Chapitre IV
Le corps, dernier champ de bataille
Les usages stratégiques de la souffrance et des émotions dans les dossiers « humanitaires » en rétention
Texte intégral
1Si la mobilisation du droit et des tribunaux est au centre du travail associatif en rétention, elle s’articule également avec un autre registre d’assistance, centré sur l’état sanitaire des retenus et faisant référence à la « raison humanitaire » (Fassin 2010). S’il est lui-même partiellement formalisé par le droit, il relève d’un régime de légitimité particulier et s’organise autour d’enjeux, de stratégies et de formats d’expertise spécifiques. Comme tel, il participe d’une dynamique plus large, qui donne aujourd’hui une importance croissante à la prise en charge et à l’évaluation de la souffrance – qu’elle soit physique ou psychique – dans le gouvernement des populations en démocratie. Qu’il s’agisse de politiques en direction des chômeurs, des mal-logés, des étrangers ou des usagers de drogue, les difficultés des populations défavorisées s’énoncent désormais en termes de « vulnérabilité » et d’atteinte à l’intégrité du corps ou de l’esprit. Comme l’ont déjà noté quelques études, elles sont dès lors plus volontiers abordées comme des questions de santé publique que comme des questions sociales ou des questions politiques, tendant ainsi à éluder les controverses que leur traitement pourrait soulever (Fassin et Memmi 2004).
2Le statut de ces « politiques de l’humanitaire » reste toutefois à déterminer. Pour quelques auteurs, elles sont justement considérées comme apolitiques – en ce qu’elles ne s’adressent jamais au citoyen comme sujet politique doté de droits, mais toujours uniquement au corps souffrant et à ses besoins biologiques fondamentaux (voir par exemple Garber, Hanssen et Walkowitz 2000). On s’accordera pourtant avec Miriam Ticktin (2006, 2011) et Didier Fassin (Fassin 2010, Fassin et Memmi 2004) pour les saisir au contraire comme l’un des lieux où se jouent aujourd’hui les luttes politiques autour du gouvernement des populations précaires. S’il s’agit bien en effet de gérer des corps, cette gestion constitue elle-même un espace de lutte, où s’affrontent entre autres fonctionnaires et militants associatifs, et où se confrontent par excellence les expertises et les contre-expertises d’acteurs mobilisant les savoirs médico-psychologiques qu’ils détiennent, au profit d’une administration ou d’un organisme non gouvernemental. Ce sont ces luttes politiques autour de la souffrance des corps, de sa définition et de sa gestion, que les travaux qui viennent d’être cités s’efforcent de décrire. Ils cherchent aussi à préciser le ressort politique de ces luttes – c’est-à-dire la légitimité politique particulière attribuée au corps souffrant, dès lors que sa souffrance est attestée par un observateur jugé compétent et crédible. On empruntera ici à Didier Fassin le terme de « bio-légitimité » pour désigner précisément ce singulier pouvoir du corps meurtri – qui permet par exemple à un chômeur en fin de droits, en passe de perdre toute aide en tant que sans-emploi, d’obtenir en revanche une prise en charge médicalisée s’il démontre que sa situation précaire a suscité chez lui des troubles psychiques et émotionnels (Fassin et Memmi 2004).
3C’est donc autour du corps plus ou moins bio-légitime que gravite le gouvernement humanitaire des populations. Et c’est dans le cas des politiques d’immigration et du contrôle des étrangers qu’il trouve à s’exercer par excellence : tout d’abord parce que, selon la classique remarque d’Abdelmalek Sayad (1999), l’étranger qui n’est jamais un citoyen a toujours tiré la légitimité de sa présence de son corps et de sa condition physique, plus que de sa reconnaissance politique comme membre de la communauté nationale. Didier Fassin (2001) souligne toutefois, là encore, la réorientation humanitaire de cette valeur « corporelle » de l’immigré : elle tenait jadis dans sa force de travail, dont la seule persistance l’autorisait à rester sur le territoire pour contribuer à l’économie nationale ; elle s’appuie au contraire aujourd’hui sur la faiblesse du corps malade, dont la mise en évidence peut valoir un droit au séjour à des étrangers que plus rien n’autorise par ailleurs à rester en France. Miriam Ticktin comme Didier Fassin soulignent ainsi comment l’attribution des titres de séjour et la protection contre l’éloignement du territoire ont intégré à la fin des années 1990 le critère de la maladie : les étrangers atteints d’une pathologie grave impossible à soigner dans leur pays d’origine sont reconnus comme inexpulsables et régularisables, tout d’abord par une circulaire du ministère de l’Intérieur, puis en vertu d’un droit au séjour expressément évoqué par le CESEDA (Fassin 2001 ; Ticktin 2006). S’il s’agit dans ce cas d’une politique visant explicitement la protection humanitaire des étrangers et adoptant in fine la forme juridique, le corps souffrant des étrangers et la visibilité de sa détresse ont également constitué de longue date l’enjeu de luttes politiques, hors de tout cadre institutionnel. Que l’on pense par exemple aux grèves de la faim étudiées en France par Johanna Siméant, où le degré d’affaiblissement du corps – autour duquel s’affrontent les experts des administrations et ceux des comités de soutien – est mobilisé et publicisé par les étrangers et leurs relais associatifs pour obtenir le réexamen de leur dossier par les services préfectoraux (Siméant 1998, 2009).
4Ce sont ces deux registres d’activation de la bio-légitimité, institutionnel ou plus informel, que l’on étudiera ici dans le contexte de la rétention – contexte où leur mise en œuvre soulève toutefois des problèmes spécifiques. Il s’agit certes de deux manifestations nettement distinctes de la raison humanitaire : dans le premier cas, il s’agit d’organiser très officiellement l’examen médical d’un retenu pour déterminer son état physique et le droit au séjour qu’il peut éventuellement lui permettre d’obtenir. Le second ensemble de situations voit les étrangers porter délibérément atteinte à leur intégrité corporelle – à travers la grève de la faim ou plus souvent encore, la mutilation volontaire –, ouvrant ainsi un moment de confrontation avec les gestionnaires du centre : pour les retenus, il s’agit de retourner la violence contre eux-mêmes pour contraindre les autorités à entendre et accepter leurs doléances ; pour les professionnels qui leur font face, il s’agit d’évaluer la gravité de l’atteinte au corps, de la soulager médicalement, mais aussi d’y répondre par la négociation ou la répression.
5D’un côté donc, un jeu institué d’expertises croisées en vue de réexaminer de quels droits dispose l’étranger retenu ; de l’autre, une configuration « fluide » (Dobry 2009) où la violence du retenu sur lui-même force les acteurs de la rétention à produire une réponse coordonnée pour soigner et éventuellement réprimer. Si les enjeux et les rapports de force sont à l’évidence distincts, ces deux registres se rapprochent toutefois par les ressorts sociaux communs qu’ils mobilisent, et par la manière particulière dont ils se déploient dans l’espace de la rétention et en modifient les règles de fonctionnement. En premier lieu, parce que le corps du retenu y change de statut. Dans l’ordre local du centre tel que le décrit notre chapitre 1, il est avant tout produit comme objet de l’exercice de la force publique, sous différentes formes : l’isoler durablement de ses relais extérieurs, le maintenir sous contrôle au quotidien – c’est-à-dire dans une condition physique ne nécessitant aucune intervention d’urgence – et, pour finir, recourir à une contrainte physique plus immédiate en cas de résistance.
6Dans un tel espace, mettre en évidence la souffrance du corps pour le produire comme bio-légitime suppose alors d’ajouter à ce regard policier une série de regards experts – ceux des médecins, des intervenantes associatives ou des travailleurs sociaux – à même de détecter la souffrance corporelle, de l’évaluer et d’en déterminer le traitement. C’est donc d’une production collective de la bio-légitimité qu’il s’agit – et d’une production souvent conflictuelle, les acteurs du centre s’affrontant autour du degré « réel » de souffrance du corps, autant qu’autour des causes de cette souffrance, de ce qu’elle révèle de la situation de l’étranger, et de la réponse qu’il convient d’y apporter. À propos de la détresse physique ou psychique des retenus, c’est dès lors un jeu de regards experts – qui est aussi un jeu de vérité (Dreyfus et Rabinow 1984) – qui se déploie ainsi entre les différents intervenants. Son enjeu final est de taille : attester la détresse humanitaire d’un étranger avec suffisamment de force pour la faire reconnaître par les fonctionnaires qui régissent son renvoi forcé, c’est in fine remettre en cause son éloignement ; c’est plus largement participer, dans un registre médico-humanitaire et non plus juridictionnel, à la reproduction dynamique des frontières de l’État et à la gestion différentielle de l’immigration irrégulière.
7Ce sont donc deux formats d’activation de cette raison humanitaire en rétention que l’on analysera ici, avec toutefois deux ressorts distincts pour la « vérité du corps ». La première, on l’a dit, est la plus instituée : elle concerne les retenus souffrant d’une pathologie grave et qu’un renvoi priverait de soins. Dans ce cas, la condition physique du malade est examinée avant tout par le personnel médical du centre, et au sein d’un espace clinique spécifique, cette double spécialisation assurant à leur décision une forte légitimité auprès des administrations qui en sont destinataires – tout en possédant de sérieuses limites dans les effets protecteurs qu’elle peut produire au profit des retenus. La seconde, autour de la gestion des grèves de la faim et surtout des mutilations volontaires, fait également intervenir le discours médical, mais la question de l’état du corps et de sa vérité se trouve saisie dans un jeu stratégique aux ressorts moins formalisés : la nécessité du soin et/ou du desserrement de la contrainte pour le retenu s’y discute sur le mode de l’urgence, au cours de controverses où la dimension émotionnelle – ce que l’on ressent littéralement de la situation, ou ce que l’on s’interdit au contraire de ressentir – joue un rôle essentiel.
Puissance de la clinique : la protection juridique des étrangers atteints d’une maladie grave en rétention
8Les interrogatoires routiniers des retenus par les intervenantes Cimade, décrits au chapitre précédent, se terminent régulièrement par la même question : « Êtes-vous malade ? » ; et en cas de réponse positive, « Qu’est-ce que vous avez ? » (voir aussi Ticktin 2006). Cette ultime interrogation fait référence à une disposition spécifique du CESEDA prévoyant la protection des étrangers qui souffrent d’une pathologie lourde pour laquelle leur pays d’origine n’est pas en mesure de proposer les soins indispensables, et définissant une procédure spécifique pour l’examen médical puis le traitement administratif de ces cas particuliers. La légitimité humanitaire du corps souffrant est donc ici à son plus haut degré d’institutionnalisation : c’est un droit à la protection contre le renvoi forcé, et in fine un droit au séjour, que prévoit le Code pour les étrangers concernés, tout en définissant un script formel pour l’activation de ce droit. Tout dépend alors de la coordination entre les experts médicaux appelés à évaluer la condition physique de l’étranger, et les services administratifs censés en tirer toutes les conséquences juridiques.
Encadré 7 – La procédure médico-administrative de protection des retenus atteints d’une maladie grave Dans le cas particulier des personnes en instance d’éloignement, la situation des étrangers atteints d’une maladie grave est régie au moment de l’enquête par l’article L 511-4 du CESEDA, par l’arrêté du 21 juillet 1999, et par la circulaire du 5 mai 2000 qui en prévoit la mise en œuvre dans les centres de rétention. Ces trois textes organisent à l’époque, au sein même des CRA, la possibilité de reconnaître une protection contre tout renvoi forcé à « l’étranger résidant habituellement en France dont l’état de santé nécessite une prise en charge médicale dont le défaut pourrait entraîner pour lui des conséquences d’une exceptionnelle gravité, sous réserve qu’il ne puisse effectivement bénéficier d’un traitement approprié dans le pays de renvoi » (CESEDA, article L-511-4 10°). Pour les étrangers placés en rétention, cette procédure définit deux phases : l’une médicale et clinique, l’autre administrative. La personne qui affirme être atteinte d’une maladie grave est tout d’abord examinée en rétention par le médecin de l’équipe médicale intervenant au centre. Ce dernier établit un rapport médical mentionnant « le diagnostic des pathologies médicales en cours, le traitement suivi et sa durée prévisible ainsi que les perspectives d’évolution et, éventuellement, la possibilité de traitement dans le pays d’origine » (arrêté du 8 juillet 1999, art. 3). Ce rapport est ensuite transmis au médecin inspecteur de la DDASS du département dans lequel est situé le centre de rétention. Ce dernier détermine alors « si l’état de santé nécessite une prise en charge médicale ; si le défaut de cette prise en charge peut ou non entraîner des conséquences d’une exceptionnelle gravité sur son état de santé ; si l’intéressé peut ou non bénéficier d’un traitement approprié dans le pays dont il est originaire, et la durée prévisible du traitement » (ibid., art. 4). L’avis sera finalement transmis au préfet, qui statuera au final sur le droit de la personne à demeurer sur le territoire. Notons pour finir que cette protection particulière a connu de multiples restrictions depuis sa mise en place : après une tentative de suppression législative en 2005, une controverse publique a notamment opposé les services du ministère de la Santé aux représentants d’un groupe d’associations (comptant la Cimade, mais également Act-up, le Comede ou Médecins du Monde) autour de la diffusion sur l’intranet des ministères de l’Intérieur et de la Santé de « fiches-pays », listant à l’attention des fonctionnaires des deux corps les soins disponibles dans différents États d’origine des migrants. Les militants associatifs demandaient au contraire la prise en compte de l’effectivité de l’accès aux soins pour chaque migrant, et non leur simple disponibilité. Aujourd’hui confié aux médecins de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), cet examen médical est actuellement régi par les arrêtés du 27 décembre 2016 et du 5 janvier 2017, et par l’information du 29 janvier 2017. |
9Au cœur du centre de rétention, il ne s’agit donc plus seulement de surveiller et « neutraliser » les corps, mais de faire en sorte que l’existence d’une pathologie lourde soit repérée, médicalement certifiée, et cette certification transmise aux services de la préfecture. Tandis que le dispositif du CRA dans son ensemble continue d’organiser le renvoi des étrangers de manière fluide et rationalisée, c’est donc – pour emprunter un concept cher à l’anthropologie des sciences – une chaîne de traduction particulière qui s’y déploie pour coordonner l’expertise médicale de leur état de santé, son inscription officielle, et sa reformulation éventuelle sous la forme d’une protection légale. Le corps fait ainsi l’objet d’autant de redescriptions qui le font progressivement passer de l’état de corps souffrant, objet d’un examen clinique, à celui de potentiel support d’un droit (Callon 1986 ; Dodier 1993). Avant même qu’interviennent ces descriptions multiples, il est toutefois nécessaire de repérer les cas de pathologies graves susceptibles d’ouvrir le droit à une protection humanitaire, et donc de constituer certaines zones du centre de rétention en espace de repérage de ces cas.
