Ouverture
Texte intégral
— Ne regrette rien, dit-il en me serrant la main de nouveau avec une émotion brusque, je ne regrette rien moi-même. Il ne s’agit pas d’être jugé. Il ne s’agissait pas de bonne ou de mauvaise politique. Il s’agissait de répondre à une question – à une question intimidante – à une question que personne encore au monde n’a jamais pu laisser sans réponse, jusqu’à son dernier souffle.
— Laquelle ?
— « Qui vive ? » dit le vieillard en plongeant soudain dans les miens ses yeux fixes.
Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes.
La frontière
1Pour commencer, intéressons-nous à la notion de frontière. Une frontière, cela peut être perçu, construit, reconnu, objectivé. On peut la nier ou la reconnaître. On peut (décider de) s’y intéresser ou pas. Certes. Mais pratiquement, une frontière, qu’est-ce que c’est ? Platement, revenons-en au dictionnaire. Le Trésor de la langue française (TLF) définit ainsi le mot dans ses acceptions ordinaires :
A. − Limite qui, naturellement, détermine l’étendue d’un territoire ou qui, par convention, sépare deux États. ♦ Toute espèce de barrage, défense, obstacle que l’on peut ou doit franchir.
B. − Au fig. Limite, point de séparation entre deux choses différentes ou opposées.
2Ce qui renvoie à la notion de limite :
A. − Ligne qui détermine une étendue, une chose ayant un développement spatial ; ligne qui sépare deux étendues. Synon. borne, frontière.
B. − Au fig. 1. Ce qui détermine un domaine, ce qui sépare deux domaines. 2. Ce qui ne peut ou ne doit être dépassé.
3Puis à la notion de clôture : « Barrière qui clôt, entoure une surface ou un édifice. État de celui qui est clos, enfermé, etc. »
4Ces définitions n’offrent aucune surprise. Nous sommes tous et toujours confrontés à des frontières et nous avons tous à considérer des limites dans nos rapports humains, dans nos rapports au monde, dans nos modes de conceptualisation. Quoi que nous fassions, pensions, envisagions, nous nous définissons dans un espace fermé (fût-ce l’univers infini !). Poursuivons donc, retournons vers la question préjudicielle : « De quoi parle-t-on lorsque nous parlons de frontière ? » La réponse – évidente – est que, ainsi que je viens de le suggérer, nous parlons d’une réalité prégnante qui à un titre ou à un autre fait partie de notre quotidien en tant que nous sommes des sujets/acteurs1. Elle peut nous apparaître comme allant de soi avec tant de force que, parfois, nous pouvons croire ne pas avoir besoin de connaissances particulières pour en parler. Mais dans le même temps, il s’agit d’une notion complexe. Je ne m’attacherai pas à détailler cette complexité, car elle (a) fait l’objet de bien des présentations académiques2. Je travaillerai plutôt l’articulation de cette réalité et de la notion qu’elle sous-tend, en me situant dans une perspective qui – dépassant la saisie de sa matérialité et mettant en évidence son rapport aux sujets et aux acteurs que nous sommes – soulignera l’élaboration du sens qu’elle contribue à introduire, et donc son incidence sur le développement de nos constructions épistémiques3 en général. Cela constituera l’un des fils rouges de cet ouvrage.
5Autrement dit, il résulte de notre expérience ordinaire que nous reconnaissons la frontière comme une entité objectivable, mais aussi comme une notion subjectivée et socialisée. Sa saisie suppose la considération de contraintes choisies ou subies, imposées ou surimposées, arbitraires ou non, matérielles ou non, lesquelles contribuent à la stabilité et à la (re)définition continue d’un espace physique et conceptuel fonctionnant comme cadre de vie et cadre de mise en signification du monde et de soi. Perçue, donnée ou reconnue, la frontière a donc un double statut : d’une part, elle est objectivée, extérieure aux individus, qu’ils soient considérés dans leur singularité ou dans leur collectivité (ce qui se perçoit dans la résistance que l’on peut opposer aux phénomènes matériels ou aux contraintes sociales), et d’autre part elle leur est intérieure (ce qui se manifeste dans la saisie subjective et marquée par l’historicité – voir chapitre 9 – de ce qui peut être saisi des formes, des représentations et des concepts à travers leurs successives actualisations en contexte). Sans jamais la transcender, cette dualité sous-tend la structuration de nos représentations, scientifiques ou non, dans l’ensemble des mondes dont nous participons, dans lesquels nous construisons des formes et élaborons du sens selon des modalités auxquelles nous allons nous intéresser.
