Chapitre I
Marsile Ficin : amour, mélancolie, fureur
Texte intégral
1Il faut sans doute considérer le Commentaire sur le Banquet de Platon (1469) de Marsile Ficin comme le véritable point de départ de toute la longue tradition renaissante concernant les « traités d’amour ». L’ouvrage reprend dans l’ensemble la structure du dialogue platonicien en proposant sept discours sur l’amour confiés à des interlocuteurs différents. Le texte est par conséquent spéculaire dans sa construction à celui de Platon. Mais Ficin ne se limite pas à reprendre les thèmes présentés par Platon dans le Banquet, puisque chacun des interlocuteurs propose à son tour sa propre interprétation du dialogue platonicien. C’est pourquoi le Commentaire ne représente pas une simple « reprise » du Banquet mais fait sans cesse intervenir des traditions différentes, antiques et moyenâgeuses, en ouvrant ainsi en permanence des perspectives tout à fait inédites et novatrices. La spécificité et l’intérêt majeurs du Commentaire ficinien résident sans doute dans cette construction théorique complexe qui soumet en permanence le texte de Platon à de multiples tensions problématiques : d’une part, la métaphysique de Plotin, l’ontologie hiérarchique de Denys l’Aréopagite et de Proclus et la théogonie du Corpus Hermeticum ; de l’autre, l’éthique d’Aristote et la morale des Pères de l’Église, de celle de saint Augustin en particulier ; sans oublier naturellement l’apport non moins important de la médecine de Galien, d’Avicenne et d’Al-Razi1.
2Or, ce qui m’intéresse ici en priorité ce n’est pas tant de revenir sur l’étude génétique des sources constituant le socle des argumentations ficiniennes mais plutôt de mettre en évidence l’articulation réciproque de trois notions principales qui traversent le Commentaire : l’amour, la mélancolie et la fureur. C’est à travers la mise en rapport de ces trois notions que l’on peut dégager le sens des thèses soutenues par Ficin tout au long de cette œuvre, in primis celle d’une « destination céleste » de la nature humaine et de sa capacité à saisir toutes les formes de la Beauté et de la Bonté divines présentes dans l’ordre de la création. Il s’agit sans doute du point focal de la pensée de Ficin : bien que confrontée aux attraits de la matière et des corps, la nature humaine, en vertu de la puissance de son âme immortelle, est à même de s’élever jusqu’à la hauteur de l’intelligence angélique et de parvenir ainsi à la vision béatifique de la vérité divine. Dans ce parcours qui la conduit de la matière à Dieu, la nature humaine est constamment accompagnée par la force multiple de l’amour, qui lui permet aussi bien de dépasser la condition « basse » de la mélancolie que d’atteindre la sphère « haute » de la fureur2.
3Je commencerai à cet égard par faire référence à une problématique précise pour illustrer mon propos. On sait que Ficin se propose dans le Commentaire de « fonder une philosophie de l’amour, qui transpose en quelque sorte l’Éthique d’Aristote en faisant du Souverain Bien le centre de gravité de la création toute entière »3. Une première question s’impose : comment une philosophie de l’amour puisant ses principes dans la tradition platonicienne et néoplatonicienne peut-elle s’accorder avec les présupposés de l’éthique aristotélicienne ? Comment définir par exemple le rapport entre l’« amour furieux » dont il est question dans le Phèdre (265a) et la « sagacité tempérée » de l’Éthique à Nicomaque (VI, 1140b 11) ? Quel est en d’autres termes dans le domaine de l’action le rapport entre l’excès et la mesure, l’extrême et le juste milieu ? Je répondrai à ces questions en rappelant brièvement le point de départ de l’éthique aristotélicienne : il s’agit de la question célèbre de l’« office » de l’homme.
4Dans le livre I de l’Éthique à Nicomaque, Aristote s’interroge en ces termes :
De même en effet, qu’un flûtiste, un sculpteur, tout artiste et globalement ceux qui ont un certain office et une action à exécuter semblent trouver, dans cet office, leur bien et leur excellence, de la même façon, on peut croire que l’homme aussi se trouve dans cette situation, si tant est qu’il ait quelque office. Serait-ce donc qu’un menuisier et un cordonnier ont des offices et des actions à exécuter, alors que l’homme n’en aurait aucun et serait naturellement sans fonction ?4
5Pour Aristote, l’éthique est une réflexion sur la forme de vie la plus appropriée à l’office de l’homme. Celui-ci constitue une forme de vie en acte caractérisée par la vertu de l’âme conduisant l’homme à la félicité et au bonheur. « Dans ces conditions, poursuit Aristote, si nous posons que l’office de l’homme est une certaine forme de vie (c’est-à-dire une activité de l’âme et des actions rationnelles), mais que, s’il est homme vertueux, ses œuvres seront parfaites et belles, dès lors que chaque œuvre parfaitement accomplie traduit la vertu qui lui est propre, dans ces conditions donc, le bien humain devient un acte de l’âme, qui traduit la vertu et, s’il y a plusieurs vertus, l’acte qui traduit la plus parfaite et la plus finale »5.
6La question aristotélicienne de l’« office éthique » le plus approprié à la vie humaine préside également aux argumentations ficiniennes du Commentaire. Pour Ficin, il s’agit en effet de déterminer les « formes de vie » découlant de l’amour comme « office » spécifique de l’homme. Or, l’office de l’homme, c’est l’amour. L’amour permet de définir les « actes » propres à la vie humaine, dans toutes ses différentes déclinaisons. Ficin parvient à souder dans un même mouvement théorique ce qu’il appelle « la puissance » de l’amour avec l’« acte » qui fonde l’office éthique de l’homme. Dans le deuxième discours du Commentaire, il affirme en effet qu’« il y a identité entre ces deux choses : exister et agir. Il n’y a pas d’existence sans opération et l’action ne dépasse pas l’existence »6. L’existence humaine se laisse appréhender dans les actes qui en fondent l’office spécifique : l’ensemble de ces actes se ramène aux différentes formes d’amour. De ce point de vue, Ficin parvient à transformer l’éthique aristotélicienne de l’amitié en une éthique qui fait de l’amour le point nodal de tous les actes de la vie humaine. Si Aristote dans le livre VIII de l’Éthique à Nicomaque fait de l’amour le principe moteur de l’amitié vertueuse et de la vie en commun, Ficin, pour sa part, ôte toute référence à l’amitié dans la définition des actes d’amour propres à l’office de l’homme7. C’est pourquoi, dans le septième discours du Commentaire, il fait de l’amour « socratique » le présupposé même de la vie civile8.
7C’est donc essentiellement à partir de ces thématiques que je voudrais présenter l’articulation réciproque entre l’amour, la fureur et la mélancolie. Cette articulation permet de mettre en lumière les « formes de vie » ou les modalités éthiques qui trouvent leur point d’application dans la puissance de l’amour. Il n’est pas tant question pour moi de présenter l’ensemble des thèmes du Commentaire que d’insister sur ce que j’appelle une « éthique de l’excès », autrement dit une éthique qui se construit dans le dépassement ou dans la mise à l’écart d’une éthique de la « juste mesure » ou du « juste milieu »9. Cette « éthique de l’excès » me semble constituer la véritable ligne de force du projet philosophique ficinien dans le Commentaire : à travers la définition de la puissance de l’amour et de ses multiples effets, Ficin explore les différentes possibilités de l’« office » dans lequel s’inscrit sans doute à ses yeux l’affirmation « en acte » la plus complète de la nature humaine.
L’amour de la Beauté ou les trois visages de Dieu
8Les cinq premiers discours du Commentaire sur le Banquet de Platon présentent une relative homogénéité. Il s’agit en effet pour Ficin de mettre en évidence les vertus de l’amour ainsi que sa capacité à nous faire appréhender la Beauté spirituelle, trouvant sa cause unique dans l’action créatrice de Dieu. C’est sans doute dans ces cinq discours que la confrontation de Ficin avec l’éthique aristotélicienne est la plus évidente et la plus assumée. D’une part, en effet, Ficin semble reprendre l’essentiel des thèses de l’Éthique à Nicomaque, mais, de l’autre, il ne cesse pour ainsi dire de les subvertir et de les transformer pour souligner ce qui l’intéresse en priorité : l’appartenance intime et profonde de la nature humaine à la nature divine. Et cette appartenance ne peut se dévoiler qu’en insistant sur la fonction « excessive » de l’amour et sur sa capacité à établir des liens entre la sphère mouvante des actes humains et le domaine immuable de la vérité divine.
9En témoigne à cet égard la double conception de l’amour qui se dessine en confrontant le premier discours du Commentaire avec le deuxième. Le premier discours du Banquet, celui de Phèdre, est commenté par Giovanni Cavalcanti. Par rapport à la lettre du texte platonicien, Ficin introduit deux arguments supplémentaires, concernant l’origine et l’utilité de l’amour. Pour ce qui a trait à l’origine de l’amour, « l’une des divinités les plus anciennes », née après le Chaos, selon les mots de Phèdre10, Ficin insiste notamment, en suivant la « théologie » d’Hermès Trismegiste et la cosmogonie du Timée, sur sa puissance d’« information » cosmique.
