Le masculin entre histoire et psychanalyse : promotion et mutilation
p. 33-45
Texte intégral
Statut du partage sexué
1De quel lieu théorique la psychanalyse parle-t-elle de la différence des sexes ou des genres ? Deux pistes se dégagent, dont la plus connue, celle qui conduit au décret « l’anatomie, c’est le destin », reprend à son compte, sur un mode parodique, la formule par laquelle napoléon annonçait la fonction décisive jouée par la géographie dans la détermination du tracé des frontières. La formule impériale est volontiers reprise à leur compte par ceux qui, dans l’héritage psychanalytique, veulent asseoir leur compétence sur une position d’autorité.
2Or un autre texte freudien, habituellement considéré comme testamentaire, propose une perspective assez différente. L’histoire aurait son mot à dire, dans la mesure où le partage sexué serait lui-même, selon les époques, soumis au changement. Freud prend en effet en compte l’hypothèse lancée par Bachofen concernant un matriarcat primitif, auquel aurait succédé un patriarcat. Quel que soit le statut hasardeux de cette hypothèse, celle-ci présente l’intérêt d’introduire la possibilité d’une évolution que Freud voit commandée par des « décisions ». Ainsi s’effectuerait l’entrée dans le patriarcat, caractérisé par l’importance qu’il accorderait au domaine de l’intelligible : « le procès de la spiritualité consiste en ceci que l’on décide [entscheidet] [...] que la paternité est plus importante que la maternité bien qu’elle ne se laisse pas prouver, comme cette dernière, par le témoignage des sens. »1
3Un appariement s’effectue du même coup entre deux dualités : la distinction entre père et mère recouperait ainsi celle que la philosophie instaure entre l’intelligible et le sensible. La victoire serait donc ainsi concomitamment remportée par la paternité et par l’intelligibilité, ces deux entités étant marquées par cette différence hiérarchique que Françoise Héritier voit à l’œuvre dans l’ensemble des évaluations anthropologiques qui s’emploient à inscrire la différence entre masculin et féminin. L’originalité de la pensée freudienne se marque toutefois dans le caractère volontariste qu’il attribue à cette évolution. Il s’agirait en effet d’une « décision ».
4Notons pourtant que la promotion nouvellement advenue ne concerne pas le masculin dans son ensemble, mais l’une de ses modalités : la paternité. Une question se pose en effet concernant la discrétion avec laquelle Freud aborde la problématique de la masculinité. Question maintenue à l’arrière-plan, masquée qu’elle se trouve par l’importance résolutoire accordée à la promotion de la paternité.
5Cette discrétion qui caractérise l’interrogation sur le masculin n’est pas sans surprendre, dans la mesure où cette entité fait l’objet d’une promotion incontestable. Promotion néanmoins posée comme allant de soi, échappant du même coup à tout questionnement. Certains analystes, dont Michèle Montrelay2 et Didier Dumas3, se sont néanmoins engagés dans cette investigation, mais leur démarche se heurte fréquemment, dans certains échanges entre psychanalystes, à un interdit de principe. Une discussion à ce sujet s’était trouvée close par le décret prononcé par une représentante de l’autorité théorique : « il n’y a pas de sexualité masculine. » Dans cette perspective, l’emblème masculin servirait moins à caractériser l’un des sexes qu’à fonctionner comme opérateur de la différence soutenant l’ensemble du système symbolique : différence entre le zéro et le un.
Femmes partant au secours d’un masculin déréalisé
6Remettant en question cette valorisation du registre paternel aux dépens de l’intérêt porté au masculin, plusieurs femmes, historiennes ou philosophes, ont cherché à comprendre quel destin, dans cette stratégie de silence obligé, était promis aux représentants du sexe masculin. Nicole Loraux, dans Les enfants d’Athéna, étudie le cimetière athénien comme lieu d’énonciation. Ce sont les paroles écrites sur les tombes des combattants qui focalisent son attention. Les fragments d’oraisons funèbres inscrites sur ces tombes procèdent en effet à une désincarnation du masculin.
