. « Je regardais ce phénomène, écrit Mackellar, avec une fascination croissante, comme les oiseaux, dit-on, regardent les serpents » (p. 125). On remarquera que c’est encore une fois la « fascination » de Mackellar qui précède l’apparition de l’image ; l’assimilation du Maître à un serpent, par ailleurs, reconduit l’atmosphère diabolique que Stevenson construit autour du personnage. Le fait de l’installer en équilibre précaire sur le bastingage est également une manière de filer la métaphore de l’homme en équilibre sur un fil, s’en remettant au hasard comme lors de la scène d’ouverture. La puissance de cette image dans l’économie du récit vient du fait que Mackellar, comme hypnotisé, tente, sans succès, de pousser le Maître par-dessus le bastingage. S’ensuit alors une conversation entre les deux hommes où se complexifie le personnage de James Durie : imperceptiblement, le récit questionne la répartition entre bien et mal au sein de la lutte fratricide, laissant Mackellar hésitant sur sa propre conduite.
48La construction du récit par images successives trouve son aboutissement dans la grande scène finale, qui a pour décor la forêt gelée des monts Adirondacks. Henry et Mackellar y pourchassent le Maître, lancé à la quête d’un trésor en compagnie de son second, l’Hindou Secundra Dass, et d’un groupe de brigands. Après avoir entendu un récit attestant l’assassinat de son frère, Henry décide de partir à la recherche de sa tombe. Il découvre alors la scène du spectacle sur laquelle va se clore le roman. Son importance est sous-entendue par le travail d’approche réalisé par l’écriture, qui passe par un lent dévoilement, où les bruits et la lumière sont les premiers indices. La scène est ensuite décrite par Mackellar :
L’instant d’après, à travers un rideau d’arbres, un étrange spectacle s’offrit à nos regards.
Un étroit plateau, dominé par les montagnes blanches et enserré par les bois les plus proches, étalait sa nudité à l’éclat puissant de la lune. Des objets grossiers, comme ceux qui font la richesse des forestiers, étaient éparpillés ici et là sur le sol, dans un désordre incompréhensible. Vers le centre se dressait une tente, argentée par le givre, dont l’ouverture béante laissait voir un intérieur tout noir. (p. 167)
49Comme pour la scène du duel, Stevenson dessine un tableau, ce que l’expression anglaise « a singular picture » rend encore plus évident que la traduction (« un étrange spectacle »). Il réutilise pour cela les mêmes contrastes de noir et blanc, et même la touche argentée (« argentée par le givre ») qui était celle, dans la scène précédente, de l’épée de Henry ; tout est fait, à l’évidence, pour créer un écho avec l’image du sang sur la neige, préparant ainsi ce que l’on s’apprête à voir. Car la narration repousse la vision proprement dite : elle opère par rétrécissement progressif du cadre, s’attardant sur tout ce qui entoure la scène, décrivant, juste après, d’autres détails du camp. Mackellar travaille ce suspense en insérant son propre commentaire, qui précède le spectacle en question, puis son interprétation :
Il est toujours émouvant d’arriver sur le théâtre d’un événement tragique ; mais y arriver après plusieurs jours et le retrouver (dans l’isolement des solitudes) sans aucun changement avait de quoi impressionner les moins sensibles. Pourtant, ce ne fut pas cela qui nous transforma en statues de pierre, mais le spectacle (auquel pourtant nous nous attendions à moitié) de Secundra enfoncé jusqu’aux chevilles dans la tombe de son défunt maître. Bien qu’il eût rejeté la plupart de ses vêtements, ses bras et ses épaules grêles luisaient d’une sueur abondante, au clair de lune ; son visage était crispé par l’inquiétude et l’attente ; ses coups, répétés comme des sanglots, résonnaient sur la tombe ; et derrière lui, étrangement déformée, et d’un noir d’encre sur le sol gelé, son ombre répétait, en les parodiant, ses gesticulations rapides […].