Les Platoniciens appellent chaos, le monde sans forme, et le monde, chaos formé. Pour eux, il y a trois mondes et il doit y avoir également trois chaos. Le premier est Dieu, auteur de l’univers, que nous appelons le Bien en soi. Il crée d’abord l’intelligence angélique, puis, d’après Platon, l’âme du monde et enfin, le corps du monde […]. Ainsi le premier monde créé par Dieu est l’intelligence angélique, le second, l’âme du corps universel, et le troisième toute cette machine du monde que nous avons sous les yeux […]. Dans ces trois mondes, trois chaos sont aussi à considérer.11
10Cette cosmogonie fondée sur l’opposition entre des mondes formés et des chaos informes présuppose l’action nécessaire de l’amour. Chacun des mondes formés (l’intelligence angélique, l’âme du monde, la matière) est le résultat de la puissance de l’amour qui, du chaos, tend toujours vers la constitution de la forme. Le passage de l’informe à la forme est toujours l’effet de la force de l’amour. En effet, affirme Ficin,
de même que l’intelligence à sa naissance et à l’état informe se tourne vers Dieu par amour et se trouve alors formée, ainsi l’âme du monde se tourne vers l’intelligence et vers Dieu dont elle est née et, alors qu’elle n’était qu’une chose informe et un chaos, elle devient monde grâce aux formes qu’elle reçoit de l’intelligence vers laquelle elle se tourne. Il en est de même de la matière de ce monde. Alors qu’au commencement elle n’était encore qu’un chaos affreux, privé de l’ornement des formes, un amour inné [amor ingenitus] l’a portée immédiatement vers l’âme et l’a rendue docile à son influence. C’est ainsi que, cet amour les harmonisant, elle reçut de l’âme l’ornement de toutes les formes que l’on voit dans le monde et que le chaos est devenu monde. Il y a donc trois mondes et aussi trois chaos. En tout par conséquent l’Amour accompagne le chaos, précède le monde, éveille ce qui dort, illumine ce qui est obscur, ressuscite ce qui est mort, forme ce qui est informe et perfectionne ce qui est imparfait.12
11J’insiste ici sur le fait que Ficin met en évidence l’action de l’amour au sein même de la matière. Par rapport au discours tenu par Phèdre dans le Banquet, Ficin développe davantage le thème d’un « innéisme cosmique » de l’amour qui se répand jusqu’à la constitution des formes matérielles. C’est dire que la puissance formatrice de l’amour traverse l’ensemble des formes de vie, de la pure intelligence angélique jusqu’aux corps matériels. Cette thèse demeure une constante de la pensée de Ficin : elle est affirmée tout au long du Commentaire et elle sera également énoncée dans la Théologie platonicienne (1482). La métaphysique ficinienne de la maturité ne fera pas l’économie de ce principe vital agissant au plus profond de la matière et lui conférant sans cesse ces formes spécifiques13. Une telle conception de l’« amour inné » permet ainsi de saisir le sens précis de cette métaphysique : bien que fondée sur une hiérarchie et sur une ordonnance transcendantes des êtres, elle intègre en permanence dans le processus de son déploiement des éléments immanentistes, ce qui garantit en définitive sa véritable légitimité théologique et philosophique14.
12C’est dans cette optique qu’il faut interpréter ce que Ficin affirme au sujet de l’utilité de l’amour dans la suite du premier discours. En reprenant cette fois expressément les termes utilisés par Phèdre dans le Banquet, Ficin remarque qu’« il serait évidemment superflu de rappeler chacun des bienfaits que l’Amour procure au genre humain »15. Pour saisir la nature exacte de ces « bienfaits » (benefecia) de l’amour, il faut néanmoins donner une définition supplémentaire de l’amour qui ne se trouve pas dans le discours de Phèdre. En effet, continue Ficin, « quand nous disons Amour, comprenez désir de beauté [pulchritudinis desiderium] »16. Les bienfaits de l’amour ne sont compréhensibles qu’à partir de cette définition, car si « l’amour est désir de jouir de la beauté », alors
l’Amour considère, comme sa fin, cette jouissance de la beauté. Or, cette beauté appartient seulement à l’intelligence, à la vue et l’ouïe. L’Amour, par conséquent, se limite à ces trois puissances. Quant au désir qui naît des autres sens, le nom qui lui convient n’est pas celui d’Amour, mais celui de « libido » et de rage. (Ibid.)
13Sur la base de cette distinction entre l’amour qui dépend de l’intelligence, de la vue et de l’ouïe et celui qui dépend des sens du goût et du toucher, Ficin s’interroge une première fois dans le Commentaire sur la signification des désirs « violents et furieux » (vehementes furioseque) qui « perturbent l’homme » (ibid., p. 142 – traduction légèrement modifiée). Il entend en quelque sorte mettre en lumière dès le début la question du dépassement de la limite et de la mesure qui est naturellement inhérente à celle de la puissance de l’amour : celui-ci, comme désir de jouir de la beauté, est en permanence exposé au risque « des dérèglements insensés » (insanae perturbationes). Ainsi
la rage de la chair conduit à l’intempérance, donc à un manque d’harmonie, et c’est pourquoi elle semble attirée aussi bien vers la laideur, alors que l’Amour n’est porté que vers la beauté. Laideur et beauté sont contraires. Les mouvements qui nous portent vers l’une ou l’autre doivent, par conséquent, être contraires. (p. 143)
14Ce qui commence à se dessiner dans ces pages du premier discours du Commentaire, c’est la possibilité de mettre constamment en rapport l’amour et la fureur, suivant une double direction : ou bien vers la « possession divine » ou bien vers la « folie bestiale ». Il s’agit en d’autres termes de la reprise de la thématique centrale du Phèdre, qui traverse de fond en comble le Commentaire sur le Banquet. J’estime que cette thématique est essentielle pour reconstituer le développement des thèses ficiniennes et surtout pour expliquer la fonction précise jouée par la fureur dans l’élaboration d’une « anthropologie de l’excès » – véritable point focal à mes yeux du Commentaire. Ce sont les linéaments de cette anthropologie que je voudrais par conséquent tenter de décrire à partir précisément du rapport entre l’amour et la double possibilité de la fureur.
15Au terme du premier discours, Ficin rappelle que « l’Amour, en tant qu’il cherche le Beau, désire toujours ce qui est beau et magnifique et, en tant qu’il hait le laid, fuit nécessairement ce qui est déshonnête et obscène » (p. 143). C’est en cela d’ailleurs que réside sa véritable « utilité » : en recherchant ce qui est beau et magnifique, l’amour est à l’origine des actions honnêtes et justes, guidées par la tempérance.
16Mais cette « éthique de la juste mesure » suffit-elle pour expliciter toutes les composantes de l’amour comme désir de beauté ? Doit-on considérer la tempérance comme étant la seule condition à même de nous faire appréhender toutes les formes de cette beauté ? En commentant le discours de Pausanias, Ficin infléchit considérablement cette perspective. En effet, après avoir défini la beauté comme « la splendeur de la bonté divine » s’irradiant dans le monde comme un rayon de lumière, il ajoute que
Dieu, centre de tout, […] s’insère en toute chose [sese inserit universis], non seulement en tant qu’il est présent en tout ce qui n’est pas lui, mais encore parce qu’à tout ce qu’il a créé, il a conféré une composante ou plutôt une puissance intrinsèque [potentia intima] très simple et éminente qu’on appelle l’unité des choses et qui est comme le centre dont dépendent et vers lequel se tournent les autres parties et les autres puissances de toute créature. (p. 148)
17Toutes les choses créées sont dotées d’une sorte de « centre » (l’âme, l’intelligence, la nature) qui constitue la « puissance intrinsèque » leur permettant de retrouver et de remonter jusqu’à Dieu, centre originaire de toute la création. Or, selon Ficin, dans cette hiérarchie articulée autour de Dieu comme « centre de tous les centres », « les corps ne sont que les ombres ou les traces des intelligences. Or une ombre ou une trace ne reproduit que l’image de ce dont elle est l’ombre ou la trace » (p. 148). C’est précisément à partir de cette définition des corps comme « images-ombres » des intelligences ou des « centres » de chaque chose que Ficin s’interroge à nouveau sur ce que j’appelle une « éthique de l’excès ». Si la beauté divine est
un rayon qui pénètre en tout, [alors] ce rayon orne l’intelligence de la hiérarchie des idées, remplit l’âme de la série des raisons, féconde la nature avec les semences, orne la matière de formes […]. Ainsi celui qui contemple la beauté en ces quatre cercles : l’intelligence, l’âme, la nature et le corps et aime en eux la splendeur de Dieu, celui-là, par un telle splendeur, voit et aime Dieu lui-même. (p. 152)
18La notion d’« image-ombre » est ici décisive pour saisir l’argumentation de Ficin. En effet, par rapport à la lettre du texte platonicien, Ficin introduit la thématique plotinienne de la matière et des corps comme ombres de l’unité première, mais, à la différence de Plotin, il ne leur confère pas un statut complètement négatif17. Les corps sont toujours des « images vivantes » de la beauté divine et c’est pourquoi celui qui aime « ne désire pas tel ou tel corps, mais la splendeur de la majesté divine qui se reflète dans le corps et c’est cela qu’il admire, qu’il désire et qui le laisse interdit »18. L’amour des corps est en réalité l’amour des « images-ombres » ou des rayons reflétés de la beauté divine, c’est-à-dire de la potentia intima qui agit au plus profond de chaque être.
Je dirais même, poursuit Ficin, si je ne craignais pas que quelqu’un d’entre vous rougisse en m’écoutant, que même les forts et les sages sont généralement troublés devant un inférieur qu’ils aiment, car ce qui les effraie, les brise et les possède n’est pas humain. Une puissance humaine [humana vis] est toujours supérieure dans les plus forts et dans les plus sages, mais cet éclat de la divinité [divinitatis fulgor] qui brille dans les belles choses contraint les amants à l’admirer, à la craindre et à la vénérer comme une image de Dieu [dei simulacrum] […]. Il arrive ainsi très souvent que l’amant désire se transférer dans la personne aimée : ce qui est légitime, car, en fait, d’homme il désire et s’efforce de devenir dieu. Qui donc ne changerait pas la condition humaine pour celle de Dieu [Quis autem pro deo hominem non commutet] ? (Ibid., p. 153)
19L’amour est une expérience de la divinité qui peut profondément transformer la nature humaine. Même dans l’amour des corps, en effet, nous faisons l’expérience d’une puissance « in-humaine » qui nous dépossède de notre nature et nous fait désirer devenir dieu (deus conatur). La notion de la beauté corporelle comme « image-ombre » de la beauté divine permet à Ficin de mettre en exergue cette possibilité : c’est l’image de divinité présente dans les corps qui peut nous faire « changer de condition » (commutere), en nous transformant en une nature divinisée. Je tiens à souligner ce caractère pour ainsi dire « plastique » de la nature humaine, qui résume à mon sens l’essentiel de la thèse soutenue ici par Ficin. Ce qui se joue ici c’est en effet la possibilité permanente d’un « excès de puissance » qui remet en question les limites entre l’humain et le divin. Ces limites sont en fait exposées à la possibilité de leur dépassement en vertu de la force intrinsèque de l’amour : ce dernier rend pour ainsi dire « perméable » le rapport qui lie la nature humaine à la nature divine19.
20En témoigne également le cinquième discours, qui commente le discours d’Agathon et qui est donc spéculaire au deuxième discours, celui de Pausanias. Ce dernier affirme en effet que l’amour est lié à la beauté puisqu’il est le plus ancien des dieux, alors qu’Agathon défend la thèse de la jeunesse et de la beauté de l’amour20. À partir du texte du Banquet, Ficin développe des argumentations qui se rapportent immédiatement à celles proposées dans le deuxième discours, notamment à celles qui font de la beauté un rayon émanant de la nature divine.
