Chapitre I
Prise de distance
Texte intégral
Ce chapitre s’ouvre en questionnant les procès de construction des connaissances. Et pour ne pas rester dans la généralité, l’exemple retenu est celui de l’appréhension des langues dans leur évolution et dans la dynamique de leur développement ; la question du choix de modèle et la décision théorique corrélative sont donc au centre du débat. La vision organiciste et darwinienne des langues et de leur évolution qui a eu cours au xixe siècle est présentée (Honoré Chavée, Abel Hovelacque, August Schleicher) en préalable à sa reprise contemporaine.
Le temps d’avant
1Pour commencer à donner un peu de substance aux considérations précédentes, je vais aborder la question de l’évolution et de la transformation des langues. Question bien connue des linguistes et qui a traversé les siècles. Commençons donc par un retour en arrière.
2Le 1er mai 1862, lors de la 60e séance des travaux de la Société d’anthropologie, Honoré Chavée, un anthropologue, linguiste belge, tenant de la linguistique naturaliste, auteur d’une étude comparative entre le français et le wallon et d’une Lexiologie [sic] indo-européenne ou Essai sur la science des mots sanscrits, grecs, latins, français, lithuaniens, russes, allemands, anglais, etc. (1849), présente devant ses collègues une communication intitulée « Sur le parallèle des langues sémitiques et des langues indo-européennes ». Il ouvre son propos en établissant ceci :
La linguistique a été souvent confondue, elle l’est encore, avec la philologie ; celle-ci appartient à l’histoire, c’est la science des littératures, mais la linguistique fait partie de l’histoire naturelle […]. Les faits de linguistique ont la valeur de faits naturels, ils se démontrent comme les lois de la végétation et de la physiologie animale. […] Quand on étudie les mots au point de vue de leur biologie, de leur biographie, on les voit se comporter comme de véritables êtres vivants : ils naissent, grandissent, vieillissent et meurent. Il en est de même de chaque langue. (1862, p. 198-199)
3En 1876, un autre linguiste, Abel Hovelacque, élève d’Honoré Chavée et auteur en 1868 d’une grammaire zende (langue de l’Avesta), en ouverture de la section « La vie des langues » d’un ouvrage qu’il a publié sur La linguistique. Histoire naturelle du langage, après avoir également distingué la linguistique et la philologie, affirmera à son tour :
Les langues en effet naissent, croissent, et dépérissent comme tous les êtres vivants. Elles ont passé tout d’abord par une période embryonnaire, elles atteignent un complet développement et sont livrées en fin de compte, à la métamorphose régressive. (1876, p. 9)
4Il poursuivra :
Le développement des langues est, avant tout, déterminé, et le cours de leur vie ne saurait, pour une inadmissible dérogation aux lois naturelles, échapper aux nécessités communes à tout ce qui vit. À la vérité, sous l’influence de circonstances heureuses ou malheureuses, elles s’altéreront plus ou moins gravement, elles marcheront à leur décadence, à leur perte, d’un pas plus ou moins précipité ; mais rien ne fera fléchir leurs tendances organiques. (p. 10)
5Enfin – ce qui est intéressant pour tous ceux qui s’occupent de contacts de langues – il conclura que les langues « sont en un mot, ce que leur nature veut qu’elles soient », précisant : « Jamais, par exemple, on ne parviendrait à créer une langue mixte » (p. 18-19). Affirmation sur laquelle je reviendrai.