6Cela étant, en m’appuyant sur les dynamiques des langues, avant d’aborder quelques exemples illustrant certaines de nos pratiques d’analyse et de construction épistémique, je vais encore développer ce thème de la frontière (de sa manifestation la plus spécifique à sa dissolution dans la généralité) selon trois volets4.
L’ordre du constat : réalité matérialisée
7Le premier volet relève du constat empirique. Il correspond à la matérialité des effets ordinaires de la frontière (physique, politique, sociale, économique, éthique, etc.), ceux qui précontraignent nos comportements individuels et collectifs.
8Pour mieux le montrer, je vais renvoyer à un texte de ma collègue Andrée Tabouret-Keller (2014) qui, dans une étude de cas traité de l’intérieur, au cours d’une promenade mémorielle et introspective dans son espace plurilingue et loin de toute visée théoricienne, relate la réalité subjective d’un vécu de la frontière dans un contexte de vie objectivement défini et historiquement daté.
9Prenant pour exemple sa propre histoire linguistique dans cette Alsace du Sud qui l’a vue naître, elle présentera ce qu’il importe de savoir en ce qui concerne la géographie, l’histoire et les institutions de l’Alsace avant de revenir vers les investissements subjectifs d’ordre linguistique. Il s’agissait pour elle de s’intéresser aux limites objectives et aux limitations subjectives des effets de contact entre parlers – fait évident de frontière – et de « confronter les modalités de l’emploi de parlers en contact à des limites objectivées […] ou institutionnelles […], et à des limitations subjectives (indices et représentations du divers et du différent) ». Il s’agissait également « de dégager dans quelle mesure ces trois types de limites peuvent superposer leurs effets ou au contraire quels sont les facteurs qui peuvent atténuer leur pouvoir de limitation » (2014, p. 313). Et ces réflexions sont importantes pour illustrer ce que j’appelle la réalité matérialisée de la frontière.
10L’auteur note que nos investissements subjectifs en ce qui concerne les langues proviennent de trois sources : les conditions affectives de leur acquisition, les valeurs singulières que chaque locuteur y attache, leur mise en valeur liée au moment et aux circonstances historiques de leur emploi public. Puis, dans la lignée d’un de ses travaux de référence (Le Page et Tabouret-Keller 1985), elle rappellera que « d’une manière générale, les parlers sont des indicateurs d’identité, voire d’appartenance » et que de ce fait, « leur emploi est signifiant dans le contexte immédiat de l’échange, mais aussi dans l’histoire de vie du locuteur comme dans l’histoire sociale de son milieu particulier de vie, de même que dans l’histoire événementielle dont le cours échappe au locuteur » (2014, p. 320). Elle continuera en précisant que « toute proposition générale concernant les limites entre les parlers, dialectes, version locale d’un dialecte, langue institutionnalisée, est à pondérer » – le terme limites est ici donné au sens de discontinuité-frontière plutôt qu’au sens de confins. « Les limites font partie d’un héritage dont on ne sait plus vraiment l’origine et dont la pratique s’est étiolée », poursuivra-t-elle, avant de conclure :
À un moment donné, chaque limite – frontière, administration, langue scolaire ou autre – a des poids différents, elle peut être présente ou absente ; de même la profondeur historique de chaque identification n’a jamais de dimension unique, mais à un même moment peut révéler des aspects différents. Ici, intervient le temps à la fois comme une temporalité particulière et comme temporalités disparates. (2014, p. 320)
11De mon point de vue, cette présentation illustre bien la réalité matérialisée de la frontière, car elle correspond à un quasi-degré zéro de sa manipulation théorique tout en intégrant la charge maximale, bien qu’apaisée et distanciée, d’une compréhension subjective des limites et des limitations qu’implique sa saisie. Prenant appui sur la question linguistique, l’auteur montre l’articulation continue entre la réalité des frontières linguistiques sociales et politiques et les contraintes propres à leur saisie sur le plan individuel comme sur le plan sociétal, soulignant ainsi leurs prégnances et leur double statut.
12Cela étant, dans ce cas d’espèce, les langues n’ont pas « bougé ». Or, dans d’autres contextes politiques et sociaux le rapport à la frontière peut être complètement bouleversé et induire de véritables recompositions de langues, à l’instar de celles qui affectent les sociétés qui les développent. En voici deux exemples, l’un relevant de l’espace urbain, l’autre d’un tout autre monde.
13Dans la région de Soweto, un parler mixte, l’iscamtho (Tucker 1997), a émergé. Il reflète le contexte multilingue des townships noirs en Afrique du Sud où il est surtout parlé par les jeunes, les hommes, les délinquants, mais également par d’autres Sud-Africains. Aujourd’hui, il apparaît dans le marketing, à la radio, à la télévision et se répand dans les pays voisins. Il résulte du contact entre différentes langues sud-africaines (zoulou, sotho, anglais, afrikaans) et semble être le symbole d’une nouvelle identité de la communauté noire dans la nouvelle Afrique du Sud. Linguistiquement, son lexique est hétérogène, mais il paraît respecter l’essentiel de la syntaxe et de la morphologie bantoues.