Dès que la puissance de Dieu qui surpasse tout engendre les anges et les âmes, elle répand en eux, comme en ses fils, son propre rayon qui porte en lui une vertu féconde pour créer toutes choses. Ce rayon imprime en ceux qui en sont plus proches de lui l’ordonnance et l’ordre du monde beaucoup plus expressément que dans la matière de ce monde.21
21Dans cette optique, Ficin appelle la beauté « la grâce du visage divin », et « l’élan qui nous pousse vers elle, amour universel » (ibid., p. 185). Et d’ajouter : « la conséquence de tout ce qui précède est que toute la beauté du visage divin, que l’on appelle la Beauté universelle, est incorporelle, non seulement dans l’ange et dans l’âme, mais aussi dans le regard des yeux » (p. 186). D’où la question qui s’impose immédiatement : quelle est la véritable origine de l’amour ? Comment concilier sa définition (l’élan qui nous pousse vers la beauté et la grâce de Dieu) avec sa jeunesse ? C’est en répondant à cette question que Ficin pose à nouveaux frais le problème de l’« image de la beauté » et de son rapport avec l’amour. En quoi consiste d’abord la beauté d’un corps ? « C’est un acte, un élan, une grâce qui s’exprime en lui sous l’influence de son idée. Un tel éclat [fulgor] ne descend pas dans la matière avant qu’elle y soit convenablement préparée. Or la préparation d’un corps vivant requiert trois choses : l’ordre, la mesure et l’aspect » (p. 188).
22Il est évident que ce qui intéresse en priorité Ficin c’est de prouver que « la Beauté est tellement étrangère à la masse du corps que jamais elle ne se communique à la matière elle-même » (p. 189). L’ordre, la mesure et l’aspect constituent des critères purement spirituels de la beauté, et ils font en sorte que « notre corps soit absolument semblable au ciel, dont la substance est tempérée, et pour qu’un excès d’humeurs [humorum excessus] ne nuise pas à la formation de l’âme » (p. 189). Ficin tente ici d’écarter de la définition de la beauté tous les excès humoraux du corps : son propos consiste pour ainsi dire à « spiritualiser » au plus haut point la beauté corporelle afin d’éviter les dérèglement et les troubles des humeurs qui pourraient perturber la vision dans l’âme de la beauté divine. Pour pouvoir passer de l’image d’un corps beau à la vision de la beauté de la grâce divine, il faut limiter la fonction potentiellement excessive des humeurs corporelles. La notion d’excès se révèle ainsi déterminante pour la construction des démonstrations ficiniennes : en effet, « l’âme n’a besoin d’aucun complément pour apparaître belle. Elle doit seulement s’affranchir du soin et du souci absorbant du corps et écarter le trouble qu’engendrent le désir et la crainte. Alors aussitôt la beauté naturelle de l’âme brillera d’un vif éclat » (p. 190).
23Les excès des humeurs du corps s’opposent ainsi à l’« ardent amour » (ardens amor) qui enflamme l’âme ravie par la grâce de la beauté divine : or, c’est précisément la mise en lumière de cette opposition qui illustre la spécificité de la lecture ficinienne du Banquet. Le recours à la théorie médicale des humeurs excessifs et des troubles affectifs qui s’ensuivent (désir, crainte) permet ici à Ficin de légitimer sa conception de la « puissance de l’amour » (amoris virtus). Ficin a donc ici recours à une double notion d’excès : d’une part, celle qui dérive de la médecine exposée par Platon dans le Timée, avec sa conception des humeurs et des tempéraments, et reprise ensuite par Galien22 ; de l’autre, celle qui considère l’amour comme un élan qui pousse l’homme à s’unir à la beauté divine.
24Il s’agit par conséquent d’opposer la puissance « excessive » de l’amour de la beauté aux excès des tempéraments du corps, assimilés à des « maladies » et à des troubles humoraux. L’« amour ardent » permet d’outrepasser les dysfonctionnements engendrés par les humeurs déréglées du corps et de saisir ainsi le « vif éclat » de la beauté divine. En ce sens, l’ordre, la mesure et l’aspect désignent davantage des propriétés spécifiques liées à l’« image » ou à la forme du corps plutôt que des qualités se référant à la consistance de la « matière ». C’est pourquoi Ficin peut conclure en affirmant que
la Beauté est une grâce vivace et spirituelle, infuse par le rayonnement de la lumière de Dieu, d’abord dans l’ange, de là dans l’âme des hommes, dans la forme du corps et dans les sons et que cette grâce, par l’intermédiaire de la raison, de la vue, de l’ouïe, émeut et réjouit nos âmes et, en les réjouissant, les ravit et, en les ravissant, les enflamme d’un ardent amour.23
25Seul l’excès de l’« amour ardent » est en mesure de nous faire contempler « la grâce vivante et spirituelle » (gratia vivax et spiritalis) de la Beauté et, par là, de nous révéler le vrai visage de la lumière divine. La contemplation des « rayons » de l’infinie beauté de Dieu ne peut se réaliser qu’à partir de la puissance de l’amour. C’est d’ailleurs en ce sens que Ficin interprète dans le quatrième discours le mythe de l’androgyne, relaté dans le Banquet de Platon par Aristophane. La « coupure » qui est à l’origine de la nature humaine se transforme en effet chez Ficin en l’opposition entre la lumière divine et la lumière naturelle présentes dans l’âme. Or, seul l’amour qui se tourne vers Dieu permet aux deux lumières d’agir de concert et de soumettre les désirs déréglés du corps aux prérogatives raisonnables de l’âme. Ainsi,
ceux qui connaissent Dieu, ne lui plaisent pas, tant qu’ils ne l’aiment pas comme ils le connaissent. Mais ceux qui le connaissent et qui l’aiment sont aimés de lui, et cela, non parce qu’ils le connaissent, mais parce qu’ils l’aiment […]. Donc ce qui nous ramène au ciel, ce n’est pas la connaissance de Dieu, mais l’Amour. (Ibid., IV, p. 176)
26J’insiste ici sur le fait que cette définition de l’amour présuppose ce que j’appelle une « anthropologie de l’excès », c’est-à-dire la possibilité de concevoir un passage « à la limite » de la nature humaine – voire d’envisager son véritable « dépassement » dans l’expérience d’une « jouissance exquise et juste » (blanda et dulcis fruitio) de la Beauté divine : en effet, « l’Amour éternel qui porte toujours l’âme vers Dieu fait qu’elle jouit toujours de Dieu comme d’un spectacle nouveau » (p. 177). Plutôt que de désigner les contours incertains d’une expérience mystique, Ficin me semble ici plutôt souligner les linéaments d’une union avec Dieu qui passe nécessairement par un processus de transformation de la nature humaine axé sur la virtus amoris : il s’agit en effet pour ainsi dire de « céder » à la force excessive de l’amour afin de réguler les tempéraments et les humeurs du corps. C’est cet « excès » d’amour qui permet au final de retrouver les chemins du « juste milieu » et de l’équilibre éthique. La « justice », la « tempérance », le « courage » et la « sagesse », les quatre vertus qui selon Agathon découlent de l’amour, ne deviennent effectives qu’à partir de la « puissance de cette charité » (huius caritatis vis) – la seule à même de fonder le rapport harmonieux entre les élans de l’âme et les désirs du corps. C’est d’ailleurs la problématisation approfondie de ce rapport qui est au centre de deux derniers discours du Commentaire et que je voudrais continuer à exposer dans les pages qui suivent.
Mélancolie et magie de l’amour
27Dans le sixième discours du Commentaire, Ficin analyse, par la voix de Thomas Benci, les propos tenus par Socrate dans le Banquet. De par la richesse des thèmes et des sujets convoqués, ce discours est sans doute l’un des plus complexes de tout le Commentaire. Ficin y discute notamment la thèse de l’amour comme « démon », c’est-à-dire comme « intermédiaire » (medius) entre Dieu et l’homme. Pour ce faire, il se livre à la reconstruction, sur la base essentiellement du Timée, des Lois, des Ennéades de Plotin et de la Hiérarchie céleste de Denys l’Aréopagite, d’une cosmologie des sphères animées, censée montrer l’unité dynamique des différentes parties de l’univers. Ficin insiste en particulier sur la fonction jouée par les « démons vénériens » dans la constitution de cette cosmologie (VI, p. 200-208).
28Or, ce qu’il m’intéresse de souligner ici se situe ailleurs et plus spécifiquement dans la tension oppositive entre l’« amour mélancolique » et l’« amour magique ». Cette tension apparaît dans toute sa clarté lorsque Ficin commente le célèbre discours de Diotime, comme on le sait objet à son tour dans le Banquet de l’interprétation socratique. Il s’agit selon cette perspective pour Ficin d’expliquer dans le détail trois enjeux principaux : 1) l’origine de l’amour, 2) sa nature et 3) son utilité. Le premier point représente un obstacle non indifférent, puisque Ficin tente de concilier le mythe de Poros et de Penia, raconté par Diotime à Socrate, avec celui de la « double Vénus », c’est-à-dire de la Vénus céleste et de la Vénus terrestre, proposé par Pausanias. Il parvient à ce résultat en proposant une exégèse extrêmement originale des textes platoniciens, fondée en particulier sur le traité 50 des Énnéades, suivant laquelle la Vénus céleste incarne l’intelligence angélique (mens angeli) et la Vénus terrestre, l’âme du monde ou la puissance d’engendrer. Chacune de ces deux Vénus obéit à son tour au double mouvement d’Éros, céleste et vulgaire, engendré d’une part par Poros, l’abondance, et de l’autre par Penia, l’indigence. Ce qui conduit Ficin à affirmer que grâce à l’action d’Éros, « la Vénus céleste, par son intelligence, s’efforce de reproduire en elle-même aussi fidèlement que possible la beauté des choses divines, la vulgaire, grâce à la fécondité des germes divins, tend à engendrer dans la matière du monde la beauté qu’elle a conçue en elle d’une manière divine »24.