6À la même époque un linguiste allemand bien connu, August Schleicher (1868 [1863]), affirmant – ou martelant – les croisements et la connexité de sa conception des langues avec les idées développées par Charles Darwin sur l’origine des espèces (1859), écrivait :
Les langues sont des organismes naturels qui, en dehors de la volonté humaine et suivant des lois déterminées, naissent, croissent, se développent, vieillissent et meurent ; elles manifestent donc, elles aussi, cette série de phénomènes qu’on comprend habituellement sous le nom de vie. La glottique ou science du langage est par suite une science naturelle ; sa méthode est d’une manière générale la même que celle des autres sciences naturelles. (1868, p. 61-62)1
7Il développait ainsi son propos :
[…] je puis appeler les racines des cellules linguistiques simples, dans lesquelles ne se trouvent pas encore les organes pour des fonctions telles que le nom, le verbe, etc., et dans lesquelles ces fonctions, c’est-à-dire les rapports grammaticaux, sont encore aussi peu différenciées que le sont dans la cellule primitive ou dans la vésicule germinale des êtres vivants les plus élevés, la respiration et la digestion. Nous admettons donc pour toutes les langues une origine morphologiquement pareille. Lorsque l’homme, des gestes phoniques et des imitations de bruit eut trouvé le chemin vers les sons significatifs, il n’eut encore à sa disposition que des formes phoniques sans relations grammaticales. (p. 73-74)2
8Puis il précisait, citant toujours Darwin et affirmant son parallélisme avec son approche :
Nous n’avons qu’à changer les mots d’espèce, de sous-espèce, et de variété contre les mots usités en linguistique de langue, dialecte, de dialecte, de sous-dialecte, et les paroles de Darwin s’appliqueront parfaitement aux différences linguistiques dans l’intérieur d’un groupe. (p. 71)3
9Cela nous suffit pour illustrer l’existence en cette fin de xixe siècle d’un fort courant de pensée focalisé comme on le sait sur la thématique de l’histoire et de l’évolution des langues. Mais un courant qui, à travers beaucoup de ses tenants, tendait à privilégier l’assimilation des langues à des organismes vivants et, conséquemment, envisageait d’identifier le cadre conceptuel de leur étude à celui des sciences naturelles dans lequel émergeait et se développait avec force la vision darwinienne de l’évolution des espèces4. Un cadre donc, qui semblait à la fois pouvoir servir de béquille intellectuelle afin de « rationaliser l’imaginaire » susceptible d’expliquer les dynamiques évolutives des langues, et autoriser à ne pas reconnaître – ou tout simplement à masquer et à négliger d’appréhender – des phénomènes linguistiques postulés comme aberrants ou marginaux dans ce cadre, tels les mixages des langues.
10Cela établi, il convient de noter que, en ce siècle comme dans le nôtre, tout n’est pas monolithique et il est évident que l’ensemble des linguistes ne se reconnaissait pas dans l’approche organiciste. Parmi d’autres, et face à ce courant, il suffit de mentionner le sémanticien français Michel Bréal ou le comparatiste Antoine Meillet, deux linguistes éminents qui ont appartenu aux plus hautes sphères académiques de l’Université française.
11Constatant ceci : « Le caractère commun de ces différentes définitions [organicistes], c’est d’attribuer au langage une existence propre, indépendante de la volonté humaine », Bréal rejetait la position organiciste, car, pour lui, l’objet dont traite la linguistique « n’existe pas dans la nature » et « le langage est un acte de l’homme : il n’a pas de réalité en dehors de l’activité humaine » (1897, p. 309). Il concluait en ces termes : « On fait [du langage] comme un quatrième règne. La plupart des linguistes se placent aujourd’hui à ce point de vue, les uns par conviction philosophique, les autres simplement, je suppose, pour la commodité de l’exposition » (p. 310). Cette référence à l’activité humaine, cette reconnaissance de la réalité sociale du langage, nous la trouvons également chez son élève, Meillet, qui en retiendra la dimension de contrainte collective et en fera l’arrière-plan de sa réflexion générale sur les langues.
12Toutefois, bien que s’opposant entre eux et se référant à des horizons différents, les défenseurs de l’approche naturaliste et ceux de l’approche sociétale ne sont pas en désaccord dans tous les domaines ; l’on peut constater qu’ils se retrouvent de facto sur certains points importants dans l’évaluation de ce qu’est une langue, tout particulièrement en ce qui concerne la présupposition sur sa nature homogène. Ainsi, pas plus que les tenants de la vision organiciste, les partisans de l’hypothèse sociologisante, tel Meillet, n’accepteront comme justifiable d’un projet scientifique sérieux l’idée d’étudier des états de langues mélangées, composés mixtes cependant empiriquement attestés et résultants des contacts sociaux et linguistiques bien reconnus par ailleurs. De façon exemplaire, ce dernier explicitera très clairement sa position, tout particulièrement dans un article5 dont l’objectif était de présenter les principes de son approche historique des langues en affirmant que la continuité généalogique était fondée sur une caractéristique sociale essentielle : la permanence du sentiment et de la volonté des sujets parlants de continuer telle ou telle langue. Cela étant, il devait bien reconnaître l’existence des situations linguistiques peu claires de mélanges, telles celles décrites par son contemporain, pionnier des études créoles, le linguiste allemand Hugo E. M. Schuchardt (sous presse [1884]) ; mais l’on aura noté qu’il ne fait cette concession que pour écarter aussitôt le phénomène, puisque selon sa leçon, « ce que présente l’histoire des langues […], ce sont des extensions de langues définies parlées par des nations ayant conscience d’elles-mêmes » :
Les parlers qui sont des mélanges informes de deux langues différentes comme le slavo-italien et l’italo-slave qu’a décrits M. Schuchardt sont ceux de populations inférieures ; ils ne survivent généralement pas. Au cas où ils survivraient, il est permis de se demander si l’on en pourrait faire la théorie : les faits seraient beaucoup trop compliqués. On se trouverait sans doute devant des parentés indéterminables. (1958 [1918], p. 106)6
13Sans doute, si l’on désirait comprendre une position aussi catégorique, faudrait-il songer à l’effet que pouvait induire une pression d’arrière-plan d’ordre sociologique, présupposant la référence durkheimienne alors émergente de conscience collective qui sous-tend la distinction entre social et psychologique ainsi qu’entre collectif et individuel (l’on se souviendra qu’Antoine Meillet collaborait à L’année sociologique, la revue fondée par Émile Durkheim). Une telle référence implicite devait pouvoir, dans l’esprit d’un chercheur par ailleurs unanimement reconnu, insinuer ce rejet des « parlers qui sont des mélanges informes de deux langues différentes », ainsi renvoyés à l’état d’anomie au sens durkheimien de conséquence d’un désordre social7. L’on perçoit donc ici, indépendamment du clivage naturaliste/social, l’existence d’un autre clivage conceptuel, stable, perdurant et peut-être plus profond, car l’approche structuraliste du xxe siècle ne permettra pas de le dépasser. En effet, nous pouvons constater que, tout comme la notion d’organisme, celle de structure ne supporte pas facilement l’idée de mélange pour caractériser la nature de ce qu’elle articule.
