Masculinités militaires et civiles en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale
p. 173-185
Texte intégral
Parfois, la masculinité n’a rien à voir… avec les hommes. Et quand il s’agit de « masculinité », il ne s’agit pas toujours « des hommes ».
Eve Kosofsky Sedgwick1
L’histoire du genre : un projet complexe
1Bertold Brecht parlait des « choses faciles, qui sont difficiles à faire ». Faire l’histoire du genre relève précisément de cette forme de complexité. Une fois qu’on a admis que le masculin et le féminin sont des catégories fondamentales qui nous permettent d’ordonner et d’interpréter le monde, les phénomènes historiques doivent être observés à l’aune du couple masculin/féminin, en voyant comment chaque événement se positionne face à cette problématique, quelles interprétations en sont tirées par les acteurs sociaux et, enfin, quel en est l’impact sur le concept de « genre ». Partant, une recherche sur les hommes et les femmes, ou les filles et les garçons, ne saurait s’aligner sur les règles de l’histoire classique. Nous ne pouvons pas écrire l’histoire des hommes et des femmes de la même façon que l’histoire des groupes sociaux et nationaux, c’est-à-dire en les plaçant au centre de la problématique et en les inscrivant dans un contexte historique. Les « hommes » et les « femmes » ne sont pas, en effet, des entités isolées l’une de l’autre et ne peuvent être étudiées sans une analyse préalable des rapports de genre.
2Cependant, une histoire qui s’appuie sur les analyses de genre les plus récentes2 doit aller plus loin. Nathalie Zemon Davis écrivait déjà en 1976 :
Notre objectif est de comprendre la signification de genre des groupes masculins et féminins dans l’histoire. Notre objectif est de découvrir l’étendue des rôles de genre et des symboliques sexuelles dans diverses sociétés, à différentes époques ; de mettre en lumière leur sens et la façon dont ils fonctionnaient pour maintenir un ordre social en l’état ou pour favoriser son changement. Notre objectif est d’expliquer les raisons pour lesquelles les rôles de genre sont tantôt rigides, tantôt flexibles, tantôt ostensiblement asymétriques et tantôt plus équilibrés.3
3Elle proposait donc de repérer au regard de la diachronie l’« existence » de deux rôles de genre. De là ont surgi d’autres questionnements : les sociétés considérées ne connaissaient-elles vraiment que le féminin et le masculin ? Quelles caractéristiques leur attribuaient-elles ? Et enfin quel était le rôle de la mise en genre des individus par rapport à la conformité plus globale à l’ordre social ?
4Depuis les remarques de Nathalie Zemon Davis, une réflexion méthodologique et conceptuelle approfondie a vu le jour en particulier dans le champ de l’ethnographie et de l’anthropologie culturelle, sous l’égide de chercheuses anglophones qui se définissent comme féministes4. Il est clair que les concepts de « masculinité » et de « féminité », ou les termes de « garçons » et de « filles » sont des critères de classification réifiants qui masquent les processus de mise en genre (gendering). Tous les aspects d’une civilisation sont déclinés en fonction du genre et les pratiques de mise en genre des individus qui affectent les corps comme les esprits, sont une partie seulement de cette activité de mise en ordre métaphorique du monde. Les travaux des ethnologues montrent que les « différences biologiques entre les sexes » telles qu’elles sont définies en Europe, ne constituent en aucun cas le terreau naturel dans lequel prennent racine les représentations du « masculin » et du « féminin ». De fait, les corps eux-mêmes sont également l’objet d’une mise en genre dépendant de la culture, changeante selon les contextes et ambiguë par essence. Cela signifie, entre autres, que dans chaque société, existent non pas une mais plusieurs « masculinités »5 et plusieurs « féminités » qui se font concurrence et s’interpénètrent. Cela signifie aussi que, pour questionner les masculinités, nous ne pouvons pas parler seulement des hommes.
5Au paradigme d’une opposition bipolaire masculin/féminin, issu des premières études sur les femmes6, on a substitué une réflexion sur les pratiques et les effets de mise en genre qui varient selon la situation et le contexte. Il n’est pas rare que les discours sur la masculinité et la féminité suivent la métaphore de la balançoire : on ne peut être assis que d’un côté à la fois et si l’une des parties monte, l’autre descend nécessairement de façon proportionnelle. Cependant, même dans les énoncés les plus ordinaires, certaines activités et caractéristiques des femmes sont définies comme masculines. Ces références à la masculinité renvoient à des interprétations très différentes selon le contexte : on ne dira pas la même chose selon qu’on parle d’une sportive ou d’une lesbienne masculines ; et bien entendu on s’appuiera sur d’autres critères pour parler de la « masculinité » d’un sportif ou d’un homosexuel.
