Chapitre III
Le pouvoir
p. 99-114
Texte intégral
I. Qu’est-ce que le pouvoir ?
1S’il est un mot profondément rebelle à toute définition c’est bien celui de pouvoir : « Pourquoi ? Il se re-présente mal, parce qu’il consiste en actes, en décisions. Il est présent ou non, actuel — en acte — ou non »1. Il n’est pourtant pas possible de s’en tenir à cet aveu d’impuissance qui confine au constat d’échec. Il faut procéder par approximations successives.
2Tout d’abord, nous relèverons l’ambiguïté du mot pouvoir ne serait-ce que parce qu’il peut s’écrire avec une majuscule ou avec une minuscule. Il n’est donc pas un nom commun ordinaire puisqu’on peut l’investir ou le priver d’une charge expressive spécifique selon les circonstances. Marqué d’une majuscule, il résume l’histoire de notre assimilation à un « ensemble d’institutions et d’appareils qui garantissent la sujétion des citoyens à un État donné »2. Voilà, le mot est lâché. Le Pouvoir avec une lettre capitale postule « comme données initiales, la souveraineté de l’État, la forme de la loi ou l’unité globale d’une domination ; celles-ci n’en sont plutôt que les formes terminales »3. « Les formes terminales » ? L’expression est d’une valeur extrême car elle rend exactement compte de cette conception unidimensionnelle du pouvoir qui en a presque totalement obscurci la vision possible qui est, incomparablement, plus riche. Le « Pouvoir », loin d’être négligeable, tant s’en faut, devient plus familier, plus repérable et aussi plus habituel lorsqu’il apparaît drapé dans sa dignité de nom propre. Il en va ainsi dans la mesure où la confusion entre État et Pouvoir est alors facilitée. Prétendre que le Pouvoir c’est l’État c’est masquer le pouvoir avec une minuscule, celui-ci « naît très tôt, dès l’histoire qu’il contribue à faire »4. Le pouvoir, nom commun, se cache derrière le Pouvoir, nom propre. Il se cache d’autant mieux qu’il est présent partout. Présent dans chaque relation, au détour de chaque action : insidieux, il profite de toutes les fissures sociales pour s’infiltrer jusqu’au cœur de l’homme. Ambiguïté donc puisqu’il y a le « Pouvoir » et le « pouvoir ». Mais le premier est plus facile à cerner car il se manifeste à travers des appareils complexes qui enserrent le territoire, contrôlent la population et dominent les ressources. C’est le pouvoir visible, massif, identifiable. Il est dangereux et inquiétant, par conséquent, mais il inspire la méfiance par la menace même qu’il représente. Mais le plus dangereux c’est celui qu’on ne voit pas ou qu’on ne voit plus parce qu’on a cru s’en débarrasser en l’assignant à résidence surveillée. Ce serait trop simple que le Pouvoir soit le Minotaure enfermé dans son labyrinthe qu’un Thésée pourrait aller tuer une fois pour toutes. Le pouvoir renaît, plus terrible encore, dans la rencontre de Thésée et du Minotaure : le Pouvoir est mort, vive le pouvoir ! Dès lors, le pouvoir est assuré de pérennité car il n’est plus visible, il est consubstantiel de toutes les relations : « Par pouvoir, il me semble qu’il faut comprendre d’abord la multiplicité des rapports de forces qui sont immanents au domaine où ils s’exercent, et sont constitutifs de leur organisation :...5. Le pouvoir est partie prenante dans toute relation. Multidimensionnalité et immanence du pouvoir par opposition à l’unidimensionnalité et à la transcendance : « Le pouvoir est partout ; ce n’est pas qu’il englobe tout, c’est qu’il vient de partout »6. Il serait donc vain de chercher le pouvoir « dans l’existence première d’un point central, dans un foyer unique de souveraineté d’où rayonneraient des formes dérivées et descendantes ; c’est le socle mouvant des rapports de force qui induisent sans cesse, par leur inégalité, des états de pouvoir mais toujours locaux et instables »7.