Le modèle d’homme finalement désincarné qu’exalte l’oraison funèbre n’a pas de corps. Simple support pour les conduites civiques, sôma était dû à la cité, et la mort du combattant a payé la dette.4
7La promotion officielle qui est ainsi accordée au masculin combattant fait nécessairement naître une question que Nicole Loraux, dans un autre texte, formule ainsi : « Le corps – voire l’être sexué – serait-il tout entier du côté des femmes ? »5
8Il semble que la disposition hiérarchique que Freud a imposée au partage sexué, dans le passage supposé au patriarcat, ait une vertu fondatrice. Le sexe masculin, et tout particulièrement dans sa jeunesse, se voit confier une fonction redoutable, celle de payer de sa vie la défense de la cité, fonction immolatoire reconduite de siècle en siècle. D’où le traitement réservé aux déserteurs et le caractère radical des exécutions infligées à ceux qui refusaient de se battre.
9Si on envisage des situations moins extrêmes, il semble, si on suit la suggestion proposée par Geneviève Fraisse, que la décision de maintenir le masculin dans un au-delà du sexe soit perceptible si on interroge le regard porté par les médecins de l’ère moderne. Les femmes ne sont-elles pas alors désignées comme « les personnes du sexe » ? L’être masculin serait du même coup chargé d’être le représentant de l’humain, la femme étant mandatée pour incarner seule « la représentation même de la différence des sexes »6.
10Partant à la recherche des textes situés en amont de l’héritage occidental, Sylviane Agacinski, dans La métaphysique des sexes, explore les textes produits par la patristique pour souligner, en dépit de la diversité des parcours, la récurrence d’une coupure assignant à résidence chacun des deux sexes : « L’humanité terrestre a deux sexes, mais le masculin échappe à la terre et le féminin est absent du ciel. »7
11Dans cette étrange distribution, le représentant masculin ne saurait se définir par ce qui pourrait l’identifier à une forme déterminée. Il est celui grâce auquel un ordre est maintenu mais, à l’intérieur de cet ordre, il occupe la place du déterminant plus que celui du déterminé. Cette dernière place est attribuée à la femme. L’être masculin est, de ce fait, situé dans un au-delà. Sylviane Agacinski nous confronte à cette impossibilité d’inscrire le masculin dans un genre pouvant rencontrer chez un genre différent de lui un complément quelconque : « Le masculin n’est pas l’un des deux sexes, mais un genre métacorporel et métasexuel. L’homme par excellence (le mâle) se définit par sa capacité à surmonter la division corporelle et sexuelle. »8
12Dans une telle perspective, le masculin fait l’objet d’une infinie promotion qui est l’envers d’une désincarnation. Il est ainsi invité à occuper la place – l’expression m’est venue dans un précédent livre, Généalogie du masculin – d’une « vestale du firmament »9.
13À se trouver ainsi réfugié dans les hauteurs, n’occupe-t-il pas la place qui serait celle d’un être en fuite ? Une représentation humoristique d’une assiette, reproduite sur une carte postale, donnant à voir des hommes logés dans la frondaison d’un arbre et tentant d’échapper à une escouade féminine armée d’outils divers les sommant de descendre (illustration 1). Cette image, « L’Arbres damours » de René Legros (1781), plaçant les femmes en position d’assaut et transformant les hommes en fuyards, trouve des équivalents dans certains modèles rencontrés en Mauritanie par l’anthropologue Corinne Fortier10. Le dédoublement affectant la représentation de la jonction entre hommes et femmes nous reconduit à la distribution contrastée qui caractérise, selon Claude Lévi-Strauss, bien des scènes mythiques : dans la proximité de tel ou tel fragment mythique, présence obligée d’une représentation antithétique.