6Par comparaison, l’étude que nous proposons a un objectif plus modeste7. Il s’agit d’étudier les comportements et les apparences qui constituent après la guerre des modèles pour les jeunes hommes en Allemagne de l’Ouest. Nous nous pencherons avant tout sur les modèles discursifs qui ne décrivent pas alors en priorité ce qui était masculin mais ce qui était à la mode. Les représentations du garçon martial (zackig) et du garçon nonchalant (lässig) font partie du réservoir dans lequel les adolescents (mais pas seulement eux !) puisaient pour trouver des supports d’identification, construire ainsi une image d’eux-mêmes et façonner leur apparence physique. Il convient, par ailleurs, d’analyser la façon dont ces modèles imprégnaient les pratiques quotidiennes de mise en genre. Ces représentations apparaissent au premier plan dans les discours sur le « garçon à la mode » et formulent de nouvelles normes. Nous nous demanderons également comment ce changement de paradigme affecte le couple « masculin »/« féminin ». L’expression « représentations de la masculinité », employée au cours de l’analyse pour sa concision, doit être entendue dans un sens purement descriptif : elle renvoie aux modèles destinés aux jeunes hommes et où se mêlaient masculinité et féminité. La façon dont les images du jeune homme martial et du jeune homme nonchalant imprègnent les masculinités concrètes et les idéaux normatifs concernant la masculinité fera l’objet de recherches ultérieures.
« Martial » versus « nonchalant »8
7Les idéaux soldatesques, l’éducation militaire et les expériences vécues pendant la guerre sont considérés à juste titre comme certains des facteurs déterminants des masculinités9, que ce soit en Europe ou ailleurs. Aussi les défaites militaires majeures ébranlent-elles le champ des masculinités, surtout dans les contextes relevant du « militarisme », c’est-à-dire des contextes au sein desquels les normes et les pratiques militaires et martiales sont imposées par la société et l’État10 ainsi que Christine Eifler l’a formulé : « Les périodes succédant à des guerres sont des moments historiques durant lesquels les processus de mise en genre s’exécutent avec une intensité remarquable. » La chercheuse considère par ailleurs que le « rôle joué par le corps dans la construction du genre » est essentiel11. Nous nous proposons dans la même perspective de présenter un épisode de l’histoire allemande du genre : le débat autour de l’idéal physique du garçon « nonchalant » dans les années 1950. À l’époque, ce modèle était considéré comme l’opposé du modèle traditionnel du garçon martial en passe de devenir un homme soldatesque (illustrations 1 et 2, page suivante).
8Précisons, toutefois, que les études sur les pratiques corporelles de la mise en genre après la Seconde Guerre mondiale en sont à leurs débuts. C’est pourquoi, après avoir brièvement présenté le phénomène, je proposerai quelques pistes d’interprétation mais qui devront être complétées par des recherches ultérieures.
9Dans les années 1950, en Allemagne de l’Est comme en Allemagne de l’Ouest, de nouvelles représentations de la masculinité se font jour chez les jeunes générations. En RFA, elles ont été l’objet de nombreuses polémiques. Un nombre minoritaire mais notable de jeunes hommes et de jeunes filles se détourna de l’idéal traditionnel du garçon martial, marqué par le désir de devenir un homme soldatesque. Cette évolution semble avoir touché toutes les couches de la société mais elle a été surtout appréhendée au regard de l’émergence d’une norme alternative : le concept central de ce nouveau modèle destiné aux garçons était la « nonchalance ». Le jeune homme nonchalant ne trouvait pas ses figures tutélaires au panthéon des héros militaires, mais dans les centres commerciaux où on trouvait des modèles pour la jeunesse issus de l’industrie culturelle. Il trouvait aussi son inspiration dans la réalité, par exemple les soldats américains stationnés en Allemagne de l’Ouest. Le point commun qui unissait ces modèles était qu’ils apparaissaient comme modernes et à la mode, nombre d’entre eux passant pour être « américains ». La nonchalance fut cultivée tout d’abord, dans certains lieux de socialisation et de loisirs fréquentés par la jeunesse et par certains groupes de jeunes qui se retrouvaient autour de styles musicaux « modernes ». Il s’agissait de blousons-noirs et de fans de jazz, de groupes de jeunes fréquentant les cinémas et les milk-bars.