3Le pouvoir se manifeste à l’occasion de la relation, processus d’échange ou de communication, lorsque, dans le rapport qui s’établit, se font face ou s’affrontent les deux pôles. Les forces dont disposent les deux partenaires (cas le plus simple) créent un champ : le champ du pouvoir. Pour comprendre cela, on pourrait recourir à l’image de l’aimant et des fragments de limaille qui s’orientent et repèrent des lignes de force8. Le champ de la relation est un champ de pouvoir qui organise les éléments et les configurations.
4Pour tenter de cerner le pouvoir, Foucault a émis une série de propositions. Elles ne définissent pas le pouvoir mais elles sont plus importantes qu’une définition puisqu’elles visent la nature du pouvoir :
Le pouvoir ne s’acquiert pas ; il s’exerce à partir de points innombrables.
Les relations de pouvoir ne sont pas en position d’extériorité à l’égard d’autres types de rapports (économiques, sociaux, etc.) mais elles leur sont immanentes.
Le pouvoir vient d’en bas ; il n’y a pas une opposition binaire et globale entre dominateur et dominés.
Les relations de pouvoir sont à la fois intentionnelles et non subjectives.
Là où il y a pouvoir, il y a résistance et pourtant, ou plutôt par là même, celle-ci n’est jamais en position d’extériorité par rapport au pouvoir9.
5Il y a une indéniable convergence entre ces propositions et notre problématique. Toute relation est le lieu de surgissement du pouvoir et cela fonde la multidimensionnalité du pouvoir. L’intentionnalité révèle l’importance des finalités et la résistance exprime le caractère dissymétrique qui caractérise presque toujours les relations.
6Tout cela, dira-t-on, est bien intuitif. Certes, mais le pouvoir ressortissant à des structures profondes et non pas à des structures de surface il n’est guère aisé d’en faire une description immédiatement claire encadrée par un système de concepts cohérents et univoques. Pourtant, l’apport indiscutable des propositions de Foucault c’est de montrer que l’on peut faire l’économie d’une nomenclature du pouvoir. Étant coextensif de toute relation, il devient inutile de distinguer un pouvoir politique, économique, culturel, etc. Toute relation étant un lieu de pouvoir, cela signifie que le pouvoir est lié très intimement à la manipulation des flux qui traversent et dénouent la relation à savoir l’énergie et l’information. Manipulation ? C’est-à-dire formation, accumulation, combinaison et circulation de l’énergie et de l’information impliquées par l’existence d’un champ relationnel quel qu’il soit. L’énergie comme l’information se forment, s’accumulent, se combinent et circulent. Une chose est certaine c’est que l’énergie et l’information sont toujours simultanément présentes dans toute relation. L’échange verbal, la relation orale n’est pas purement informationnelle puisqu’il faut une quantité d’énergie pour qu’ait lieu la communication. Le lien entre pouvoir et savoir est évident mais il n’y a pas d’information pure ou d’énergie pure. Il s’agit toujours d’une combinaison des deux. L’espace-temps relationnel est organisé par la combinaison d’énergie et d’information.
7Dès lors, on peut se demander si là encore il n’est pas possible de faire l’économie, au profit du seul mot pouvoir, d’expressions telles que « influence » et « autorité ». L’influence et l’autorité ne seraient-elles pas des formes de pouvoir résultant de combinaisons variées d’énergie et d’information ? Ainsi lorsque Robert Dahl aborde cette question du pouvoir et de l’influence ses explications ne laissent pas d’être surprenantes : « Il existe un accord général sur le fait que les termes d’influence désignent des relations entre êtres humains »10. Il ne peut s’agir que d’une convention sur l’idéologie de laquelle, on pourrait s’étendre longuement. La relation entre le latifundiste et le minifundiste en Amérique latine est-elle de pouvoir ou d’influence ? Il est permis d’hésiter sur l’opportunité de la distinction entre influence et pouvoir. D’abord en raison des propositions formulées par Foucault et de la conception synthétique que Balandier tire de l’analyse de nombreux auteurs : « on définira le pouvoir comme résultant, pour cette société, de la nécessité de lutter contre l’entropie qui la menace de désordre »11. Cela ne signifie pas que nous rejetons les analyses de Dahl mais lorsqu’il écrit que le pouvoir est un cas spécial d’influence, il laisse entendre, à la suite de H.-D. Lasswell, que c’est la menace des sanctions qui différencie le pouvoir de l’influence en général12. L’influence recourt plus à la persuasion que le pouvoir qui recourt à la coercition. Mais on se rend compte qu’il s’agit, dans ce cas, d’une différence dans les moyens. Etzioni a bien analysé les types de pouvoir et les moyens employés tout en faisant l’économie de la notion d’influence13. Ainsi, pour cet auteur, le pouvoir coercitif est basé sur l’application des sanctions physiques, le pouvoir « rémunérateur » (rémunérative) est, lui, fondé sur le contrôle des ressources matérielles, sur l’allocation de salaires ou de gratifications, tandis que le pouvoir normatif se fonde sur la manipulation de ressources symboliques.