29Mais je voudrais plutôt insister sur le deuxième aspect, relatif à la « nature » de l’amour. Ficin s’interroge en effet en premier lieu sur les passions qui naissent de Penia, c’est-à-dire de l’amour comme « indigence ». Comment faut-il interpréter les mots de Diotime suivant lesquels l’amour est sec, maigre et pâle ? Ficin répond à la question en faisant appel à la tradition médicale et à l’explication des causes de la mélancolie. C’est en effet en celle-ci que l’on constate clairement les conséquences de l’amour comme « indigence ».
Si les mortels, écrit Ficin, sous l’emprise de l’amour durable, deviennent pâles et maigres, c’est parce que la nature est généralement incapable de faire deux choses à la fois. L’attention de l’âme aimante étant tout entière absorbée par la pensée constante de l’aimé, toute la puissance du tempérament naturel [naturalis complexionis vis omnis] s’y trouve naturellement concentrée.25
30S’ensuivent des troubles digestifs, qui affectent immédiatement la nature et la qualité du sang, qui devient « pauvre et cru », et « c’est pourquoi tous les membres sont exténués et pâlissent par suite de la pauvreté et de la crudité de la nourriture » (ibid., p. 214). En outre, poursuit Ficin, l’âme de l’amant étant entraînée vers l’image de l’aimé gravée dans la fantaisie et vers l’aimé lui-même, les esprits sont également portés vers cet objet et, volant continuellement vers ce but, s’épuisent ». Mais en raison du sang déjà appauvri, les esprits ne peuvent plus se régénérer, « alors le corps se dessèche et dépérit et les amants deviennent mélancoliques. C’est le sang sec, épais et noir qui remplit la tête de ses vapeurs, dessèche le cerveau et ne cesse, jour et nuit, de troubler l’âme par des visions sombres et effarantes (p. 241)26.
31Il me semble parfaitement évident que l’« amour indigent » est une cause capable de transformer la nature du corps – c’est-à-dire de le rendre « mélancolique » et « malade ». La mélancolie est la conséquence physiologique de la puissance de transformation propre à l’« indigence » de l’amour. Ficin met en évidence le fait qu’une « passion indigente » produit en réalité des effets physiologiques excessifs et troublants. L’état physiologique de la mélancolie, caractérisé par les dérèglements excessifs des humeurs, découle directement de l’incapacité de la nature « à faire deux choses à la fois » : la force du corps est affaiblie par l’action réitérée d’une pensée se trouvant dans l’âme. Ficin reprend expressément à ce titre les thèses soutenues par Al-Razi, célèbre médecin arabe du ixe siècle. Ce dernier affirme en effet que
l’excès [dans l’activité de l’âme rationnelle] consiste en ce que penser à ces choses [d’une manière réitérée] influence <celui qui le fait> et le domine à tel point que l’âme désirante ne puisse absorber de nourriture ni ce qu’il faut de sommeil et du reste pour assurer le salut du corps, dans la mesure nécessaire pour que le mélange du cerveau reste dans une situation saine. Au contraire on cherche ces notions, on y aspire, on fait les plus grands efforts et l’on estime que l’on va arriver à les obtenir en un temps plus bref que celui en dessous duquel il n’est pas possible de les atteindre. En suite de quoi, le mélange de l’ensemble du corps se corrompt à tel point que l’on tombe dans les idées noires et la mélancolie.27
32La mélancolie est pour Ficin un excès physiologique engendré par une « image fantastique » de l’être aimé qui ne cesse d’affaiblir le corps à travers l’action des esprits, c’est-à-dire de la partie la plus légère du sang. L’originalité de Ficin tient sans doute ici à la problématisation du rapport entre l’âme et le corps à partir de ce « déséquilibre incapacitant » propre à la nature humaine : la force excessive d’une image présente dans l’âme engendre nécessairement des tempéraments excessifs ou des maladies dans les corps. On pourrait à cet égard parler d’une « psycho-physiologie » de l’excès combinant deux dynamiques : d’une part, celle qui caractérise l’âme lorsqu’elle est occupée par une image ou une pensée persistante ; de l’autre, celle qui concerne le corps subissant les altérations de son équilibre humoral. Dans les deux cas le résultat se résume en définitive à une rupture de l’état de « santé » aussi bien de l’âme que du corps ; ainsi, conclut Ficin, « c’est pour avoir observé ces phénomènes que les médecins de l’Antiquité ont dit que l’amour était une maladie voisine de la mélancolie »28.
33Mais Ficin précise aussitôt qu’« il n’y a pas que l’amour qui rende les hommes tels, mais tous ceux qui sont tels par nature, sont enclins à l’amour. Ce sont ceux en qui la bile, qu’ils appellent cholérique, ou l’humeur noire, qu’ils nomment mélancolie, l’emportent sur les autres humeurs »29. L’excès peut par conséquent également se situer du côté du corps. Un déséquilibre « bilieux », à l’origine de la colère, ou un déséquilibre de l’humeur noire, à l’origine de la mélancolie, peut engendrer une production imaginative excessive, qui fixe l’attention de l’âme de l’amant sur la personne aimée.
Á cause de l’élan [impetus] de cette humeur du feu, continue Ficin, les cholériques se jettent tête baissée dans l’amour. Les mélancoliques par contre sont lents à aimer, en raison de la paresse de l’humeur de nature terrestre, mais, une fois qu’ils sont pris au piège, ils persévèrent très longtemps, à cause de la stabilité de cet élément.30
34Á la lumière de ces affirmations, il apparaît clairement que l’amour se situe au point de croisement de plusieurs problématiques. Il constitue d’abord le centre de fixation de la question de l’image : c’est en effet dans la « pensée d’amour » qu’apparaît la fonction créatrice jouée par la fantaisie au sein de l’âme humaine. Il définit ensuite le cadre à partir duquel il devient possible d’envisager la transformation de la nature humaine : l’excès humoral produit par les images d’amour est à même d’engendrer dans le corps humain des changements profonds et durables. Enfin il synthétise la thématique du rapport entre l’âme et le corps : qu’il se situe d’un côté ou de l’autre, l’excès n’a de cesse de produire des effets notables, qui conduisent en définitive à une rupture de l’équilibre, physiologique ou mental, définissant l’état de santé. C’est par le biais du rapport entre amour et mélancolie que l’on peut par conséquent mettre en évidence l’articulation raffinée de l’anthropologie ficinienne, qui se constitue à travers une cartographie détaillée et ouverte de la nature humaine, impliquant en même temps la médecine et la physiologie, la théorie des passions et de la connaissance, la philosophie et la théologie31.
35Si Penia, l’Indigence, est à l’origine de la mélancolie et des troubles humoraux qui en découlent, Poros, l’Abondance, est en revanche la cause d’effets « contraires » (contraria).
Nous l’avons dépeint précédemment comme simple, imprudent, vil et sans armes, affirme Ficin ; ici, il se présente avec les qualités contraires. On le dit en effet rusé, chasseur, éveillé, inventeur, tendeur de pièges, ami de la prudence, philosophe, viril et audacieux, violent, éloquent, mage et sophiste. Ce même amour qui, en toutes les autres entreprises, rend l’amant négligent et maladroit, le rend dans les choses de l’amour astucieux et habile.32
36Les qualités qui dépendent de Poros permettent à Ficin d’insister sur d’autres propriétés de l’excès d’amour, et notamment sur les qualités « magiques ». Ces qualités sont celles qui présupposent une « puissance de relation » liée à la nature positive et créatrice de l’amour.
Pourquoi imaginons-nous l’Amour magicien ? Parce que toute la puissance de la magie se retrouve dans l’Amour [tota is magice in amore consistit]. Le rôle de la magie est l’attraction d’une chose par une autre en vertu de leur affinité naturelle. Or les parties de ce monde, qui sont comme les membres d’un seul animal, dépendent toutes d’un seul créateur, sont unies entre elles par la communauté d’une seule nature [unius nature communione invicem copulantur] […]. De leur commune parenté naît un amour commun [communis amor] et de l’amour une commune attraction [communis attractio]. Or cette attraction est la vraie magie.33
37On sait que Ficin pose dans ces pages du Commentaire les présupposés majeurs de la magie de la Renaissance, qui seront sans cesse repris et repensés aussi bien par Pic de la Mirandole et Agrippa que par Bruno et Campanella34. Il ne peut être ici question de reconstruire l’ensemble de ces trajectoires traçant l’histoire de la magie à la Renaissance. Je me bornerai à souligner trois aspects qui me paraissent essentiels pour la définition de ma problématique. Premièrement, l’amour magique trouve son origine dans la nature qui lie tous les êtres dans une « attraction commune ». C’est pourquoi cet amour est à son tour un « amour commun » : la « vraie magie » (vera magica) n’est possible qu’à partir de cette double « communauté » – celle de la nature et celle de l’amour. La magie constitue une véritable « puissance de relation » au sein de la nature, puisqu’elle reproduit à l’infini les liens communs unissant toutes les parties du monde. Cette « puissance de relation » ou d’« attraction » relève entièrement des propriétés spécifiques de l’amour magique : celui-ci se présente d’abord comme une capacité de développer et d’étendre les rapports qui constituent la « nature » dans son ensemble35.
38Deuxièmement, où se situe l’excès caractérisant l’« amour magicien » ? Dans son action et dans son œuvre, proches de celle de l’art. Ficin est sur ce point très explicite : « […] les œuvres de la magie sont des œuvres de la nature, l’art n’est qu’un instrument. En effet, là où l’affinité naturelle se révèle insuffisante, l’art y supplée en temps opportun par des vapeurs, des nombres, des figures et des qualités. C’est comme en agriculture, la nature produit les moissons, mais l’art les prépare »36. L’amour magique est comme un « art » qui accompagne l’œuvre de la nature. L’amour magique est un « instrument » (ministrum) qui permet de parfaire l’action commune de la nature, fondée sur l’affinité (cognatio) entre les êtres. Mais cet instrument peut également créer de l’écart au sein même de la nature. Il ne se limite pas à reproduire des liens naturels d’affinité, mais peut produire de l’excès – des nouveaux rapports – dans la dynamique infinie de l’« attraction commune ». L’exemple de l’agriculture cité par Ficin est à cet égard tout à fait éclairant pour illustrer son propos. Si « la nature produit les moissons, l’art en revanche les prépare [ars preparat] » : cette « préparation » ne consiste pas seulement à suivre les lois de l’attraction commune de la nature mais également à les modifier par des « pratiques » supplémentaires. Cette comparaison entre l’art magique et l’agriculture met en lumière la question centrale évoquée ici par Ficin, qui concerne la « mise en forme du vivant » à travers le travail incessant de l’œuvre humaine37. L’amour magique désigne précisément cette « puissance artistique » de mise en forme du vivant, c’est-à-dire cet acte de création spécifique à la pratique humaine38.