14La représentation contrastée des figures du masculin – est-il un héros combattant, est-il un fuyard ? – se rencontre aussi bien dans l’espace analytique. Lacan, dans Les formations de l’inconscient, nous fait saisir la fissuration affectant l’image du père dans son rapport à la mère : doit-il prendre la pose de l’être dédaigneux et distant, se glissant ainsi dans un cliché culturel, ou peut-il se permettre de se montrer « aimant » ? Lacan avoue la perplexité qui est la sienne :
En tous les cas, pour autant que le père se montre véritablement aimant à l’endroit de la mère, il est soupçonné de n’en avoir pas. [...] il est très curieux de voir que nous ne soulignons jamais la relation du père à la mère. Nous ne savons pas trop qu’en penser et il ne nous apparaît pas possible, somme toute, d’en dire rien de bien normatif.11

Illustration 1 – Représentation humoristique, trouvée sur une carte postale représentant une assiette en faïence, « L’Arbres damours », de René Legros (1781)
La stratégie de partition et la construction de l’emblème
15Dans l’expression à laquelle recourt Lacan, envisageant le père « soupçonné de n’en avoir pas », le niveau de langue est celui du langage familier. Il est d’ailleurs curieux que, selon le niveau de langue auquel il est fait appel, l’« avoir » concerne une partie différente de l’anatomie masculine. L’« avoir » freudien désigne en effet le pénis, seul habilité à fonctionner comme marqueur de la différence, alors que l’expression « en avoir ou pas » se réfère à une autre figure de l’anatomie : les testicules. Or cette partie de l’anatomie masculine joue un rôle décisif lorsque la castration est envisagée, non dans la fonction symbolique que lui attribuent Freud et Lacan, mais dans le découpage qui s’opère quand elle est référée à un geste chirurgical. Or, c’est la présentation du « en avoir », rapportée à l’acte chirurgical, qui se trouve fréquemment boudée par la législation analytique. Freud s’étonne d’ailleurs, dans une note en bas de page, de cette disparition symbolique qu’il impute à l’enfant :
Il est d’ailleurs frappant de constater combien peu d’attention suscite chez l’enfant l’autre partie [der andere Teil] de l’organe génital mâle, les bourses [das Säckchen] avec ce qu’elles renferment. D’après les analyses, on ne pourrait pas deviner que quelque chose d’autre [etwas anderes] que le pénis fait aussi partie de l’organe génital.12
16Il est singulier que, dans la formulation freudienne concernant la masculinité, l’allusion à l’« autre » (ander) intervienne à deux reprises pour désigner, non pas l’autre sexe, mais cette partie énigmatique située dans les parages de ce qui est prélevé en tant que symbole du masculin ; un masculin porteur d’une altérité logée à l’intérieur de lui. Il est vrai que le terme qui désigne les bourses, Säckchen (littéralement « petit sac »), est également employé dans l’analyse de Dora. La partie masculine consacrée à la réserve d’éléments donneurs de vie serait-elle suspecte de féminité ? Ce n’est donc pas l’anatomie à elle seule qui décide de ce qui symbolise le sexe masculin, mais la sélection à partir de laquelle pourra s’édifier une version contrastée de la fonction attribuée à chaque sexe : à la femme, la production du vivant, au représentant masculin, le segment corporel capable de symboliser le pouvoir ou l’autorité guerrière.
17La mutilation atteignant la symbolisation – ne garder, pour construire le symbole, que certains éléments anatomiques plaidant en faveur d’une vision tranchante du masculin – semble avoir pour fonction d’imposer une vision fondée, non sur l’anatomie, mais sur l’idéologie. Cet oubli des testicules, dans ce passage de Freud, est d’autant plus étonnant que, dans un texte antérieur, « Les théories sexuelles infantiles » (1908), le maître fait allusion à une inquiétude, vécue par un garçon, concernant les bourses : « Un garçon qui avait aussi entendu parler de l’“œuf” identifie cet “œuf” avec le terme vulgaire pour désigner un testicule, et se casse la tête pour savoir comment le contenu des bourses peut se renouveler constamment. »13
18Un tel fantasme peut persister, au-delà de l’enfance, dans l’inconscient masculin, et resurgir au moment où un homme s’apprête à devenir père. Mutation qu’il pourra associer à une perte de substance. La représentation du masculin transitant par un symbole guerrier est alors plus rassurante, dans la mesure où elle protège l’être masculin contre le risque d’une perte interne. Dans cette perspective, la représentation symbolique du masculin peut apparaître comme habitée à la fois par des désirs et par des mouvements défensifs. La même stratégie parcellisante habitera d’ailleurs tout autant la représentation lacanienne de la virilité.