14Le michif (Bakker 1997), quant à lui, est un exemple princeps de langue mixte et relève d’une autre genèse. Il s’agit d’une langue parlée au Canada et au nord des États-Unis, qui résulte du mélange de la langue amérindienne cree et du français. Structurellement, il est principalement composé de noms français, de verbes cree et d’emprunts lexicaux à d’autres langues amérindiennes. On suppose qu’il a émergé comme marque d’identité parmi les populations métisses élevées dans les deux langues5.
15Il est aisé de constater que les études sur ces types de langues ne se sont développées que tardivement (Thomason éd. 1997, Matras et Bakker éd. 2008,…) et l’on peut considérer que cela est dû à la force des cadres théoriques préexistants, soit donc à des considérations de frontières conceptuelles. En effet, les modèles linguistiques couramment admis ont longtemps présupposé la référence à des langues pensées comme des entités idéalement distinguées et homogènes ; que cette référence implicite soit symbolique (langue pure), structurale (système) ou simplement informationnelle (code fonctionnel). Or, ces langues recomposées supposent naturellement un effacement des frontières initiales à travers des pratiques langagières complexes ; dans le même temps elles en établissent de nouvelles puisque les effets du contact des langues au sein des populations qui les parlent sont différemment perçus et traités selon les contextes politiques, sociaux, historiques, ou autres. Conséquemment, les frontières linguistiques – tout autant que les langues – peuvent être stratégiquement fonctionnalisées, et les transformations corrélatives des normes d’usage peuvent être acceptées ou stigmatisées.
L’ordre de la théorisation : notion objectivée
16Le deuxième volet est celui de la fonctionnalisation de la notion de frontière sous la forme d’outils conceptuels dérivés de sa saisie empirique. Il concerne donc notre activité de théorisation et d’objectivation et porte sur notre capacité de construction de représentations des phénomènes6.
17Les exemples que je retiens s’appuient sur les travaux contemporains sur le contact des langues et sa modélisation en général. Il s’agit donc de l’exploration des nouveaux terrains de recherche qui ont été ouverts en promouvant à différents niveaux le travail empirique, depuis l’étude des emprunts jusqu’à la découverte et à l’étude systématique des langues mixtes. De telles approches ont conduit au développement et à l’affinement d’outils théoriques qui fonctionnalisent la notion de frontière afin de rendre compte de ces phénomènes de contact ainsi devenus visibles dans et par ce procès d’exploration.
18Cela concerne également les recherches sociolinguistiques, largement centrées sur l’étude des interactions langagières. Pour en rester aux notions les plus connues, on songera à des concepts tel celui de diglossie (Ferguson 1959, Fishman 1966), aux travaux et modélisations subséquentes sur l’alternance codique qui se sont développés dans la seconde moitié du xxe siècle (Poplack 1980, Gardner-Chloros 2009, Myers-Scotton 1993, 2002, Stell et Yakpo 2015). Autant d’approches qui n’ont été possibles que par la reconnaissance et la théorisation des phénomènes de frontière empiriquement constatés, qu’ils soient matériels, sociaux, subjectifs ou intersubjectifs.
19Travaillée de la sorte, la notion de frontière se fonctionnalise et devient un outil conceptuel pour traiter de certains aspects des dynamiques linguistiques et langagières auparavant laissés dans l’ombre. Son utilisation a pour conséquence le développement d’autres concepts et de propositions théoriques nouvelles, de débats et de reconceptualisations orientées tout autant sur la redécouverte (!) de la non-homogénéité interne des langues que vers la construction des modèles censés rendre compte de leur hétérogénéité, de leur inhérente complexité et de la dynamique de leurs transformations.
20Nous ne sommes donc plus ici dans la perception d’une frontière subie ou élaborée, appréhendée par le biais de sa matérialité et le vécu qu’elle détermine. Nous sommes dans la dynamique – indépendante – de sa fonctionnalisation (consciente en tant qu’elle relève d’un procès de conceptualisation). Ainsi fonctionnalisée, elle s’insère dans le champ théorique afin de contribuer à rendre compte d’une organisation des langues toujours en cours de transformation. Dès lors, à travers l’élaboration théorique ainsi articulée en aller-retour avec la saisie empirique, il devient loisible de percevoir l’importance épistémique de cette notion de frontière dans les procès de mise en signification de ce qui nous concerne. L’on en arrive alors au troisième volet !