39Troisièmement : comment l’amour magique s’affirme-t-il dans les relations humaines ? Principalement par la « puissance de l’éloquence » (eloquentie vis). « D’ailleurs toute la nature est appelée mage, en vertu de cet amour réciproque. Les amoureux séduisent par la puissance de leur éloquence et les charmes de leurs chants les personnes qu’ils aiment, comme par des incantations, et se les concilient »39. Il s’agit d’un autre élément décisif pour la compréhension du Commentaire. L’amour est magique en raison de la « force des mots » qui président à son « discours de séduction ».
40Ficin fait ici apparaître le rapport fondateur entre l’amour, la magie et le langage. Ce rapport illustre pour ainsi dire le « dispositif » qui est au centre de cette problématique de la démesure que je tente d’esquisser à partir du Commentaire. La « nature abondante » de l’amour se révèle également dans la force spécifique de son langage, qui est éminemment relationnel : la « parole d’amour » est à même de constituer et de créer en permanence la relation entre l’aimant et l’aimé. C’est ici que réside sa véritable « magie ». De par la « puissance de son éloquence », l’amour produit sans cesse un excès relationnel qui définit la forme même des rapports liant l’amant à l’aimé. Ces rapports ne sont pas seulement le reflet fidèle des liens communs qui unissent les êtres naturels dans une attraction réciproque, mais définissent également les propriétés et les caractères singuliers de l’amour humain. « Personne ne peut par conséquent douter, conclut Ficin, que l’Amour soit magicien, puisque toute la puissance de la magie réside dans l’Amour et que l’œuvre de l’amour s’accomplit par fascination, incantation et sortilège » (p. 221).
41Mais la question de l’excès d’amour dans le sixième discours du Commentaire est également posée par Ficin à travers une double interrogation, que j’appellerai « anthropologique » et « théologique ». Selon moi ces deux perspectives, à première vue distinctes, sont en réalité cohérentes avec ses argumentations. La première est présentée par Ficin après les considérations relatives à l’amour magique. Il affirme en effet :
[…] il y a, en outre, dans l’appétit de l’homme [in hominum appetitu], dès les premiers instants de sa vie, une ardeur innée inextinguible [inextinguibilis innatus est fervor], qui ne permet pas à l’âme de se reposer et qui toujours la pousse à s’appliquer sérieusement à quelque objet défini. Les caractères des hommes sont divers ; on ne vit pas d’un seul désir. Voilà pourquoi cette ardeur continuelle de la concupiscence [continuus ille concupiscentie fervor], qui est un amour naturel, pousse les uns à l’étude des lettres, les autres à la musique ou à la peinture, les autres vers la pureté des mœurs ou la vie religieuse, d’autres vers les honneurs, quelques-uns vers l’accumulation des richesses, la plupart vers les plaisirs de la table et de la chair et d’autres enfin vers autre chose. Même le même homme, suivant son âge, est porté vers des buts différents. (p. 221)
42L’amour apparaît clairement ici comme un principe de transformation et de différentiation « excessif » de la nature humaine. Il désigne en effet le « seuil de création » permanent sans lequel il n’est guère possible de donner une définition de cette nature. L’amour est cette « ardeur innée inextinguible » qui nous pousse à nous dépasser et à rechercher constamment la diversité et la multiplication des désirs. On peut en ce sens affirmer que pour Ficin la nature humaine, c’est l’excès – l’ardeur ou la ferveur (fervor) qui cherche à surpasser les limites imposées par l’habitude et la répétition des désirs. C’est précisément cette « ardeur excessive » qui définit l’espace possible de l’expérience éthique de l’amour : ce n’est que dans l’horizon de ce dépassement permanent de la « juste mesure » qu’une « vie d’amour » devient effectivement envisageable.
Aussi la même ardeur est-elle dite à la fois immortelle et mortelle. Immortelle, parce qu’elle ne s’éteint jamais et préfère changer de matière que de disparaître. Mortelle, parce qu’elle ne s’applique pas toujours au même objet. Néanmoins soit que la nature change, soit qu’un trop long usage de la même chose ait engendré la satiété, elle cherche des nouveaux plaisirs et ce qui a presque disparu dans une chose revit d’une certaine manière dans une autre. (p. 221-222)
43Dans cette optique, l’amour apparaît davantage comme une forme de rapport à soi que comme une modalité de la relation à autrui. Ficin insiste en effet ici sur la puissance de transformation « interne » de l’amour : cette puissance définit pour ainsi dire le seuil de modification possible de notre nature. Or, ce seuil de transformation de la nature humaine possède pour Ficin un sens très précis, qui révèle la véritable « utilité » (utilitas) de l’amour. Si nos désirs et les biens qui s’y rattachent changent en permanence, il faut nécessairement pouvoir les recréer. « Cette “recréation”, affirme-t-il, se fait par génération » (p. 223). En suivant fidèlement le texte du Banquet, Ficin illustre les modalités de cette « recréation par génération », qui concerne aussi bien l’âme que les corps. Que ce soit par l’amour de la connaissance et de la vérité ou par l’amour de l’engendrement, il s’agit de reproduire « la perpétuité de la vie » (p. 224)40.
44Ficin se distingue néanmoins de Platon sur un aspect décisif : celui qui concerne la possibilité d’un amour « sans mesure ». Celui-ci ne peut en effet que définir le rapport qui nous unit à Dieu : « […] non seulement nous aimerons Dieu sans mesure [sine modo] […] mais nous n’aimerons que lui […]. Ainsi présentement nous aimerons Dieu en tout, pour pouvoir finalement aimer tout en Dieu. Vivant ainsi nous arriverons à voir, et Dieu, et tout en Dieu et à aimer, et lui-même et tout ce qui est en lui »41. La « démesure » de l’amour qui nous unit à Dieu représente la condition indispensable pour devenir des « hommes complets » (integri homines), c’est-à-dire des hommes vivant en accord avec leur nature parfaite et idéale. Ainsi,
il apparaîtra que nous avons d’abord aimé Dieu dans les choses, pour aimer ensuite les choses en Dieu, que nous avons vénéré les choses en Dieu pour nous retrouver nous-mêmes en lui avant toutes choses, si bien qu’il sera manifeste qu’en aimant Dieu c’est nous-mêmes que nous aurons aimés. (Ibid.)
45Ficin fait clairement appel ici à une « théologie pratique de la charité » afin de mettre en lumière la spécificité de ce qu’il appelle l’amour « sans mesure ». L’amour pour les choses n’acquiert son sens véritable qu’à partir de l’amour inconditionnel qui nous lie à Dieu d’une manière indissoluble et profonde. Cet amour est à son tour le fondement inébranlable de l’amour que nous portons à nous-mêmes et grâce auquel nous sommes également capables d’aimer autrui. Il s’agit par conséquent d’une « charité » radicale et sans concession, témoignant encore une fois de la capacité de transformation propre à la nature humaine. L’appétit et le désir qui définissent en priorité cette nature sont également à même de la conduire jusqu’à la sphère « excessive » d’un amour sans mesure, légitimant, de par son statut théologique, les opérations pratiques de la charité. Dans la partie conclusive du sixième discours du Commentaire, Ficin parvient ainsi à explorer tous les visages de l’amour. S’interrogeant sans relâche sur les principes qui définissent son origine, sa nature et ses effets, il fait valoir les propriétés et les caractères qui font de l’amour la « puissance excessive » sans laquelle la nature humaine n’est tout simplement pas pensable42.
Folie et fureur d’amour
46Dans le septième discours du Commentaire Ficin tente d’expliquer le sens de l’« amour socratique » dont Alcibiade fait l’éloge. Quelle est la véritable utilité de cet amour ? Quels avantages procure-t-il aux hommes ? Ficin répond à ces questions à partir d’une analyse très approfondie et très précise de la notion de « fureur » (furor), en s’appuyant aussi bien sur le texte du Banquet que sur celui du Phèdre. C’est en effet cette notion qui lui permet de distinguer l’amour vulgaire de l’amour divin ou « socratique ». Le septième discours revêt par conséquent une importance considérable pour notre problématique, car il est entièrement consacré à la question de la fureur comme « aliénation mentale » (mentis alienatio), c’est-à-dire comme un « amour excessif » conduisant la nature humaine à une démesure affective et cognitive. Cette « aliénation » est considérée par Ficin à partir d’un double point de vue : celui de la « folie » (insania) et celui de la « fureur divine » (furor divinus). Ce qui est au centre de ce discours, c’est donc la ligne de partage entre deux types d’excès : celui qui nous entraîne vers l’amour vulgaire et celui qui nous permet en revanche d’appréhender l’amour divin.
47Ficin commence par donner une définition de l’« amour bestial » (amor ferinus) en se servant aussi bien du texte du Banquet que de celui du Phèdre. Il affirme en effet que
notre Platon dans Phèdre définit la fureur une aliénation mentale et il enseigne qu’il y a deux sortes d’aliénation. À son avis, l’une a pour cause les maladies humaines, alors que l’autre vient de Dieu et il nomme la première, folie, la seconde, fureur divine. Sous le coup de cette folie, l’homme tombe au-dessus de l’espèce humaine et l’homme devient en quelque sorte une bête. Il y a deux espèces de folie. L’une naît d’un vice du cerveau, l’autre d’un vice du cœur.43
48Ce texte, extrêmement complexe, implique plusieurs perspectives. La première concerne naturellement le thème de l’excès : en suivant à la lettre le texte du Phèdre, Ficin rappelle que la « fureur » est une sorte de folie et qu’il existe deux espèces de folie : l’une d’origine humaine, l’autre d’origine divine44. Mais à la différence de Platon, Ficin se livre à une explication très pointue des « folies humaines ». Les folies ayant pour origine une maladie engendrent en effet une véritable « altération » de la nature humaine, qui se transforme presque en une nature animale. Cette folie relève d’une maladie possédant une cause précise affectant deux organes différents : ou bien un « vice » (vitium) du cerveau ou bien un vice du cœur. En quoi consiste précisément le « vice du cerveau » ? « Souvent, explique Ficin, le cerveau est envahi par un excès tantôt de bile surchauffée, tantôt de sang surchauffé, parfois de bile noire, ce qui fait que les hommes deviennent fous »45. Ces trois excès « physiologiques » produisent à leur tour trois genres de passion :
Ceux qui sont tourmentés par cette bile surchauffée, se laissent aller à des violentes colères, poussent des cris retentissants, se jettent sur ceux qu’ils rencontrent et se frappent eux-mêmes aussi bien que les autres. Ceux qui souffrent d’un sang surchauffé se répandent en éclats de rire excessifs, se vantent outre mesure, promettent des merveilles, tressaillent de joie en chantant et poussent des cris. Enfin ceux qu’accable l’humeur noire sont toujours désolés. Ils se forgent des songes qui les effrayent dans le présent ou leur font redouter l’avenir. Or ces trois sortes de folies proviennent d’une défaillance [defectus] du cerveau. (Ibid.)
