Beccaria, philosophe utilitariste
Note de l’auteur
Cet article a originellement paru sous le titre « Beccaria filosofo utilitarista », dans Cesare Beccaria tra Milano e l’Europa, Gian Domenico Pisapia, Sergio Romagnoli (éd.), Milan / Rome / Bari, Cariplo / Laterza, 1990, p. 69-87.La version traduite ici en français, légèrement revue par l’auteur, s’éloigne par endroits de la version originale. Conformément à la règle adoptée dans le présent volume, les références et les citations renvoient aux éditions les plus récentes (ou les plus fiables), y compris lorsque ces éditions sont postérieures à 1990.
Dédicace
À la mémoire de Luigi Firpo
Texte intégral
1Le « système » théorique des Délits et des peines résulte de la combinaison entre plusieurs blocs conceptuels de la culture des xviie et xviiie siècles. Le sujet de l’ouvrage est emprunté à Montesquieu : on peut dire que Beccaria a voulu écrire une sorte d’« Esprit des lois criminelles » puisé dans L’Esprit des lois, où il a également trouvé un certain nombre de solutions aux problèmes spécifiques qu’il aborde dans son livre. Ce thème général est associé à un contractualisme fondamentalement hérité de Locke, quoique développé au moyen d’idées et d’images venues de Grotius, Hobbes et Rousseau. Le cadre philosophique de fond – la philosophie proprement dite qui anime le célèbre pamphlet – est enfin constitué par la théorie utilitariste d’Helvétius1.
2Ces thèses sont désormais largement acceptées par la critique. Hormis quelques commentateurs sporadiques, nul ne croit plus que le contractualisme de Beccaria provient de Rousseau. Un problème non dépourvu d’importance est toutefois resté au centre de la discussion : on se demande encore comment la pensée de Beccaria a pu concilier le contractualisme et l’utilitarisme. De nombreux critiques (à commencer par Rodolfo Mondolfo2) ont ainsi déploré dans les Délits une confusion entre deux théories distinctes et de fait incompatibles. Cette accusation ne peut pourtant être formulée qu’à condition de tenir la conception de Bentham pour pleinement représentative de l’utilitarisme. Or cette théorie, tout en recueillant certes l’héritage d’Helvétius et de Beccaria, est à la source d’une école de pensée qui s’est surtout développée au xixe siècle (et qui a aussi des prolongements multiples et complexes dans le débat philosophique contemporain). Il est donc aberrant de rechercher chez notre auteur des traits distinctifs que l’utilitarisme ne présentera qu’à partir de Bentham, puis de déplorer comme une lacune l’absence chez Beccaria de principes qui sont exclusivement benthamiens.
3D’une manière plus pertinente que ne l’avaient fait les interprètes précédents, Franco Venturi a préféré souligner le « difficile équilibre » de la relation qu’entretiennent chez Beccaria ces deux tendances philosophiques3. Je voudrais tenter d’aller plus loin en montrant que ce même équilibre caractérise en réalité une grande partie de l’utilitarisme du xviiie siècle. Si en effet, chez Bentham et dans l’utilitarisme post-benthamien (conformément à une prise de position qui, dans la pensée britannique, remonte à Hume), l’idée du contrat social et d’un droit naturel antérieur au droit positif est explicitement rejetée, il n’en va pas de même dans la philosophie utilitariste des xviie et xviiie siècles, où le principe d’utilité coexiste avec l’idée de contrat, quoiqu’ils soient tous deux déclinés de diverses manières. Dans ce cadre, Helvétius – qui, en dépit de ses maintes références à des lois et à des droits naturels, se situe cependant en dehors du jusnaturalisme – représente, avant Beccaria, la dernière grande tentative pour conjuguer l’utilitarisme, alors en train de se constituer comme théorie morale et politique, et la problématique du contrat social.