14Pour conclure, disons que ce petit voyage dans la linguistique du xixe siècle aura eu pour ambition de nous aider à percevoir l’importance de notre imaginaire collectif dans nos constructions épistémiques avalisées dans le champ sociétal et stratifié où nous nous situons. Un champ qui, bien évidemment, est composé par le premier cercle des pairs et des spécialistes avec lesquels nous interagissons d’ordinaire, mais qui s’étend aussi à l’espace culturel dans lequel (et duquel) ce cercle se manifeste et se légitime. Un champ qui, finalement, a aussi vocation à se fondre dans un milieu plus indéterminé, plus flou : celui qui génère la doxa, l’air du temps, et qui contribue tout aussi bien à définir ce qui est (donné pour) « novateur, avant-gardiste » que ce qui est (posé comme) « attardé, retardataire ou dépassé » dans le courant des connaissances que nous élaborons8 et – éventuellement – que nous distribuons.
15Ainsi donc, à survoler ces points de vue, l’on aura peut-être pu pressentir l’importance des choix des descripteurs, la prégnance des arrière-plans, des implicites et des présupposés liés à leurs choix. L’on aura peut-être pris la mesure d’autant d’orientations souvent incompatibles (mais pas toujours !), le plus souvent conflictuelles et généralement structurées pour s’imposer au travers de rapports de force (mais pas toujours !).
16Rapports de force qui, tout en s’adossant généralement (conventionnellement ?) à des argumentations académiques fondées sur une rationalité exigée (et éventuellement exhibée), sur un stock de connaissances acquises non remises en question et sur des approches empiriquement justifiées, renvoient à autant d’arrière-plans conceptuels, autant de présupposés susceptibles d’ouvrir vers d’autres représentations des phénomènes9, d’autres images prêtes à déterminer la forme de nos connaissances et leurs comptes rendus, prêtes à orienter la reconnaissance et la spécificité de nos objets et à précontraindre le détail de leurs descriptions. Une ouverture à la fois contraignante et libératrice vers d’autres imaginaires !
Notes de bas de page
1 « Die Sprachen sind Naturorganismen, die, ohne wem Willen des Menschen bestimmbar zu sein, entstunden, nach bestimmten Gesetzen wuchsen und sich entwickelten und wiederum altern und absterben ; auch ihnen ist jene Reihe von Erscheinungen eigen, die man unter dem Namen “Leben” zu verstehen pflegt. Die Glottik, die Wissenschaft der Sprache, its demnach eine Naturwissenschaft ; ihre Methode ist im Ganzen und Allgemeinen dieselbe, wie die der übrigen Naturwissenschaften » (1863, p. 6-7).
2 « Dir und Deinen Collegen kann ich gleichnissweise die Wurzeln als einfache Sprachzellen bezeichnen, bei welchen für die Function als Nomen, Verbum u. s. f. noch keine besonderen Organe vorhanden sind und bei denen diese Functionen (die grammatischen Beziehungen) noch eben so wenig geschieden sind, als bei einzelligen Organismen oder im Keimbläschen höherer lebender Wesen Athmen und Verdauen. Für alle Sprachen nehmen wir also einen formell gleichen Ursprung an. Als der Mensch von den Lautgebärden und Schallnachahmungen den Weg zu den Bedeutungslauten gefunden hatte, waren diese eben nur Bedeutungslaute einfache Lautformen ohne alle grammatische Beziehung » (p. 23).