Repérer la souffrance « bio-légitime » : le centre de rétention comme espace d’expertise médicale
10Cette détection des retenus potentiellement concernés est assurée en premier lieu par le personnel médical du centre, mais elle repose également sur la vigilance des autres intervenants, et particulièrement les salariées de la Cimade aux yeux desquelles la régularisation « humanitaire » constitue un format supplémentaire – et alternatif aux procédures juridictionnelles qu’elles pratiquent quotidiennement – de contestation légale des mesures d’éloignement. Entre exercice d’un droit et examen clinique, la construction procédurale de la bio-légitimité du corps souffrant suppose donc une coordination entre les permanentes de l’association et les infirmières du service médical.
11Ces dernières se distinguent au centre par leur multi-positionnalité : en tant que professionnelles des soins médicaux, elles prennent en charge localement la santé des étrangers. Parce qu’elles assistent le médecin du CHU de la région dans l’examen préalable des retenus atteints d’une maladie grave et qu’elles assurent ensuite la transmission du dossier au médecin inspecteur, elles sont toutefois également impliquées dans une procédure administrative qui revient in fine à contester l’éloignement du territoire. L’investissement simultané de ces deux rôles ne va pas de soi, comme le rappelle une remarque de Samia Hassiti au cours d’un entretien informel au centre : insistant sur la bonne qualité du service médical du Sernans, elle indique qu’il
« suit vachement, ils regardent, quand ils voient un dossier [d’étranger gravement malade] ils transfèrent direct à la préfecture. Alors que si tu prends H. par exemple [autre centre de rétention de la région] […] Ils s’en cognent complètement, ils disent que c’est pas leur boulot, ils soignent juste les mecs… C’est le service hospitalier de la Pénitentiaire, alors tu vois… Ils sont habitués à ça, et ils sont vachement… du côté des flics, tu vois ? Eux, ils feront rien… » (Le Sernans-Bréville, 4 avril 2005)
12Deux identifications professionnelles s’opposent ainsi : celle de personnels plus familiers des policiers et de l’espace carcéral – au point d’avoir intériorisé ses normes de fonctionnement aux yeux de Samia – et celle les infirmières du Sernans, qui se rapprochent du système de valeurs de l’intervenante Cimade.
13Ce déplacement du rôle du personnel infirmier modifie également le statut du centre de rétention. Espace de contrôle et de préparation des éloignements, il devient simultanément le lieu privilégié du repérage clinique des pathologies graves : il s’agit ici de « suivre », de « regarder », et pour finir de « transmettre ». La construction procédurale de la bio-légitimité des corps s’appuie dès lors paradoxalement sur le personnel et l’agencement technique d’une institution dévolue à leur contrôle et à leur renvoi. Face à l’effet de dépossession impliqué par le placement en rétention et par l’ensemble du dispositif d’éloignement, cette visibilité et cette attestation médico-administrative de la souffrance corporelle paraissent alors dotées d’une force indéniable.
L’exposition du corps souffrant comme support d’une légitimité spécifique
14On l’a indiqué, la protection juridique des étrangers atteints d’une maladie grave ne repose que sur l’examen clinique du corps du retenu, à la fois constitué en objet d’une expertise et en preuve de la légitimité de la protection, dans la mesure où sa condition physique est retraduite en termes médicaux puis en termes administratifs par les services déjà présents en rétention. Là où les recours juridictionnels décrits au chapitre précédent supposaient le difficile rassemblement de documents et la mobilisation de contacts extérieurs, cette chaîne médico-administrative s’appuie donc à l’origine sur la seule possession dont l’étranger n’ait pas été privé en entrant en rétention – le soma.
15Mais si le corps malade se suffit ici à lui-même, et emporte comme tel une légitimité pleinement contraignante pour les administrations, la procédure n’en possède pas moins ses limites propres : en premier lieu, parce que l’expertise doit pouvoir s’organiser sans que s’interrompe la coordination entre services médicaux et services administratifs. Ensuite, parce qu’à l’issue de cette « chaîne », les représentants de la préfecture conservent une marge de manœuvre : c’est à eux qu’il revient d’apprécier in fine si le rapport du médecin-inspecteur de la DDASS justifie l’annulation de la mesure d’éloignement. Là où les décisions de justice obtenues par les intervenantes Cimade contraignaient immédiatement l’administration, un espace de négociation de la bio-légitimité médicalement attestée peut alors s’ouvrir.
C’est ce qui apparaît dans la situation de Julien Dessaka, retenu camerounais de 31 ans qui se présente un après-midi au bureau Cimade tenu par Marion Bérand. Hébergé par le SAMU social, il est séropositif et atteint de tuberculose. Il indique avoir été précédemment libéré d’un autre centre avec un certificat médical attestant la gravité de sa maladie. Alors qu’il attend sa régularisation, il est ensuite emprisonné pour vol, et transféré au Sernans à l’issue de sa peine. Marion contacte le SAMU social, dont le responsable local le croyait sorti libre et ignorait son transfert en rétention. Outrée (« Ah, mais c’est un scandale, c’est un scandale »…), elle s’informe auprès des infirmières : Dessaka est déjà passé à l’infirmerie, le médecin de la DDASS est saisi et passera l’examiner.
L’examen a effectivement lieu le lendemain, le SAMU social ayant faxé le dossier médical au Sernans. L’énervement de Marion va croissant : l’administration pénitentiaire disposait manifestement du dossier et aurait dû libérer Dessaka à l’issue de sa peine. Lors de la pause déjeuner, elle indique à Samia Hassiti (l’autre intervenante Cimade présente ce jour-là) son intention de « saisir Act Up sur ce truc… Parce que là y a quand même de l’abus… ». Samia l’en dissuade : « – Tu sais pour la presse […] on saisit […] pas trop comme ça, sur des cas individuels… On va plutôt bouger sur des familles […] Là pour l’instant, on s’occupe de le faire sortir… ». En début d’après-midi, le médecin inspecteur dresse un certificat médical, que Marion faxe ensuite à la préfecture. Téléphonant pour s’assurer de sa réception, elle insiste sur son importance : « Parce que là, c’est un certificat signé du médecin de la DDASS qui est rattaché à la MISP du [nom du département], donc a priori c’est clair et ça suppose que cette personne soit remise en liberté le plus vite possible », tandis que son interlocutrice (entendue par haut-parleur), indique qu’« On va voir, ça dépendra de ce qu’on va lire sur le certificat… ». Dessaka est effectivement libéré le lendemain, mais Marion lui conseille la prudence : « Vous faites attention, vous vous faites pas réarrêter hein ? Parce que là, on recommence tout… » (Le Sernans-Bréville, 9-10 mai 2005).
16L’extrait souligne en premier lieu la particularité d’une protection fondée sur la seule condition physique. Dessaka relève en effet d’une catégorie d’étrangers décrite au chapitre précédent : celle des migrants socialement désaffiliés, mais en revanche familiers des institutions sociales ou répressives assurant la gestion des marginaux. La précarité de sa condition – son hébergement discontinu, fait de passages par le SAMU social, la rétention et l’emprisonnement – lui interdit toute protection au titre de la durée de séjour ou des liens familiaux sur le territoire. Si ces différentes structures d’accueil ou de répression concrétisent voire renforcent sa mise à l’écart, elles constituent par contre des lieux privilégiés du repérage de sa pathologie. Alors que son dossier médical a donc été constitué entre le SAMU et les services médico-pénitentiaires, c’est le suivi du cas entre ces différentes institutions qui n’a précisément pas eu lieu, sans pour autant remettre en cause la légitimité propre du corps malade – surtout lorsque, comme c’est le cas ici, les attestations médicales de la pathologie existent et peuvent être produites après enquête.
17La légitimité de la maladie est tout d’abord morale, et perceptible comme telle dans la réaction de Marion Bérand au traitement de Dessaka : sa détresse sanitaire rend d’autant plus intolérable à ses yeux la mesure de rétention, et place l’intervenante en position d’« énoncer qu’il y a scandale » : passer outre la procédure, porter la situation de Dessaka sur l’espace public via un relais associatif, et la dénoncer au nom d’un ensemble de « normes partagées […] au sein d’une communauté donnée » (Blic et Lemieux 2005). La bio-légitimité du corps souffrant est ainsi suffisamment forte pour être mobilisée en dehors du cadre médico-administratif institué. Mais en contrepartie, elle doit prendre place sur une échelle de la légitimité « humanitaire », qui est aussi une échelle de l’intolérable : les familles en détresse y sont en l’occurrence affectées d’une plus forte valeur symbolique, lorsqu’il s’agit de contester publiquement les actions de l’administration (Fassin 2010).
18Si Marion est donc finalement dissuadée de saisir la presse sur la situation de Dessaka, la bio-légitimité dont est porteur son corps malade demeure toutefois pleinement mobilisable par la voie administrative, dès lors qu’il s’agit de traiter son seul cas individuel. La confrontation de l’intervenante Cimade avec son interlocutrice de la préfecture met toutefois en évidence l’étroite marge de négociation qui demeure, dès lors que le certificat médical n’est pas une décision juridiquement contraignante pour les fonctionnaires, mais reste un document soumis à leur appréciation. Si l’arène administrative apparaît alors comme l’espace d’élaboration d’un jugement souverain sur le cas, Marion peut toutefois invoquer de son côté la « force du titre » du médecin de la DDASS auteur du certificat et « l’hermétisme clinique » propre à son expertise (Dodier 1993) : jugement médical officiel et rigoureux qui force in fine le jugement administratif, puisque le retenu est libéré sans être assuré, toutefois, que les administrations seront mieux coordonnées en cas de nouvelle arrestation.
19C’est donc une légitimité particulière que celle du corps, faite de valorisation morale de la souffrance et de son soulagement, et de droit – puisqu’il s’agit bien ici d’un droit au séjour, et d’une procédure visant à l’activer. Dans la tension entre répression et protection des étrangers qui traverse l’espace de la rétention, ce registre spécifiquement humanitaire ouvre alors un nouvel espace de négociation qui radicalise la dimension « liminaire » du centre : les débats n’y opposent pas la situation irrégulière des étrangers avec les liens sociaux et affectifs qu’ils ont conservés avec le pays ; ils ne mettent plus en jeu que la situation administrative et le seul péril humain – biologique, pourrait-on dire – qui guette une personne par ailleurs peut-être dépourvue d’attaches en France. La frontière juridique entre renvoi du territoire et protection se dispute donc in fine à même le corps, et la renégociation de son tracé épouse la cartographie clinique de l’organisme, de ses parties malades et de ses fonctions plus ou moins affectées. Le cas qui précède insistait sur l’articulation entre le regard médical et le regard administratif pour la production de ce corps à la fois soigné et « juridicisé », et doté comme tel d’une légitimité propre. La situation suivante révèle en revanche les limites de cette bio-légitimité, aux frontières de la médecine, de la morale et du droit : elle suppose une proximité, à la fois morale et géographique, du corps – et surtout, elle est liée à un état de santé par hypothèse évolutif.
Le paradoxe d’une légitimité fondée sur l’état présent du corps
20Le dernier cas analysé dans cette section porte ainsi à son paroxysme la tension entre la logique répressive de la rétention, et celle qui tend au contraire à permettre la protection médico-administrative des retenus : dans ce cas, la bio-légitimité du corps souffrant est directement mise à l’épreuve d’un éloignement déjà en cours de réalisation.
L’affaire débute à 11 h 30, quand l’une des infirmières du centre transmet en urgence à Samia Hassiti l’avis d’un médecin inspecteur « favorable au maintien sur le territoire français pour raisons médicales » de Sélim Brahmi, un retenu tunisien souffrant d’une malformation cardiaque qui ne peut être opérée dans son pays d’origine. Un vol vers Tunis est pourtant réservé pour lui le même jour à 12 h 30. Samia lance alors une série d’appels fébriles au ministère de l’Intérieur puis à la fonctionnaire de la préfecture où est suivi le dossier, indiquant que l’aspect médical ne la « concerne pas », mais que « de toute façon Monsieur ne doit pas partir, c’est tout ». Elle sollicite également l’appui d’une des infirmières du centre, qui confirme à son interlocutrice que la pathologie de Brahmi n’est « pas du cinéma ». L’interlocutrice de la préfecture indique finalement à Samia que Brahmi doit être ramené au centre.