L’ordre de l’intégration : nécessité épistémique
21Avec ce dernier volet je me situe à un point limite, celui de la dissolution de la notion de frontière. Je renvoie en effet à l’idée la plus générale qui soit : celle de distinction, en tant qu’elle est le support de toute activité conceptuelle conduisant à introduire des frontières – et corrélativement, des « organisations » – dans notre aperception des phénomènes et des sensations qui nous sont disponibles. C’est donc à la nécessité épistémique que l’on s’intéresse, celle qui dirige notre capacité, volontaire ou involontaire, à identifier ou à établir les faits de frontière et à en jouer.
22Il ne s’agit évidemment pas ici de prendre cette perception-là pour objet d’étude, mais plutôt, de la reconnaître comme le sine qua non du cadre de saisie de ce qui est considéré dans sa stabilité comme dans sa transformation. À partir de là, cette perception intègre l’idée de la frontière dans le même temps qu’elle la dissout, car, appréhendée à ce niveau de généralité, devenant consubstantielle de chaque chose, de chaque concept, de chaque signe dans sa constitution et sa caractérisation, la frontière pensée comme simple nécessité de distinction va effectivement disparaître comme problème spécifique. Cette perte de la référence à un événementiel particulier fait qu’elle cesse d’appartenir à l’ordre empirique tel que je l’ai exemplifié dans mon premier volet ; elle ne correspond pas davantage à la notion-outil construite dans le cadre d’une théorisation particulière ainsi que je l’ai introduite dans le deuxième volet : l’on n’a plus affaire qu’au travail interne, élémentaire et continu d’identification et de distinction qui se réalise au travers de notre activité de connaissance ordinaire et en permet le cadrage. Travail qu’une psychologie cognitive peut sans doute contribuer à décrire puisque, ainsi que je l’ai suggéré, cette nécessité épistémique qui met en jeu notre saisie du monde se génère dans le procès cognitif qui nous fait nous articuler à ce monde.
23Nous avons désormais fait le tour de ce que peut saisir la notion de frontière… élargie à sa frontière même et l’on constatera qu’ainsi, rien ne lui échappe. La frontière ainsi pensée est bien partout. Sa présence dans l’espace épistémique de l’élaboration de nos connaissances comme dans l’espace communicationnel de notre vie ordinaire est le point fixe de toute élaboration de sens, de toute mise en signification, de tout acte de signifier.
Signifier ?
24Mais signifier, quel sens cela a-t-il ? Et à quel sens faut-il prendre ce sens ? Ceci signifie cela… Pour qui ? Pour moi ? Pour vous ? En général ? Observons d’abord le jeu des synonymes :
Faire savoir — annoncer, apprendre, communiquer, déclarer, dire, faire l’annonce de, faire part de, notifier, transmettre.
Montrer — annoncer, déceler, démontrer, dénoter, faire foi de, indiquer, laisser paraître, marquer, prouver, révéler, signaler, témoigner de.
Avoir comme signification — vouloir dire.
Désigner — dénommer, représenter.
Symboliser — désigner, évoquer, exprimer, figurer, incarner, matérialiser, représenter.
25L’intéressant est que ce que signifie signifier dépend beaucoup de qui l’énonce et de son sujet. Mais encore, quel « sujet » ? Car – en toute ambiguïté – le subjectif et l’objectif se croisent.
L’horizon
26En définitive, quel que soit ce qu’on se propose d’appréhender, de comprendre, d’analyser – qu’est-ce que ce « ce » est susceptible de signifier pour nous ? C’est une banalité de préciser que sa saisie implique un choix de modèle explicatif et une décision théorique corrélative concernant la frontière conceptuelle par rapport à laquelle il se définira. Il y a ainsi, dans le procès7 d’acquisition des connaissances dont nous participons, un jeu entre les objets qui sont donnés à connaître et nous qui les appréhendons. Un jeu qui – implicitement ou explicitement – repose sur des définitions et des transformations de (systèmes de) pertinences, sur des redéfinitions de clôture. Ce jeu fait feu de tout bois, mais le plus souvent il relève de la reconnaissance de fonctionnalités reconnues ou attribuées à ces objets, d’homologies identifiées dans les formes ou les fonctions avec d’autres objets ou de tout autre critère donné pour pertinent dès lors qu’il est susceptible d’avoir un rendement épistémique, c’est-à-dire de permettre l’élaboration d’une connaissance en ce qui concerne le rapport que nous entretenons avec ces objets et la représentation que nous (nous) en faisons.