J’entendis Mountain chuchoter à Sir William : « Bon Dieu ! C’est la tombe ! Il est en train de le déterrer ! » C’était ce que nous avions tous deviné, mais je frissonnai en entendant formuler la chose. (p. 167-168)
50Cette description permet de faire la synthèse des deux genres développés tout au long du roman et entre lesquels le récit oscille constamment : d’une part la tragédie, introduite par la métaphore dramatique par laquelle Mackellar évoque le décor (« le théâtre d’un événement tragique ») ; d’autre part le récit fantastique, comme toujours indiqué par le frisson qui saisit Mackellar. Cette synthèse est aussi celle des images précédentes, du tragique de la scène d’ouverture à la possibilité du surnaturel de la scène de duel. Stevenson opère donc une condensation de tous les thèmes dans ce grand final, via l’image sur laquelle se clôt le roman. Les explications de Secundra Dass permettent en effet de comprendre qu’il a enterré le Maître vivant, en profitant du froid, pour le faire échapper aux brigands qui l’accompagnaient. Il cherche donc à le ramener à la vie en le réchauffant, ce qui aboutit à la scène suivante, lorsqu’il croit avoir réussi :
En me penchant vivement en avant, il me sembla percevoir un changement sur les traits glacés du déterré. L’instant d’après, je vis battre ses paupières ; puis elles se soulevèrent tout à fait, et ce cadavre d’une semaine me regarda en face un instant.
Qu’il ait donné un tel signe de vie, je suis tout prêt à le jurer. J’ai entendu d’autres témoins dire qu’il avait visiblement essayé de parler, que ses dents étaient apparues au milieu de sa barbe et que son front s’était plissé, sous l’empire d’une douleur et d’un effort extrêmes. Cela est bien possible ; mais je n’en sais rien, j’étais occupé ailleurs. Car, dès que s’ouvrirent les yeux du mort, Milord Durrisdeer s’effondra à terre, et quand je le relevai, ce n’était plus qu’un cadavre. (p. 169-170)
51L’aboutissement de ce long récit à la fois tragique et fantastique emprunte donc aux deux tonalités : c’est ce fil rouge surnaturel qu’incarnait l’immortalité supposée du Maître qui met fin à la vie de son frère, et accomplit le destin tragique de la famille, résumé par la tombe dans laquelle tous deux sont enterrés. Cette image finale condense toutes celles qui l’ont précédée, et clôt le roman en assurant l’unité de sa structure. Le trou noir de la tombe, finalement refermé, répond au trou au milieu du blason de la maison familiale, absorbant ainsi la dualité qui n’a cessé d’être mise en mise en scène tout au long du récit. L’image assure, qui plus est, la dimension mythique que Stevenson veut donner au roman, en empruntant au mythe lui-même ; car cette version écossaise de la rivalité entre Abel et Caïn se conclut par une scène renvoyant directement au mythe originel, avec cet œil continuant à regarder jusque dans la tombe. L’engendrement successif des images a mené le roman à son terme, assurant à la fois la cohérence de sa structure et sa proximité avec le mythe.
52Borges et Bioy Casares n’ont jamais caché que la pensée de Stevenson sur la place de l’image a eu une grande influence sur leur écriture. Borges le laisse notamment entendre dans la préface à Historia universal de la infamia où, après avoir mentionné ce que le recueil devait à Stevenson, il insiste sur le procédé de « perspective visuelle » qui passe par la « réduction de toute la vie d’un homme à deux ou trois scènes » (ObC, p. 289 ; OeC, p. 299). Interrogé par Daniel Balderston sur le sujet, il confirme sans ambiguïté que Stevenson est à l’origine du style du livre : « Je voulais, écrit-il, qu’il soit visuel tout le temps, parce que j’allais au cinéma, et je voulais que chaque page ressemble à une scène sur les planches ou à l’écran. »34 Bioy Casares insiste tout autant sur l’influence qu’a eue Stevenson de ce point de vue :
Stevenson dit quelque chose qui me paraît très important : lorsqu’il écrit des récits, il veut faire parvenir au lecteur des images vives… Eh bien je trouve qu’il a raison. Et cela m’est très utile : lorsque je suis en train d’écrire comme James, je me souviens de quelque chose de Stevenson et je l’utilise, et j’en éprouve toujours de la gratitude, et le lecteur aussi, car il me paraît important que le lecteur puisse voir ce qu’il est en train de lire pour se sentir davantage captivé.35
53L’opposition entre James et Stevenson, sur ce point, semble être un avis partagé chez les deux écrivains argentins, Borges n’hésitant pas à affirmer que, dans l’écriture de Henry James, « on ne voit jamais rien »36. Cela étant, Borges, dans ce même entretien avec Daniel Balderston, note qu’il a peu à peu renoncé à la méthode stevensonienne, jusqu’à ne plus utiliser ce recours visuel. Comme le lui fait remarquer Balderston, il suit en cela la même pente que Stevenson. Dans une lettre à Henry James de décembre 1893, ce dernier, pour montrer que sa fiction est de moins en moins tournée vers l’imagination visuelle, a en effet cette formule restée fameuse : « mort au nerf optique » (W 35, p. 66 ; LmS, p. 820). Bioy Casares, quant à lui, semble considérer que ce tournant tardif dans le style de Stevenson ne vaut pas la peine d’être mentionné : « le Stevenson éternel ne regrette rien »37, déclare-t-il à Balderston.