4Toute analyse de l’utilitarisme de Beccaria doit donc prendre acte de la différence qui distingue nettement l’utilitarisme des xviie et xviiie siècles des transformations ultérieures de la doctrine. Grotius, Hobbes, Pufendorf et Locke peuvent être décrits comme les « pères fondateurs » d’une idée moderne d’utilité qui caractérise la pensée européenne des xviie et xviiie siècles et qui s’associe ou plutôt s’entrelace au thème contractualiste. L’utilitarisme ne devient toutefois un véritable système philosophique qu’avec Helvétius. On pourrait même soutenir, comme certains l’ont fait, que c’est justement dans la seconde moitié du xviiie siècle (et justement avec Helvétius) que l’utilitarisme commence à supplanter progressivement la théorie des droits naturels. À partir de ce moment, la doctrine devient peu à peu ce qu’elle ne sera de manière organique que dans la culture anglo-saxonne, principalement grâce à Bentham et à Mill : une théorie générale de la société, « étroitement associée à l’hédonisme psychologique, à l’économie politique classique et, par son individualisme, à la théorie politique libérale »4.
5Mais s’il convient de ne pas confondre la formulation pré-benthamienne de l’utilitarisme avec les développements ultérieurs de la doctrine et sa systématisation opérée par Bentham, il est tout aussi opportun de distinguer, au sein même des théories du xviiie siècle, entre l’utilitarisme anglais et écossais et l’utilitarisme continental (français en particulier), négativement caractérisé par le fait de ne jamais constituer le noyau central des doctrines philosophiques qui en adoptent les principes. À une seule exception près cependant : or, cette exception est justement la théorie d’Helvétius5. Exception non négligeable, au point que Bentham lui-même a pu écrire : « Ce que Bacon fut pour le monde physique, Helvétius le fut pour le monde moral. Le monde moral a eu son Bacon ; mais son Newton est encore à venir. »6 Exception non négligeable, si l’on se souvient que c’est en adhérant à la théorie d’Helvétius que Beccaria a produit Des délits et des peines.
Les sources des Délits et des peines
6Dans sa lettre à André Morellet de janvier 1766, où il esquisse, quoique très brièvement, une véritable autobiographie intellectuelle, Beccaria attribue explicitement une place centrale à Helvétius parmi les sources de sa pensée. Il lui rend un hommage tout particulier en le nommant aussitôt après l’« immortel Président de Montesquieu », auteur des Lettres persanes qui, cinq ans plus tôt, avaient provoqué la conversion du jeune Milanais à la philosophie7. Suivent alors, dans l’ordre, les noms de Buffon, Diderot, Hume, D’Alembert et Condillac, tous accompagnés de paroles conventionnelles d’estime et d’éloge (il est néanmoins significatif que Rousseau manque à l’appel : mais il ne faut pas oublier que le destinataire de la lettre appartient au groupe d’intellectuels avec lequel le philosophe de Genève avait rompu toute relation). Mais aucun d’entre eux ne bénéficie d’une appréciation aussi fervente et aussi circonstanciée que celle qui est réservée à Helvétius. Après les Lettres persanes, affirme Beccaria, le livre qui a produit une véritable révolution dans ses idées est De l’esprit : « C’est lui qui m’a poussé avec force dans le chemin de la vérité et qui a le premier réveillé mon attention sur l’aveuglement et les malheurs de l’humanité. Je dois à la lecture de L’Esprit une grande partie de mes idées. »8
7Cette déclaration est à prendre à la lettre, comme le montre un examen attentif du texte des Délits et bien que le nom d’Helvétius n’y soit jamais mentionné. Citant ses sources avec une grande prudence, Beccaria se borne en effet au seul nom de Montesquieu9. Dans l’avis « Au lecteur » ajouté dans la « cinquième » édition de 1766, il avait certes également fallu citer nommément Hobbes, mais dans un but exclusivement défensif et pour répondre à l’accusation d’impiété élevée contre les Délits. On ne saurait en effet, proclame l’auteur, lui attribuer l’idée que l’état de guerre qui précède l’état de société doit être conçu « au sens de Hobbes, c’est-à-dire de nul devoir et de nulle obligation antérieurs » à l’institution de la société même : cet état de guerre doit au contraire être compris comme « un fait, né de la corruption de la nature humaine et de l’absence d’une sanction expresse »10, c’est-à-dire, à la lettre, selon la conception de Locke, pour lequel (à la différence de Hobbes) la loi de nature oblige absolument dans l’état de nature, où elle est déjà capable de guider les actions des hommes. Ces passages sont les seuls où se trouvent explicitement cités les auteurs ayant influencé la pensée de Beccaria (mais dans le cas de Hobbes, la citation a pour but, comme on l’a vu, de nier cette influence, pourtant bien présente à certains égards dans les Délits)11.