8En d’autres termes, on pourrait dire que le pouvoir, quant aux moyens mobilisés, est défini par une combinaison variable d’énergie et d’information. Ces deux éléments étant toujours présents, on peut dire qu’il y a des pouvoirs à forte composante énergétique ou inversement des pouvoirs à forte composante informationnelle. Il est possible de donner une image des situations possibles en considérant que le pouvoir, envisagé sous l’angle des moyens mis en œuvre, est assimilable à un vecteur composé d’énergie et d’information. Dès lors, on peut proposer les images suivantes (fig. 2). 1 représenterait un pouvoir à forte composante informationnelle tandis que 3 représenterait un pouvoir à forte composante énergétique. 2, dans ce cas, est une situation moyenne. Il est évident qu’il ne s’agit que d’une image dans la mesure où il est difficile de mesurer l’information14. Toutefois, malgré cette difficulté de quantification, il est possible d’identifier des situations précises. La relation du fidèle avec son église, tout au moins dans la période contemporaine, relève du vecteur 1, tandis que la relation du gardien et du prisonnier relève du vecteur 3.
Figure 2

9On notera que pour Foucault et Deleuze : « Tout point d’exercice du pouvoir est en même temps un lieu de formation de savoir ». Ce lien entre savoir et pouvoir est attesté par beaucoup d’auteurs. L’énergie peut être transformée en information donc en savoir ; l’information peut permettre la libération d’énergie donc de force. Le pouvoir est aussi, dans ces conditions, un lieu de transmutation.
10Mais qu’est-ce qui fonde le pouvoir ? Selon Lapierre, après de longues et minutieuses enquêtes, ce n’est pas « la nécessité naturelle, mais la capacité qu’ont les hommes de transformer par leur travail à la fois la nature qui les entoure et leurs propres rapports sociaux. Par l’innovation technique et économique, les hommes transforment leur milieu naturel. Par l’innovation sociale et culturelle, ils transforment leur milieu social »15. Le pouvoir s’enracinerait donc dans le travail. Le travail serait ce vecteur minimal et originel défini par deux dimensions : l’énergie et l’information. Le travail c’est de l’énergie informée. Assimiler le travail à l’énergie, comme le font certains, Attali en particulier, est une erreur, selon nous. Il ne peut être que force dirigée, orientée, canalisée par un savoir.
11Si l’on reprend les propositions de Foucault, on remarque que le travail, en tant que pouvoir originel, s’exerce à partir de points innombrables. Il est vrai, aussi, que les relations de pouvoir, celles-là même dérivées du travail, sont immanentes aux autres rapports : « l’aliénation du travail pourrit toutes les autres relations sociales » (Marx). Recevable encore l’idée que le pouvoir vient d’en bas s’il est dans le travail. Vrai encore que la relation de pouvoir est intentionnelle et non subjective puisque la transformation par le travail ne se conçoit pas sans une intentionnalité et que la non-subjectivité est évidente puisque le travail est enserré dans une organisation qui dépasse et signifie le sujet tout à la fois. Enfin, il est admissible de parler de résistance là où il y a pouvoir : résistance de la matière ou résistance du corps social à la transformation.