Le phallus n’est pas l’appareil génital masculin dans son ensemble, c’est l’appareil génital masculin exception faite de son complément, les bourses par exemple. L’image érigée du phallus est là ce qui est fondamental. Il n’est pas d’autre choix qu’une image virile ou la castration.14
19En dépit de la parenté entre les démarches de Freud et de Lacan, une différence vient néanmoins se glisser : le phallus freudien concerne l’avoir, non le mode de présentation ; l’homme peut être dit phallique, même lorsqu’il n’est pas en érection. C’est ce qui permet au petit garçon de se poser comme ayant ce que la petite fille n’a pas, avoir qui peut reposer sur un bien potentiel, non sur une performance. Il est vrai que l’évolution ultérieure de la pensée de Lacan le conduira à souligner l’opération de « négativation » qui concerne le phallus.
20L’important est de noter à quel point l’inscription symbolique du masculin est travaillée par une différence interne, essentiellement dans la pensée freudienne. Deux vecteurs semblent se dessiner, l’un tourné vers l’exhibition faisant saillir un pouvoir vertical, l’autre, plus redouté, visant la fécondité. Curieusement, ce qui ne peut pas s’inscrire dans le champ laïcisé pourra investir le champ religieux. Si les testicules sont mal venus dans les territoires psychanalytiques, ils sont honorés lorsqu’ils sont introduits dans le champ pontifical. Il suit de renvoyer à l’habet duos et bene pendentes, expression analysée par Alain Boureau dans La papesse Jeanne15. La masculinité ne saurait en effet s’inscrire symboliquement en revendiquant un unique registre. La tripartition dumézilienne est toujours à l’œuvre, mais sans plus se trouver reconnue. On peut d’ailleurs s’interroger sur les choix effectués par la psychanalyse concernant l’inscription du masculin. Michel tort, dans Fin du dogme paternel16, conteste le fait que, essentiellement dans le champ lacanien, la fonction paternelle s’inscrive dans le sillage de la ligne sacerdotale. Actuellement, une percée s’effectue massivement, dans le réel, pour tenter de réinscrire ce qui, dans le masculin, peut se faire complice du vivant. La science et la pratique médicale s’acharnent à rendre possible ce qui, dans le champ idéologique, s’est peut-être trouvé fossilisé. Une tension est à l’œuvre, visible dans le dessin d’un élève de troisième, réalisé pendant que celui-ci passait en conseil de discipline. Voulant ignorer les remontrances qui lui sont adressées, il s’adonne à un dessin fêtant un pouvoir de germination vitale17, dessin jeté ensuite à la corbeille (illustration 2, page suivante). Les deux vecteurs indiquant les orientations masculines serviront d’ailleurs à nommer, au XIXe siècle, deux types de représentation du corps social : le sabre et le goupillon. Un goupillon d’ailleurs chargé de figurer aussi bien des opérations sacralisantes que des opérations polissonnes.

Illustration 2 – Dessin d’un élève de troisième réalisé pendant qu’il passe en conseil de discipline
Vulnérabilités et manques affectant le masculin
21Quand on s’engage dans le réseau des représentations du masculin, on se trouve confronté à des lieux de carrefour, lieux à partir desquels s’entrevoient des directions antagonistes. Ernest Jones, héritier de l’empirisme anglais, insiste sur la diversité des lectures – lectures corporelles, inscrites dans des gestualités érotiques – qui se rapportent à l’emblème phallique ; il insiste sur le caractère défensif qui s’empare des manifestations adolescentes, tournées vers l’exhibition plus que vers la pénétration dans le sexe féminin18. Ce qu’il attribue à la peur liée au caractère ténébreux de la contrée génitale féminine ; cette peur se trouvera souvent masquée par une parade comportant une réaction de triomphe. Il s’agira alors de se mesurer avec les autres mâles en organisant des concours pour comparer les exploits respectifs de l’érection et de l’éjaculation.