8On ne trouve dans les Délits que trois autres références, mais toutes trois sous forme de simples allusions. Il n’est certes pas difficile de compter Rousseau (un Rousseau, soit dit en passant, un peu conventionnel, mais il faut se souvenir que telle était la manière dont le Discours sur l’inégalité avait généralement été compris) au nombre de ces « âmes sensibles et philosophiques [qui] allèrent jusqu’à regretter l’état sauvage » évoquées par Beccaria dans le chapitre « Des sciences »12. De même, dans le paragraphe « Éducation », Rousseau est parfaitement identifiable dans ce « grand homme qui éclaire l’humanité qui le persécute [et qui] a fait voir en détail quelles sont les principales maximes d’une éducation vraiment utile aux hommes »13 : pour les lecteurs du temps, le souvenir du bûcher où fut publiquement jeté l’Émile à Genève en 1762 (deux ans avant la publication de Dei delitti e delle pene) était certainement assez vif pour faire de cette allusion une référence transparente.
9Le troisième cas est différent. Il se trouve à la fin du deuxième alinéa de l’« Introduction » :
Heureuses les rares nations qui n’attendirent pas que le lent mouvement des combinaisons et des vicissitudes humaines fît succéder aux maux extrêmes un acheminement vers le bien, mais en hâtèrent les étapes intermédiaires par de bonnes lois ; et les hommes doivent savoir gré au philosophe qui de son cabinet obscur et méprisé eut le courage de jeter dans la multitude les premières semences longtemps infructueuses des utiles vérités.14
10Le père Ferdinando Facchinei avait voulu déchiffrer cette obscure proposition : « […] on loue ici Jean-Jacques Rousseau »15, avait déclaré le moine vénitien. Mais cette insinuation avait provoqué la réaction prudente et convenue de la Risposta à ses Note ed osservazioni rédigée, au nom de Beccaria, par Pietro Verri avec l’aide de son frère Alessandro :
[…] je n’ai pas dit que ce philosophe était M. Rousseau, et je ne crois pas que ce soit une impiété ou un blasphème de dire qu’on doit savoir gré aux philosophes qui communiquent des vérités utiles aux hommes. Je ne crois pas non plus que ce soit une impiété ou un blasphème de dire que les premières semences des vérités utiles restent longtemps infructueuses.16
11Mais si Beccaria – ou plutôt Verri tenant la plume à sa place – nie que l’allusion renvoie à Rousseau, il se garde bien de donner la solution de l’énigme. Mondolfo avait émis la supposition que ce « philosophe » pouvait être Helvétius17 : cette hypothèse me paraît convaincante, non seulement parce que les « utiles vérités » renvoient de manière assez claire aux théories utilitaristes du philosophe français, mais aussi à la lumière de l’autre élément d’identification fourni par Beccaria (le « cabinet obscur et méprisé » désigne de toute évidence la charge de fermier général qu’Helvétius a occupée pendant une longue partie de sa vie : cette charge était certainement méprisable aux yeux d’un penseur des Lumières milanaises – qu’on pense à la bataille contre les fermiers qui a caractérisé l’action économique et politique d’un Pietro Verri) et tout spécialement de la singulière analogie entre tout le début de l’« Introduction » des Délits et ce passage de L’Esprit :
Dans les pays policés, l’art de la législation n’a souvent consisté qu’à faire concourir une infinité d’hommes au bonheur d’un petit nombre ; à tenir, pour cet effet, la multitude dans l’oppression, et à violer envers elle tous les droits de l’humanité.