12Dans l’hypothèse où les hommes ne pourraient disposer librement que de leur seule force de travail, les relations de pouvoir ne pourraient guère être très dissymétriques. Mais il n’en va pas ainsi puisqu’il est possible de s’emparer du travail. S’emparer du travail signifie le faire éclater ou plus exactement le soumettre à une dichotomie et séparer l’énergie de l’information : s’emparer de l’une et/ou de l’autre. Au fond, c’est empêcher l’homme de disposer de l’une et de l’autre simultanément et c’est par conséquent le priver de sa capacité primitive de transformation. Les organisations en séparant l’énergie de l’information, au niveau du travail, ont réalisé la première fission sociale. Dès lors, l’énergie ainsi libérée a pu être combinée avec une autre information et celle résultant d’une accumulation antérieure, a pu être combinée avec d’autres énergies. Qu’est-ce à dire ? Que le travail n’a plus été une entité à deux faces, les deux faces ayant été « décollées », « détachées ». On remarquera que ce processus a pour objectif de permettre la manipulation d’éléments plus simples, plus homogènes. Les organisations peuvent ensuite plus aisément contrôler les flux d’énergie et les flux d’information donc les répartir, les distribuer, les faire circuler, les appliquer en des points précis pour obtenir tel ou tel résultat. En une phrase, on peut prétendre que par ce mécanisme, les hommes ont perdu leur capacité originelle de transformation qui est passée aux organisations. La distinction drastique entre travail manuel et travail intellectuel n’en est que l’expression la plus visible, la plus courante. L’éclatement de l’unité-travail s’est réalisé par l’aliénation c’est-à-dire par le fait que les produits du travail deviennent des output cristallisés dont s’empare une organisation spécifique qui projette ses jeux structuraux pour obtenir l’équivalence forcée. Réaliser l’équivalence du non-équivalent c’est s’emparer du travail sous de multiples formes.
13Cependant les hommes peuvent avoir le désir de reprendre le contrôle de leur pouvoir originel. Ils peuvent chercher à refaire l’unité perdue du travail. C’est entrer là dans un univers conflictuel qui est de nature purement politique. Perdre et retrouver la capacité de transformation induisent toutes les relations humaines, il s’agit d’un processus dialectique : « Le patron ne vole pas quelque chose, il vampirise quelqu’un, il “pompe” du travail vivant », remarquait déjà Marx sans oser rompre tout à fait avec l’image tranquille qui fait passer les rapports entre hommes pour des rapports entre choses. Pourtant ce sont bien des rapports directs d’hommes à hommes qu’il dévoile dans le « laboratoire secret » de l’exploitation, entre cadres et hommes du rang. La « plus-value » ou « travail non payé » de l’exploité qu’est-ce d’autre que le fruit de cette dissymétrie de pouvoirs qui règle la durée et l’intensité du travail aux dépens de l’inférieur ? 16. Ainsi, la possibilité du pouvoir, et non pas le pouvoir, se construit sur l’accaparement du travail en tant qu’il est de l’énergie informée. Le pouvoir ne peut se définir par ses moyens mais il peut se définir à l’occasion de la relation au sein de laquelle il surgit. Le pouvoir utilise ses moyens pour viser des enjeux. Quels sont les enjeux du pouvoir ?
II. Les enjeux du pouvoir
14Le pouvoir vise le contrôle et la domination des hommes et des choses. On peut reprendre, ici, la division tripartite en usage dans la géographie politique : la population, le territoire et les ressources. On comprendra aisément, compte tenu de ce qui précède sur la nature du pouvoir, pourquoi nous plaçons la population en premier lieu : elle est à l’origine de tout pouvoir. En elle résident les capacités virtuelles de transformation ; elle est l’élément dynamique d’où procède l’action. C’est aussi pourquoi nous l’envisagerons immédiatement dans le chapitre suivant. Le territoire n’est pas moins indispensable en tant qu’il est la scène du pouvoir et le lieu de toutes les relations mais sans population, il n’est qu’une potentialité ; un donné statique à aménager et à intégrer dans une stratégie. Les ressources, enfin, déterminent les horizons possibles de l’action. Les ressources conditionnent les portées de l’action.