27Saisir un objet pour en rendre compte par rapport à tel ou tel système de pertinence, ce n’est simple qu’en apparence. Va-t-il de soi cet objet ? Et pour qui : celui qui l’utilise ? Celui qui le décrit ? Dès lors qu’on le reconnaît, qu’est-ce qui le caractérise ? S’agit-il d’un construit8 (par qui ? pourquoi ? matériel ou conceptuel ? nécessaire ou contingent ?). Dans quel contexte se définit-il ? Quelle est sa (ou ses) fonctionnalité ? Est-il toujours identique à lui-même ? Se découpe-t-il sans ambiguïté et de façon stable dans les espaces physiques et conceptuels où nous opérons nos saisies ? Quel est son niveau d’indépendance par rapport à nous qui l’appréhendons et l’utilisons ? Dépend-il de notre histoire, d’un éventuel déjà-construit, des conjonctures, de nos insertions dans le monde sociétal, de nos interactions, de nos capacités physiologiques et cognitives, de nos attentes ?
28Face à cette déferlante de questions l’on peut encore en ajouter une autre : quel est l’intérêt de ces questionnements ? Introduisent-ils une originalité dans le marais des réflexions plus ou moins rhétoriques et convenues qu’un hypothétique professeur de philosophie donnerait en pâture à quelques bataillons d’étudiants afin qu’ils se fissent les dents ? Voici ma réponse : non. Non, il n’y a pas là de nouvel horizon. Il n’y a pas là d’originalité. Pris en tant que jeux de langage, ces questionnements ne constituent qu’un éventaire de thèmes ressassés, un étalage vaguement intempestif. Des débats donc, plutôt refroidis, qui, légitimes en tant qu’exercices d’école pour contribuer à aiguiser les jeunes esprits, risqueraient la cuistrerie dès lors qu’ils en viendraient à s’immiscer dans le « sérieux » des cercles des spécialistes au travail9.
Poursuivre ?
29Alors, doit-on s’en tenir là ? On le peut. Mais l’on peut aussi décider de franchir une ligne et de s’intéresser – malgré tout – à ces questions. Non pas dans l’abstrait, ce qui n’aurait guère de sens, mais plutôt en lien étroit avec l’appréhension d’un objet suffisamment riche pour que l’on puisse l’analyser dans les représentations que nous en construisons, le travailler dans sa complexité fonctionnelle et dans notre façon de le (re)présenter, de le produire et de s’en distancier.
30Synthétisons. Se situer dans une clôture, identifier des limites, reconnaître des frontières, les instaurer, les saisir, les mettre en question et, par là même, s’intéresser à leurs dynamiques et à leurs transformations, à la façon dont elles nous conduisent à (re)structurer le monde, fait partie de notre quotidien. Cela concerne notre vie de tous les jours et les procès de création de sens (dans l’acception la plus triviale) auxquels nous participons continuellement ; cela relève de nos activités cognitives et sociales. J’ai souligné que, prise comme désignation générique appelant également les notions de limite et de clôture, la notion de frontière a une valeur constituante dans notre fonctionnement ordinaire non réfléchi tout autant que dans l’ensemble de nos élaborations épistémiques réfléchies. Quelle qu’elle soit, que nous l’ayons élaborée nous-mêmes ou qu’elle nous ait été imposée, qu’elle soit matérielle ou conceptuelle, qu’elle soit stable ou labile, la frontière contraint (ou précontraint à tout le moins) ce qui se passe, ce qui se conçoit, ce qui se manifeste là où cela se passe.
31Cependant, ce que je me propose de problématiser dans les chapitres qui vont suivre ne sera pas la notion de frontière saisie directement dans sa positivité, dans sa lourde stabilité, et conçue en tant que délimitation ; ce sera l’activité, la pratique, le faire-avec, la dynamique que son existence induit chez ceux qui – nécessairement – y sont confrontés : donc, nous, en tant que nous sommes les sujets et les acteurs concernés par ce qui se passe.
32Il conviendra alors de questionner notre rapport à sa constitution et à sa transformation. Sur le plan épistémique, il s’agira d’ouvrir le champ à une réflexion sur les transferts conceptuels et les élaborations métaphoriques qui sont intrinsèquement concernés par des jeux sur les frontières ; et bien évidemment, cela suppose un domaine d’application. Celui-ci que j’ai retenu sera le langage appréhendé à travers notre saisie des langues, de leurs dynamismes et de notre rapport à cette élaboration du sens qu’il permet et sous-tend. L’on percevra alors que ce sera la notion généralisée de frontière (saisie dans l’ordre de la théorisation et dans l’ordre de l’intégration selon la définition que j’en ai précédemment donnée : notion objectivée ou nécessité épistémique) qui me servira de fil conducteur pour cette approche – même s’il apparaît parfois ténu au lecteur.