54Daniel Balderston a étudié dans le détail les proximités entre Borges et Stevenson sur cette question, dans le deuxième chapitre de sa thèse38. Nous nous concentrerons donc ici, à titre d’exemple, sur la manière dont fonctionne l’image dans les deux romans de Bioy Casares, qui procèdent de la même façon d’ouvrir les structures par l’imagination visuelle. La place des images dans La invención de Morel comme dans Plan de evasión est en effet capitale, même si elle ne structure pas exactement la narration de la même façon que chez Stevenson. Chez ce dernier, les images sont un processus d’engendrement ; chez Bioy Casares, elles relèvent plutôt du mystère à déchiffrer, au sens où elles sont elles-mêmes le sujet principal du récit. La invención de Morel est un roman dans lequel tout tourne autour de l’image. L’enquête menée par le narrateur pour déterminer qui sont les habitants de l’île est, comme on le découvre peu à peu, le résultat d’une illusion, puisque ces derniers ne sont pas des êtres vivants mais des enregistrements faits par la machine de Morel. L’obsession développée par le narrateur pour le personnage de Faustine repose donc sur une image, et non sur la réalité : Morel a enregistré les actions d’une semaine entière, qui se répètent éternellement sous la forme de projections très réalistes, donnant l’impression que l’île est habitée. « J’ai cru que les images vivaient » (Nov, p. 77)39, regrette le narrateur, une fois la découverte effectuée et sa solitude sur l’île confirmée. Or, et c’est tout son intérêt, le roman de Bioy Casares n’est pas une critique de l’illusion fournie par l’image. Le narrateur espère même peu à peu que l’invention de Morel soit améliorée, afin d’approcher l’illusion de la vie. Plutôt que de rejeter, déçu, les images, le narrateur s’y plonge entièrement : « vivre en compagnie de ces images est une chance » (p. 79), écrit-il ainsi, progressivement persuadé des bienfaits de l’invention. On croit même apercevoir, dans cet éloge de l’image, un écho de la pensée esthétique de Borges et Bioy :
Habitué à voir une vie qui se répète, je trouve la mienne irréparablement régie par le hasard. Les intentions d’y remédier sont vaines ; pour moi, il n’y a pas de prochaine fois, chaque instant est unique, différent, et nombreux sont ceux qui se perdent en distractions. Il est vrai que pour ces images, non plus, il n’y a pas de prochaine fois (toutes les fois sont identiques à la première).
On pourrait imaginer que notre vie ressemble à une semaine de ces images, et qu’elle va se répéter dans des mondes contigus. (p. 80)
55Comment ne pas penser, en lisant cette opposition entre le « hasard » et la vie structurée par la répétition, à ce que propose Borges dans « El arte narrativo y la magia », ou même au propos de la préface du roman, qui oppose justement désordre réaliste et imagination raisonnée ? Cette impression est confirmée par un commentaire du narrateur quelques pages auparavant, qui parle bien en termes esthétiques de la recherche de Morel : un homme solitaire ne peut pas construire de machines ni fixer des visions, sauf sous une forme mutilée en les écrivant ou les dessinant pour d’autres, plus heureux que lui » (p. 76). Le commentaire du narrateur tend à faire de Morel un créateur, qui a su donner à la vie une forme « mutilée », en la réduisant à une structure répétitive et parfaitement organisée, qui s’oppose à l’informe du hasard quotidien. En un sens, Bioy Casares ne fait rien d’autre que mettre en abyme ses propres conceptions de la fiction, partagées et développées avec Borges. Les images ne sont donc pas l’illusion que la fiction doit s’empresser de dissiper : elles sont la forme idéale de la fiction même, à condition que quelqu’un vienne donner à cette surface apparente de répétition une profondeur, en la mettant en mouvement et en faisant face à son mystère. C’est pourquoi le roman se conclut par le désir du narrateur de s’intégrer à la machine, et de devenir une image qui puisse tenir compagnie à celle de Faustine. Le narrateur, par conséquent, joue le même rôle que le lecteur, venant apporter sa contribution à l’œuvre initiale, comme l’a très justement remarqué Jean-Paul Engélibert :