Dans l’après-midi, Samia apprend pourtant que le retenu a embarqué pour Tunis, le fax de la préfecture n’ayant pas été transmis à temps à l’escorte policière. Excédée, elle se rend avec moi au bureau du chef de centre. Ce dernier téléphone aux différents services impliqués – qui nient toute responsabilité dans l’erreur : l’embarquement s’est effectué sans encombre. Devant les protestations de Samia, le chef propose de contacter Brahmi en Tunisie pour organiser son retour. Étudiant son dossier, l’intervenante ne trouve toutefois aucune coordonnée : Brahmi n’a pas d’attaches en France, et n’a livré aucune adresse à l’administration et aux tribunaux. Ce n’est qu’une semaine plus tard qu’un retenu tunisien, ami de Brahmi, se présente au bureau Cimade et indique une adresse à Tataouine. Alors que le contact est repris, l’une des intervenantes remarque finalement que « le pire, c’est qu’il est pas très malade » et pourrait être rapidement renvoyé à nouveau du territoire : « c’est une opération courte… donc il n’a besoin que d’une autorisation temporaire de séjour… ». Plusieurs années après l’observation, Brahmi n’est toutefois pas rentré en France (Le Sernans, 5 avril 2005-12 avril 2005).
21L’espace clinique où la valeur humanitaire du corps malade est éprouvée et confirmée est là encore déconnecté de l’espace administratif qui doit la convertir en droit au séjour. Les procédures et les routines instituées continuent donc à définir le retenu comme l’objet d’une mesure d’éloignement, et son corps comme le seul point d’exercice de la contrainte policière destinée à la mettre en œuvre. Devant l’imminence du renvoi de Brahmi, la bio-légitimité se convertit alors en urgence humanitaire, dont la force s’impose tout d’abord aux administrations, mais disparaît finalement dès lors que l’étranger a quitté le territoire.
22Dans un premier temps en effet, l’urgence de la situation amène les intervenants associatifs et médicaux du centre à passer outre l’avis de la préfecture : ils demandent d’emblée l’annulation du vol sur la foi du certificat du médecin inspecteur, avant même que les responsables administratifs admettent qu’il est effectivement nécessaire d’annuler la reconduite. La suite de la journée met toutefois en évidence la double impuissance d’un droit fondé sur le seul constat de la condition physique de l’étranger. La première difficulté rencontrée par les intervenantes associatives et médicales du centre reproduit la situation de Dessaka dans l’extrait précédent : protégé parce qu’il est malade, Brahmi n’a en revanche aucun lien familial ou amical en France, et n’a jamais eu par ailleurs à indiquer son adresse de destination en Tunisie – élément qui n’intervient par hypothèse qu’après le renvoi effectif et qui, comme tel, n’intéresse pas les fonctionnaires français. Comme les « hommes infâmes » évoqués par Michel Foucault (1994), Sélim Brahmi n’a donc existé ici que par les traces qu’il a laissées dans les fichiers de l’administration – et ces traces, précisément, ne portent jamais sur ses connexions avec le pays d’émigration : elles ne confirment en définitive, que l’état pathologique de son organisme.
23De fait, la protection juridique évoquée au chapitre précédent – celle des parents ou conjoints de Français, ou des étrangers résidents de longue date en France – faisait référence à l’étranger comme individu social, avec ses liens et ses réseaux sur le territoire : inscrites de manière éparse dans les fichiers des services publics ou sur des bordereaux et factures, les traces de ces connexions étaient susceptibles d’être rassemblées – non sans mal, il est vrai – pour faire valoir in fine un éventuel droit au séjour. À l’inverse, le même droit fondé sur le seul corps et ne trouvant sa source et ses éléments probants qu’en lui-même est donc privé de force dès lors que ce corps même vient à manquer : la vérité de la souffrance, bien que connue, dit l’essentiel du corps mais absolument rien du sujet.
24La fin de l’extrait met toutefois en évidence une seconde limite de l’enracinement biologique de la protection juridique. Le corps malade, devenu l’unique support du droit au séjour et la preuve de son bien-fondé, en délimite aussi la validité dans le temps : Brahmi n’a le droit de demeurer en France que tant qu’il est malade, sa guérison autorisant donc à nouveau son renvoi vers la Tunisie. Le paradoxe va toutefois plus loin, puisque ce droit, in fine, vise à sa propre annulation : fondé sur le constat de l’existence d’une pathologie grave, il doit permettre d’effectuer l’opération qui la guérira, mais qui rendra dès lors le séjour sans objet et justifiera une nouvelle mesure d’éloignement. Là encore, le contraste est fort avec le droit au séjour qui protège les étrangers parents ou conjoints de Français : dans ces cas, le droit constate les liens familiaux déjà constitués par une personne dans son pays d’accueil, et favorise leur approfondissement. Le droit au séjour à titre humanitaire, en revanche, limite la protection de l’État français au seul corps malade et à la durée limitée de son traitement. L’individu bien portant et au delà l'individu social – avec les relations multiples qu’il entretient avec son entourage – est dépourvu de toute légitimité en France : son existence ne peut se déployer que dans le pays d'origine, après sa reconduite à la frontière.
25Si le corps en souffrance est bien ici le lieu où se joue la mise en œuvre des politiques d’immigration, cette reconnaissance de la souffrance corporelle comme motif de protection per se ne va donc pas sans paradoxes. Encore est-il question de la reconnaissance d’un droit, une part essentielle des problèmes tenant précisément à la nécessité d’en certifier l’existence à travers une série d’expertises et de procédures nettement définies. Au cœur de cette juridicisation du corps, on a toutefois également constaté la forte dimension morale des questions touchant au traitement humanitaire des retenus. Elle s’incarne empiriquement dans la tension émotionnelle qui marque souvent les échanges : lorsque Marion Bérand s’indigne par exemple de l’indifférence des administrations à l’égard du retenu séropositif qu’elle assiste, ou lorsque Samia Hassiti proteste contre l’éloignement à ses yeux illégal de Sélim Brahmi. Pour autant, la détresse humanitaire demeure perçue ici par les intervenantes à travers les descriptions et certifications produites par les experts. La situation est nettement différente lorsque la souffrance du corps est directement constatée en dehors de tout cadre institué, comme c’est le cas lorsque les retenus s’infligent délibérément des blessures au cours de leur rétention. La dimension émotionnelle de la gestion humanitaire des corps privés de liberté – fondée sur le caractère « intolérable » de la souffrance physique des retenus, à soulager à tout prix – s’y dévoile alors dans toute sa complexité.
La mutilation volontaire : jeux stratégiques autour de l’assistance et de la discipline des corps
26Quittons donc le domaine de l’expertise instituée et ses espaces – la clinique et les bureaux de la préfecture – pour aborder les usages subversifs du registre humanitaire. L’enquête en rétention a permis d’en étudier deux : la grève de la faim, et les atteintes que l’on rangera plus largement parmi les mutilations volontaires. Si ces deux répertoires se rapprochent en ce qu’ils passent tous deux par l’exercice volontaire de la violence par les retenus contre leur propre corps, ils ont également pour point commun de subvertir l’ordre de fonctionnement du centre de rétention tel que l’ont décrit les chapitres précédents. Comme le note Johanna Siméant (1998) à propos de la grève de la faim, l’atteinte volontaire au corps comme geste contestataire s’inscrit toujours d’emblée dans une lutte avec l’institution : retournant contre leurs corps la violence physique ou symbolique que l’État leur fait endurer, les grévistes inversent le rapport de forces en imposant aux fonctionnaires d’agir en leur faveur, pour éviter l’issue fatale vers laquelle ils se sont délibérément engagés.
27Si l’atteinte volontaire au corps en rétention relève de la même logique, elle s’inscrit toutefois dans un rapport plus direct avec l’institution d’enfermement : l’affrontement avec l’État y prend dès lors la forme immédiate d’une confrontation stratégique avec l’organisation du confinement, et d’une subversion de l’ordre négocié de fonctionnement du centre. Résistance illicite à la double logique de l’éloignement et de la rétention, la mutilation volontaire crée dès lors au cœur du centre une situation critique (Dobry 2009), que les acteurs de la rétention se doivent de traiter mais qui, contrairement aux cas d’étrangers gravement malades, n’est jamais intégrable aux procédures instituées pour le gouvernement de la population retenue.
28S’il s’agit donc là aussi pour les retenus d’inverser le rapport de forces qui les soumet à l’institution, cette inversion commence par la soustraction de leur corps au fonctionnement ordinaire de la rétention : blessé, il cesse d’offrir la moindre prise au contrôle des policiers et des gendarmes censés en assurer le gardiennage, mais il se soustrait aussi pour une large part à la prise en charge professionnalisée des experts médicaux ou associatifs chargés de lui venir en aide. Si des soins d’urgence sont toujours immédiatement prodigués, la stratégie même de l’atteinte volontaire au corps suppose en effet du retenu qu’il s’inflige volontairement des blessures dont il maîtrise seul la gravité, tout en affichant sa détermination face à des spectateurs qui ignorent ses intentions. Le retournement est évident vis-à-vis des policiers : de manière immédiate, le corps blessé échappe à leur prise et n’est plus expulsable en l’état. Ce sursis redonne pour un temps l’initiative au retenu, et lui restitue provisoirement l’usage libre de son corps que le placement en rétention lui avait par excellence retiré. Du côté des intervenants non policiers du centre, la soustraction n’est toutefois pas moindre. Au delà de leur compassion ou de leur compréhension affichée du geste du retenu, il est de fait difficile pour les travailleurs sociaux ou les acteurs associatifs du centre d’appuyer une stratégie de résistance mettant en jeu la santé ou la vie de la personne enfermée – et s’effectuant au surplus en dehors de toute légalité.
29L’intérêt principal de ces atteintes volontaires au corps tient donc dans cette perte de contrôle de la part des acteurs officiels du centre : elle manifeste in fine la capacité des retenus à mobiliser la bio-légitimité du corps souffrant pour l’inscrire dans le rapport de forces qui les oppose à l’institution.1 Rapport de forces qui ne s’exprime toutefois pas de la même façon pour les deux répertoires d’action analysés ici : la grève de la faim et la mutilation volontaire possèdent toutes deux leur espace et leur temporalité propres. Comme les stratégies subversives des détenus politiques allemands étudiés par Dominique Linhardt, elles constituent deux manières différentes d’« entrer en résonance avec [le] lieu de [r]étention » et d’investir stratégiquement les « prises idiosyncrasiques » qu’il offre en tant que milieu d’action (Linhardt 2004). L’économie de la grève de la faim repose ainsi à la fois sur une mise en scène du jeûne et de l’affaiblissement du corps, et sur l’escalade des expertises et des communiqués visant à dramatiser et évaluer cet affaiblissement pour faire pression sur les autorités. La logique des blessures volontaires est tout autre : produisant au cœur du CRA une souffrance aussi spectaculaire qu’indiscutable, elle relève de l’urgence et impose donc aux intervenants d’agir ici et maintenant. Elle soulève à ce titre des problèmes inédits, lorsqu’il s’agit non seulement de soigner en urgence les mutilations, mais aussi de les prévenir en évitant le « passage à l’acte » : enjeu tout à la fois policier et humanitaire qui place les acteurs du centre, et particulièrement les intervenantes associatives de la Cimade, devant des conflits émotionnels et moraux particulièrement aigus.
La grève de la faim, entre saillance et invisibilité
30L’analyse approfondie consacrée par Johanna Siméant à la grève de la faim (Siméant 1998, 2009) note en premier lieu son investissement privilégié par des populations à faibles ressources, et dont le coût d’entrée dans l’espace public est particulièrement élevé – ce qui en fait notamment le répertoire d’action privilégié des étrangers sans titre mobilisés pour leur droit au séjour. Le contexte particulier du centre de rétention radicalise cette dépossession, faisant plus que jamais du corps des retenus l’ultime ressource dont ils peuvent éventuellement disposer. L’inversion du rapport de forces que marque la grève de la faim, en leur redonnant pour un temps l’initiative et la maîtrise de leur destin, y est également plus spectaculaire, mais s’avère d’autant plus complexe à mener à bien au sein d’une institution de police. Les retenus grévistes ont, certes, en commun avec les autres étrangers mobilisés de chercher à soustraire leur corps à « l’emprise de l’État » (Siméant 1998, p. 307). Dans un lieu d’enfermement où l’on a déjà indiqué combien cette emprise est immédiate et matérielle, ce mouvement de soustraction se rapproche également des mutilations volontaires analysées par Fabien Jobard à propos des gardés à vue : il s’agit d’un acte de rébellion directe effectuant « la conversion d’une dépossession de soi en violence physique contre soi […] [,] seul moyen de se réapproprier le corps et d’en revendiquer la maîtrise » (Jobard 2002, p. 102).