Illustration 1 – Jeunes hommes toujours vêtus à la mode martiale dans les années 1950 : membres de la « bündische Jugend ».
Photographe : Jürgen Pause

Illustration 2 – Jeunes hommes à Hanau, milieu des années 1950. Source privée
10Comme toujours, les pratiques précédèrent les interprétations. Ce furent d’abord les opposants à cette nouvelle culture de la jeunesse qui, dans des discours publics ou professionnels, mais probablement aussi dans le cadre privé des relations intergénérationnelles, au sein des familles, des écoles, interprétèrent les nouveaux traits indécis et ambigus caractéristiques du langage non-verbal, les mouvements du corps et l’habillement des jeunes nonchalants selon des grilles interprétatives polarisées : ils définirent la nonchalance comme une déviance par rapport à la conduite correcte que devaient avoir les jeunes gens. Pour les contemporains, une apparence nonchalante signifiait cultiver l’absence de formes. Cette absence de formes entrait en opposition avec le modèle précédent qui accordait, en matière d’habillement et de tenue, une grande importance aux bords droits, aux angles nets, à la mise à distance des corps. Des habits portés presque négligemment, parfois amples et déformés, ou près du corps, des cheveux longs ou qui encadraient librement le visage, des gestes souples et une démarche chaloupée, des danses effrénées et échevelées, une façon de se tenir debout sans être en appui ferme sur ses jambes et qui donnait une impression d’apathie, le fait de ne pas se tenir droit, d’être accroupi ou allongé : tous ces éléments caractérisaient la nonchalance.
11À ces critiques, les défenseurs de la nonchalance répondaient par une prise de distance de plus en plus explicite par rapport aux jeunes « bourgeois, ennuyeux et conformes à la norme ». Dans la seconde moitié des années 1950, les discours témoignent d’un modèle polarisé, qui confère aux notions duales « martial-nonchalant » de nouvelles propriétés homologues fonctionnant par symétriquement et en opposition. Les couples d’opposés constituent alors un système :
Martial |
Nonchalant |
Robuste |
Flasque |
Anguleux |
Rond |
Rigide |
Souple |
Se tenant en appui sur ses jambes |
Sans appui ferme sur ses jambes, posture négligée |
Pantalon court |
Pantalon long |
Vêtements corrects |
Vêtements sans forme, amples ou près du corps |
Corps vu comme une machine biologique |
Corps sexualisé |
Regard droit, le front dégagé |
Regard caché et orienté vers le bas |
12Même si le nouveau modèle se rencontre surtout chez les garçons, des phénomènes analogues touchent aussi les filles. En 1959, le pédagogue Hans Heinrich Muchow décrit ainsi des adolescents, garçons et filles : « le buste rentré, le bassin basculé vers l’avant, en appui sur un objet extérieur au lieu d’être en appui sur leurs jambes, la jambe libre n’est pas posée à l’avant mais presque glissée à l’avant, elle n’est pas droite, mais a l’air molle est flexible, ils sont souvent assis par terre, les genoux pliés ou allongés avec désinvolture à même le sol »12.
13Cette représentation est plutôt celle de la jeunesse des classes moyennes ou supérieures, qui se conduisait ainsi dans les fêtes, dans les bars à jazz ou lorsque les jeunes se réunissaient pour écouter des disques (illustration 3). Les « blousons noirs » issus du prolétariat cherchaient, pour leur part à aicher leur nonchalance par un comportement d’une désinvolture provocatrice lorsqu’ils dansaient le rock’n’roll ou lorsqu’ils conduisaient leurs mobylettes ou leur motos. Chez eux, la mode existait mais sous d’autres formes. Il y avait des variantes empreintes de douceur et de sensibilité mais aussi des variantes très agressives, marquées par des démonstrations de force. Leur point commun était le refus de considérer l’entraînement militaire, la discipline et l’obéissance des soldats comme des moyens de prouver sa masculinité, et l’uniforme, l’allant et l’allure martiale comme ses expressions symboliques.