L’herméneute, au terme de sa recherche, a reconstitué l’invention de Morel. On reconnaît dans cette imitation à distance les rapports que le lecteur d’un livre noue avec son auteur : le travail d’interprétation conduit à refaire pour son propre compte le parcours de l’auteur, à – littéralement – se mettre à sa place pour actualiser la signification du texte (qui demeure virtuelle dans l’attente d’un lecteur).40
56Cela étant, l’image n’est pas seulement vouée à être le miroir de la fiction en train d’être lue. La découverte finale du narrateur, qui comprend que la seule façon de s’intégrer à la machine est de mourir, donne une teinte plus ambiguë à la question. Sa réflexion sur la possibilité que l’âme quitte le corps et passe dans l’image (p. 88-89) n’est que la version optimiste du dilemme que présente le texte ; car, même si la solution du narrateur est « la garantie de la contemplation éternelle de Faustine » (p. 93), elle n’en reste pas moins un suicide et un abandon du monde réel. Le débat intérieur à l’œuvre dans l’esprit du narrateur au cours des dernières pages du roman résume tout ce que l’image, comme motif et comme procédé fictionnel, apporte au récit : la structure romanesque, close et « artificielle », s’incarne dans ces images, en même temps que ces dernières la dépassent et l’interrogent, exprimant le mystère de la création artistique, qui ajoute et enlève à la vie dans un même geste.
57Plus généralement, l’image, dans les deux romans de Bioy Casares, est au cœur de l’expérimentation scientifique et, partant, de l’expérimentation fictionnelle. Castel, dans Plan d’évasion, va encore plus loin que Morel en transformant directement la manière dont les hommes voient, par une opération qui relève, du point de vue rationnel, de la science-fiction. Dans la description qu’il fait de cette opération, on retrouve exactement la même opposition entre ordre et chaos vue précédemment :
William James affirme que le monde se présente à nous comme un flux indéterminé, une sorte de courant compact, une vaste inondation où il n’y a pas des personnes ou des objets, mais un mélange confus d’odeurs, de couleurs, de sons, de contacts, de sensations, de températures… L’activité mentale consiste essentiellement à découper et à séparer, dans ce qui est un tout continu, des éléments qu’elle regroupe de façon utilitaire en objets, en personnes, en animaux, en végétaux… Mes patients, véritables disciples de James, affronteront ce tout continu, perpétuellement renouvelé, et ils devront y remodeler le monde. Ils redonneront une signification à l’ensemble des symboles. La vie, leurs préférences sélectives, ma direction présideront à cette quête d’objets perdus, d’objets qu’eux-mêmes tireront du chaos. (p. 199)
58Cette obsession de Bioy et de Borges pour la mise en ordre du chaos du monde est ainsi problématisée, à l’intérieur même du récit fictionnel, par l’expérience scientifique, à bien des égards monstrueuse, qui consiste à changer la façon de percevoir des cobayes. Tout se passe comme si le roman donnait à voir, en filigrane, un lecteur lui-même cobaye de cette entreprise de réorganisation structurelle du chaos de la réalité, avec les résultats discutables qu’elle peut donner. L’image, dans ce contexte, est à la fois exemple et mise en question du modèle, offrant une apparence de surface et révélant, au fur et à mesure, sa profondeur : profondeur de la fiction, capable de survivre au caractère stéréotypé de sa structure, et profondeur morale, par le biais de l’interrogation sur l’effet que peut avoir l’invention fictionnelle et de la réorganisation du réel. Elle condense donc les principes mêmes de « l’œuvre d’imagination raisonnée » que nos auteurs cherchent à construire. Ce sont ces œuvres d’imagination raisonnée qu’il nous faut désormais étudier dans les trois chapitres à venir, sous leurs différentes formes : la littérature de genre, la fable et la réécriture épique.
Notes de bas de page
1 F. Moretti, « Serious Century », The Novel, 1. History, Geography, and Culture, ouvr. cité, p. 400.
2 F. Moretti, Atlas du roman européen, 1800-1900, ouvr. cité, p. 55.
3 Th. Pavel, La pensée du roman, Paris, Gallimard, 2003, p. 23.
4 Ibid., p. 15-16.
5 É. Dayre, Une histoire dissemblable : le tournant poétique du romantisme anglais, 1797-1834, Paris, Hermann, 2010, p. 336.