31Dans le cas de la grève de la faim, un tel mouvement de réappropriation n’a toutefois de sens que s’il est constaté par les agents de l’État susceptibles d’en être affectés et in fine d’être contraints à négocier. La grève ne peut exister de ce point de vue que comme geste au sens de Luc Boltanski (1990a) : soit un acte qui ne tire pas sa valeur de son effet immédiat, mais uniquement de son interprétation par des tiers auquel il se donne à voir. L’atteinte volontaire au corps, en l’espèce, ne prend pas sens par ce qu’elle accomplit – une souffrance plus ou moins aiguë – mais par la visibilité de cette souffrance pour l’institution, et la réaction qu’elle exige de ses représentants. J. Siméant souligne de fait le caractère nécessairement public des grèves de la faim d’étrangers, articulé à la double maîtrise de l’espace et du temps. L’enjeu initial est alors pour les grévistes la conquête d’un lieu spécifique et suffisamment visible pour la grève – une véritable « zone franche » au cœur de la ville, relativement soustraite au contrôle de la police, et dont la mise en place et le maintien disputés font partie intégrante de la mobilisation. La grève de la faim est de fait inopérante sans cet espace à la maîtrise incertaine, où peuvent alors se mettre en scène dans la durée le jeûne des grévistes et l’assistance des comités de soutien, mais aussi les conférences de presse et les négociations avec les représentants de la préfecture (Siméant 1998, p. 321 et suiv.).
32On conçoit que l’ouverture de telles zones franches au cœur d’un centre de rétention paraisse d’autant plus hasardeuse. Elle apparaît comme une perturbation immédiate du fonctionnement ordinaire du CRA. Comme telle, elle se heurte tout aussi immédiatement au poids des routines et des dispositifs institués pour sérialiser les individus enfermés, les discipliner et rendre in fine leur conduite prévisible. Le refus de s’alimenter y est certes immédiatement repérable, puisque chaque prise de repas est scrupuleusement répertoriée et gérée, au Sernans-Bréville comme dans bon nombre de centres, par l’intermédiaire des cartes individuelles de retenus. Si le jeûne heurte donc frontalement l’organisation rationalisée du centre, cette dernière limite en revanche fortement la possibilité pour un retenu de rendre visible son initiative : on l’a vu, tout y concourt à isoler les individus les moins disciplinés, tout en empêchant la constitution d’un mouvement collectif.
33Dans ces conditions, les cas – relativement nombreux – de grève de la faim attestés en rétention témoignent avant tout des éléments indispensables au succès d’un tel mouvement. La grève doit en premier lieu être collective et rassembler un groupe suffisamment soudé pour se ménager un espace de visibilité relativement stabilisé ; au delà, elle doit également trouver des relais susceptibles de porter la revendication auprès des administrations, voire du grand public. En septembre 2004, une grève de la faim rassemble ainsi au centre de Calais-Coquelles six Soudanais du Darfour, qui réclament avec le soutien de la Cimade la prise en compte des demandes d’asile qu’ils souhaitent déposer – et qui obtiendront effectivement gain de cause (Cimade 2001, p. 127). Dans ce cas, les grévistes sont rassemblés par une communauté d’expérience et d’origine, et par une même revendication – laquelle relève qui plus est d’une procédure officielle, celle de la demande d’asile – ce qui lui permet d’être aisément relayée par les acteurs officiels que constituent les intervenants Cimade du centre. Les mouvements collectifs des centres de la région parisienne en 2007-2008 relèvent quant à eux d’une configuration différente : les grèves y accompagnent un mouvement de revendication plus large, qui permet leur déploiement en soustrayant d’emblée une partie du centre au contrôle de la police – avec pour contrepartie que cet espace, arraché aux fonctionnaires par la contrainte, est sans cesse réinvesti par eux et doit être régulièrement reconquis. À Vincennes notamment, les retenus commencent par briser le fonctionnement routinier du centre en refusant toute coopération avec les policiers : ils se refusent à réintégrer leurs chambres le soir, s’opposent aux comptages ou déchirent leurs cartes individuelles (voir supra, chapitre liminaire). Ils subissent toutefois de fréquentes descentes policières dans la zone d’hébergement du centre, tandis que les meneurs présumés du mouvement sont régulièrement transférés vers d’autres CRA. Les relais sont, dans ce cas, trouvés de manière informelle par les communications téléphoniques mais surtout par le dialogue direct avec les militants du collectif mobilisé pour la fermeture du centre, qui multiplient les manifestations au dehors et avec lesquels s’organisent même des parloirs improvisés (Tassin 2011).2
34Il s’agit certes d’un cas extrême de révolte collective, s’achevant en l’occurrence par une totale perte de contrôle des policiers et par l’incendie du centre. Même ici pourtant, les espaces d’expression autonome progressivement constitués sont en permanence contraints par la logique de discipline et d’atomisation des rapports sociaux propres à la rétention. Les grèves de la faim effectives ou avortées observées au Sernans pendant notre enquête de terrain donnent a fortiori l’exemple de mouvements dont l’expansion est cette fois limitée ou interdite, sous l’effet même de l’agencement du centre.
35Là aussi, les grèves sont signalées au cours d’une séquence plus large de mobilisation. L’ordinaire du centre est alors d’emblée perturbé par des tensions opposant certains retenus aux gendarmes mobiles chargés du maintien de l’ordre, facilitant la partielle – et discrète – réappropriation de l’espace par les étrangers enfermés. Les troubles débutent un lundi avec la fausse couche d’une retenue nigériane, placée au Sernans alors qu’elle était enceinte et évacuée trop tard vers l’hôpital. D’autres femmes du centre accusent peu après des gendarmes mobiles d’être responsables de son accident, et d’avoir également multiplié les propos et les gestes déplacés à leur égard. Leur plainte débouche sur une enquête interne des services de gendarmerie. Mais elle est également source de tensions au sein même du personnel du centre – elle a été recueillie par des agents de l’Anaem, dont le chef de centre critique ensuite vivement l’initiative – et provoque un mouvement plus large de contestation parmi les retenus. Hanna Torijnen le résume au cours d’une conversation au centre à la fin de cette même semaine :
Ça a mis un bordel dans le centre… Le capitaine a fait sortir tous les retenus pour leur parler, et on y est allés tous, donc moi aussi… Et puis bon moi dans la semaine, j’avais eu des chieurs, mais que des chieurs… et ils étaient tous là ! Alors ils ont commencé à tous venir me voir, et ils m’ont tous posé la même question : « Ouais, la Cimade, elle sert à quoi ? Ouais, elle sert à quoi si elle aide pas les gens ? Ils m’ont tous demandé ça, à la fin j’en avais marre, mais marre… » (Le Sernans-Bréville, 3 juin 2005)
36Le quadrillage individualisant du CRA est ici remplacé par une adresse collective du chef de centre, tandis que les intervenants officiels – non seulement les gendarmes, mais aussi les intervenantes associatives – sont remis en cause dans leur rôle institué. L’assouplissement du contrôle policier et la formation de rassemblements favorisent alors l’expression publique de plaintes dirigées contre l’institution, sans qu’il soit possible d’évoquer au cours de cette semaine la naissance d’un véritable mouvement collectif organisé. Les initiatives individuelles, en revanche, se multiplient – celle par exemple d’un retenu marocain, reçu le même jour par Hanna Torijnen et entrevu à plusieurs reprises au cours de la journée, et qui porte, noué sur ses épaules à la manière d’une cape, un drap blanc sur lequel on peut lire inscrite au feutre noir la phrase « Bienvenue à Guantanamo ». Dans un registre plus dramatique, la même semaine est marquée par l’automutilation d’un retenu tunisien, sur laquelle on reviendra dans la section suivante.
37C’est dans ce contexte que sont signalées à la fin de la semaine plusieurs grèves de la faim, toutes individuelles et qui le resteront : leur visibilité est d’une part brouillée par la pluralité des formes de contestation qui s’expriment de manière désordonnée au cours de la même semaine, et simultanément contrecarrée par le traitement institutionnel qu’en effectuent les gendarmes. Peu visible et faiblement signalée, chaque grève fait de leur part l’objet d’un traitement individuel séparé, inscrit dans la gestion policière plus large des tensions de la semaine, et de ce fait relativement maîtrisé par les fonctionnaires.
Alors que Hanna Torijnen et Vincent Cervin ont commencé leurs entretiens avec les retenus, leur attention est attirée vers 11 heures 30 par des bruits et des clameurs provenant du sas d’accès au service médical. Sortant dans le couloir avec moi, Hanna Torijnen voit un retenu africain d’une trentaine d’années semblant ne pas tenir sur ses jambes et soutenu par deux gendarmes, faire son entrée à l’infirmerie. Ne saisissant pas immédiatement, elle continue ses entretiens, mais découvre quelques minutes plus tard le même retenu allongé sur le banc du sas d’accès au bureau Cimade. Une rapide conversation s’engage : « – [HT] : Ça va, Monsieur ? Vous êtes malade ? – [R] : Ça fait cinq jours que je n’ai pas mangé… – [HT] : Ben ça, ça c’est pas une solution Monsieur… Moi je voudrais, enfin, je veux pas voir votre cadavre, mais je voudrais surtout voir des choses qui débouchent sur quelque chose, qui soient positives… – [R] : Mais y en a eu, des cadavres ici ! – [HT] [ton dubitatif] : Ah bon, y a eu des cadavres ? – [R] : Ouais, dans ce centre, y en a eu ! – [HT] [même ton] : Bon écoutez, entrez, on va voir votre cas… ».
Le retenu, Claude Kissemba, est ensuite normalement reçu en entretien : de nationalité congolaise, il est cependant de parents français, d’où une ambiguïté quant à sa nationalité que Hanna Torijnen compte faire valoir auprès de la préfecture pour faire annuler son arrêté de reconduite à la frontière. Après s’être péniblement assis, il s’exprime d’une voix faible et donne au cours de l’entretien de fréquents signes de lassitude face aux questions de l’intervenante. Vers midi, alors que l’entrevue est encore en cours, Hanna reçoit un coup de téléphone de Sophie Lombard, qui assure au même moment la permanence du siège régional de la DER à Crémieux. Lui résumant la situation, elle évoque quelques retenus « qui font la grève de la faim, je ne sais pas s’ils sont nombreux… ». Le retenu intervient alors : « – On est plein, ici. On va faire céder le gouvernement… Ils traitent les gens comme des animaux… ». Alors que Kissemba quitte le bureau, Hanna évoque son cas avec un retenu attendant son tour dans le sas – et qui lui apprend qu’une autre grève de la faim est en cours et qu’il vient de l’indiquer oralement au chef de centre à travers les grilles de la zone Retenus, sans plus de précisions. Elle promet de se renseigner auprès des gendarmes.
Se rendant au bureau GD une demi-heure plus tard, l’intervenante Cimade y trouve le capitaine, chef de centre. Évoquant un dossier de retenus plus ancien, elle s’attire une réponse immédiate :
« – [Le capitaine] : Là, j’ai pas le temps, avec ce qu’on a maintenant… Ah et puis sinon, j’apprends qu’il y a un Africain qui fait la grève de la faim ? Ben oui, mais moi on me le dit maintenant ! Moi je veux bien les entendre, mais… – [HT] : Y en a plusieurs, hein, des grévistes, je viens de voir un Africain… – [Le capitaine] : Des grévistes, y en a trois : y a un Turc, je sais plus son nom, je l’ai vu l’autre jour, y a Monsieur G [un retenu atteint du VIH et qui attend sa libération pour raisons de santé], mais lui, il a eu ce qu’il voulait, son dossier est complet, il a tout eu, il a même eu plus que ce qu’il demandait… et puis il y a un Nigérian, celui qui a le bras en écharpe, là… – [HT] : Oui, je l’ai vu lui, mais il y en a un autre, M. Kissemba, ou Kassemba, je crois, c’est ça ? Il fait aussi la grève de la faim, apparemment, il mange pas depuis une semaine. – [Le capitaine] : Ben oui, mais ça, moi je… Pourquoi il fait la grève ? – [HT] : Ça, mystère…. – [Le capitaine] : Ben faudrait lui demander pourquoi il fait la grève… Parce que là, s’il demande quelque chose, moi je dois le savoir, ou alors on peut pas avancer… Bon, enfin… Voilà, le Turc il s’appelle D…, je crois, bon lui on va s’en occuper… Bon ben écoutez, on va voir… Je vous tiens au courant sur cette histoire de grève hein ? » (Le Sernans-Bréville, 3 juin 2005).
38Si la dynamique des négociations publiques, au cours des grèves de la faim, est toujours confrontée au risque d’un « effondrement du collectif » (Siméant 1998, p. 349 et suiv.), ce même collectif, bien que revendiqué par Kissemba (« on est plein, ici »), n’est ici jamais constitué. Son absence se constate également visuellement, les grévistes – au demeurant peu nombreux – ne rendant nulle part visible leur mouvement dans les parties communes du centre. L’ignorance dans laquelle l’intervenante Cimade et le chef du centre sont maintenus face à la multiplication des grèves individuelles en est un autre signe. La réticence d’Hanna Torijnen à l’égard de la grève de la faim, dont on a déjà indiqué qu’elle rejoint la disqualification plus générale par les intervenantes Cimade des modes d’action passant précisément par la violence sur soi, ne l’incite guère par ailleurs à se constituer en porte-parole des personnes mobilisées. Mais au delà même de sa perception subjective du mouvement de grève, elle n’en apprend surtout l’existence que fortuitement. L’officier de gendarmerie chef de centre, de son côté, ignore la pratique de la grève ou l’apprend avec retard – et là encore, au hasard de son interpellation informelle par un retenu : les noms mêmes des grévistes restant incertains, leur gestion se voit simultanément diluée au sein des multiples problèmes de maintien de l’ordre de la semaine. Enfin pour les deux autres grévistes entendus – y compris lorsque la grève est finalement couronnée de succès – la négociation est, là aussi, strictement individuelle : l’expression des revendications et leur traitement institutionnel ne portent, par hypothèse, que sur la situation personnelle de chaque retenu, manière pour les gendarmes de conserver la maîtrise de la discussion, en refusant la constitution face à eux d’un collectif structuré.