Sur les langues
33Orientons-nous donc vers les langues et leurs dynamismes en tant que, ainsi que nous l’avons vu, elles fournissent un riche matériau pour réfléchir sur le thème de la frontière. Elles sont en nous, car elles existent nécessairement dans nos esprits à des niveaux de saisie individuels et collectifs, mais elles sont tout autant hors de nous, extériorisées, matérialisées dans nos discours, nos conversations, nos productions culturelles et littéraires. Par ailleurs, elles sont explicitement encodées et réifiées dans ces produits utilitaires à la fois outils fonctionnels et objets de réflexion que sont nos dictionnaires et nos grammaires10. Toutefois leur plurivoque richesse va au-delà de ce constat. Elles sont à la fois homogènes et variables, car, s’il y a toujours un niveau de leur saisie où elles renvoient à des représentations stabilisées données pour référence, il en est un autre où, dans le même temps, elles attestent d’un état de mélange qu’illustrent sans ambiguïté, dans certains contextes sociétaux, les fustigations récurrentes des censeurs et les variations continues dont on perçoit – ou dont on devine – la fonctionnalité sociale, stylistique et adaptative dans l’usage ordinaire qui en est fait.
34Elles sont à la fois préexistantes et en devenir puisqu’elles préexistent à chacun de nous – qui ne pouvons que les apprendre, et ne pouvons pas faire autrement – et qu’elles sont coexistantes à notre humanité. Toutefois, en dépit de cette quasi-transcendance et des représentations normatives plus ou moins stabilisées – scripturales ou non – que nous pouvons en avoir, elles sont en perpétuelle évolution et n’existent qu’au travers d’une dynamique qui les transforme continûment. Enfin, elles sont à la fois systématiquement organisées et continuellement reconstruites, car – indépendamment de cette dynamique – nous leur reconnaissons et leur attribuons des formes stables et des structures. Nous les organisons en systèmes. Cependant, formes, structures et systèmes n’ont pas d’autre existence que celle que leur attribue notre perception normative du moment et celle que leur suppose la saisie théorique qui nous aide, conjoncturellement, à les appréhender et à conceptualiser leur état.
35Objets complexes donc, objets problématiques, mais toujours reconnus, jamais déniés, qui vont naturellement de soi avec notre humanité. De fait, à ma connaissance, et sauf dans le cas particulier et sans doute spécieux d’une expérience de pensée, il n’est pas de philosophe qui ait jamais pensé l’humain sans sa capacité de langage et qui, dès lors, ait considéré cet humain sans retenir l’usage situé des langues et sans prendre en compte les rapports à ces outils-langues qu’il a développés sui generis.
36Je vais m’intéresser tout particulièrement au lien dynamique et conjoncturel que nous avons avec ces langues lorsque nous nous donnons pour tâche d’en rendre compte. Nous, qui sommes à la fois leurs utilisateurs, les agents de leurs transformations et leurs descripteurs. Nous qui les modifions à travers notre pratique communicationnelle ordinaire, et nous qui réélaborons continûment notre saisie et les représentations que nous en avons11. Ce sera ce procès réflexif, point focal dans lequel le linguiste de terrain, le théoricien du langage et l’épistémologue se croisent et échangent des points de vue, des pratiques, des a priori et des savoirs, qui constituera le ressort essentiel de mon approche.
37Selon ce point de vue, ce qui est à problématiser est notre rapport à notre propre projet – et procès – de construction des connaissances dans ce domaine. Projet et procès qui sont marqués par un inévitable dualisme puisque la modalité réflexive qui permet que nous rendions compte de ces langues (et donc que nous procédions à leur mise à distance, à leur objectivation et à la théorisation à leur sujet en tant que préalable à l’élaboration d’une connaissance) est aussi liée à la modalité fonctionnelle qui, parallèlement, nous les fait les utiliser (et donc nécessairement nous les fait investir et transformer) sans distanciation dans le hic et nunc.
38Pour autant je n’envisage pas de me glisser dans la posture de l’épistémologue généraliste. Mon ambition n’est pas de chercher des réponses de portée générale aux questions que j’ai précédemment inventoriées concernant l’élaboration des connaissances et la nature supposée des phénomènes. Et cela, non pas parce que je récuse ces approches – elles ont leur importance pour le développement de nos saisies cognitives et de nos élaborations épistémiques, qu’elles soient scientifiques ou non –, mais parce que mon projet est de me situer délibérément un peu en retrait d’une telle perspective.