15Une relation peut privilégier l’un des enjeux, la population, le territoire ou les ressources. En fait, ils sont toujours mobilisés à des degrés divers simultanément. Le conflit de deux États pour la possession d’une région n’est pas un conflit pour l’acquisition d’un morceau de territoire mais aussi pour ce qu’il contient de population et/ou de ressources. Souvent même l’objectif avoué masque les véritables enjeux. Ainsi les conflits de frontière entre le Maroc et l’Algérie n’auraient eu aucun caractère aigu si la possession du minerai de fer contenu dans la zone contestée n’avait pas été l’enjeu véritable.
16La protection des intérêts américains à Cuba, avant Fidel Castro, dissimulait une emprise totale sur le territoire et la population qui se traduisait par un contrôle et une domination sur l’île entière.
17Le soutien accordé par l’Allemagne à la population germanophone des Sudètes pendant l’entre-deux-guerres occultait le véritable enjeu qui était l’annexion pure et simple de ce territoire à l’Allemagne.
18Tout cela pour dire que l’enjeu est rarement unique. Il s’agit presque toujours d’un enjeu complexe. Les exemples que nous avons choisis, plus haut, s’apparentent à des jeux à somme nulle en ce sens que ce que les uns perdent, les autres le gagnent. Ce sont des cas extrêmes, finalement beaucoup plus rares qu’on ne le pense généralement. Dans la réalité, les jeux à somme non nulle sont beaucoup plus fréquents. Deux entreprises en concurrence qui luttent pour la possession d’un marché ne perdent ni ne gagnent tout. Il s’établit un partage du marché qui dépendra des moyens et des stratégies de l’une et de l’autre entreprise. Autrement dit dans les situations à somme non nulle les enjeux sont partagés17. Dans la réalité, les relations sont, le plus souvent, assimilables à des jeux à somme non nulle.
19Toute organisation est caractérisée par des êtres et des choses soit qu’elle les possède, les contrôle ou les domine. Par conséquent dans toute relation elle les met totalement ou partiellement en jeu. Si c’est évident qu’il en va ainsi pour l’État d’une manière indiscutable, il en va ainsi pour les autres organisations. L’entreprise contrôle non seulement tout l’appareil de sa production qui comprend des êtres et des choses mais elle contrôle aussi d’une manière plus indirecte des êtres et des choses à travers son ou ses marchés. Lorsqu’elle entre en concurrence avec d’autres entreprises, elle met dans la balance tout ou partie de ses enjeux.
20Chaque organisation cherche à renforcer sa position en obtenant des enjeux supplémentaires de telle sorte qu’elle puisse peser plus lourdement que d’autres dans la compétition : « le pouvoir (politique) apparaît, en conséquence, comme un produit de la compétition et comme un moyen de la contenir »18. Obtenir des enjeux supplémentaires ne signifie nullement « posséder » ou « dominer » ces enjeux. Il peut s’agir simplement d’exercer un contrôle permettant de prévoir, d’avoir accès, de neutraliser, etc. C’est tout le problème des positions relatives vis-à-vis de ces enjeux, c’est-à-dire la possibilité de les intégrer dans telle ou telle stratégie.
21Les enjeux aussi peuvent se ramener à de l’énergie et à de l’information. C’est évident pour la population et les ressources si on admet les conventions précédentes. Le territoire est un enjeu particulier, tout à la fois ressource et contrainte, contenant et contenu. Le territoire, c’est l’espace politique par excellence, le champ de déploiement des enjeux. Quant à l’énergie et à l’information elles sont en passe de devenir les deux faces complémentaires de la mesure de toutes choses. Elles jouent donc un rôle prépondérant qui ne peut pas et ne doit pas être sous-estimé.
22Les organisations qui combinent l’énergie et l’information sont dans l’obligation d’organiser les circuits pour la circulation, la distribution, la diffusion ou au contraire pour la concentration, l’encerclement, la raréfaction de l’énergie et de l’information. Il y a donc deux conséquences fondamentales entre lesquelles s’établit un continuum : diffusion et concentration sont aux deux extrémités de l’axe. « L’histoire » de chaque organisation est inscrite dans les mouvements qui naissent le long de cet axe et qui caractérisent l’action.