39Si une telle dynamique de négociation ne laisse guère de place au déploiement d’une « zone franche » au cœur du centre, le contrôle administratif des repas rend également difficile le maintien de l’incertitude sur l’alimentation des retenus et leur état de santé, normalement essentielle dans la progression d’un mouvement de grève. Dans le cas de Claude Kissemba, le dispositif du CRA vient finalement disqualifier le sérieux de sa grève de la faim.
Quelques dizaines de minutes après son entretien avec le chef de centre, Hanna Torijnen retrouve en effet les autres intervenants du bâtiment « Gestion » à la cuisine. Au début du repas, elle est abordée par Christine Ferchaux, la gestionnaire de l’administration pénitentiaire au centre : – [CF] : Dis-donc au fait, ton gréviste de la faim… – [HT] : Monsieur Kissemba ? – [CF] : Ouais, celui qu’était tout faible, là… et ben en fait, il a mangé. […] Il a fait tout un cinéma, mais là, il a mangé. En fait, il fait deux repas sur les trois, mais il mange hein, il est pas faible… Mais il m’énerve d’ailleurs ce mec, parce qu’il se la joue, il roule tout le temps des mécaniques… là tout à l’heure devant le sas de l’infirmerie, il voulait pas rentrer, les GM ils lui disaient d’y aller, il voulait pas, mais après il a fait exprès de tomber. Quand il a vu qu’ils allaient le prendre, hop ! il s’est effondré, il a fallu qu’ils le portent… Donc tu vois, il joue les gros bras quand ça chauffe, et après dès qu’il se retrouve devant eux, ben hop, il se couche quoi ! Ça, ça m’énerve… » (Le Sernans-Bréville, 3 juin 2005)
40Même perturbé par un mouvement de protestation, l’espace quadrillé et policé du CRA ne laisse guère de place au « bluff » et au jeu d’intimidation mutuelle qui se déploie éventuellement au dehors. Le contrôle précis de l’effectivité de l’alimentation par les agents de l’administration pénitentiaire, auquel on peut ajouter la présence permanente d’une équipe médicale intégrée à l’équipe du centre, limitent a priori toute forme de négociation autour des repas et de la santé des retenus.3
41S’il s’agit toujours de produire devant les autorités un corps souffrant pour en faire jouer la bio-légitimité, le dispositif particulier du centre de rétention en empêche la mise en scène en visant systématiquement le maintien sous contrôle du corps et de ses activités. Pour reprendre l’expression déjà citée de Dominique Linhardt (2004), la grève de la faim peine de ce point de vue à « entrer en résonance » avec le lieu de rétention. Les automutilations volontaires des retenus y créent, en revanche, une perturbation beaucoup plus immédiate et donc immédiatement efficace, mais dont les effets sociaux se révèlent in fine plus ambigus.
La gestion des automutilations : politique de l’urgence humanitaire et politique des émotions
42Si la grève de la faim suppose de constituer un espace de visibilité et d’expression au cœur du centre de rétention, les mutilations volontaires des retenus et leur traitement s’inscrivent dans une tout autre configuration stratégique. Bien que le moyen en soit extrême, il s’agit toujours ici de soustraire le corps au contrôle policier pour en manifester la maîtrise. La production et la gestion de ce répertoire d’action relèvent toutefois de l’urgence : avant toute explication, elle place directement les gestionnaires du centre devant une souffrance physique évidente, non négociable – et à la limite, muette – qui impose d’agir immédiatement pour éviter une issue fatale. Comme telle, l’automutilation radicalise la tension entre protection et répression des étrangers, en substituant brutalement la première à la seconde : elle neutralise ipso facto toute forme de contrôle disciplinaire, en imposant au contraire au personnel du centre de sauver la personne toutes affaires cessantes, et en inversant donc tout aussi immédiatement le rapport de forces en faveur du retenu.
43Cette subversion frontale de l’ordre de la rétention par la blessure volontaire complexifie toutefois les jeux stratégiques qui prennent pour objet la souffrance et sa gestion. La bio-légitimité du corps mutilé tient ici dans le caractère intolérable de la douleur, et dans l’absolue nécessité du soin qui la soulage. Tous les acteurs du centre s’accordent sur cette dimension spécifiquement humanitaire qui correspond au moment propre de l’urgence, où l’assistance doit supplanter toute autre considération. Ils diffèrent, en revanche, sur le sens qu’ils donnent tant à cette assistance qu’à la blessure qu’elle doit soigner ; et in fine sur la qualification et la gestion légitimes des automutilations elles-mêmes. Les logiques répressives ou protectrices paraissent alors s’incarner directement dans les systèmes de valeurs des professionnels du centre et dans les jugements qu’ils les conduisent à formuler : du côté policier, la mutilation est une soustraction coupable au dispositif de rétention et à la procédure d’éloignement – et l’assistance médicale, une reprise en main de ce corps qui lui fait réintégrer cette procédure. Du côté du personnel chargé d’assister les étrangers, la qualification est plus ambiguë, mais elle renvoie volontiers les retenus mutilés vers la figure de la victime, dont l’acte est à déplorer mais constitue bel et bien un geste, entendu comme signe de détresse supposant un assouplissement du contrôle.
44Décrire les affrontements stratégiques qui se nouent autour des blessures volontaires en rétention, c’est donc restituer dans un premier temps ces luttes autour de la qualification et de la gestion légitimes de l’atteinte au corps. C’est aussi décrire comment les professionnels du centre de rétention sont eux-mêmes affectés par ces affrontements. Dans leur radicalité, les mutilations volontaires contestent en effet l’ordre négocié du centre de rétention dans son ensemble : elles ne soustraient pas seulement un corps au contrôle des gendarmes ; elles débordent également les acteurs chargés de l’assistance et de la défense des étrangers, en articulant la résistance à l’éloignement avec une violence qu’ils ne peuvent assumer. Dans un espace où les oppositions morales et professionnelles sont fortes entre les militaires de la zone Gendarmes et les acteurs non-policiers de la zone Retenus, c’est alors la division même du travail et des ethos propres à chaque équipe qui est in fine remise en cause.
45Pour cette raison, l’analyse de ces tensions autour de l’urgence humanitaire permet également l’étude sociologique de leur ressort principal : les émotions, leur production sociale et leur gestion collective par les acteurs du centre. On les retrouve, de fait, au cœur des problématiques qui viennent d’être présentées, où ce sont d’abord les émotions des retenus – essentiellement leur angoisse – qui concentrent l’attention du personnel du centre et sont constituées en relais du gouvernement des étrangers : la mesure de leur anxiété, perçue comme le symptôme d’une tendance potentielle à la mutilation, est également un moyen de la prévenir et d’en retrouver la maîtrise. Du côté du personnel lui-même, les tensions éthiques et professionnelles qui viennent d’être évoquées provoquent aussi leur lot de doutes et d’angoisse, que la prise en charge d’urgences humanitaires parfois extrêmes ne fait qu’aggraver.
46Attentifs aux émotions de leurs publics, les intervenants du centre sont donc eux-mêmes contraints à un intense travail émotionnel (emotion work) pour « tenir le coup », mais aussi pour tenir leur rôle en restant fidèles à l’ethos de leur profession (Hochschild 1979). L’analyse pourra s’appuyer ici sur une tradition sociologique déjà ancienne, enrichie par le récent emotional turn des sciences sociales anglo-saxonnes (Lutz et White 1986 ; Traïni 2015 ; Turner et Stets 2006). Pour ces auteurs, les réactions émotionnelles, jamais réductibles à de simples réflexes biologiques, sont toujours provoquées, orientées et éventuellement bloquées en fonction d’un contexte social spécifique et du travail sur soi qu’il impose aux acteurs. Bien qu’il soit surtout investi en France par la sociologie des mobilisations collectives, ce corpus théorique a été plus récemment utilisé pour analyser l’engagement des experts dans leur pratique professionnelle, y compris lorsque cette dernière est d’une technicité laissant apparemment peu de place aux émotions (Traïni 2009, 2015). Enfin, cette perspective se prête aussi à l’analyse de l’action publique. Elle a déjà permis de décrire de manière convaincante l’articulation entre l’éthique professionnelle des street-level bureaucrats, le contexte institutionnel de leur activité et les émotions qu’ils ressentent ou provoquent (Graham 2002), tandis que les enjeux émotionnels de la gestion des populations enfermées ont de même été analysés dans une perspective homologue à la nôtre, pour les détenus emprisonnés (Crawley 2011 ; Liebling, Durie, Stiles et Tait 2005) comme pour les étrangers placés en rétention (Hall 2010 ; Svasek 2010). Naissant aux points de fuite et de rupture de l’institution, là où ses agents sont subitement placés devant des contradictions et des conflits éthiques insolubles, les émotions sont également mobilisées contre l’administration par ses publics, ou au contraire utilisées par ses fonctionnaires comme relais officiel ou informel du contrôle social : autant d’usages et de circulation des affects que la gestion des urgences humanitaires dévoile particulièrement.
47La première situation analysée ici permettra d’en présenter les principales dynamiques. Elle met notamment en cause la division des tâches au Sernans telle que l’évoquait notre chapitre 2 : on s’en souvient, c’est autour de la prévention des mutilations volontaires des retenus que s’était noué le débat sur le partage de l’information des gendarmes avec les intervenantes Cimade – ou, plus largement, avec les acteurs non policiers travaillant au contact des étrangers dans la zone Retenus. Dans un centre où les identités professionnelles des « habitants » respectifs de ces deux zones sont de fait distinctes et opposées, l’accès libre des intervenantes Cimade aux dossiers et documents administratifs conservés dans leurs bureaux par les militaires, bien qu’exigé par les textes, n’avait été reconnu qu’à l’issue d’une longue controverse : elle avait pour objet l’anxiété des retenus, ses causes supposées, et le risque, en cas de diffusion aux salariés associatifs d’informations sur la préparation des vols, de voir les étrangers s’infliger des blessures volontaires pour éviter l’embarquement.
48La pleine autonomie des intervenantes Cimade avait alors supposé la mise en place d’une procédure de repérage des retenus à risque : leur « psychologie » éventuellement fragile devenait in fine l’unique prise tangible lorsqu’il s’agissait de les empêcher d’user librement de leur propre corps.4 Dans la situation qui suit, elle ne suffit pourtant pas à cerner le retenu « psychologiquement » problématique. En revanche, son cas réactive les tensions professionnelles entre les intervenants des deux zones, jusqu’à transférer son angoisse à l’intervenante Cimade, désormais incertaine de son rôle.
Mehdi Lakhdari est un Tunisien de 40 ans, visé par une interdiction du territoire suite à plusieurs condamnations. Lorsqu’il est reçu par Marion Bérand, celle-ci le reconnaît : il l’avait déjà consultée lors d’un précédent placement au Sernans. Elle l’indique au début de l’entretien : « […] Vous êtes arrivé, […] et puis le lendemain vous étiez à l’infirmerie. Parce que vous aviez fait des bêtises… ». Alors qu’un vol vers la Tunisie était prévu pour lui, il s’était en effet entaillé l’abdomen et avait en conséquence été condamné à 4 mois de prison, pour entrave à l’effectuation de son éloignement. Lorsqu’elle lui rappelle les faits, Lakhdari se récrie pourtant : « J’ai pas refusé, j’étais à l’infirmerie… […] J’ai pas fait obstacle, j’ai pas pu, c’est tout ! ». Affirmant être en France depuis 22 ans sans pouvoir en rassembler les preuves (« Mais je suis dedans… c’est à l’extérieur »), il se montre anxieux à l’idée qu’il pourrait être embarqué vers l’aérogare sans en être prévenu par les gendarmes : « … comme la première fois que j’étais venu, qu’il m’ont fait le coup, ils ne m’ont pas dit… parce que s’ils me disent : “tu pars”, OK je comprends, je suis prévenu, je peux me préparer… Mais bon, si c’est pour qu’ils me fassent le même coup que l’autre fois, non. […] ».
Le lendemain, l’inquiétude de Mehdi Lakhdari s’est accrue : plusieurs reconduites vers Tunis sont prévues, et il craint plus que jamais qu’on lui fasse « le coup en douce », c’est-à-dire qu’on ne le prévienne pas. Marion consulte le logiciel des gendarmes départementaux : ni laissez-passer, ni vol n’y figurent pour lui. Elle lui propose finalement d’aller immédiatement consulter son dossier au bureau GD, et indique à son retour qu’il n’y a décidément pas de reconduite pour lui. Visiblement sceptique, le retenu accepte l’explication avec réticence, et quitte le bureau.