22Freud, quant à lui, prend acte de cette vulnérabilité. Il glisse d’ailleurs, dans son texte sur le narcissisme, une curieuse remarque mettant à nu la vulnérabilité affectant la sexualité masculine ; la remarque est d’ailleurs insérée dans un passage traitant des réactions à la maladie :
Nous connaissons le modèle d’un organe douloureusement sensible, modifié en quelque façon sans être pourtant malade au sens habituel. Il est alors congestionné [blutdurchströmt], turgescent, humide et le siège de sensations diverses.19
23Il est sans doute significatif que cette notation soit insérée dans un texte qui ne traite pas directement de la sexualité masculine. Un écart considérable sépare en effet la représentation culturelle dominante plaquant sur le masculin une fonction guerrière et cette allusion discrète dévoilant la vulnérabilité du sexe préposé aux tâches meurtrières. Ce texte communique d’ailleurs en sourdine avec un développement logé dans une longue note de Malaise. Il y est question de la transformation qui affecta le régime sexuel lorsque se produisit le redressement de l’être humain, entraînant un déplacement des centres corporels ayant trait soit à l’odeur, soit à la vue :
Mais le passage à l’arrière-plan des stimuli olfactifs semble lui-même résulter du fait que l’être humain s’est détourné de la terre, s’est décidé à la marche verticale, par laquelle les organes génitaux jusqu’alors recouverts deviennent visibles et ont besoin de protection, ce qui ainsi suscite la honte.20
24Texte étonnant, dans la mesure où le besoin de « protection » (Schutz) est, dans les écrits de Freud, habituellement réservé à l’enfant. Nous est ainsi présenté l’équivalent d’un sexe-enfant, contrastant violemment avec l’orchestration culturelle qui accompagne habituellement l’entrée en scène du masculin.
25La corrélation entre masculinité et fragilité peut d’ailleurs être agissante dans des figurations qui mettent en avant une posture héroïque. L’un des écorchés dont Thomas Laqueur reproduit le dessin dans La fabrique du sexe exhibe, au bout d’un bras, une dague et, dans l’autre main, sa propre peau qu’il s’est valeureusement arrachée. Le dessin contraste avec celui des écorchées féminines qui, non seulement gardent leur peau sur la majeure partie de leur corps, mais déploient, à l’arrière-plan de celui-ci, l’équivalent d’une peau enveloppante et creusée à la manière d’une mandorle. La différence entre masculin et féminin passerait-elle par ce rapport à la peau : peau arrachée chez l’homme et peau supplémentaire pour la femme ?21
26Si on se penche, non sur le corps anatomique, culturellement redessiné, mais sur le corps tel qu’il prend forme dans l’écrit théorique, on peut être surpris de constater que le pouvoir érogène de la peau n’est mentionné, dans les Trois essais sur la sexualité, que dans le cas des femmes. Étudiant les circuits du plaisir, Freud ne rencontre ce phénomène, corrélé à l’activité, que lorsqu’il s’intéresse au cas masculin et, pour désigner une zone corporelle susceptible d’être émue en position passive, il mentionne « la peau des seins ». Didier Anzieu développera le thème d’une équivalence métaphorique entre la peau et l’enveloppement matriciel22.
27Dans le jeu des équivalences, des stratégies d’évitement sont d’ailleurs repérables. Autant Freud est sensible, concernant la fonction du pénis, à la question de la présence et de l’absence, autant il se fait discret quand il est question d’envisager les changements d’état qui affectent cet organe, comme si les phénomènes de l’érection et de la détumescence n’avaient pas à être pris en compte. Notons que Lacan ne manifeste pas la même réticence, mais braque toutefois le projecteur théorique dans une seule direction. Dans le séminaire sur L’angoisse, l’expérience de la détumescence joue une fonction essentielle, mais celle de l’érection est presque passée sous silence23. L’équivalent d’un voile théorique semble présent, faisant peser un interdit sur les mouvements de l’emblème masculin.
28Des développements sur les acrobaties situées en territoire masculin sont néanmoins accessibles, mais c’est un chercheur américain qui, dans des textes anciens déjà connus, a souligné l’importance et le sens de ce qu’on pourrait nommer les caprices du sexe. Il s’agit de La Cité de Dieu, de Saint Augustin, texte dans lequel sont proposées des hypothèses théologiques permettant de rendre compte des mouvements d’élévation et de chute qui affectent l’emblème pénien.