49La colère, la joie incontrôlée et la mélancolie constituent ainsi les effets passionnels dus aux excès physiologiques de la bile, du sang et de l’humeur noire. La combinaison entre ces différents éléments permet de définir la folie du cerveau comme étant une maladie qui n’implique pas en tant que telle la « folie d’amour ». En effet, écrit Ficin, « quand ces humeurs sont retenues au cœur, elles engendrent non pas la folie, mais l’angoisse et l’inquiétude. Ce n’est que lorsqu’elles montent à la tête qu’elles rendent fous, c’est pourquoi l’on dit que cette folie vient d’un vice du cerveau. Mais nous pensons que la folie dont sont frappés ceux qui aiment éperdument vient à proprement parler d’une maladie du cœur. C’est donc une erreur de donner à toutes ces folies le nom sacré d’amour » (p. 245-246). C’est donc la théorie médicale des humeurs, surtout dans la version fournie par Avicenne dans le troisième livre de son célèbre Canon de médecine, qui permet à Ficin d’interpréter le texte de Platon et, surtout, de le compléter par une explication physiologique46. Les « vices du cerveau » sont à l’origine d’une typologie de folie qui ne peut pas être confondue avec celle qui découle des « vices du cœur ». C’est pourquoi il faut soigneusement distinguer les premières des secondes. Les premières sont des folies impliquant des excès ou des altérations passionnelles spécifiques (colère, mélancolie, joie incontrôlée), tandis que les secondes caractérisent ceux « qui aiment éperdument ». D’un point de vue strictement physiologique, l’« amour bestial » est une folie ou une maladie qui provient d’un vice du cœur et ce n’est qu’ainsi qu’elle peut et doit être expliquée.
50C’est de ces « folies du cœur » que Ficin fournit une analyse complète et exhaustive dans la suite du septième discours, puisqu’elles permettent de définir avec précision les propriétés spécifiques de l’amour vulgaire. Il estime en effet que cet amour constitue « une sorte de fascination » (fascinatio quaedam) capable d’engendrer les conséquences les plus nocives et les plus néfastes sur celui qui en est victime. Ficin fait encore une fois référence à des arguments physiologiques et médicaux pour appuyer ses démonstrations. En quoi consiste cet « ensorcellement » qui caractérise l’amour vulgaire ? Essentiellement en une vapeur du sang produisant des « mauvais esprits » à même de transformer radicalement aussi bien la nature de l’amant que celle de l’aimé.
Comme cette vapeur des esprits est tirée du sang, ainsi elle lance elle-même des rayons de même nature que lui à travers les yeux, qui sont comme des fenêtres vitrées […]. Le cœur de notre corps, en agitant le sang qui l’entoure d’un mouvement perpétuel, répand dans tout le corps les esprits qu’il en tire, et par ces esprits transmet des étincelles de lumière à travers tous les membres et surtout à travers les yeux. L’esprit, en effet, étant très léger s’élance vers les parties du corps les plus élevées et sa lumière jaillit plus abondamment par les yeux, parce qu’ils sont eux-mêmes très transparents et que de toutes les parties du corps ils sont les plus brillants […]. Dans ces conditions, qu’y a-t-il d’étonnant qu’un œil ouvert et fixé sur quelqu’un lance les traits de ses rayons dans les yeux de la personne qui est proche de lui et qu’avec ces traits, qui sont les véhicules des esprits, il dirige vers elle la vapeur sanguine que nous appelons esprit ?47
51Le processus physiologique d’ensorcellement ou de « fascination », bien que fondé sur l’action ténue des esprits sanguins, se révèle en réalité d’une redoutable efficacité. « La contagion de l’amour, souligne Ficin, s’opère facilement et devient la peste la plus grave de toutes »48. Les esprits sanguins, légers et volatiles, sortant des yeux de l’amant sont capables de se répandre dans le sang de l’aimé à travers ses yeux et de s’emparer ainsi de son cœur. Ce processus physiologique contagieux passant aussi bien par les yeux de l’amant que par ceux de l’aimé, produit une double transformation (permutatio) : d’une part, le sang de l’amant se change en celui de l’aimé ; de l’autre, le sang de l’aimé tend à ressembler à celui de l’amant. Entre l’amant et l’aimé s’opère par conséquent une sorte de rapport d’inclusion ou de réciprocité inclusive – la fascinatio – qui s’achève en une modification profonde de leur nature respective (ibid., p. 252)49.
52Or Ficin rajoute à cet égard une précision importante. Si l’amour vulgaire dépend d’un trouble du sang agissant sur les esprits, de ce dernier « naît toujours une idée fixe » (affixio cogitationis). Celle-ci se présente comme une « image de la chose pensée » produite par le mouvement des esprits : dès lors, la pensée de l’amant est entièrement occupée par l’image de l’aimé, qui ne cesse de le tourmenter et de l’opprimer. L’amour vulgaire est indissociable de la formation de ce « processus fantasmatique », fondé sur des principes physiologiques, qui affecte la sphère imaginative de l’amant50. C’est en ce sens que cet amour peut se transformer en une « espèce de folie » qui « rabaisse l’homme au rang de la bête »51. Les effets qu’il produit sur les amants et sur les aimés sont tels qu’« ils se perdent en furie et en feu et, pour ainsi dire aveugles, ignorent où ils se précipitent » (ibid.).
53Ficin met clairement en lumière ici les frontières mouvantes qui constituent la nature humaine, constamment prise dans une dynamique allant de l’excès au défaut, du plus au moins. Ce qui caractérise à ses yeux les actes d’amour consiste en effet dans le « dépassement de la limite » ou encore dans l’incapacité à se tenir « au juste milieu ». La force de l’amour vulgaire conduit les amants et les aimés à surpasser, par défaut, les limites de leur propre humanité. L’amour vulgaire n’implique pas simplement un oubli dans l’usage de la raison – il ne se présente pas comme une simple « déraison » ou une mise entre parenthèse de l’esprit – mais comme une véritable « maladie » – insania – affectant la nature humaine dans son ensemble. Il s’agit d’une « folie » qui est à la fois mentale et corporelle, et dont les remèdes relèvent aussi bien de la pratique médicale que de la thérapie morale (p. 255-256)52.
54À l’inverse, « par le délire divin [divinus furor], l’homme s’élève au-dessus de sa propre nature et monte en Dieu. Ce délire divin est, en effet, une illumination de l’âme rationnelle, grâce à laquelle Dieu ramène, des régions inférieures aux supérieures, l’âme qui était tombée des régions supérieures aux inférieures »53. Dans la partie finale du septième discours, Ficin illustre dans le détail le double processus qui conduit l’âme humaine de Dieu vers les choses puis à nouveau vers Dieu. L’âme en effet, en suivant des degrés descendants, tombe de l’Un divin vers la multiplicité de la matière. Cette chute est due à son amour pour les choses terrestres, qui l’empêche de contempler par l’intelligence (mens) l’unité de l’essence divine. Mais « puisque l’âme descend pour ainsi dire par quatre degrés, il faut qu’elle remonte par quatre degrés. Or le délire divin est celui qui nous élève aux choses supérieures, comme l’indique sa définition » (p. 258). En suivant fidèlement sur ce point le texte du Phèdre, Ficin présente les quatre espèces de délires divins qui permettent à l’âme humaine de retrouver l’unité divine : il s’agit du délire poétique, du délire mystique, du délire prophétique et enfin du délire amoureux. Or, précise Ficin, « de tous ces délires le plus puissant et le plus éminent est le délire amoureux. Le plus puissant, dis-je, parce que tous les autres ont nécessairement besoin de lui […]. Tous par conséquent dépendent de la puissance de l’amour [amoris potentia]. Il est aussi plus éminent parce que les autres se rapportent à lui comme à leur fin. Or c’est lui qui nous unit le plus étroitement à Dieu » (p. 260)54.
55Ficin insiste par conséquent très clairement sur la fonction théologique jouée par la fureur d’amour : de par l’ascension à travers les quatre degrés mentionnés, l’âme retrouve son unité originaire avec Dieu, qui correspond à la vision béatifique se réalisant dans l’ordre de la mens. Toutefois ce qui suscite mon intérêt dans le septième discours se situe ailleurs, et précisément dans sa véritable conclusion, à savoir le chapitre XVI. C’est là en effet que Ficin ouvre une autre perspective, qui me semble essentielle pour définir l’amoris potentia. En s’interrogeant sur l’utilité de l’amour « socratique », Ficin affirme :
[…] il est fort utile à la cité pour vivre d’une manière honnête et heureuse. La cité évidemment n’est pas faite de pierre, mais d’hommes. Or, les hommes, dès l’âge le plus tendre, comme des arbres encore très jeunes, doivent être soignés et dressés pour porter les meilleurs fruits […]. Une seule voie de salut reste donc à la jeunesse : la compagnie de Socrate. Alors lui, le plus sage des Grecs, poussé par la charité [caritas] se mêle partout à cette jeunesse.55
56La perspective « théologique » de la fureur et de la puissance d’amour n’est pas ici en opposition avec la perspective « civile » : les deux sont en réalité parfaitement complémentaires. Le retour ascendant de l’âme vers l’unité divine doit à nouveau s’accompagner d’une autre « descente » – celle qui correspond à l’action civile et à l’implication « pédagogique » dans la vie de la cité. L’« amour socratique » ne peut être simplement « contemplatif » : il est également et surtout éminemment « charitable ».