Illustration 3 – Jeunes écoutant de la musique sur un tourne-disque luxueux.
Photographe : Wolfgang Roth
Stratégies transsexuelles et bisexuées
14Jusqu’ici, il a pu sembler que les mises en scène des masculinités concernaient exclusivement les jeunes hommes mais il n’en est rien. En effet, on ne peut traiter, selon moi, des changements de l’hexis corporelle des jeunes hommes et la façon dont ils étaient perçus entre 1945 et 1960, qu’en les confrontant aux changements affectant les jeunes filles. Un nombre croissant de jeunes gens puisait son langage corporel, ses façons de se mouvoir, ses modalités d’habillement et de mise en scène du corps dans un large réservoir d’éléments. Bien entendu, ces éléments étaient déclinés selon le genre : ils étaient rangés par les contemporains comme féminins ou masculins – même si le terme « masculin » avait une signification différente si on parlait d’une personne identifiée comme une femme ou d’une personne identifiée comme un homme. Étant donné les emprunts aux uns et aux autres et les ajustements mis en œuvre par les jeunes dans les années 1950, il convient d’examiner à la fois la façon dont le genre a été tout à la fois « fait » et « défait ».
15Dans un système où le genre s’ordonne de façon binaire, on observe à partir de 1955 une nette augmentation des « stratégies transsexuelles » chez les filles et les jeunes femmes de toutes les couches sociales. En s’appropriant les ressources culturelles jusque là réservées à l’autre sexe, ces dernières ont fait bouger l’ordre traditionnel du genre. Elles portaient des pantalons à l’école, au bureau, en public. Elles faisaient partie des groupes de blousons noirs, pas seulement de façon passive en tant que petites amies servant à valoriser les motards, mais aussi de façon active. Certaines prenaient des initiatives : si on en croit les sources, elles participaient aux rixes opposant les bousons noirs aux policiers et commandaient les groupes mixtes, qui agressaient des adultes dans la rue13. On trouvait également des jeunes femmes en jeans et veste de cuir, portant les cheveux courts ou une banane à la Elvis, conduisant leur propre moto et faisant valser par dessus tête leur partenaire au cours d’un rock’n’roll endiablé.
16Les contemporains présentaient le plus souvent ces atteintes à l’ordre institutionnel du genre comme des phénomènes marginaux, et la recherche historique n’a pas, jusqu’à aujourd’hui, exploré de manière systématique ces angles morts. Ainsi, on ne peut mesurer de façon précise l’étendue, la fréquence et les effets de ces stratégies transsexuelles. Néanmoins, il est certain qu’elles transformèrent la façon dont les éléments qui servaient à construire les féminités et les masculinités étaient interprétées. Et les jeunes hommes qui appartenaient à la même génération que ces jeunes femmes devaient nécessairement se confronter à cette transgression des normes. Aussi faut-il analyser les diverses mises en scène de soi du garçon nonchalant dès lors que les frontières de genre devenaient floues.
17En effet, ce qui attirait l’attention des contemporains, ce qui les choquait même, c’étaient l’apparence des garçons nonchalants « modernisés » que l’on interprétait comme androgyne et qui en faisaient des êtres « efféminés, non masculins », à l’instar de James Dean, à qui la jeunesse a voué un culte. L’acteur américain, disparu dans la fleur de l’âge, loin d’incarner la nonchalance du jeune homme victorieux, cultivait le plus souvent, une pose de repli sur soi critique, de distance méfiante, d’homme sensible et d’écorché vif. Des stars telles que Dean et Montgomery Clift remettaient en cause les idéaux de dureté et d’autodiscipline non seulement en termes de langage corporel, mais aussi sur le plan émotionnel. Dans les rôles qu’ils interprétaient, ils se battaient « comme des hommes » quand cela était nécessaire, mais en même temps, ils valorisaient une sensibilité à fleur de peau. Dean pouvait pleurer à l’écran sans passer pour un faible et sans perdre les qualités qui permettaient aux jeunes hommes de s’identifier à lui.