29L’analyse augustinienne se réfère à une perspective mettant l’accent sur la puissance plus que sur le plaisir et le rapport au désir. Le scandale consiste en effet dans la « désobéissance » dont se rend coupable le membre masculin à l’égard de son légitime propriétaire. « C’est avec raison que nous rougissons de cette convoitise, et ces membres mêmes, [...] qu’elle ne meut ni ne retient pas toujours à notre gré, c’est avec raison qu’on les appelle honteux. Il n’en était pas ainsi avant le péché. »24
30Ce qui était au départ décodé comme phénomène imprévisible acquiert une légitimité si on met en rapport la désobéissance d’Adam vis-à-vis de Dieu et la rébellion dont son membre se rend coupable vis-à-vis de lui : « La désobéissance est le châtiment de la désobéissance. »25 La scène érotique se situe ainsi dans le prolongement de la faute que restitue la construction théologique. D’où la naissance de la pudeur : « Or ce mouvement déchaîné contre la volonté coupable de désobéissance, la honte le couvre en rougissant. Aussi, chez tous les peuples, en tant que descendus de ce couple malheureux, ce sentiment de pudeur est si naturel que l’on voit les barbares conserver, même au bain, certain voile. »26
31L’invention de l’habit se situera dans le prolongement de cette scène où se joue la rébellion du corps. D’où « le secret voilé par le manteau ».
Les territoires perdus
32Contrairement au décret promu par Freud, il ne semble pas que la seule anatomie commande au destin ; l’histoire a son mot à dire, dans la mesure où les différents récits culturels font parler le corps. Le passage d’une culture à l’autre et les effets d’emprunt ou d’effacement qui vont s’ensuivre pourront conduire, non seulement à des pertes textuelles, mais à des falsifications qui ne seront pas sans conséquences sur les interprétations et les expériences vécues organisant le champ du masculin.
33L’un des textes ayant fait l’objet d’un effacement s’inscrivant dans l’héritage est précisément logé dans l’œuvre de Platon. La perte ne s’est pas effectuée sur le mode d’une amputation partielle, mais sur le mode d’une suppression de résonance. Il s’agit de la description, à la fin du Timée, de l’œuvre accomplie par le Démiurge fabriquant l’homme puis la femme. Or, l’attention prêtée au passage concernant la créature féminine a fait l’objet d’une telle fascination que les lignes consacrées à la créature masculine ont reflué dans l’ombre. Pierre Janet, dans Les névroses, un texte de 1909, fait état de la réception, à travers un nombre considérable de siècles, de l’« histoire » léguée par Platon : « Qui ne connaît l’absurde histoire inventée par Platon, qui a fait le tour du monde, qui pendant des siècles a obnubilé l’esprit des médecins. »27
34Il s’agit du fameux « animal » (zôon) logé dans le ventre des femmes qui, ne trouvant pas de sortie dans le corps féminin, remonte à la gorge, produit des sensations d’étouffement et provoque finalement la crise d’hystérie. Il est vrai que l’évocation platonicienne dépeignant cette pauvre femme, se débattant contre l’animal censé habiter son ventre, a constitué un objet de répulsion-fascination, précieusement transmis de siècle en siècle. Intéressons-nous à l’un des écrivains qui l’a captée au passage, Rabelais, qui place la leçon dans la bouche de Rondibilis, médecin de son état et parlant du corps féminin :
Certes platon ne sçait en quel ranc il les doibve colloquer, ou des animans raisonnables ou des bestes brutes. Car nature leur a dedans le corps posé en lieu secret et intestin un animal, un membre, lequel n’est es homes : on quel quelques foys sont engendrées certaines humeurs salçes, nitreuses, bouracineuses, acres, mordicantes, lancinantes, chatouillantes amerement : par la poincture et le fretillement douloureux des quelles (car ce membre est tout nerveux et de vif sentement) tout le corps est en elles esbranlé, tous les sens raviz, toutes affections interinées, tous pensements confonduz.28