57Il est par conséquent important de saisir la signification exacte de cette caritas. Ficin nous fournit une indication en ce sens. Il affirme en effet que Socrate, qui incarne le véritable amant, agit « tel un pasteur » (utpote pastor) pour protéger la jeunesse des faux amants » (ibid.). Il me paraît ainsi évident que la « fureur civile » est ici indissociable de la mise en œuvre de cette « dialectique » entre la charité et l’action pastorale. En d’autres termes, Ficin interprète selon moi les textes platoniciens à la lumière des épîtres de Paul. Le rapport institué par Paul entre la loi et la caritas préside au déploiement de la thèse ficinienne : comme le dit l’apôtre dans l’Épître aux Romains, « la charité ne fait point de tort au prochain. La charité est donc la loi dans sa plénitude »56. J’estime que la notion de fureur telle qu’elle est définie par Ficin au terme du septième discours du Commentaire doit être interprétée à partir du texte de Paul, tout en insistant sur l’étroite implication établie par l’auteur florentin entre la sphère théologique et la sphère civile. C’est sans doute dans cette implication que réside l’originalité majeure de Ficin dans la conclusion du Commentaire. La fureur divine peut également s’affirmer comme caritas s’instituant dans le domaine civil, comme « action pastorale » déterminant une « règle de vie » (vivendi norma) à même de dépasser les insuffisances et les impasses auxquelles aboutissent souvent les lois de la cité57.
58Ficin reprend à cet égard un thème déjà abordé dans le premier discours : seul l’amour permet aux hommes d’accomplir des actions parfaitement honnêtes, puisque les lois n’atteignent cet objectif que d’une manière partielle et incertaine. La norma amoris désigne dans cette optique le véritable horizon d’affirmation de la pratique humaine : l’ensemble des actions humaines peut être compris et légitimé à partir de la caritas, puisque les lois ne permettent de définir qu’une partie de ces actions. La « norme de l’amour » précède toujours dans cette optique l’« ordre du droit ». L’amoris potentia constitue en ce sens l’unique principe de la « règle de vie » juste par rapport à la multiplicité des lois découlant du jus. Ficin fait clairement de la caritas le fondement indépassable de la justice humaine – fondement qui trouve sa raison d’être dans le rapport unissant la sphère civile à la sphère théologique.
59« C’est pourquoi, précise Ficin, notre défenseur [tutor] de la jeunesse [Socrate], pour le salut de sa patrie [patriae suae salus], négligeant le soin [administratio] de ses propres intérêts, prend en charge [suscipit curam] les jeunes » (ibid.). Je voudrais souligner la terminologie extrêmement précise employée ici par Ficin : tutor, administratio, salus, cura. Il s’agit d’une terminologie mettant en lumière l’enjeu qui, à mon sens, clôt le Commentaire sur le Banquet de Platon : il s’agit de la « dialectique théologico-politique » entre la puissance de la fureur comme caritas – c’est-à-dire comme « amour normatif » de la vie humaine dans son ensemble – et la « force de loi » relevant du droit de la cité. Seule la caritas peut permettre d’assumer la cura de la jeunesse contre la force des intérêts individuels ou de l’administratio. Le propos n’est donc pas tant d’opposer un intérêt « public » à un intérêt « privé » que de déterminer des lignes de conduites ou des « règles de vie » n’obéissant pas à la même « source » : d’une part, la norma amoris, qui s’adresse à la jeunesse en prenant « soin » de sa vie et qui favorise ce faisant le « salut » de la cité ou de la patrie ; de l’autre, le domaine de la loi, qui ne concerne que l’administratio juris ou le domaine de la force des intérêts. C’est dire que Ficin semble ici instaurer une dialectique entre ce que Bergson appellera la « société ouverte » et la « société close », la première étant animée par l’« amour de l’humanité », alors que la seconde est guidée par la « morale de l’obligation »58.
60Dans cette perspective ouverte par Ficin, la « fureur » et la « caritas » représentent clairement des puissances en excès par rapport aux lois de la cité. Ce sont en effet ces puissances qui « ouvrent » sans cesse la possibilité de créer des nouvelles « règles de vie » pour la jeunesse – au sein et en dehors de la cité. C’est pourquoi l’« amour socratique » se laisse appréhender comme une « pédagogie civile » qui dépasse les limites de l’administratio : il est par définition toujours excessif par rapport à une pratique axée sur la répétition de conduites « intéressées ». Nul doute que Ficin réussit en ce sens à réunir les propos platoniciens du Banquet et du Phèdre avec ceux de la République, tout en y intégrant les enjeux majeurs de la théologie paulinienne59. L’originalité principale de Ficin réside précisément dans la formulation de cette synthèse entre la « divinité » de la fureur d’amour et sa mise en œuvre comme caritas ou « norme » de la vie civile. C’est cette synthèse qui fait de l’« humanisme » ficinien le point de départ incontournable pour toute enquête portant sur les principes régissant une anthropologie philosophique de la Renaissance.
Notes de bas de page
1 Voir G. C. Garfagnini, Marsilio Ficino e il ritorno di Platone. Studi e documenti, Florence, Olschki, 1986 ; M. J. B. Allen, Plato’s Third Eye. Studies in Marsilio Ficino’s Metaphysics and Its Sources, Aldershot, Variorum, 1995 ; Synoptic Art : Marsilio Ficino on the History of Platonic Interpretation, Florence, Olschki, 1998 ; S. Gentile, « Il ritorno di Platone, dei platonici e del “corpus” ermetico. Filosofia, teologia e astrologia nell’opera di Marsilio Ficino », Le filosofie del Rinascimento, C. Vasoli dir., Milan, Bruno Mondadori, 2002, p. 193-228 ; G. Gentile, S. Toussaint dir., Marsilio Ficino. Fonti, testi, fortuna, Rome, Edizioni di storia e letteratura, 2006 ; sur les modalités de la réception renaissantiste du platonisme chez Ficin, voir K. Eisenbichler, O. Zorzi Pugliese dir., Ficino and Renaissance Neoplatonism, Ottawa, Dovehouse Editions Canada, 1986 ; H. D. Saffrey, Recherches sur la tradition platonicienne au Moyen Âge et à la Renaissance, Paris, Vrin, 1987 ; T. Leinkauf, « Platon und der Platonismus bei Marsilio Ficino », Deutsche Zeitschrift für Philosophie, 40/7, 1992, p. 735-756 ; E. P. Majoney, « Marsilio Ficino und der Platonismus der Renaissance », Platon in der abendländischen Geistesgeschichte. Neue Forschungen zum Platonismus, T. Kobusch, B. Mojsisch dir., Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1997, p. 142-154.
2 Voir S. Toussaint, « Alter Plato : Marsile Ficin ou la Fureur divine (pour un Congrès ficinien en 1999) », Momus, 5-6, 1996, p. 167-171 ; S. Glanzmann, Der einsame Eros : eine Untersuchung des Symposion-Kommentars « De amore » von Marsilio Ficino, Tübingen, N. Francke Attempto, 2006.
3 R. Michel, Introduction à M. Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, Paris, Les Belles Lettres, 1978, p. 107.
4 Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1097b 25-30, Paris, Flammarion (Garnier-Flammarion), 2004, p. 69.
5 Ibid., 1098a 12-17, p. 71.
6 M. Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, II, ouvr. cité, p. 156. Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, IX, 1168a, 6, ouvr. cité, p. 473 : « Si nous existons, c’est par un acte, c’est du fait que nous vivons et agissons. »
7 Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII, 1159a 25 - 1159b 32, ouvr. cité, p. 430-433 : « Le fait d’être aimé est, en soi, source de joie […]. Mais [l’amitié] semble consister dans le fait d’aimer plutôt que dans le fait d’être aimé […]. C’est le fait d’aimer qui, selon toute apparence, constitue la vertu de ceux qui sont amis […]. L’amitié implique communauté. »
8 Voir M. Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, VII, ouvr. cité, p. 260 : « L’amour socratique […] est fort utile à la cité pour vivre d’une manière honnête et heureuse. » Voir sur ces thèmes, O. Kristeller, Il pensiero filosofico di Marsilio Ficino, Florence, Le Lettere, 1988.
9 Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 1106b 5-15, ouvr. cité, p. 114 : « Quiconque connaît [la vertu] fuit l’excès et le défaut. Il cherche au contraire le milieu et c’est lui qu’il prend pour objectif […]. Alors la vertu est propre à favoriser le milieu. »
10 Platon, Le Banquet, 178c, dans Œuvres complètes, L. Brisson dir., Paris, Flammarion, 2011, p. 111.
11 M. Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, I, ouvr. cité, p. 139.
12 Ibid., p. 141. Voir sur ce sujet I. Klutstein, Marsilio Ficino et la théologie ancienne : oracles chaldaïques, hymnes orphiques, hymnes de Proclus, Florence, Olschki, 1987.
13 Voir M. Ficin, Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes, tome I, livre IV, chapitre I, Paris, Les Belles Lettres, 1964, p. 148 : « Cette nature vitale tire les formes substantielles des éléments du fond de la matière elle-même, où ne pénètrent pas les substances corporelles. » Voir sur ce point, H. Hiro, Le concept de semence dans les théories de la matière à la Renaissance de Marsile Ficin à Pierre Gassendi, Turnhout, Brepols, 2005.
14 On sait que Ficin emprunte l’essentiel de son « architectonique » métaphysique à Denys l’Aréopagite et à Proclus. Voir Proclus, Éléments de théologie, 11, Paris, Aubier, 1965, p. 68 : « Puisqu’il faut qu’il y ait causalité chez les êtres, que les causes se distinguent des effets et qu’on évite la remontée à l’infini, il y a une cause première des êtres dont chacun procède comme d’une racine, les uns se trouvant près d’elle, les autres à une plus grande distance. » Denys L’Aréopagite, La Hiérarchie céleste, chapitre III, dans Œuvres complètes, Paris, Aubier, 1998, p. 196 : « J’appelle hiérarchie une sainte ordonnance, un savoir et un acte aussi proches que possible de la forme divine, élevés à l’imitation de Dieu à la mesure des illuminations divines. »
15 M. Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, I, IV, ouvr. cité, p. 141. Voir Platon, Le Banquet, 178c, ouvr. cité, p. 111 : « Puisqu’il est le plus ancien [des dieux], Éros est pour nous la source des biens les plus grands. »
16 M. Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, I, IV, ouvr. cité, p. 142.
17 Voir Plotin, Énnéades, traité 26 (III, 6, 18), Paris, Flammarion (Garnier-Flammarion), 2004, p. 211 : « La matière […] n’a pas d’activité et n’est qu’une ombre » ; Énnéades, traité 44 (VI, 3, 7), Paris, Flammarion (Garnier-Flammarion), 2008, p. 202 : « La matière ne vient pas en premier […]. Rien n’empêche que la matière, même si elle est antérieure aux choses sensibles, ne vienne après plusieurs autres choses et notamment après toutes les choses qui se trouvent là-bas, puisqu’elle possède l’être sous une forme obscure et inférieure aux choses qu’elle reçoit, dans la mesure où ces choses sont des “raisons” et qu’elles dérivent surtout de l’être, tandis qu’elle est totalement privée de raison, c’est-à-dire qu’elle est une ombre de “raison”, une “raison” qui a chuté. » Voir à ce titre, W. Beierwaltes, Plotin und Ficino : der Selbstbezug des Denkens, dans Studien zum 15. Jahrhundert. Festschrift für Erich Meuthen, J. Helmrath, H. Müller, H. Wolff dir., Munich, Oldenbourg, 1994, p. 643-666.