39Plus spécifiquement, en m’appuyant sur quelques exemples, je propose de m’intéresser d’une part à nos modalités de théorisation et à nos pratiques de représentation linguistiques (concernant les formes et les structures) et langagières (concernant les usages) ; et d’autre part, d’aborder certains aspects du procès d’élaboration du sens qui me semble être essentiel pour une bonne compréhension de notre rapport au langage. En effet, que l’on s’intéresse aux langues pour elles-mêmes, que l’on s’intéresse à la façon dont nous les transformons ou que l’on s’intéresse à la manière dont nous les utilisons, la question de la frontière est toujours posée (ou « posable ») à leur sujet puisque leur examen ne se fait pas sans que des décisions de délimitation soient préalablement prises dans le domaine des phénomènes comme dans l’appareillage théorique retenu – et construit – pour en rendre compte. Et cela, qu’il s’agisse de les appréhender directement en tant qu’entités symboliques ou structurelles ou qu’il s’agisse de s’intéresser aux outils conceptuels susceptibles de permettre leur saisie.
L’ouvrage
40Je choisis donc – très pratiquement – de commencer par les analogies et les métaphores que nous avons utilisées au xixe siècle et continuons d’utiliser aujourd’hui pour tenter de comprendre, de rendre compte de (d’expliquer ?) la dynamique des phénomènes linguistiques et langagiers et leur saisie. J’aborderai alors les tentatives de ce que j’appelle la modélisation métaphorique dont l’importance est (peut-être) cruciale pour le développement de nos élaborations épistémiques en général puisqu’elles constituent des « ponts conceptuels » qui tissent des liens – modifient des frontières ? – entre nos interprétations des phénomènes dans des domaines de recherche parfois très éloignés les uns des autres. Je m’attacherai également aux implications des dynamiques de catégorisation des phénomènes qu’induisent nécessairement les choix de modèles qui sont dépendants de ces saisies métaphoriques ou tout simplement analogiques (autres ponts conceptuels, autres frontières).
41Enfin, dans un dernier parcours, j’abandonnerai un temps la réflexion à propos de nos modalités et stratégies dans l’élaboration de nos connaissances dans le domaine linguistique pour élargir l’horizon et questionner l’un des aspects essentiels de notre rapport aux langues en me retournant vers ce que j’appelle la dynamique sémiotique, vers la prise en considération de nos pratiques en tant qu’acteurs de la communication et vers la réflexion sur l’élaboration du sens dans toute sa généralité ; en tant que ce sens est saisi comme un effet de l’actualisation de ces pratiques. Car en trahissant – ou fonctionnalisant – tout un jeu, généralement implicite, sur les mises en frontière et leurs transformations, en retenant les conséquences d’une historicité qui nous enserre, cette dynamique sémiotique semble bien être l’outil par lequel du sens se construit – pour nous et au travers de la langue – en nous incluant par le biais des procès de réflexivité et de détachement que nous développons dans notre pratique communicationnelle ordinaire ; pratique qu’elle fonctionnalise.
42Il est temps maintenant de se mettre à l’ouvrage ! Celui-ci comprend cinq parties auxquelles j’ai ajouté, en « Postlude », un épigramme complémentaire qui resémiotise sous forme de poème quelques lignes d’un roman dont j’ai fait le contrepoint – sinon l’horizon – de mon écrit : 1) « Le descripteur, ses objets-langues et ses métaphores », 2) « Contextes de la saisie et points de vue », 3) « Catégories, catégorisations et descripteurs », 4) « Dynamique sémiotique et élaboration du sens », 5) « Clôture », 6) « Postlude ».
43Cela étant, il est vrai que les questions que je vais introduire seront toujours celles d’un linguiste, mais je souligne aussi qu’il ne s’agira jamais de questions techniques ou trop étroitement spécialisées. En conséquence, la compréhension de ce que je me propose de présenter restera bien évidemment possible sans effort inconsidéré pour un lecteur quelque peu attentif. Ne pas oublier que les langues et le langage n’appartiennent pas qu’aux linguistes et sont notre bien commun !
Notes de bas de page
1 Pourquoi sujets/acteurs ? Parce que d’une part, nous sommes caractérisés par notre subjectivité et nos pratiques intersubjectives, et d’autre part, en tant que nous agissons et ne sommes pas seulement « agis », nous sommes aussi caractérisés par notre activité interactionnelle et sociale et par notre potentiel de volontarisme dans l’action. Enfin, précisons que ce qui est en question ici n’est pas concerné par la sémiotique greimassienne et l’approche actantielle qu’elle a permis de développer.
2 Par exemple, on peut lire la présentation de Solange Chavel (2012) qui inventorie les acceptions du terme et identifie les différents contenus de la notion : la frontière comme ligne physique, comme séparation entre deux unités distinctes et différentes, comme front, comme filtre, etc. ; mais par ailleurs, l’on sait qu’il existe toute une littérature sur ces questions.