6 R. González Echevarría, La voz de los maestros, ouvr. cité.
7 F. Moretti, Modern Epic : The World-System from Goethe to García Márquez, traduction Q. Hoare, Londres, Verso, 1996.
8 L’essai tient sur quinze pages manuscrites conservées au Silverado Museum ; nous n’avons pas eu accès au texte original, d’où son absence dans les références.
9 Il cite néanmoins, plus loin, « Ajax et le roi Lear, Macbeth et Alceste », ce qui tend à confirmer cette hypothèse (p. 202).
10 Nous modifions la traduction, qui rendait « romance » par « histoire romanesque ». Les traductions de l’essai sont issues de EAF, p. 215-224.
11 J.-M. Schaeffer, « La catégorie du romanesque », Le romanesque, G. Declercq et M. Murat éd., Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2004, p. 291-302.
12 L’essai, jamais achevé, s’arrête sur cette phrase.
13 R. Ambrosini, « The Art of Writing and the Pleasure of Reading : R. L. Stevenson as Theorist and Popular Author », Robert Louis Stevenson Reconsidered : New Critical Perspectives, W. B. Jones éd., Jefferson, McFarland, 2003, p. 33.
14 J. Reid, Robert Louis Stevenson, Science, and the Fin de siècle, ouvr. cité.
15 J. L. Borges et O. Ferrari, En diálogo I, ouvr. cité, p. 160 (Dialogues, ouvr. cité, p. 303).
16 Les traductions de cet essai sont issues de Nhc, p. 14-21.
17 « Un buen tema tiene algo de sistema atómico, de núcleo en torno al cual giran los electrones » (Cri, p. 377).
18 D. Balderston, Robert Louis Stevenson, ouvr. cité, p. 236 et 240.
19 J. L. Borges, Borges para millones, ouvr. cité, p. 17-18.
20 D. Balderston, Robert Louis Stevenson, ouvr. cité, p. 262.
21 R. Romera Rozas, Introduction à la littérature fantastique hispano-américaine, Paris, Nathan, 1995, p. 27.
22 D. Balderston, Robert Louis Stevenson, ouvr. cité, p. 241.
23 Voir ibid., p. 237 ; et J. L. Borges, Borges profesor, ouvr. cité, p. 334-335.
24 D. Balderston, Robert Louis Stevenson, ouvr. cité, p. 237.
25 Les traductions de cette citation et des suivantes sont issues de EAF, p. 243-250.
26 J. Cortázar, Clases de literatura, ouvr. cité, p. 30-31.
27 Les traductions de « La postulación de la realidad » sont issues de OeC, p. 225-228.
28 D. Balderston, El precursor velado, ouvr. cité, p. 27-28.
29 J. Alazraki, En busca del unicornio : los cuentos de Julio Cortázar, Madrid, Gredos, 1983.
30 Ph. Sellier, « Qu’est-ce qu’un mythe littéraire ? », Littérature, vol. 55, n° 3, 1984, p. 112-126.
31 M. Schwob, article sans titre, publié dans le Spicilège, 1896, cité dans D. Balderston, Robert Louis Stevenson, ouvr. cité, p. 310-314.
32 Le roman débute en 1745, alors que l’Écosse se déchire entre jacobites catholiques et la dynastie des Hanovre, protestante et pro-anglaise, qui les a chassés du pouvoir en 1688. Comme beaucoup de familles écossaises de l’époque, les Durie décident de ne pas insulter l’avenir en gardant un pied dans chaque camp.
33 Les traductions de The Master of Ballantrae sont issues de MB, p. 667-884.
34 D. Balderston, Robert Louis Stevenson, ouvr. cité, p. 240.
35 Ibid., p. 256.
36 Ibid., p. 240.
37 Ibid., p. 256.
38 D. Balderston, El precursor velado, ouvr. cité, p. 42-62.
39 Les traductions de La invención de Morel sont issues de Rom, p. 61-161.
40 J.-P. Engélibert, « L’aventure ou le roman et son intrigue : Poe, Bioy Casares, Ricardou », Poétiques du roman d’aventures, A.-M. Boyer et D. Couégnas éd., Nantes, Cécile Defaut, 2004, p. 253.
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