18 M. Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, II, ouvr. cité, p. 152.
19 Voir J. Lauster, Die Erlösungslehre Marsilio Ficinos : theologiegeschichtliche Aspekte des Renaissanceplatonismus, Berlin - New York, W. de Gruyter, 1998.
20 Voir Platon, Le Banquet, 195b, ouvr. cité, p. 127 : « Je déclare donc que, parmi les dieux, Éros […] est le plus beau, car telle est sa nature. D’abord c’est, parmi les dieux, le plus jeune. »
21 M. Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, V, ouvr. cité, p. 184.
22 Voir Platon, Timée, 82a-86b-c, dans Œuvres complètes, ouvr. cité, p. 2040-2044 : « D’où viennent les maladies, voilà, je suppose, quelque chose d’évident pour tout le monde. Puisque le corps se compose de quatre éléments, la terre, le feu, l’eau et l’air, troubles et maladies naissent d’un excès ou d’un défaut contre-nature de ces éléments, ou encore d’un changement de place, lorsqu’un élément quitte la place qui lui est propre pour prendre celle d’un autre ; ou même du fait que, puisqu’il se trouve y avoir plus d’une variété de feu et d’autres éléments, une variété particulière accueille ce qui ne lui convient pas ; ou enfin de toutes les autres affections de cette espèce […]. Voilà de quelle manière se produisent les maladies qui affectent le corps, tandis que les maladies qui affectent l’âme résultent comme suit de l’état du corps. La maladie de l’âme, il faut en convenir, est la déraison ; or, il y a deux sortes de déraison : la folie et l’ignorance. Par suite, toute affection qui comporte l’un ou l’autre de ces troubles doit être appelée une “maladie”, et on doit poser que les plaisirs et les douleurs qui présentent de l’excès doivent être considérés comme les maladies les plus graves pour l’âme » ; voir Galien, L’Âme et ses passions, Paris, Les Belles Lettres, 1995, p. 78-85 : « Les facultés de l’âme suivent les tempéraments du corps […], lequel à son tour est produit au moyen des humeurs. Le tempérament du corps non seulement transforme les fonctions de l’âme, mais est également capable de la séparer du corps. »
23 M. Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, V, ouvr. cité, p. 190.
24 Ibid., p. 210. Voir également Plotin, Traités. 45-50, Paris, Flammarion (Garnier-Flammarion), 2009, p. 423-440 ; sur le thème de l’« origine » de l’amour chez Ficin, voir E. Panofsky, Essais d’iconologie, Paris, Gallimard, 1990, p. 215-217.
25 M. Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, VI, ouvr. cité, p. 213-214.
26 Voir sur cet aspect, R. Hyatte, « The visual-spirits and body-soul mediation. Socratic love in Marsilio Ficino “De amore” », Rinascimento, II s., 33, 1993, p. 213-222 ; T. Katinis, « Affectus phantasiae e destino dell’anima in Marsilio Ficino », Quaderni di Estetica e Critica, 3, 1998, p. 71-90.
27 M. Ibn Zakariyyâ Al-Razi, La médecine spirituelle, Paris, Flammarion (Garnier-Flammarion), 2003, p. 76. Sur Razi et la diffusion de sa pensée dans l’Europe latine du Moyen Âge et de la Renaissance, voir M. Ullmann, Die Medezin im Islam, Leyden, Brill, 1970 ; D. Gutas, Pensée grecque, culture arabe. Le mouvement de traduction gréco-arabe à Bagdad et la société abbasside primitive (iie-ive/viiie-xe siècles), Paris, Aubier, 2005.
28 M. Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, VI, ouvr. cité, p. 214. Pour l’étude de cette importante tradition médico-morale, voir J. Pigeaud, La maladie de l’âme. Étude sur la relation de l’âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique, Paris, Les Belles Lettres, 2006. Sur la médecine antique et la mélancolie, voir J. Pigeaud, Melancholia, Paris, Rivages, 2008.
29 M. Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, VI, ouvr. cité, p. 214.
30 Ibid., p. 215. On sait que la question des « remèdes » à la mélancolie sera traitée par Ficin dans le De Vita (1489). Voir R. Klibansky, E. Panofsky, F. Saxl, Saturne et la Mélancolie. Études historiques et philosophiques : nature, religion, médecine, art, Paris, Gallimard, 1989, p. 405-432.
31 Voir D. A. Beecher, Quattrocento Views on the Eroticization of the Imagination, dans Eros and Anteros. The Medical Traditions of Love in Renaissance, D. A. Beecher et M. Ciavolella dir., Ottawa, University of Toronto Italian Studies, 1992, p. 49-66 ; R. Hyatte, « The visual-spirits and body-soul mediation. Socratic love in Marsilio Ficino “De amore” », Rinascimento, II s., 33, 1993, p. 213-222.
32 M. Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, VI, ouvr. cité, p. 218.
33 Ibid., p. 220. Pour une analyse des sources relatives à ce passage, voir P. Hadot, « L’“amour magicien”. Aux origines de la notion de “magia naturalis” : Platon, Plotin, Marsile Ficin », Revue philosophique, no 2, 1982, p. 283-292.
34 Voir D. P. Walker, La magie spirituelle et angélique de Ficin à Campanella, Paris, Albin Michel, 1988 ; P. Zambelli, White Magic, Black Magic in the European Renaissance, Leiden-Boston, Brill, 2007.
35 Sur la notion de « rapport naturel », voir P. Hadot, Le voile d’Isis. Essai sur l’histoire de l’idée de Nature, Paris, Gallimard, 2004.
36 M. Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, VI, ouvr. cité, p. 220.
37 Sur le thème de la « mise en forme du vivant » et sur le rapport entre l’art et l’agriculture, voir J. Pigeaud, L’art et le vivant, Paris, Gallimard, 1995.
38 Voir à cet égard les analyses classiques développées par A. Chastel, Marsile Ficin et l’art, Genève, Droz, 1996. voir également N. Ivanoff, « Remarques sur Marsile Ficin et l’art de la Renaissance », Revue d’esthétique, I, 1948, p. 381-391 ; U. Oehlig, Die philosophische Begründung der Kunst bei Ficino, Stuttgart, Teubner, 1992.
39 M. Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, VI, ouvr. cité, p. 220-221.
40 Voir Platon, Le Banquet, 207e-208b, ouvr. cité, p. 142.
41 M. Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, VI, ouvr. cité, p. 239.
42 Voir W. Euler, « Pia philosophia » et « docta religio ». Theologie und Religion bei Marsilio Ficino und Giovanni Pico della Mirandola, Munich, W. Fink, 1998.
43 M. Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, VII, p. 245. Sur les conceptions de la folie dans l’Antiquité, voir J. Pigeaud, Folie et cure de la folie chez les médecins de l’antiquité gréco-romaine, Paris, Les Belles Lettres, 2010.
44 Voir Platon, Phèdre, 265a, ouvr. cité, p. 1282 : « Il y a deux espèces de folie : l’une, qui est due à des maladies humaines ; l’autre, à une impulsion divine qui nous fait rompre avec les règles habituelles. »
45 M. Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, VII, ouvr. cité, p. 245.
46 Le Canon de médecine d’Avicenne était bien connu de Ficin, notamment dans la traduction latine faite par Gérard de Crémone dans la seconde moitié du xiiie siècle. Voir à ce titre, N. Arikha, Passions and Tempers. A History of the Humours, New York, Ecco, 2007.
47 M. Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, VII, ouvr. cité, p. 246-248. Voir à ce sujet, V. Marchetti, « “Fascinatio”. Solo il riscontro degli occhi è quello che dà la ferita », Eidos, 6, 1992, p. 28-45.
48 M. Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, VII, ouvr. cité, p. 249.
49 Ficin reprendra cette thématique dans le livre XIII de la Théologie platonicienne, lorsqu’il illustrera l’étendue de l’action des passions ainsi que leur puissance de transformation s’exerçant sur le corps humain. Voir T. Katinis, Medicina e filosofia in Marsilio Ficino : il Consilio contro la pestilentia, Rome, Edizioni di storia e letteratura, 2007.
50 M. Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, VII, ouvr. cité, p. 252. Sur la mise en perspective historique de ce thème, voir G. Agamben, Stanze. Parole et fantasme dans la culture occidentale, Paris, Rivages, 1998.
51 M. Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, VII, ouvr. cité, p. 256.
52 Les remèdes à l’amour vulgaire proposés par Ficin représentent une synthèse entre le savoir médical, la « médecine spirituelle » de Razi et les conseils prodigués par Ovide. Il développera cette thématique dans le De Vita (1489).
53 M. Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, VII, ouvr. cité, p. 257.
54 Voir Platon, Phèdre, 265b, ouvr. cité, p. 1282. Il est à noter que dans le De Vita (1489) Ficin infléchira cette perspective, en associant la fureur à la mélancolie. Voir M. Ficin, Les trois livres de la vie, traduction de G. Le Fevre de la Boderie, revue par T. Gonthier, Paris, Fayard, 2000, I, 5, p. 32 : « Au jugement des Philosophes naturels ceste fureur mesme n’est point incitee en dautres qu’aux melancholiques. »
55 M. Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, VII, ouvr. cité, p. 261.
56 Saint Paul, Épître aux Romains, 13, 10.
57 M. Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, VII, ouvr. cité, p. 261.
58 Voir H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, Flammarion (Garnier-Flammarion), 2012.
59 Pour une interprétation du rapport entre le Banquet et la République différente de la nôtre, voir L. Strauss, La renaissance du rationalisme politique classique, Paris, Gallimard, 1993, en particulier p. 231-238.
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