18Il en va tout autrement, a première vue, du style des fans de rock’n’roll. Ces derniers admiraient indéniablement une présentation de soi nettement machiste et c’est de cette façon qu’ils interprétaient le langage corporel de l’idole controversée de la jeunesse : Elvis Presley. Mais même l’allure d’Elvis laissait transparaître des traits de subversion « androgyne » ou tout du moins relativisait la représentation d’une masculinité dure. Un article de journal décrivait la star comme un chanteur-acrobate de « sexe indéfini »14. Ce qui faisait surtout polémique, c’était la « banane » d’Elvis, une œuvre d’art faite sur des cheveux relativement longs et pommadés, une coiffure constamment contrôlée dans le miroir et à laquelle s’ajoutaient – au moins dans le cas de l’original – des favoris qui comme les cheveux étaient inhabituellement longs. Le tournant qui eut lieu lorsque la star prit l’habit du « all-american-boy » propre sur lui et patriote, fut relaté et suivi avec enthousiasme par BRAVO, le principal magazine de jeunesse allemand. Dans un article intitulé « les favoris sont morts ! », le journal donna libre cours aux représentations courantes sur le lien entre longueur des cheveux et masculinité : « Ceux qui portent encore les cheveux aussi longs que les filles ne sont plus “up to date”. Réjouissons-nous de la mort des chevelures aux longueurs féminines. Le mot d’ordre sera dorénavant : “les cheveux doivent être plus courts !” ». La suite de l’article expliquait que la petite amie d’Elvis était à l’origine de cette décision, car elle avait décrété que les cheveux longs n’étaient « pas masculins »15.
19En Allemagne, il ne s’agissait pas uniquement de la longueur des cheveux, remarquée seulement en raison d’une comparaison implicite avec les coupes courtes des jeunesses hitlériennes. L’idéal masculin soldatesque des nazis cultivait l’image du crâne « nordique » et carré. À l’opposé, la banane et les favoris d’Elvis créaient une physionomie qui semblait plus douce et était, pour ses détracteurs, « efféminée ». La mise en œuvre compliquée de la coiffure et l’utilisation de produits cosmétiques comme la brillantine renvoyait aussi à des pratiques attribuées au féminin. En effet, tout cela ne correspondait-il pas aux activités des femmes visant à « se faire belle » pour l’homme ? Le jeu érotique consistant à cacher et montrer le corps, manifesté par le port d’une chemise déboutonnée jusqu’à la ceinture ou nouée au dessus du ventre pour donner à voir, en public, le torse masculin, relevait de la même logique. Les signes qui caractérisaient les jeunes nonchalants et leurs modèles étaient si prégnants que de nombreux adultes craignaient un renversement des relations entre les sexes. Ainsi, une caricature montrait un Presley relativement frêle livré à une foule de jeunes filles solidement charpentées, qui lui lançaient leurs sous-vêtements16.
20À la fin des années 1950 se manifestent donc des tendances qui adoucissent le contenu et les contours de la masculinité. Les contemporains voyaient bien que chez les jeunes des deux sexes, la frontière entre le masculin et le féminin s’estompait. Certains indices de genre étaient utilisés par les garçons et les filles, et certaines pratiques semblaient ne pas pouvoir être attribuées de façon univoque à un sexe.
21Quand on étudie l’histoire du genre, il ne faut pas oublier que les « masculinités » et les « féminités » peuvent être vécues comme un ordre contraignant17, cela se produisant probablement plus fréquemment que ne l’indiquent les sources. Il faut garder à l’esprit les souffrances des individus et prêter attention aux manifestations de refus, de résistance et de déviance novatrices, aux pratiques à travers lesquelles les individus cherchent une occasion de se distinguer. Il s’agit dans ce cas non de créer une différence à l’intérieur de l’ordre bipolaire du genre, mais une différence par rapport à cet ordre. Transposées à notre objet, ces observations signifient qu’il faut se demander dans quelle mesure le fait de se détourner de l’idéal du jeune homme martial pour faire sien l’idéal du garçon nonchalant peut être interprété comme une tentative de se soustraire à la contrainte de la masculinité, à la contrainte de la mise en scène de soi dans le cadre d’un ordre sexuel porté par une bipolarité rigide. Comment, par ailleurs, établir un lien avec les stratégies transsexuelles des filles et des jeunes femmes ? Est-ce que, à cette époque, les jeunes hétérosexuels « normaux » souhaitaient faire des choses qui étaient « neutres du point de vue du genre » en se soustrayant aux étalons traditionnels de la « sexual correctness » ? Bien sûr, la nonchalance était surtout pratiquée en tant que variante moderne des masculinités dominantes, mais ne peut-on pas y voir également les traces de la tentative d’ouverture d’un espace où le genre serait indéterminé, au moins pour le temps de la jeunesse ?