3 À propos de cette terminologie invasive de construction, on n’aura pas oublié le philosophe des sciences Ian Hacking (2001 [1999]) qui, non sans humour, avait noté le nombre faramineux d’ouvrages récents ayant pour titre « La construction (sociale) de X », où le X peut être tout aussi bien les faits, les émotions, le danger, la fraternité, les quarks, la réalité, l’école urbaine, les statistiques vitales, le nationalisme zoulou, etc. La « construction épistémique » n’échappe évidemment pas à ce mouvement. In fine, nous n’échappons jamais ni au langage ni à ses jeux !
4 Notons toutefois que la progression qui organise ces volets ne correspond à aucune hiérarchie ; c’est pourquoi je parle de volets et non pas de niveaux. Il n’y a là rien d’autre que trois états coexistants et collaboratifs qui ne se distinguent que par la modalité d’engagement que les sujets/acteurs entretiennent face aux phénomènes que ces volets permettent de saisir.
5 Il s’agit de descendants de trappeurs chasseurs de fourrures et de femmes cree qui revendiquent aujourd”hui le nom « Métis » pour les désigner en tant que nation.
6 Précisons que j’entends par phénomène – terme que j’utilise beaucoup – n’importe quelle manifestation connaissable qui peut faire l’objet d’une analyse ou d’une description, il s’agit donc d’un terme neutre : je ne pose pas ici le problème de savoir si je le découvre ou si je le crée. Cela étant, un phénomène est rapportable à une phénoménologie et je désigne par ce dernier terme un ensemble de phénomènes dynamiques généralement appréhendés indépendamment les uns des autres dans leur matérialité et dans leur fonctionnement, mais que l’on décide pour des raisons théoriques de considérer comme étant liés entre eux par des relations plus ou moins étroites. La phénoménologie ainsi définie est alors traitée comme un objet problématique – comme tous les objets, en fait – dont il s’agit de rendre compte. Sa description est envisagée dans une visée explicative unique ou en rapport avec une pertinence construite dans le procès même. Une phénoménologie qui n’a évidemment rien à voir ni avec la philosophie de Hegel ni avec celle de Husserl. Voir aussi Hacking (1989 [1983], chap. 13) pour une réflexion générale sur les phénomènes : « Un phénomène est discernable. Un phénomène est, communément, un événement ou un processus d’un certain type qui advient régulièrement dans des circonstances définies » (1989, p. 356) ; « A phenomenon is discernible. A phenomenon is commonly an event or process of a certain type that occurs regularly under definite circumstances » (1983, p. 221).
7 D’entrée de jeu, je précise que les notions de procès et de processus ne sont pas équivalentes. Le processus est objectivé et il peut être décrit à partir de l’ensemble des procédures objectivables qui le constituent ou le caractérisent (par exemple en linguistique, on peut décrire le processus de transformation qui conduit à la grammaticalisation). Le procès, quant à lui, est subjectivé. C’est une activité. Il actualise et représente la dynamique même qui développe le ou les processus.
8 Voir la partie 3, « Catégories, catégorisations et descripteurs », dans laquelle je précise ce que j’entends par construit.
9 Ceux-là qui, très pratiquement, se donnent pour objectif de proposer des descriptions et – parallèlement – de développer des théories pour rendre compte des phénomènes, contribuer à l’élaboration des connaissances en rapport, voire « faire avancer la science »… Et corrélativement, pour développer le champ disciplinaire dans lequel ils s’inscrivent. Leur « pré carré ».
10 Ce qui ne veut pas dire – et ne sous-entend nullement – que les langues sans écriture se situent hors de références normatives aussi strictes que celles avec écriture. Ce n’est évidemment pas le cas.
11 Pour une réflexion anthropologique, linguistique et philosophique sur ce à quoi peut renvoyer ce que je thématise par nous dans le langage, on pourra se référer au développement de la notion de « NOUS / WE », que j’ai conceptualisée en tant que dynamique conditionnant à tout instant le procès de mise en signification de nos énoncés. Voir Nicolaï (2017, et sous presse).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un dialogue atlantique
Production des sciences du langage au Brésil
Eni Puccinelli Orlandi et Eduardo Guimarães (dir.)
2007
Des sons et des sens
La physionomie acoustique des mots
Frederico Albano Leoni Philippe-Marie Théveny (trad.)
2014
Entre expression et expressivité : l’école linguistique de Genève de 1900 à 1940
Charles Bally, Albert Sechehaye, Henri Frei
Anamaria Curea
2015
Voix et marqueurs du discours : des connecteurs à l'argument d'autorité
Jean-Claude Anscombre, Amalia Rodríguez Somolinos et Sonia Gómez-Jordana Ferary (dir.)
2012