Cependant, le vrai esprit législatif ne devrait s’occuper que du bonheur général. […] mais j’avoue qu’il est bien étonnant que tant de formes différentes de gouvernement établies du moins sous le prétexte du bien public, que tant de lois, tant de règlements n’aient été, chez la plupart des peuples, que des instruments de l’infortune des hommes. […] N’est-on pas même en droit de soupçonner que l’extrême félicité de quelques particuliers est toujours attachée au malheur du plus grand nombre ?18
12Beccaria s’exprime en termes semblables :
Les hommes abandonnent le plus souvent les plus importants règlements à […] ceux-là mêmes dont l’intérêt est de s’opposer aux plus prévoyantes lois, qui par nature rendent les avantages universels en résistant à l’effort par lequel ils tendent à se concentrer dans un petit nombre, replaçant d’un côté le comble de la puissance et du bonheur, et de l’autre toute la faiblesse et la misère. […]
Ouvrons les livres d’histoire, et nous verrons que les lois […] n’ont été le plus souvent que l’instrument des passions d’un petit nombre, ou ne sont nées que d’une nécessité fortuite et passagère ; elles n’ont pas été édictées par un froid examinateur de la nature humaine, qui en un seul point eût concentré les actions d’une multitude d’hommes et les eût considérées sous ce point de vue : le bonheur le plus grand partagé par le plus grand nombre.19
13Ce « slogan » – devenu célèbre comme mot d’ordre de l’utilitarisme du xviiie siècle et destiné à être codifié comme formule de base du système dans le Fragment on Government de Jeremy Bentham en 1776 – reprend le principe énoncé en 1725 par Francis Hutcheson dans un ouvrage traduit en français en 1749 (« that action is best, which procures the greatest happiness for the greatest numbers » ; « la meilleure action est celle qui procure un plus grand bonheur à un plus grand nombre de personnes »20). Avant Beccaria, ce même principe avait été notamment adopté par Helvétius (« l’intérêt public, c’est-à-dire celui du plus grand nombre »21) et, en Italie, par Pietro Verri (« la felicità pubblica, o sia la maggiore felicità possibile divisa colla maggiore uguaglianza possibile »22 [le bonheur public, c’est-à-dire le plus grand bonheur possible partagé avec la plus grande égalité possible]).
Locke et Helvétius
14Il est intéressant de souligner que les contemporains n’ont pas identifié l’auteur auquel Beccaria devait sa plus importante dette théorique. La confidence autobiographique faite à Morellet n’étant pas encore rendue publique, l’attention des lecteurs se concentrait sur les rares indices présents dans l’ouvrage ou sur ses raisonnements explicitement contractualistes. Or, en règle générale, à de très rares exceptions près, pour les contemporains de Beccaria dire « contractualisme » revenait à dire « Rousseau »23. Ceux-ci étaient en outre frappés par le pathos du style, par l’élan sentimental et humanitaire qui parcourt tout le livre, par l’efficacité des images, par les phrases courtes et incisives : bref, par la tonalité clairement rousseauiste que Beccaria avait donnée à son livre. Deux aspects fondamentaux du contractualisme de Rousseau sont toutefois absents des Délits. On n’y trouve pas, en premier lieu, l’idée que le contrat fondateur de la société suppose nécessairement « l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté »24 : pour Beccaria, au contraire, il suffit pour constituer l’union sociale que les hommes cèdent une partie de leur liberté naturelle « pour jouir du reste avec sécurité et tranquillité » ; et c’est justement « la somme de toutes ces portions de liberté sacrifiées au bien de chacun » qui « forme la souveraineté d’une nation »25. En second lieu, le concept fondamental de « volonté générale » est radicalement différent chez les deux auteurs. Alors que Rousseau la distingue nettement de la « volonté de tous » (la première « ne regarde qu’à l’intérêt commun », tandis que la seconde « regarde à l’intérêt privé », dans la mesure où elle « n’est qu’une somme de volontés particulières »26), Beccaria déclare au contraire en toutes lettres : « […] la volonté générale […] est l’agrégat des volontés particulières […]. »27