23Par son action, l’organisation qui vise à l’extrême simplicité, l’expression, jamais atteinte, du pouvoir absolu, tend à ne s’intéresser qu’aux signes des enjeux. L’idéal du pouvoir c’est de jouer sur des signes et exclusivement sur des signes. C’est peut-être ce qui rend finalement le pouvoir fragile en ce sens que la distance, entre enjeu réel — le référentiel — et enjeu imaginaire — le signe —, s’accroît. Cette augmentation de la distance est à maints égards fatale : le modèle n’est pas la réalité et si le modèle est par trop différent de la réalité toute décision devient dangereuse. Au-delà d’une certaine distance, appelons-la distance critique, la perception est à ce point déformée que l’image sur laquelle s’exerce la réflexion est purement imaginaire. La distance est telle entre l’émission et la réception que le message concernant le moment t est complètement modifié en t + 1 lorsque la décision peut être prise : les positions relatives des enjeux se sont modifiées et les décisions les intéressant n’ont plus d’effet ou un effet catastrophique qui accélère le processus de déstructuration.
III. Le champ du pouvoir
24Nous pouvons, maintenant, tenter de proposer un modèle très général en regroupant les éléments mis en évidence dans la problématique. Pour ce faire, nous utiliserons un schéma qui doit beaucoup à celui de la communication (fig. 3).
Figure 3

25L’échange ou la communication qui a lieu entre A et B, si la relation aboutit, peut se traduire par des gains et/ou des coûts pour les deux ou pour l’un d’entre eux. La relation peut être symétrique ou dissymétrique. Les gains et/ou les coûts ayant, bien entendu, des conséquences sur le cadre de référence respectif des acteurs dans la mesure où les éléments qu’ils contiennent sont affectés. La relation est en tout cas source de modification. Considérons deux systèmes d’axes, l’un pour A, l’autre pour Β (fig. 4).
Figure 4

26Avant la relation A et Β sont en position 0. La relation peut être bénéfique pour les deux, c’est-à-dire se traduire par un gain équivalent ou non (vecteur 1). La relation peut être négative pour les deux, c’est-à-dire se traduire par des coûts (vecteur 2). Elle peut être positive pour A mais négative pour Β (vecteur 3) ou encore négative pour A et positive pour Β (vecteur 4). On remarquera que la dissymétrie est absolue ou relative. Elle est absolue lorsque A enregistre un gain et Β une perte et inversement. Elle est relative lorsque A enregistre une perte plus grande que celle de Β ou inversement. Les relations du type 2 sont évidemment, à long terme, dangereuses pour les deux acteurs, tandis que 3 et 4 sont dangereuses pour l’un ou pour l’autre. Mais il est tout aussi évident que la relation 1 peut être tout aussi dangereuse si l’une des deux parties investit plus dans le processus qu’elle n’en retire. C’est poser ainsi le problème de l’existence des acteurs et de la stabilité de leur structure.
27L’échange inégal ou la communication inégale déterminent des transformations destructrices à la longue des structures. Il est vrai que le jeu n’est pas bilatéral mais multilatéral et que par conséquent des phénomènes de compensation interviennent. Essayons de construire un graphe de relations multilatérales19 (fig. 5).
Figure 5

28Nous avons là quatre acteurs A, B, C, D, en situation relationnelle. Admettons par convention que la flèche indique un coût pour l’acteur dont elle est originaire et un gain pour celui auquel elle aboutit. La première remarque qu’on doit faire c’est que le graphe n’indique pas toutes les relations possibles. Le nombre des relations possibles est m (m - 1) c’est-à-dire 4 (4 - 1) = 12. Dans ce graphe il n’y a en fait que la représentation de 4 relations. Si on les analyse, on constate qu’il y a en tout cas trois relations dissymétriques absolues C. A., A. D., D. C. et une relation symétrique ou dissymétrique relative A. B. et une autre B. A. Pour le déterminer, il faudrait attribuer une valeur aux arcs. Si on construit la matrice des gains et des coûts on obtient ceci (fig. 6) :
Figure 6

29D’un point de vue strictement structurel et en supposant que les gains et les coûts aient les mêmes valeurs, le système relationnel est équilibré puisque pour chacun des acteurs les gains et les coûts s’équilibrent.
30Maintenant prenons les mêmes acteurs entretenant un autre système de relations (fig. 7).