22L’idéal du jeune homme martial impliquait que ce dernier deviendrait un homme soldatesque. Mais à quoi se destinait le jeune nonchalant ? Son avenir était moins clair que dans le modèle précédent. Les indices en notre possession renvoient plutôt à un idéal de jeunesse éternelle et à un statut qui n’est ni clos ni nettement déterminé et dont les contours sont flous. L’essor de l’idéal de la nonchalance à partir des années 1955 n’est qu’un élément des façons dont masculinités et féminités étaient vécues, combinées et mises en scène. Le réservoir des pratiques et des attributs qui ne renvoyaient qu’à un seul sexe se réduisait. Il semble que la division bipolaire des sexes et la contrainte sociale incitant à prendre une place univoque dans ce cadre étaient rendues un peu plus malléables. Ces changements semblaient illisibles pour de nombreux adultes, et apparemment plus pour les hommes que pour les femmes Ceux-là réagissaient avec méfiance et agressivité aux signaux corporels ambigus et aux stratégies transsexuelles.
23Toutefois, on ne peut pas comprendre ce dernier point ni la façon dont les nouveaux modèles de masculinité furent utilisés sans prendre en compte des changements dans les pratiques de construction du féminin. Les impulsions décisives qui ont transformé l’idéal masculin des jeunes et favorisé la flexibilité de l’ordre sexuel, ont été données par les femmes qui se sont approprié des ressources culturelles jusque là réservées à l’autre sexe. Par là, c’est un autre champ d’investigation qui s’ouvre, qui complète la perspective adoptée et relève donc également de notre sujet.
Notes de bas de page
1 « Sometimes masculinity has got nothing to do... with men. And when something is about masculinity, it is not always “about men” », E. Kosofsky Sedgwick, « Gosh, Boy George, you must be awfully secure in your masculinity! », M. Berger dir., Constructing Masculinity, New York/Londres, Routledge, 1995, p. 12.
2 Voir par exemple, K. Canning, Gender History in Practice. Historical Perspectives on Bodies, Class and Citizenship, Ithaca, Cornell University Press, 2006; C. Opitz, Um-Ordnungen der Geschlechter. Einführung in die Geschlechtergeschichte, Tübingen, Diskord, 2005; C. von Braun et I. Stephan dir., Gender@Wissen. Ein Handbuch der Gender-Theorien, Cologne, Böhlau, 2005; T. A. Meade et M. E. Wiesner-Hanks, A Companion to Gender History, Oxford, Oxford University Press, 2004.
3 N. Zemon Davis, « Women’s history in transition. The european case », Feminist Studies, 1976, nos 3/4, p. 90, ainsi que N. Davis, Frauen und Gesellschaft am Beginn der Neuzeit. Studien über Familie, Religion und die Wandlungsfähigkeit des sozialen Körper, Francfort, Fischer T. B., 1989, p. 126.
4 Nous renonçons à donner ici une bibliographie exhaustive, qui serait finalement arbitraire, et renvoyons à trois ouvrages fondateurs : S. J. Kessler et W. McKenna, Gender. An Ethnomethodological Approach, New York, Wiley, 1978; M. Strathern, The Gender of the Gift. Problems with Women and Problems with Society in Melanesia, Berkeley, University of California Press, 1988; A. Cornwall et N. Lindisfarne, Dislocating Masculinity. Comparative Ethnographies, Londres, Routledge, 1994.
5 Le texte fondamental sur cette question reste l’ouvrage de R. W. Connell, Masculinities. Berkeley/Cambridge, University of California Press, 1995.
6 Carol Hagemann-White explicite les problèmes que posent les études sur le genre postulant un différentialisme absolu et se conformant au « sameness taboo », selon lequel les « femmes et les hommes doivent avant tout et à tous points de vue être différents ». Voir C. Hagemann-White, « Die Konstrukteure des Geschlechts auf frischer Tat ertappen ? Methodische Konsequenzen einer theoretischen Einsicht », Feministische Studien, no 11, 2, 1993. Voir aussi R. Gildemeister et A. Wetterer, « Wie Geschlechter gemacht werden. Die soziale Konstruktion der Zweigeschlechtlichkeit und ihre Reifizierung in der Frauenforschung », Traditionen Brüche. Entwicklungen feministischer Theorie, G.-A. Knapp et A. Wetterer dir., Friburg, Kohler Verlag, 1992, p. 202.