35Est ainsi attribuée au « membre » féminin une infinité de sensations couvrant le registre du repoussant et du fascinant et conduisant à une jouissance extensive. Un tel « membre » est retiré aux hommes, ce qui leur confère toute la dignité qui fait d’eux des êtres protégés contre tout stigmate d’animalité. Une animalité d’ailleurs liée à un pouvoir de mobilité, puisque, selon le point de vue que Rondibilis attribue à Aristote, « tout ce qui de soy se meut est dict animal »29. L’auteur ainsi invoqué, Aristote, se trouve certes quelque peu malmené, puisque le principe de l’être est dit « premier moteur ». La puissance consistant à se mouvoir de soi-même est d’ailleurs valorisée dans le système aristotélicien, puisque, dans les circuits corporels animés, le sexe masculin est dit être seul, avec le cœur, à se mouvoir de lui-même. Rondibilis semble entremêler joyeusement les mondes de Platon et d’Aristote. Le texte de Platon ne se retrouve d’ailleurs pas seulement dispersé, mais sévèrement amputé en ce qui concerne le tableau rassemblant les traits du masculin. Est en effet présent et agissant l’élément qui faisait planer une honte irréparable sur le corps féminin : la présence active de l’« animal » (zôon) dans le ventre. Or, un tel animal est également présent, si l’on en croit le Timée, dans le corps masculin et il est pourvu d’une fonction qui contraste violemment avec celle que la psychanalyse attribue au sexe : poser des limites, instaurer un ordre. Dans le récit des opérations auxquelles se livre le Démiurge, il est en effet question des trajets le long desquels circule la « substance germinative » :
Vous connaissez la sortie du boire : après avoir traversé le poumon, la boisson, au-dessous des rognons, arrive dans la vessie, d’où, sous la pression du soule, elle est expulsée après avoir été recueillie ; c’est cette issue qu’ils [les Dieux] ont fait communiquer par un trou avec la moelle que nous avons appelée précédemment dans notre discours substance germinative. Celle-ci, étant douée d’âme et trouvant une échappée, à l’endroit même où elle s’échappe, cause un vivant appétit de jaillissement et produit ainsi le désir d’engendrer. Voilà pourquoi, chez les hommes, ce qui tient à la nature des parties est un être indocile et autoritaire, une sorte d’animal qui n’entend point raison, et que ses appétits toujours excités portent à vouloir tout dominer.30
36Le jaillissement dont traite ce passage de Platon est d’autant plus agissant qu’il survit, dans l’héritage qui recueille ce texte, à une tentative de méconnaissance, puisque la possibilité d’abriter, à l’intérieur de soi, un « animal » (zôon) interne n’a été retenue par les héritiers que dans la description du corps féminin. On prend la mesure du prix à payer qui s’est avéré nécessaire pour construire la fiction culturelle d’un masculin enfermé dans la rigidité. Masculin fétichisé.
37Une opération analogue de coupure peut se rencontrer dans d’autres cultures. Denise Paulme, dans La mère dévorante, analyse le trajet suivi par un héros civilisateur, le héros « sans fesses ». « Est-ce uniquement le hasard, questionne l’anthropologue, si une telle infirmité vient accabler précisément l’être chargé d’apporter aux hommes le secret des techniques ? De même que l’aveugle possède, ou reçoit, la faculté de voir les choses cachées, de même c’est au malheureux “Sans Fesses”, incomplet, inachevé, méprisé, qu’il appartient d’enseigner aux hommes la maîtrise du feu, puis les usages à observer dans la vie en société. »31
38Il semble que l’artifice culturel ne puisse être pensé comme simple ajout. L’accès à lui s’insère dans un processus sacrificiel. Dieu a demandé au héros d’« apporter le cœur de son père et celui de sa mère ». S’ensuivra un vaste système de tromperies condamnées à échouer dans la mesure où elles contraignent le héros à jouer avec la mort. Selon les cultures, le morceau du corps dont l’être masculin va se trouver privé ne sera pas toujours celui que Freud désigne quand il légifère sur le complexe de castration. Néanmoins tous les systèmes d’équivalence impliquent que soient corrélés l’occupation d’une place sacralisée et le renoncement à l’intégrité corporelle.