Après son départ, Marion se tourne vers moi : « En fait, je suis hyper gênée, parce que sur son dossier, y a écrit qu’il doit pas être prévenu. Explicitement. – C’est écrit ? – [MB] : C’est écrit, je l’ai vu. Et tu vois, en plus de mon point de vue à moi, c’est hyper gênant, c’est la complicité avec ce principe de protéger les gens contre eux-mêmes. Alors que, tu vois, le droit au suicide… Enfin pour moi, c’est la base ultime de la liberté, quoi, c’est un vrai choix… En plus ici, on a l’impression que c’est tout ce qui leur reste, c’est une résistance… – C’est clair, c’est une résistance… – [MB] : Ouais, puis vraiment pour moi, cette idée qu’on doit protéger les gens contre eux-mêmes, qu’on doit les bloquer… Enfin tu vois, du point de vue du droit, quoi… Donc c’est super perturbant… Parce que bon, je l’ai en face de moi, je lui dis quoi ? Là, aujourd’hui, y a vraiment rien, mais sinon je lui dis quoi ? Je lui dis qu’il y a rien, alors que c’est pas vrai ? – Et puis s’il recommence… – [MB] : S’il recommence, c’est sûr que là c’est ambigu… parce que comme la première fois il avait déjà fait un truc, il s’était… tailladé tu vois, c’était pas allé loin, mais il l’avait fait… Et donc là s’il va plus loin, c’est sûr que c’est pas simple… » (Tunisien, 40 ans, ITF après plusieurs condamnations, libéré avec injonction à l’issue de sa rétention, Le Sernans-Bréville, 14 mars 2005).
49Mehdi Lakhdari fait partie d’une catégorie de retenus déjà présentée au chapitre précédent : ceux dont le parcours antérieur, marqué par un rapport quasi exclusif avec les institutions pénales ou de contrôle de l’immigration, rend d’autant plus difficile l’attestation des liens qu’ils ont pu conserver avec l’extérieur. Les termes dans lesquels il évoque sa propre « carrière » sont éloquents : il est « dedans » et ne cesse jamais de l’être. Réduit à n’être guère plus qu’un corps enfermé, il se soustrait d’ailleurs momentanément à la prise des policiers par l’automutilation, mais ne quitte pas pour autant cette dynamique qui le conduit d’une institution totale à l’autre – de la rétention vers l’infirmerie, la prison, puis le retour au CRA.
50Cette trajectoire révèle également les différents investissements dont est susceptible l’urgence humanitaire. De la part du retenu en premier lieu : les blessures qu’il s’est délibérément infligées l’ont immédiatement soustrait au contrôle des gendarmes, mais elles ont également constitué une manière de « se lier soi-même » (Siméant 1998, p. 330) en lui retirant toute maîtrise de sa propre situation, et en lui permettant finalement d’effacer la dimension volontaire de sa mutilation (« j’étais à l’infirmerie […] j’ai pas fait obstacle, j’ai pas pu, c’est tout »). Du côté des gendarmes en revanche, la blessure n’est pas seulement une atteinte au corps qu’il faut soigner : elle est aussi et surtout un comportement délinquant. En réglant l’enjeu sanitaire immédiat, les soins leur permettent de recouvrer sur le corps une prise minimale qui autorise ainsi le jugement du retenu et son passage par la prison, et que doit prolonger la rétention d’information prévue explicitement à son retour au Sernans.
51Il s’agit donc in fine d’une stratégie de contrôle – ne rien révéler de son sort à l’étranger pour éviter qu’il résiste – mais elle peut ici également se justifier par la nécessité de préserver son intégrité physique mais aussi émotionnelle : éviter l’angoisse et de nouvelles blessures volontaires. Face à cet investissement policier des souffrances et des émotions du retenu, l’autre intérêt du passage tient à l’ambivalence de Marion Bérand. De son côté, la mutilation est thématisée comme résistance, la soustraction du corps devenant ici le moyen ultime du refus de l’éloignement, mais cette qualification est prise dans une tension qui met en jeu son éthique individuelle et sa position – au sens social et au sens géographique – au sein du centre.
52L’intervenante Cimade cumule en l’occurrence les caractéristiques des « médiateurs » et des « contrôleurs » décrits par Goffman (1973) : elle se trouve au contact de deux groupes évoluant dans deux arènes mutuellement cloisonnées et opposées, qui correspondent également à deux espaces du Sernans. D’une part, le bureau des gendarmes, où son accès aux dossiers administratifs des retenus l’informe des stratégies policières concernant leur éloignement. D’autre part, le bureau associatif où les étrangers lui confient à leur tour leurs stratégies d’immigration et de séjour. Censée demeurer loyale envers ces deux groupes d’acteurs, elle reçoit pourtant de chacun d’eux des secrets dont la divulgation comme la dissimulation à « l’adversaire » peuvent avoir un effet potentiellement destructeur (ibid., p. 142 et suiv.).
53Le conflit est donc bien un conflit moral, mais il engage aussi l’ethos professionnel de Marion. En tant que militante associative chargée de la défense des étrangers, elle partage visiblement l’éthique de la résistance qu’elle attribue au retenu. De ce point de vue, présenter l’atteinte au corps comme le « droit » d’un sujet disposant librement de son corps lui permet ici d’intégrer la mutilation volontaire à son propre système de valeurs en lui donnant une légitimité supplémentaire – et rappelle au passage combien l’expertise juridique ne se réduit pas dans son cas à une activité technique et dépassionnée, mais se trouve au contraire investie émotionnellement (Traïni 2014, 2015). Cette référence juridique ne permet pourtant pas l’approbation finale d’une stratégie qui met en danger l’intégrité physique du retenu, alors que l’intervenante partage elle-même la perspective humanitaire et légaliste des membres de l’équipe Cimade au centre. Symétriquement, toute coopération même passive avec la logique répressive des gendarmes – qui n’envisagent pas d’abord les retenus comme des sujets, mais qui les considèrent avant tout comme des corps à discipliner, quitte à les « protéger contre eux-mêmes » – est immédiatement vue comme une trahison. Là encore pourtant, cette logique policière ne peut être absolument rejetée, en ce qu’elle permet seule de préserver le bien suprême qu’est l’intégrité corporelle du retenu.
54La gêne de Marion est en ce sens plus difficile à maîtriser que les émotions ordinairement éprouvées par les gardiens de prison ou autres professionnels chargés d’un dirty job (Crawley 2011). Elle ne résulte pas d’un conflit entre sa sensibilité individuelle et les exigences de sa mission, qu’un travail émotionnel approprié pourrait efficacement résoudre. Elle provient bien plutôt de la transposition, au cœur même de cette sensibilité et de l’ethos professionnel de la jeune femme, de l’opposition entre protection et répression des retenus. Elle fait désormais face à deux exigences moralement et professionnellement valables – soutenir les étrangers et les défendre face à la répression policière, ou préserver à tout prix leur santé – entre lesquelles elle ne peut choisir.
55La contradiction est certes spécifique à la position des intervenantes Cimade et transpose sur le terrain affectif, et autour des questions humanitaires, la situation d’entre-deux dont on a vu qu’elle est constitutive de l’intervention des salariés de l’association. Elle souligne toutefois plus largement l’ambivalence de l’humanitaire comme terrain d’affrontement – une ambivalence dont la forme est homologue à celle du droit analysé au chapitre précédent : le respect inconditionnel de l’intégrité physique et psychique du retenu peut y être efficacement invoqué contre tout abus des forces de l’ordre, mais cette efficacité n’existe que parce que l’impératif humanitaire est reconnu par l’institution et intégré à son fonctionnement. Pour cette raison même, l’humanitaire en rétention constitue toujours déjà un relais du pouvoir policier, et sa mobilisation critique se heurte à la même aporie que celle du droit : elle peut interdire certains excès de la force publique, mais elle ne peut abolir le centre de rétention en tant que tel, puisque son fonctionnement inclut officiellement la protection humanitaire des retenus et confie sa préservation à la police.
56La tension opposant l’exercice de la contrainte physique et la préservation inconditionnelle de l’intégrité corporelle des étrangers n’en demeure pas moins centrale. Le cas de Mehdi Lakhdari en met déjà en évidence la complexité, mais il demeure cantonné à un jeu entre le retenu et les gendarmes, à la fois purement local et caractérisé par sa rapidité et sa fluidité : à la manière des personnages de Kafka, Lakhdari circule continuellement d’une institution d’enfermement à l’autre, échappant sans cesse à la prise des policiers et gendarmes qui, de leur côté, cherchent constamment à s’assurer de lui. Une autre situation observée quelques mois plus tard voit au contraire le retenu infléchir stratégiquement la mutilation qu’il s’inflige, pour recouvrer durablement la maîtrise de ses mouvements et disposer du temps nécessaire à la renégociation de son statut.
Ce cas concerne un retenu déjà rencontré au chapitre précédent : Ahmed Mokhtari, Tunisien de 38 ans visé par une interdiction du territoire de dix ans après une condamnation à deux ans de prison. Affirmant être en France depuis dix-sept ans sans pouvoir le prouver, il est également marié à une Française avec laquelle il a perdu tout contact. Présenté une première fois à un vol vers Tunis en mars 2005, son refus d’embarquer lui a valu deux mois de prison. C’est à l’issue de cet emprisonnement qu’il est à nouveau placé en rétention au Sernans-Bréville, et qu’il a cette fois recours à la mutilation volontaire. Son geste s’effectue toutefois dans un contexte particulier déjà évoqué précédemment : il se produit un vendredi, à l’issue de la semaine de juin 2005 que ponctuent des incidents et le signalement de plusieurs grèves de la faim – et qui culmine avec la confrontation organisée par le chef de centre avec les étrangers qui s’en saisissent pour formuler « publiquement » leur mécontentement.
C’est dans ce contexte général qu’Ahmed Mokhtari, pour lequel un second vol a été réservé, se recouvre délibérément le corps de ses excréments au matin du 3 juin 2005, avant de se taillader les veines à l’aide d’une lame de rasoir. Immédiatement pansé et désinfecté par les infirmières du centre, il refuse par contre d’être lavé. Pour éviter d’être maîtrisé, il conserve de même une lame de rasoir sur lui, qu’il montre volontiers aux intervenants du CRA, tout en gardant ses distances. C’est dans cet état, vêtu d’un seul caleçon, qu’il continue à circuler librement dans le centre au cours de la journée : selon les gendarmes, son état n’est alors « pas dangereux ». Mokhtari se présente seulement à plusieurs reprises à l’infirmerie au cours de la matinée, pour un examen rapide de ses pansements. Par les fenêtres du local Gestion, il interpelle Christine Ferchaux de l’administration pénitentiaire, puis s’entretient avec Hanna Torijnen : il souhaite connaître l’avancement de la demande d’assignation à résidence que Vincent Cervin avait faxée pour lui au ministère de l’Intérieur quelques jours plus tôt. Après l’entrevue, Hanna confie sa gêne à Christine : la réponse pourrait prendre plusieurs mois. Lui demandant de ne pas donner cette information à Mokhtari, Hanna la questionne sur la position du chef de centre – qui selon elle « ne cèdera pas, […] il a des instructions très claires, il doit l’éloigner quoi, donc il partira avec escorte, mais il partira… Il a un vol ce soir, là. » (Le Sernans, 3 juin 2005)
57L’acte de Mokhtari possède bien ici une dimension instrumentale – empêcher les gendarmes de se saisir de lui et éviter ainsi le renvoi forcé – mais il retrouve également la dimension du geste déjà mentionnée pour les grèves de la faim : l’atteinte au corps est ici véritablement mise en scène, dans un contexte où la contestation de l’institution par les retenus s’est déjà rendue visible depuis plusieurs jours ; et sa forme est doublement importante. En premier lieu, comme toutes les mutilations volontaires, elle consiste pour le retenu à protester contre sa condition en rendant « plus éclatantes encore les marques de la domination qu’exercent sur lui ceux contre qui il s’élève » (Jobard 2002, p. 102). En ajoutant la souillure du corps à sa mutilation, il traduit sa condition « d’expulsable » par des signes tangibles. Se transformer en déchet ou en déjection, c’est de fait actualiser matériellement la dégradation que lui ont déjà fait subir socialement la mesure de renvoi et les diverses formes d’enfermement qu’il a connues : « à la déchéance sociale se mêle la déchéance physique (littéralement : être pris pour un déchet) et la déchéance judiciaire » (ibid., p. 104. Voir aussi Siméant 1998, p. 315, note 2). Au cours de son premier placement au Sernans-Bréville, le même retenu indiquait du reste avec amertume que son destin serait vraisemblablement de « finir clochard en Tunisie ».
58La seconde particularité de la mutilation est ici de s’inscrire dans la durée : difficilement saisissable par les gendarmes dans son état, Mokhtari a conservé « un atout dans sa manche » (Siméant 1998, p. 340) en gardant une lame de rasoir qui laisse planer le risque d’une blessure plus grave en cas d’intervention policière. Tenant momentanément ses gardiens en respect, le retenu peut dès lors mettre à profit ce temps arraché au contrôle de l’institution, pour tenter de réactiver les démarches administratives entreprises auprès de la Cimade.
59La maîtrise de ce temps et de l’incertitude qui s’y rattache est, de fait, l’enjeu crucial pour tous les protagonistes (Barker et Tanguay 2009). Si Mokhtari retrouve pour une courte période la maîtrise de son propre corps, cette maîtrise reste cantonnée au seul espace du centre de rétention. Pour les gendarmes, les soins qui lui ont été apportés permettent localement de « stabiliser une situation qui semblait leur échapper » (Dobry 2009, p. 150-151), tandis que les agents de la préfecture ou du ministère de l’Intérieur ne perdent à aucun moment leur maîtrise sur le destin du retenu : tout en maintenant le vol prévu dans la soirée, ils peuvent jouer plus que jamais de l’asymétrie de position qui leur donne l’avantage, et s’abstenir simplement de répondre à la demande gracieuse qu’il a formulée. Pivots de ce rapport de force, les intervenantes Cimade se trouvent là encore dans le rôle inconfortable des médiatrices, que leur connaissance des intentions ou tout au moins des mouvements probables de chaque protagoniste oblige à occulter certains éléments.