3 « […] so brauchen wir nur die Benennungen Art, Unterart, Varietät mit den in der Sprachwissenschaft üblichen (Sprache, Dialekt, Mundart, Untermundart) zu vertauschen und das von Darwin Gesagte gilt vollkommen für die sprachlichen Unterschiede innerhalb der Sippen » (p. 20).
4 Je ne propose évidemment pas de présenter le développement des idées évolutionnistes de la linguistique du xixe siècle, car cela ne correspond pas à mon projet ; par ailleurs, de nombreux travaux existent sur ces questions. Sans entrer dans le détail des articles d’historiens de la linguistique qui portent sur l’un ou l’autre aspect de cette thématique, je renvoie le lecteur au volume 3 de l’Histoire des idées linguistiques dirigé par Sylvain Auroux (2000), ou encore à La vie du langage, l’excellent ouvrage de Carita Klippi (2010). Cela devrait suffire.
5 « Les parentés de langues » (1918), texte repris dans Linguistique historique et linguistique générale (1958), ouvrage qui regroupe des articles de l’auteur publiés entre 1900 et 1920.
6 Pour une analyse sur ces questions on lira avec profit l’article que Daniel Baggioni (1988) avait consacré au « Débat Schuchardt – Meillet ». Voir également Nicolaï (2014a) qui suggère des raisons implicites visant à « expliquer » l’effet de masquage dont a fait l’objet l’approche des mélanges de langues de Schuchardt.
7 Durkheim notait à propos des « sciences morales et sociales » qu’« elles offrent […] le spectacle d’un agrégat de parties disjointes qui ne concourent pas entre elles. Si donc elles forment un ensemble sans unité, ce n’est pas parce qu’elles n’ont pas un sentiment suffisant de leurs ressemblances ; c’est qu’elles ne sont pas organisées » ; et il ajoutait : « Puisqu’un corps de règles est la forme définie que prennent avec le temps les rapports qui s’établissent spontanément entre les fonctions sociales, on peut dire a priori que l’état d’anomie est impossible partout où les organes solidaires sont en contact suffisant et suffisamment prolongé » (2013 [1893], livre III, p. 115).
8 Précisons que la perception de ce cadrage et de ses contraintes sur le procès d’élaboration de nos connaissances n’est pas une nouveauté. Pour s’en persuader, il suffit de renvoyer à la réflexion pionnière que Ludwik Fleck (1935) a conduite en regard de ses travaux sur la syphilis. Une réflexion sur la genèse du développement scientifique et sur les contraintes socio-historiques qui contribuent à l’établissement des faits scientifiques. Il s’agit d’une approche qui, après avoir fait longtemps long feu, semble avoir eu une réelle influence en fin de siècle ; par exemple, sur le développement de la notion de paradigme chez Thomas S. Kuhn, qui a reconnu sa dette dans sa préface à la version anglaise de cet ouvrage. Mais, de façon indépendante, des considérations apparentées, plus ou moins socialement orientées suivant les tropismes de leurs auteurs, ont également vu le jour. Et je serai loin d’être exhaustif en me limitant d’un côté à la notion foucaldienne d’épistémè et de l’autre aux positionnements contemporains de la sociologie de la science. C’est ainsi que Bruno Latour (2008) préfacera la version française de l’ouvrage de Ludwik Fleck !
9 On pourra sans doute penser ici à la notion de étant donné W (Nicolaï 2011, p. 36-37) à laquelle j’ai fait appel comme à un préconditionnement de la description et de l’interprétation des phénomènes. En effet, décider dans des cas problématiques, et tout particulièrement là où l’indétermination est grande, que telle réalisation (ou telle représentation) plutôt que telle autre est appropriée pour rendre compte de tel phénomène (prédéterminé de facto par ce choix) est un procès d’interprétation dont la justification explicite relève bien du choix rationnel, des connaissances préalables et de la considération des phénomènes. Toutefois, l’on sait que cela n’est pas suffisant.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un dialogue atlantique
Production des sciences du langage au Brésil
Eni Puccinelli Orlandi et Eduardo Guimarães (dir.)
2007
Des sons et des sens
La physionomie acoustique des mots
Frederico Albano Leoni Philippe-Marie Théveny (trad.)
2014
Entre expression et expressivité : l’école linguistique de Genève de 1900 à 1940
Charles Bally, Albert Sechehaye, Henri Frei
Anamaria Curea
2015
Voix et marqueurs du discours : des connecteurs à l'argument d'autorité
Jean-Claude Anscombre, Amalia Rodríguez Somolinos et Sonia Gómez-Jordana Ferary (dir.)
2012