7 Cet article s’appuie sur un travail précédent : BRAVO Amerika. Erkundungen zur Jugendkultur der Bundesrepublik in den fünfziger Jahren, Hamburg, Junius, 1992. Nous renvoyons le lecteur pour des analyses plus détaillées à Kaspar Maase : « Die amerikanische Gebärde. Lässigkeit in Nachkriegsdeutschland », Building America 2. Migration der Bilder, A. Köth, K. Krauskopf et A. Schwarting dir., Dresde, Thelem, 2007 ; « “Lässig” kontra “zackig” – Nachkriegsjugend und Männlichkeiten in geschlechtergeschichtlicher Perspektive », « Sag mir, wo die Mädchen sind... ». Beiträge zur Geschlechtergeschichte der Jugend, C. Benninghaus et K. Kohtz dir., Cologne, Verlag Wissenschaft und Politik, 1999 ; « Entblößte Brust und schwingende Hüfte. Momentaufnahmen von der Jugend der fünfziger Jahre », Männergeschichte – Geschlechtergeschichte. Männlichkeit im Wandel der Moderne, T. Kühne dir., Francfort, Campus, 1996.
8 Nous emploierons l’adjectif « martial » (zackig) en le distinguant du terme « soldatesque » (soldatisch). Le « soldatesque », comme le « martial », ne renvoie pas uniquement au domaine du militaire et ne désigne pas uniquement les soldats. Les deux notions renvoient à des comportements qui sont considérés comme des modèles dans divers domaines de la vie civile : le soldatesque devient donc une norme pour la vie quotidienne. Chez les jeunes hommes, le martial représente un élément essentiel de l’habitus soldatesque, marquant notamment les formes d’expression corporelle. Dans ce contexte, le martial désigne la forme précédant le soldatesque dans la vie des jeunes hommes. Les soldats sont des jeunes hommes martiaux, alors que les jeunes hommes martiaux ne sont pas encore de jeunes hommes soldatesques. Le jeune homme martial est un homme soldatesque en devenir (dans le civil), mais il ne sera pas forcément un soldat.
9 Pour un aperçu général du champ, voir « Es ist ein Junge ! ». Einführung in die Geschichte der Männlichkeiten in der Neuzeit, J. Martschukat et O. Stieglitz dir., Tübingen, Diskord, 2005 ; pour un résumé plus concis : W. Schmale, Geschichte der Männlichkeit in Europa (1450-2000), Vienne, Böhlau, 2003 ; enfin, concernant le XXe siècle, E. Hanisch, Männlichkeiten. Eine andere Geschichte des 20. Jahrhunderts, Vienne, Böhlau, 2005.
10 Voir les articles parus dans le Militärgeschichtliche Zeitschrift, no 2, 2001, notamment K. Hagemann, « Nach-Kriegs-Helden. Kulturelle und politische Die Mobilmachung in deutschen Nachkriegsgeschichten », R. Bessel, « Was bleibt vom Krieg? Deutsche Nachkriegsgeschichte(n) aus geschlechtergeschichtlicher Perspektive », R. G. Moeller, « Heimkehr ins Vaterland. Die Remaskulinisierung Westdeutschlands in den fünfziger Jahren ». En ce qui concerne les « remasculinisations » des soldats revenus du front, qui développèrent de nouvelles formes de masculinités non plus militaires et martiales mais civiles et très centrées sur la famille, voir aussi F. Biess, « Männer des Wiederaufbaus – Wiederaufbau der Männer. Kriegsheimkehrer in Ost und Westdeutschland, 1945-1955 », K. Hagemann et S. Schüler-Springorum dir., Heimat-Front. Militär und Geschlechterverhältnisse im Zeitalter der Weltkriege, K. Hagemann et S. Schüler-Springorum dir., Francfort/New York, Berg, 2002; K. Hagemann et S. Schüler-Springorum dir., Homecomings. Returning POWs and the legacies of defeat in postwar Germany, Princeton, Princeton University Press, 2006. En outre, on consultera aussi, à propos de « remasculinisation » J. Martschukat et O. Stieglitz, ouvr. cité, p. 127. Voir aussi l’article de Michael S. Maier dans cet ouvrage. L’idée que la défaite de la Wehrmacht puis l’influence de la culture populaire américaine ont mené à une « masculinité civile » est énoncée de façon sommaire dans J. Hanisch, ouvr. cité, p. 102 ; W. Schmale, ouvr. cité, p. 241-243 (à propos des limites d’une « démilitarisation de masculinité », p. 250-255) ; K. Jarausch, Die Umkehr. Deutsche Wandlungen 1945-1995, Munich, Deutsche Verlagsanstalt, 2004, p. 62 et 131.