15Quant au contractualisme de Beccaria, il faut d’abord souligner que la théorie du pacte social fait immédiatement son apparition dans les Délits, et dans une position stratégique, puisqu’on la trouve dans le tout premier chapitre, intitulé « Origine des peines » (d’autres propositions, peu nombreuses et disséminées dans l’ouvrage, confirment ensuite le contenu de ce bref paragraphe). Les mots d’ouverture du chapitre sont bien connus :
Les lois sont les conditions auxquelles des hommes indépendants et isolés s’unirent en société, las de vivre dans un état de guerre continuel et de jouir d’une liberté rendue inutile par l’incertitude de la conserver. Ils en sacrifièrent une partie pour jouir du reste avec sûreté et tranquillité. La somme de toutes ces portions de liberté sacrifiées au bien de chacun forme la souveraineté d’une nation, et le souverain en est le légitime dépositaire et administrateur ; mais il ne suffisait pas de former ce dépôt, il fallait le défendre contre les usurpations privées de chaque homme en particulier, qui cherche toujours à ôter du dépôt non seulement sa propre portion, mais à usurper également celle des autres. Il fallait des motifs sensibles qui suffissent à détourner l’âme despotique de chaque homme de replonger dans l’ancien chaos les lois de la société. Ces motifs sensibles sont les peines établies contre les transgresseurs des lois.28
16Comme on peut le voir, l’idée beccarienne de contrat tire sa source de la théorie politique de Locke. Pour ce dernier, l’état de nature qui précède l’institution de la société politique est gouverné par la loi naturelle, qui oblige tous les hommes et leur enjoint de respecter l’indépendance d’autrui sans nuire à sa liberté et à ses intérêts. À cette fin, l’exécution de la loi naturelle est confiée à chacun, de sorte que chacun possède le droit de punir quiconque transgresse cette loi et d’agir pour prévenir les offenses. Mais cela ne va évidemment pas sans inconvénients : l’amour de soi, la méchanceté naturelle, les passions, l’esprit de vengeance, portent souvent les hommes à des excès dans l’administration de la justice naturelle. Il est donc nécessaire qu’un juge commun soit capable d’imposer son autorité. C’est dans ce but que les individus s’accordent pour constituer une société politique, en renonçant au droit de punir et en déléguant au souverain la tâche d’exécuter les lois. L’État acquiert ainsi le pouvoir de décréter quelles sont les punitions encourues pour chaque transgression (c’est-à-dire le pouvoir législatif) et de juger, sur la base de lois positives stables et certaines (qui rendent efficace la loi naturelle), la mesure de la punition des délits et des crimes commis.
17Le but poursuivi dans l’exorde contractualiste des Délits est évident : l’auteur veut souligner que la liberté des individus réunis en société, quoique limitée suite à la cession de la « plus petite portion possible »29 qui correspond au pouvoir individuel de venger les offenses, reste garantie par la loi de nature, et que tous les droits que l’individu possède naturellement doivent être conservés – à l’exception justement du droit de punir – dans l’état social. Tel est le contexte théorique sur lequel Beccaria greffe l’utilitarisme, dont les principes informent tout son ouvrage.
