Introduction
p. 29-31
Texte intégral
1L’histoire des hommes et des masculinités bute sur les problèmes de vocabulaire rencontrés à ses débuts par l’histoire des femmes qui balançait entre rapports sociaux de sexe et rôles sexués avant de se rallier au concept de « gender » puis de le franciser. Il lui faut donc trouver à nouveau les termes et concepts adaptés à ce nouveau champ de recherche. Or, les registres et la signification des mots varient selon les acteurs et les époques. D’où l’abondance des faux amis. Les flottements de vocabulaire sont encore renforcés par l’interdisciplinarité, fructueuse intellectuellement mais source de complexité. L’approche freudienne et lacanienne du masculin n’est pas celle des praticiens des archives. Certaines « catégories d’analyse », très « utiles » certes mais forgées par d’autres disciplines, telles la « masculinité hégémonique » ou « la crise des masculinités » des sociologues Robert Connell et Michael Kimmel, ont été plaquées parfois de façon acritique, sur des situations historiques fort éloignées du XXe siècle. Les antiquisants et les médiévistes en particulier ont souligné les dangers de l’anachronisme conceptuel. Le retour au texte, nécessairement érudit et seul arbitre épistémologique, a permis de mesurer le danger des mots-valises visant à rabattre la diversité diachronique sur des concepts passe-partout.
2Par ailleurs, non seulement le sens des mots change selon l’époque mais, de plus, certains n’ont pas d’équivalent dans d’autres langues. Les problèmes de traduction auxquels s’est heurtée cette publication ont révélé des écarts qui renvoyaient souvent à des différences culturelles. Le français est ainsi apparu comme un idiome à la fois pauvre et imprécis. Prenons l’exemple de l’adjectif « masculin », utilisé dans la langue courante pour désigner ce qui relève des hommes – le vêtement ou les métiers masculins – mais renvoyant dans le registre scientifique au genre et à la construction des masculinités. Pour le reste, la langue française ne dispose que de deux mots abstraits : « virilité » et « masculinité ». Si l’on suit le dictionnaire de Pierre Larousse, la virilité semble réduite à ses fondements biologiques : les « apparences masculines » et la « capacité d’engendrer » qui est « le signe le plus irrécusable de la virilité », définissent ainsi « le sexe masculin »1. De fait, la virilitas désigne chez les Romains les organes génitaux. Mais dans un second temps, le dictionnaire valorise, par opposition à l’eunuque, « l’homme viril » qui a « plus de vigueur de muscles » et dont l’intelligence est plus développée que celle « des êtres délicats dont l’existence dépend de ses travaux et de sa protection ». La nature se mue ainsi en destin social sans que le dictionnaire éprouve le besoin de se référer à la masculinité. Le nouveau petit Robert, réactualisé pourtant en 1994, est plus confus encore. Certes, la virilité est d’abord caractérisée par « l’ensemble des attributs physiques et sexuels de l’homme » et, plus précisément, par la « puissance sexuelle ». Mais du génital découle « la symbolique qui s’y attache », « le caractère viril », l’« énergie », la « virilité de caractère ». Mieux, le dictionnaire raisonne par tautologie. À l’entrée « masculinité », correspond « la qualité d’homme, du mâle », qualité biologique donc, immédiatement suivie de l’« ensemble de caractéristiques masculines = virilité ». Bref, la virilité est confondue avec la masculinité ce qui obscurcit la réflexion historique. Qui plus est, à l’époque moderne comme au XIXe siècle, le terme de « virilité » n’est jamais employé par les locuteurs ordinaires et les contemporains, plutôt que de qualifier un homme de « viril », préfèrent dire que « c’est un homme, un vrai ! ». Les auteurs de la toute récente Histoire de la virilité ont pourtant préféré ce terme à « masculinité », en raison sans doute de son impact médiatique, et ce même s’ils ont jugé bon de proposer leur propre définition d’une virilité centrée sur « la part la plus “noble”, sinon la plus achevée », du masculin2. Bref, la polysémie du terme en rend l’usage historique délicat en dehors de ses références génitales et sexuelles.
3L’anglais, pour sa part et à la différence du français, dispose d’un riche lexique, de male qui relève de l’espèce, à manful et masculine, sans compter masculinity, manliness, manhood et tout récemment emasculinity, sans oublier virile et virility très peu employés. Si masculinity est utilisé dans une perspective de genre comme « masculinité », Männlichkeit ou mascolinità, en revanche, manhood et manliness sont quasi intraduisibles en français. Les historiens en sont réduits à expliciter la signification de ces mots dans des contextes particuliers. Christopher Fletcher a même choisi de conserver le terme anglais de manhood, plutôt que d’opter pour « virilité » qui trahissait, selon lui, la réalité historique.
4La plupart des auteurs ont donc pesé leurs mots mais sans juger toujours nécessaire de disserter sur leurs choix. C’est seulement en 2008, au reste, que le colloque organisé par l’université de Londres et auquel ont participé des pionniers de l’histoire des masculinités tels Ruth Karras ou John Tosh, a porté le débat sur la place publique et, paraphrasant Joan Scot, a opté en guise de titre pour une interrogation centrée sur les concepts : What is masculinity ? How useful is it as a historical category ? Semble se dégager, toutefois, un consensus qui réserve au champ de la réflexion scientifique le concept de « masculinité » et renvoie pour le reste aux termes utilisés par les acteurs de l’histoire eux-mêmes. Par sa plasticité et sa neutralité idéologique, le terme semble le plus adéquat pour penser l’histoire des hommes dans sa dimension de genre.
Notes de bas de page
1 P. Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, 1866-1876.
2 A. Corbin, J.-J. Courtine, G. Vigarello, « Préface », Histoire de la virilité, t. 1, L’invention de la virilité de l’Antiquité aux Lumières, A. Corbin, J.-J. Courtine, G. Vigarello dir., Paris, Seuil, 2011. Le tome 2 s’intitule Le triomphe de la virilité. Le XIXe siècle et le tome 3, La virilité en crise ? Le XXe siècle.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Acteurs et territoires du Sahel
Rôle des mises en relation dans la recomposition des territoires
Abdoul Hameth Ba
2007
Les arabisants et la France coloniale. 1780-1930
Savants, conseillers, médiateurs
Alain Messaoudi
2015
L'école républicaine et l'étranger
Une histoire internationale des réformes scolaires en France. 1870-1914
Damiano Matasci
2015
Le sexe de l'enquête
Approches sociologiques et anthropologiques
Anne Monjaret et Catherine Pugeault (dir.)
2014
Réinventer les campagnes en Allemagne
Paysage, patrimoine et développement rural
Guillaume Lacquement, Karl Martin Born et Béatrice von Hirschhausen (dir.)
2013