11 C. Eifler, « Nachkrieg und weibliche Verletzbarkeit. Zur Rolle von Kriegen für die Konstruktion von Geschlecht », Soziale Konstruktionen – Militär und Geschlechterverhältnis, C. et R. Seifert dir., Munster, Westphällige Dampfboot, 1999, p. 157.
12 H. H. Muchow, Sexualreife und Sozialstruktur der Jugend, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 1959, p. 113.
13 Voir K. Maase, « Rhythmus hinter Gittern – Die Halbstarken und die innere Modernisierung der Arbeiterkultur in den fünfziger Jahren », Arbeiterkulturen. Vorbei das Elend – aus der Traum ?, A. Kuntz dir., Dusseldorf, 1993, p. 171-204, en particulier p. 172-180.
14 Kasseler Post, 21 mai 1958, Uta G. Poiger, « Rock’n’Roll, Kalter Krieg und deutsche Identität », Amerikanisierung und Sowjetisierung in Deutschland 1945-1970, K. Jarausch et H. Siegrist dir., Francfort, Campus, 1997, p. 284.
15 BRAVO, octobre 1958, p. 39.
16 Berliner Zeitung, 1956, Uta G. Poigee, « Rebels with a cause? American popular culture, the 1956 youth riots, and new conceptions of masculinity in East and West Germany », The American Impact on Postwar Germany, R. Pommerin dir., Providence, Berghahn, 1995, p. 105.
17 Peter Wagenknecht propose un bilan des débats menés autour des concepts d’« hétérosexualité contrainte » ou de « matrice hétérosexuelle » (voir Judith Butler, Gender trouble. Feminism and the subversion of identity, New York, Routledge, 1990, p. 8). Voir P. Wagenknecht, « Was ist Heteronormativität? Zu Geschichte und Gehalt des Begriffs », Heteronormativität. Empirische Studien zu Geschlecht, Sexualität und Macht, J. Hartmann, C. Wagenknecht, B. Fritzsche, K. Hackmann dir., Wiesbaden, Verlag für Sozialwissenschaften, 2007.
Auteur
Professeur à l’université de Tübingen, est un spécialiste de la culture de masse, de l’américanisation et de la jeunesse en RFA. Il s’est intéressé, de là, à la masculinité contemporaine. Il a écrit, entre autres, BRAVO Amerika. Erkundungen zur Jugendkultur der Bundesrepublik in den fünfziger Jahren, Hamburg, Junius Verlag, 1992 ; « Entblößte Brust und schwingende Hüfte. Momentaufnahmen von der Jugend der fünfziger Jahre », Männergeschichte – Geschlechtergeschichte. Männlichkeit im Wandel der Moderne, T. Kühne dir., Francfort/New York, Campus, 1996 ; Grenzenloses Vergnügen. Der Aufstieg der Massenkultur 1850-1970, Francfort, Fischer Verlag, 2007.
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Acteurs et territoires du Sahel
Rôle des mises en relation dans la recomposition des territoires
Abdoul Hameth Ba
2007
Les arabisants et la France coloniale. 1780-1930
Savants, conseillers, médiateurs
Alain Messaoudi
2015
L'école républicaine et l'étranger
Une histoire internationale des réformes scolaires en France. 1870-1914
Damiano Matasci
2015
Le sexe de l'enquête
Approches sociologiques et anthropologiques
Anne Monjaret et Catherine Pugeault (dir.)
2014
Réinventer les campagnes en Allemagne
Paysage, patrimoine et développement rural
Guillaume Lacquement, Karl Martin Born et Béatrice von Hirschhausen (dir.)
2013