60La soustraction de Mokhtari au contrôle de l’État reste donc toute relative : il n’est finalement laissé localement libre de ses mouvements que parce que des fonctionnaires sur lesquels il n’a pas prise restent en mesure de définir son destin sur d’autres scènes, par delà le lieu et la durée de sa rétention. Cette asymétrie se confirme le même jour lorsque, en fin d’après-midi, Mokhtari est brusquement repris en main.
Vers 16 h 10, l’activité des intervenants du bâtiment Gestion est brusquement interrompue par des coups et des cris, tandis qu’un gendarme, remontant le couloir principal, incite les professionnels à réintégrer leurs bureaux dont il ferme les portes. Maîtrisé par plusieurs militaires, Mokhtari a été amené au bout du bâtiment, placé de force sous la douche de l’infirmerie, et nettoyé par un gendarme revêtu d’une combinaison étanche de désinfection. Une odeur âcre d’excréments envahit les locaux. Très énervé, Vincent Cervin se rend au bureau du chef de centre. Hanna, qui tente d’envoyer un fax, finit par abandonner la tâche alors que les pleurs de Mokhtari redoublent dans le couloir. Visiblement bouleversée, elle rejoint Vincent Cervin dans la zone Gendarmes, puis revient quelque temps plus tard sans avoir rencontré le chef de centre. À son entrée au bâtiment Gestion, elle est apostrophée par Mokhtari, menotté sur une chaise dans le couloir et entouré par les gendarmes qui l’ont nettoyé de force : « Mademoiselle, il faut faire quelque chose ! […] Regardez ce qu’ils m’ont fait, c’est normal ça ? Y a des témoins qui l’ont vu, l’infirmière là, elle en a pleuré, elle a pas supporté ! […] Alors quoi, et la préfecture et tout ça, ils disent quoi ? Ils s’en foutent ? ». Hanna répond avec gêne : « Mais je vois, Monsieur… On s’en occupe Monsieur, on s’en occupe ». Réintégrant avec moi le bureau Cimade, elle est sollicitée par des retenus installés dans le sas d’accès, qu’elle finit par recevoir à contrecœur, mais est interpellée par Mokhtari à chaque déplacement dans le couloir : « Mademoiselle, je compte sur vous ! Il faut appeler les médias, il faut que ça se sache, comment ils m’ont traité ! ». Hanna continue à lui répondre de manière hésitante : « On va faire ce qu’on peut, Monsieur, on va faire ce qu’on peut… ».
Lorsque Hanna termine les entretiens et ferme le bureau vers 16 h 50, Mokhtari a quitté le couloir : on apprend par la suite qu’il a été transporté jusqu’à Marseille dans un fourgon de police, qui a lui-même pris place sur un ferry à destination de Tunis. Hanna rejoint avec moi Vincent Cervin, qui s’entretient depuis déjà une heure avec le chef de centre. Après un échange téléphonique avec le ministère de l’Intérieur, l’officier indique que Mokhtari est apparemment « là depuis seize ans, mais il a vingt-deux mois de prison… donc ça fait quatorze ans et six mois… […] Ben ouais, c’est comme le bac, faut avoir 10, si vous êtes à 9,75, vous l’avez pas. C’est la loi ». Vincent Cervin est excédé : « Non, mais faut pas déconner, attendez, franchement sur six mois, qu’est-ce que ça peut foutre ? En tout cas, moi je me demande vraiment ce qu’on fout ici (geste du chef de centre). Ben ouais ! Parce que si un gars comme ça, on peut pas le libérer, on va libérer qui ? Personne ! ». Le chef de centre reproche alors aux intervenantes Cimade de ne pas décrire assez précisément la situation des retenus dans leurs recours, et de ne pas recontacter tous les intervenants, ministère comme préfecture. L’énervement de Vincent Cervin va croissant : « La préfecture de T., ça sert à rien, ils s’en tapent… […] Ils nous ont déjà reconduit deux étrangers en situation régulière et un Français… » (Le Sernans-Bréville, 3 juin 2005)
61La reprise en main policière est spectaculaire : alors que la situation semblait stabilisée depuis le matin, Mokhtari est non seulement maîtrisé, mais effectivement renvoyé en l’espace d’une heure. C’est en premier lieu sur son corps que s’affirme la toute-puissance policière, mais aussi son alliance avec la logique médico-humanitaire : son immobilisation s’accompagne littéralement d’une stérilisation, effectuée par un fonctionnaire équipé contre la contamination dans l’infirmerie du bâtiment. Cette même toute-puissance s’exprime aussi vis-à-vis de l’espace du centre. Alors que le local Gestion constitue ordinairement un espace d’assistance où les gendarmes ne sont pas censés paraître, ces derniers le constituent ici en zone d’intervention policière et en excluent les occupants en les retranchant dans leurs bureaux. Le mouvement se prolonge avec le transfert de Mokhtari : s’il peut encore interpeller les intervenantes de la Cimade au sein du bâtiment Gestion, il passe ensuite dans des arènes policières soustraites au regard public et hermétiquement cloisonnées – jusqu’à son arrivée en Tunisie, puisque le fourgon spécifiquement réservé pour lui embarque directement sur un navire sans qu’il lui soit possible de le quitter ou d’interagir avec l’extérieur (Hénocq 2004).5
62Si « l’arène policière » semble donc se refermer physiquement sur Mokhtari, sa reprise en main est toutefois également administrative – c’est dans ce cas le pouvoir des fonctionnaires du ministère de l’Intérieur et leur fermeture à toute influence extérieure qui s’affirment. Plus que jamais « en position de faire advenir ce qu’ils édictent » (Dubois 2003, p. 68), ils prennent le temps de planifier l’éloignement du retenu, comme le confirme quelques jours plus tard l’un des agents de l’Anaem lors d’une conversation au centre : « […] Là, ils l’ont laissé toute la journée, et ils l’ont lavé que quand ils ont été sûrs qu’ils avaient un bateau pour lui, quoi… » (Michel Deval, 6 juin 2005). Bénéficiant une fois de plus de l’asymétrie de position qui les isole des acteurs du centre, ils peuvent ensuite refuser de négocier et agir au contraire « bureaucratiquement en faisant preuve d’un légalisme rigide » (Lascoumes 1990, p. 59) : alors que les « gestes » et faveurs de l’administration sont inscrits dans son fonctionnement même, c’est ici « la loi » qu’il s’agit de suivre à la lettre.
63À cette toute-puissance policière et administrative répond symétriquement le sentiment de dépossession des professionnels du centre, là encore repérable par les démonstrations émotionnelles auxquelles il donne lieu. Imprévisible et imparable, l’initiative de l’administration investit brusquement le temps et l’espace de travail des intervenants du local Gestion, substituant la violence à la routine ordinaire de l’assistance. Mobilisées en priorité par les gendarmes lors de l’intervention, les infirmières sont alors particulièrement éprouvées – Mokhtari évoque dans l’extrait précédent le malaise d’une d’entre elles, ce que confirmeront plus tard d’autres membres de l’équipe médicale : devant la violence de la scène, une des jeunes soignantes stagiaires du centre a fondu en larmes et, de l’avis de sa collègue infirmière, elle ne reviendra pas travailler en rétention (journal de terrain, 3 juin 2005). L’émotion d’Hanna est du même ordre, et la conduit rapidement à abandonner le travail en cours au bureau de l’association.
64Du côté des intervenantes Cimade, le sentiment de dépossession et d’impuissance apparaît plus nettement encore : il ne vient pas, cette fois, d’une confrontation anxiogène des intervenantes à deux impératifs contradictoires, mais de la quasi-négation de leur rôle professionnel même par l’administration, puisqu’aucune négociation n’est acceptée. On retrouve cette impuissance dans la gêne d’Hannah devant Mokhtari, à qui elle ne peut proposer qu’une aide juridique sans effet immédiat sur la répression qu’il subit ; ou dans l’indignation de Vincent, pour qui l’intransigeance et la brutalité des agents ministériels retire toute efficacité et tout sens au travail des intervenantes Cimade. Cette impuissance locale ne trouve qu’un exutoire relatif dans la dénonciation publique et nationale de la situation par les responsables de l’association – dénonciation toutefois postérieure, de faible ampleur et dépourvue d’effet sur le sort individuel de Mokhtari : sa mutilation est évoquée de façon anonyme par un responsable de la Cimade, interviewé par une journaliste de Libération la semaine suivante.
65Au Sernans même, l’intervention des gendarmes n’offre en revanche aucune prise critique pour les intervenantes, qui ne l’évoquent finalement que dans ses potentiels effets négatifs sur l’ordre négocié du centre. Dans les jours qui suivent l’événement, la plupart des pauses et des déjeuners collectifs du local Gestion tournent, de fait, autour de l’arrestation de Mokhtari et de l’effet désastreux de sa visibilité pour les retenus du centre : à l’issue d’une semaine de tensions, la reprise en main n’aurait pas dû avoir lieu au cœur de la zone Retenus mais s’opérer quelques jours plus tard afin que la tension « retombe » et que la Cimade dispose d’un temps supplémentaire pour étudier le dossier. Là encore, la conclusion récurrente de ces conversations est que le centre pourrait « exploser » sous l’effet de telles provocations – possibilité évoquée avec inquiétude par les intervenants, mais aussi avec colère et comme la sanction logique de l’inconséquence des gendarmes, dont ils se désolidarisent par là même.
66Au delà de l’accord général des acteurs sur la légitimité du corps souffrant et de son assistance, on assiste donc pour finir à un repli général sur les rôles institués au centre : les gendarmes exerçant la force sur le retenu récalcitrant, sur injonction de fonctionnaires distants mais uniquement soucieux de la mise en œuvre des mesures de renvoi, et sous le regard désapprobateur des intervenants non policiers de la zone Retenus. Parce qu’elle suspend les procédures instituées et fait prévaloir l’action immédiate sur les formalités et les justifications juridiques, l’urgence humanitaire n’apparaît toutefois pas seulement comme un trouble à l’ordre ou une perturbation du travail administratif ; elle peut également faire l’objet d’un usage stratégique de la part des fonctionnaires eux-mêmes. Dans le cas qui suit, ils font ainsi délibérément jouer la bio-légitimité humanitaire d’une retenue en tant que corps souffrant, pour éviter d’avoir à lui reconnaître la légitimité juridique et politique à laquelle elle aspire en tant que demandeuse d’asile.