39Alors que la mutilation, corporelle ou socialisée, est exhibée lorsqu’il s’agit de la trajectoire féminine, elle se trouve agie et officiellement instrumentalisée dans ce qui relève du destin masculin, comme s’il importait de créer le leurre d’un masculin situé au-delà de toute perte.
Notes de bas de page
1 S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, 1986, p. 213.
2 M. Montrelay, « L’appareillage », La sexualité masculine, no 6 de Cahiers Confrontation, Paris, Aubier, 1981, p. 38 et suivantes.
3 D. Dumas, La sexualité masculine, Paris, Hachette, 2007.
4 N. Loraux, Les enfants d’Athéna, Paris, Maspéro, 1981, p. 14.
5 N. Loraux, Les expériences de Tirésias. Le féminin et l’homme grec, Paris, Gallimard, 1989, p. 16.
6 G. Fraisse, Muse de la raison. La démocratie exclusive et la différence des sexes, Aix-en-Provence, Alinéa, 1989, p. 82.
7 S. Agacinsky, La métaphysique des sexes, Paris, Seuil, 2005, p. 57.
8 Ibid. p. 19.
9 M. Schneider, Généalogie du masculin, Paris, Aubier, 2000, Flammarion « Champs » (édition revue et augmentée).
10 La recherche conduite par Corinne Fortier est en cours.
11 J. Lacan, Les formations de l’inconscient. 1957-1958, Paris, Seuil, 1998, p. 210.
12 S. Freud, « L’organisation génitale infantile », La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 114.
13 S. Freud, « Les théories sexuelles infantiles », ouvr. cité, p. 26.
14 J. Lacan, Le séminaire. Livre IV. La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p. 49-50.
15 A. Boureau, La papesse Jeanne, Paris, Aubier, 1988.
16 M. Tort, Fin du dogme paternel, Paris, Aubier, 2007.
17 Thématique développée dans M. Schneider, Généalogie du masculin, ouvr. cité, dans le chapitre sur « La fête végétale », p. 161-168.
18 E. Jones, Théorie et pratique de la psychanalyse, Londres, 1948, trad. Paris, Payot, 1997.
19 S. Freud, « Pour introduire le narcissisme », La vie sexuelle, ouvr. cité, p. 90.
20 S. Freud, Le malaise dans la culture, Paris, PUF, 1998 [1929], p. 42.
21 Voir les figures 10 et 11 pour l’écorché masculin et 15 et 16 pour l’écorchée dans le livre de T. Laqueur, La fabrique du sexe, Paris, La Découverte, 1995.
22 D. Anzieu, Le moi-peau et la psychanalyse des limites, Paris, Dunod, 1985 [1974].
23 J. Lacan, Le séminaire, Livre IV. L’angoisse, Livre X, Paris, Seuil, 2004.
24 La Cité de Dieu, Livre XIV, Paris, Seuil, 1994, p. 177.
25 Ibid., p. 177.
26 Ibid. p. 178.
27 P. Janet, Les névroses, Paris, Flammarion, 1909, p. 237.
28 Rabelais, Tiers Livre, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1994, p. 454.
29 Ibid.
30 Platon, Timée 91a-b in Œuvres complètes t. 2, L. Robin éd., Paris, Gallimard, La Pléiade, 1943, p. 522.
31 D. Paulme, La mère dévorante. Essai sur la morphologie des contes africains, Paris, Gallimard, 1976, p. 157.
Auteur
Philosophe et psychanalyste, est directrice de recherche émérite au CNRS. Elle a publié de très nombreux ouvrages sur Freud, le féminin et le masculin, entre autres, De l’exorcisme à la psychanalyse. Le féminin expurgé, Paris, Retz, 1979 ; La parole et l’inceste, Paris, Aubier, 1980 ; Sigmund Freud et le plaisir, Paris, Denoël, 1980 ; Père ne vois-tu pas... ? Le père, le maître, le spectre dans L’interprétation des rêves, Paris, Denoël, 1985 ; La part de l’ombre. Approche d’un trauma féminin, Paris, Aubier, 1992 ; Don Juan et le procès de la séduction, Paris, Aubier, 1994 ; Généalogie du masculin, Paris, Aubier, 2000 ; Le paradigme féminin, Paris, Aubier, 2003.
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