Figure 7

31La matrice devient (fig. 8) :
Figure 8

32Dans ce cas A assume un coût couvert par un gain, Β et D font un gain mais C assume un coût de 3 pour un gain de 1. On est donc en présence, ici, dans ce deuxième cas d’une structure relationnelle complètement différente. Bien sûr, gains et pertes s’équilibrent dans l’ensemble du système mais si l’on considère les acteurs pris individuellement, on remarque que C est dans une situation dominée dans la mesure où il assume des coûts supérieurs aux gains qu’il peut faire. Par conséquent son existence est menacée à long terme, s’il n’y a pas un renversement de la situation.
33Aux deux images précédentes correspondent des champs de pouvoir différents. On doit admettre qu’il y a une infinité de champs de pouvoir dans un système social en raison de la multitude des relations possibles. En fait, seuls certains se réalisent. Dans beaucoup de situations les graphes peuvent permettre de dégager la structure des relations d’une part et celle du champ de pouvoir d’autre part. Les deux exemples que nous avons fournis n’ont d’autre but que de montrer que le pouvoir n’est véritablement perceptible qu’à l’occasion d’un processus relationnel ; c’est au fond lorsque la relation se dévoile que l’on peut préciser, en faisant un bilan relationnel, quelles sont les structures du pouvoir. Ainsi, pour le moment, une façon simple, voire rudimentaire mais néanmoins utile, de saisir le pouvoir des acteurs est de faire un rapport entre les gains et les coûts. Si le rapport est égal à 1, il y a équilibre, s’il est supérieur à 1 l’acteur est dominant, s’il est inférieur à 1, l’acteur est dominé. Dans le premier cas, il y a équilibre, dans le second cas, dans l’ordre croissant de pouvoir on a sur le même niveau Β et D, puis A. Quant à C, il est dominé dans ses relations. Nous verrons dans les chapitres suivants des applications pratiques et des illustrations de ce modèle.
Notes de bas de page
1 Lefebvre, op. cit., p. 31. [Henri Lefebvre, Le droit à la ville, suivi de Espace et politique, Anthropos, Paris 1972].
2 Michel Foucault, Histoire de la sexualité, 1. La volonté de savoir, Gallimard, Paris 1976, p. 121.
3 Ibid.
4 Lefebvre, op. cit., p. 4. [Henri Lefebvre, Le droit à la ville, suivi de Espace et politique, Anthropos, Paris 1972].
5 Foucault, op. cit., p. 121-122.
6 Ibid., p. 122.
7 Foucault, op. cit., p. 122.
8 Schaeffer, op. cit., p. 56. [Pierre Schaeffer, Machines à communiquer, 2. Pouvoir et communication, Seuil, Paris 1972]
9 Foucault, op. cit., p. 123-127.
10 Robert Dahl, L’analyse politique contemporaine, Laffont, Paris 1973, p. 52.
11 Balandier, op. cit., p. 43. [Georges Balandier, Anthropologie politique, P.U.F., Paris 1967]
12 Dahl, op. cit., p. 84 et 90. [Robert Dahl, L’analyse politique contemporaine, Laffont, Paris 1973]
13 Cf. A. Etzioni, A comparative Analysis of complex organizations, The Free Press of Glencoe Inc. 1961.
14 Difficile seulement si l’on veut mesurer la « signification » car pour le reste la théorie, issue des travaux de Shannon, est satisfaisante.
15 Jean-William Lapierre, Essai sur le fondement du Pouvoir politique, Paris 1968, p. 677.
16 André Glucksmann, Les maîtres penseurs, Grasset, Paris 1977, p. 259-260.
17 Cf. Morton D. Davis, op. cit.[Morton D. Davis, La théorie des jeux, A. Colin, Paris. 1973]
18 Balandier, op. cit., p. 43.
19 Graphe emprunté à C. Flament, Réseaux de communication et structure de groupe, Dunod, Paris 1965, p. 27.
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Principes de géographie humaine
Publiés d'après les manuscrits de l'auteur par Emmanuel de Martonne
Paul Vidal de La Blache
2015
Historiographie de la littérature belge
Une anthologie
Björn-Olav Dozo et François Provenzano (dir.)
2014