Célia Tekuma, jeune femme ivoirienne de 30 ans, arrive au Sernans-Bréville, après avoir été arrêtée et placée une première fois en rétention dans un autre département. Sa situation administrative laisse peu d’espoir aux intervenantes Cimade qui la reçoivent : après le rejet de sa demande d’asile par l’OFPRA, elle a saisi la Commission des recours des réfugiés (CRR, l’actuelle Cour nationale du droit d’asile), mais ce recours n’empêche pas son éloignement du territoire – raison pour laquelle le juge des libertés la maintient en rétention lors de sa première présentation. En larmes, elle fait part de sa « fatigue » à Hanna : « Quinze jours ici… quinze jours ici, moi je tiens pas… ». Hanna tente de faire appel en arguant du manque de diligence de l’administration, qui la maintient depuis plusieurs dizaines de jours sans avoir fait renouveler son laissez-passer pour la Côte d’Ivoire, aujourd’hui périmé. Elle informe parallèlement Louis Mermaz, sénateur de l’Isère, afin qu’il intervienne en appui de ses propres démarches.6 L’élu est ensuite relancé par plusieurs appels, tandis que les intervenantes informent les fonctionnaires de la préfecture qu’une « intervention exceptionnelle » est en cours. Quelques jours plus tard, la CRR rejette le recours et un vol est réservé pour Célia Tekuma. Alors qu’elle doit être embarquée pour la Côte d’Ivoire à 23 heures, Sophie Lombard et Marion Bérand reprennent son dossier, contactent à nouveau Louis Mermaz et tentent d’intervenir auprès de la préfecture. Sophie, qui les sollicite par téléphone, se heurte à un refus catégorique de la part de l’agente du Bureau éloignement : « Elle me dit “Ouais, mais bon elle est pas en danger en Côte d’Ivoire, il y a rien là-bas, c’est un pays stable et structuré”… […] Y a des troupes françaises, quand même, sur place… Donc bon, c’est relatif, comme stabilité…7 Et puis bon cette dame, elle dit que si elle retourne en Côte d’Ivoire elle sera tuée, et ça sonne franc, quoi… » (11 avril 2005 et 14 avril 2005)
67Cette première phase réédite une situation relativement fréquente en rétention, celle d’une déboutée du droit d’asile : aux rejets successifs de la requête par l’OFPRA et la CRR répond ici la disqualification des agents de la préfecture, qui nient radicalement l’existence d’une menace politique justifiant l’attribution du statut de réfugié ou, à leur niveau, l’annulation du renvoi vers la Côte d’Ivoire. Si les intervenantes Cimade déploient une fois de plus l’éventail des stratégies juridiques disponibles, la faible efficacité du droit les amène toutefois à mobiliser les contacts politiques de l’association pour tenter de faire pression sur les administrations. Cette stratégie n’est pas sans effets, mais elle ne débouche pourtant pas sur une décision des fonctionnaires. C’est l’usage explicitement stratégique de l’état nerveux et physique de la retenue qui leur permet, ici, de régler le problème :
Un peu plus tard dans l’après-midi, Sophie Lombard reçoit un appel indigné de Louis Mermaz qui lui fait part de son exaspération devant l’intransigeance de l’administration, mais lui indique qu’il a multiplié les démarches. Son second appel, dans l’après-midi, laisse Sophie perplexe : le sénateur a été contacté anonymement à propos de Celia Tekuma par un fonctionnaire, qui lui a indiqué qu’« il faudrait qu’elle feigne un évanouissement ». Quelques minutes plus tard, elle est elle-même contactée et répond avec gêne à son interlocuteur : « Ben écoutez, je ne sais pas si elle en est là, mais je pense qu’elle a une idée précise de ce qu’elle veut faire… euh oui, je l’ai vue là, et c’est sûr qu’elle va pas bien… […] elle a aucune… elle m’a dit qu’elle est en danger de mourir… Donc bon, c’est clair que là, c’est une personne qui ne voudra certainement pas prendre l’avion… ». Après un second appel du même genre, elle rapporte la conversation à Marion : « – [SL] : Bon, alors il est revenu à la charge, il veut qu’elle simule un malaise… – [MB] (abasourdie) : C’est dingue ! – [SL] : … Et apparemment, le mec se prend pour un sauveur… Et puis bon, ben… Moi franchement j’ai trop peur que ça débouche sur un truc… Et puis t’imagine si la préfecture après s’en sert contre la Cimade, en disant “on a la preuve qu’il y a simulation” ? » Appelée par Marion via le haut-parleur du centre, Célia Tekuma ne se présente pas et les deux intervenantes quittent le Sernans sans l’avoir revue. C’est Julien Perregaux, de l’Anaem, qui fait quelques jours plus tard le récit de la conclusion du cas, lors d’une pause déjeuner : alors qu’il quittait le centre dans la soirée du même jour, il a croisé sur la route Célia Tekuma, libérée quelques minutes plus tôt après l’annulation de son vol : « Elle était en train de se casser du centre en courant, quoi (rires) ! Alors bon, on s’est arrêtés avec la voiture, on l’a emmenée […] On l’a laissée à la gare, au Sernans, je ne sais pas où elle est allée, mais elle est sortie survoltée… (nouveaux rires). (11 avril, 14 avril et 3 mai 2005)
68La mobilisation d’un soutien parlementaire s’avère ici payante, au sens où elle contraint effectivement les administrations : à la fin de la journée, Sophie Lombard note du reste que son interlocutrice de la préfecture, interpellée par Louis Mermaz, a dû elle-même « appeler un peu partout ». La « solution » finalement apportée reste difficile à analyser dans ses motivations, en raison même de son informalité : on ignore de quel service elle émane, l’identité de celui qui la suggère, et in fine les attentes stratégiques de ses concepteurs. Tout au moins peut-on opposer cette logique résolument informelle – appel anonyme et recours à la simulation illicite d’un malaise – à la faible marge de manœuvre dont disposent formellement les fonctionnaires de la préfecture dans le cas de Célia Tekuma : sommés de remplir leurs objectifs en matière d’éloignement, les fonctionnaires ne peuvent par ailleurs prendre le risque de provoquer un précédent éventuellement exploitable par d’autres associations.
69Ces contraintes pesant sur la décision administrative donnent alors sens au recours stratégique à l’urgence humanitaire. Si pour les grévistes de la faim l’affaiblissement jusqu’à la perte de connaissance peut être un moyen délibéré de « renoncer à l’initiative » (Siméant 1998) en s’imposant à l’institution comme corps inerte, les fonctionnaires organisent ici à la fois leur propre renoncement à la décision, et celui de l’ensemble des acteurs impliqués. Du côté des agents de l’État, la nécessité impérieuse d’assister le corps souffrant est ici la seule qui surpasse l’obligation d’observer le droit : la produire en organisant un faux malaise, c’est se mettre volontairement dans l’obligation d’annuler la reconduite à la frontière, pour une raison qui paraît à la fois indépendante de la volonté des fonctionnaires, et d’une légitimité incontestable.
70L’avantage de ce recours à l’urgence pour les fonctionnaires – son caractère informel et officieux – s’inverse en revanche pour leurs interlocuteurs. Pour les intervenantes Cimade, il remplace la sécurité et la prévisibilité de l’intervention juridique par une transaction collusive avec des partenaires à la loyauté incertaine. L’ambivalence de leur position est à son paroxysme : éternelles intermédiaires entre l’institution, les retenus et le champ associatif, interlocutrices officielles des fonctionnaires mais suffisamment indépendantes pour être associées aux actions et aux projets les plus informels, elles se rendraient ici complices d’une supercherie dont le dévoilement serait avant tout destructeur pour leur propre association. Pour Celia Tekuma, la solution imposée est également la plus incertaine – la mise en évidence de la simulation lui vaudrait les tribunaux – et la plus limitée, puisqu’elle ne lui évite le renvoi forcé qu’à titre humanitaire et par définition provisoire. Assistée ponctuellement en tant que corps momentanément indisposé, elle n’est ici à aucun moment envisagée comme un sujet de droit en quête d’un titre de séjour.
71À l’évidence, il se joue bien plus dans ce basculement qu’une simple stratégie visant à régler un dossier devenu encombrant : c’est un transfert entre deux régimes de légitimité qui s’y effectue concrètement (Fassin 2010 ; Fassin et Memmi 2004). D’une part, une logique juridico-politique, où l’administration reconnaît par une décision officielle, sinon le droit au séjour, du moins la possibilité pour la candidate à l’asile de demeurer sur le territoire en raison des risques encourus en cas de retour. D’autre part, une logique de protection locale et strictement humanitaire, dont l’unique ressort est la bio-légitimité liée au corps souffrant. Témoin de ce transfert de légitimité, le changement de statut de la menace de persécution dans le pays d’origine : dans l’extrait précédent, les risques politiques encourus par Célia Tekuma en cas de renvoi en Côte d’Ivoire étaient niés ou minorés, précisément en vertu d’arguments politiques fondés sur la stabilité du pays et l’absence de troubles. Dans l’interaction qui vient d’être retracée, ce même danger de persécution est au contraire pris au sérieux par l’interlocuteur de Sophie Lombard ; non en tant que danger politique objectif pouvant justifier une protection légale, mais dans la mesure où il peut engendrer chez la retenue une angoisse suffisante pour provoquer un malaise – ou faire apparaître ce dernier comme plausible, s’il est simulé. À la vérité du risque politique de persécutions, que la retenue n’est pas parvenue à produire de manière convaincante devant l’OFPRA, succède ici la vérité indiscutable du corps souffrant. Ce qui ne peut être pertinent politiquement – la persécution probable d’un État – le devient dès lors en tant que manifestation d’un trouble somatique, immédiatement constaté alors que la retenue se trouve encore sur le territoire. L’issue de l’affaire prolonge du reste cette logique : remise en liberté, Celia Tekuma disparaît comme problème matériel – un corps dont on ne sait littéralement pas quoi faire – mais demeure juridiquement en situation irrégulière, donc toujours susceptible d’être arrêtée, retenue et renvoyée.
*
72Jamais absolument niée, la bio-légitimité du corps ne fait donc pas non plus « droit » à coup sûr : elle étend plutôt jusqu’aux multiples états du corps, à ses blessures, ses malaises et ses émotions, la lutte visant à déterminer qui doit partir et qui doit rester sur le territoire. Tout est d’abord affaire de visibilité et de certification de la souffrance : pour les pathologies les plus graves et attestées comme telles, la procédure d’admission « humanitaire » au séjour ouvre sur la possibilité d’une régularisation en bonne et due forme. La blessure volontaire relève d’un autre format : directement produite au cœur du centre, elle est mise en scène pour être constatée et traitée en urgence – et sa prise en charge, symétriquement, vise à la neutraliser à la fois comme scandale moral et comme trouble à l’ordre public. Le Sernans, en définitive, donne donc à voir une urgence humanitaire singulièrement encadrée : mêlant l’impératif de réprimer et le souci de ne pas exercer ou laisser s’exercer une violence excessive ; marquant en dernier ressort la puissance physique de la police en rétention, mais déployée sous les yeux d’acteurs associatifs qui en exigent alors un usage tempéré et justifié.
73Dans ces affrontements, c’est une fois encore la frontière qui se joue pour finir, autour de corps dont on ne finit pas d’analyser l’état, de découvrir les faiblesses et les risques, en leur affectant une valeur politique ou juridique variable. Jamais donc de vie « nue » délibérément exposée à la mort ; mais, en revanche, une dégradation constante de la protection des étrangers, où la « prise en charge » humanitaire remplace la reconnaissance toujours plus improbable des droits. C’est sur la base de ce constat qu’il faut maintenant revenir, et conclure, sur l’enfermement de police dans l’État de droit.
Notes de bas de page
1 Ce qui ne signifie pas que l’on suppose ici une intention stratégique à chaque atteinte volontaire au corps : une telle intention est claire dans le cas des grèves de la faim, dont le déploiement se fait sur le long terme et qui relèvent chaque fois d’un geste organisé individuellement, voire collectivement. Dans le cas des automutilations, on verra en revanche que la dimension stratégique même du geste fait l’objet d’un débat entre les intervenants du centre : il s’agit alors précisément de savoir si la blessure que le retenu s’est infligée témoigne d’une stratégie réfléchie visant à faire obstacle à son éloignement, ou n’est que le geste spontané et non réflexif d’une victime poussée à bout par sa rétention.
2 Au cours de la même séquence de mobilisation, les bureaux Cimade du centre du Mesnil-Amelot et quelques chambres sont ainsi constitués en « bureaux » où sont rédigés et transmis par fax les « cahiers de doléances » portant les exigences des retenus.
3 Au Sernans-Bréville, les agents de l’administration pénitentiaire organisent ainsi deux services pour chacun des trois repas servis quotidiennement au réfectoire (petit déjeuner, déjeuner et dîner), à l’occasion desquels chaque personne se présentant est cochée sur une liste répertoriant l’ensemble de la population retenue.
4 Rappelons que cette sollicitude policière est plus largement inscrite dans l’article L 553-5 alinéa 1 du CESEDA, qui prévoit que « Sauf […] si la personne ne paraît pas psychologiquement à même de recevoir ces informations, l’étranger est informé […] [de] toutes les prévisions de déplacement le concernant ».
5 La fréquence des incidents opposant des passagers aux policiers lors des embarquements d’étrangers reconduits sur des vols réguliers souligne l’importance de ce cloisonnement hermétique de l’emprise policière autour du retenu. Le niveau de contrainte à exercer lors de ces embarquements a d’ailleurs été précisément codifié dès 1994, par une circulaire définissant les « moyens de transport pour l’éloignement des étrangers ». Il est aujourd’hui régi par l’instruction « relative à l’éloignement par voie aérienne des étrangers en situation irrégulière » de la Police aux frontières, qui définit cinq phases pour l’éloignement (entretien préalable avec la personne renvoyée ; fouille et pose d’entraves ; embarquement en autocar vers l’aérogare ; embarquement sur le vol ; et enfin arrivée et remise aux autorités du pays de destination).
6 On a déjà évoqué le rôle de Louis Mermaz dans la réforme du statut de la rétention au début des années 2000. À l’instar du député Étienne Pinte pour les étrangers visés par la « double peine », il intervient volontiers à l’époque auprès des administrations, pour la défense de demandeurs d’asile déboutés, le plus souvent sur sollicitation de militants associatifs.
7 Entre 2002 et 2007, la Côte d’Ivoire est en effet le théâtre de combats opposant l’armée régulière aux « Forces armées des forces nouvelles » qui occupent jusqu’à 60 % du pays. Elle fait également l’objet d’une intervention de Casques bleus de l’ONU, et de l’armée française à travers l’opération Licorne.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Libertés et libéralismes
Formation et circulation des concepts
Jean-Pierre Potier, Jean-Louis Fournel et Jacques Guilhaumou
2012
Pétrole et corruption
Le dossier Mi.Fo.Biali dans les relations italo-libyennes (1969-1979)
Marion Morellato
2014
Montchrestien et Cantillon
Le commerce et l'émergence d'une pensée économique
Alain Guery (dir.)
2011
Faire participer les habitants ?
Citoyenneté et pouvoir d'agir dans les quartiers populaires
Marion Carrel
2013
Entre conflit et concertation
Gérer les déchets en France, en Italie et au Mexique
Luigi Bobbio, Patrice Melé et Vicente Ugalde (dir.)
2016
La politique au quotidien
L’agenda et l’emploi du temps d’une femme politique
Laurent Godmer et Guillaume Marrel
2016
La République et ses autres
Politiques de l’altérité dans la France des années 2000
Sarah Mazouz
2017
Le territoire de l’expulsion
La rétention administrative des étrangers et l’État de droit en France
Nicolas Fischer
2017
Le savant, le langage et le pouvoir
Lecture du Livre du plaisir partagé en amitié (Kitāb al-imtāʿ wa-l-muʾānasa) d’Abū Ḥayyān al-Tawḥīdī
Pierre-Louis Reymond
2018
Gouverner la vie privée
L’encadrement inégalitaire des séparations conjugales en France et au Québec
Émilie Biland
2019