18Que pouvait trouver le jeune philosophe milanais dans De l’esprit d’Helvétius ? En premier lieu, une formulation du contrat social (elle aussi venue essentiellement de Locke) parfaitement adaptée à la manière dont il voulait fonder le droit de punir et à la dynamique utilitariste qui sert de cadre à son analyse du comportement des individus associés. Helvétius écrit en effet :
Lorsque les hommes, plus multipliés, commenceront à se répandre sur la surface du monde ; […] alors le désir commun de posséder les mêmes choses […] exciteront [sic] en eux des querelles et des combats : de là naîtront la colère et la vengeance. Lorsque, soûlés du sang et las de vivre dans une crainte perpétuelle, ils auront consenti à perdre un peu de cette liberté qu’ils ont dans l’état naturel et qui leur est nuisible ; alors ils feront entre eux des conventions ; ces conventions seront leurs premières lois ; les lois faites, il faudra charger quelques hommes de leur exécution : et voilà les premiers magistrats.30
[…] ce fut ainsi que, de tous les intérêts des particuliers, se forma un intérêt commun, qui dut donner aux différentes actions les noms de justes, de permises et d’injustes, selon qu’elles étaient utiles, indifférentes ou nuisibles aux sociétés.31
19Mais plus généralement, Helvétius offrait à Beccaria une analyse de la société (à la faveur d’un passage continu du plan de l’étude psychologique à l’anthropologie, de la sociologie au droit, de la morale à la politique) menée au moyen d’une description précise et détaillée de l’individu, c’est-à-dire de l’élément simple dans lequel l’ensemble complexe de la société peut être décomposé pour être ensuite recomposé. Reprenant la théorie de la connaissance de Locke tout en la reliant à l’empirisme de Condillac (comme on sait, cette ligne de pensée qui associe Locke et Condillac est destinée à exercer une hégémonie culturelle jusqu’aux idéologues et au-delà), Helvétius place la sensibilité humaine à l’origine de toute possibilité de connaissance et d’action. Et puisque la morale trouve son fondement dans la physique et qu’un parallélisme continu peut être institué entre les deux, il recourt à la méthode des sciences naturelles pour examiner le comportement moral : « […] l’univers moral, ainsi que l’univers physique, [est] dans une destruction et une reproduction successive et perpétuelle », observe-t-il par exemple (et Beccaria lui fait écho dans les Délits : « […] la multitude n’adopte des principes de conduite stables, et ne s’écarte du principe universel de dissolution qu’on observe dans l’univers physique et moral […] »)32. De même que le mouvement, c’est-à-dire la force inhérente à la matière, constitue le principe du monde physique, de même il y a pour Helvétius, dans le monde moral et humain, un principe dynamique qui lui impose ses lois rigoureuses : ce principe est l’intérêt33. Beccaria traduit cette idée en parlant d’une « force semblable à la gravitation qui nous pousse vers notre bien-être »34.
20La quête du plaisir et la fuite de la douleur sont les passions fondamentales de l’homme : comme on l’a fait observer, l’intérêt désigne chez Helvétius « la tension de la volonté qui vise à satisfaire, réellement ou artificiellement, immédiatement ou médiatement, l’amour de soi, c’est-à-dire à procurer le bonheur »35. Helvétius affirme : « […] la douleur et le plaisir sont les seuls moteurs de l’univers moral » ; et Beccaria lui fait écho : « Si le plaisir et la douleur sont les moteurs des êtres sensibles […]. »36 Toutes les évaluations morales doivent donc être fondées sur le principe de l’intérêt, ou de l’utilité, qui anime toute la vie sociale. Comme on l’a vu, le contrat social lui-même, qui institue la société pour la conservation de la vie et des propriétés des individus, est fondé sur l’intérêt : « […] les hommes, affirme Helvétius, uniquement attentifs à leurs intérêts, n’ont jamais porté leurs regards sur l’intérêt général », alors même que « sans intérêt personnel, ils ne se fussent point rassemblés en société, n’eussent point fait entre eux de conventions »37. Les concepts de « bien » et de « mal » doivent donc immédiatement être traduits par ceux d’« utile » et de « nuisible ». Les passions devront être dirigées, en se fondant sur l’intérêt égoïste, de telle manière que les comportements individuels soient utiles à la collectivité. Ainsi, sera dite vertueuse toute action utile à la société. La tâche du législateur consistera à promouvoir le bien public en donnant à chacun la possibilité effective de satisfaire ses besoins, c’est-à-dire de poursuivre ses intérêts individuels ; mais il faut que les intérêts soient harmonisés et entraînés vers l’utilité publique, parce qu’il est rare que le bonheur de tous en tant qu’intérêt général résulte spontanément de la rencontre (ou du conflit) des intérêts individuels.
21On pourrait multiplier les citations, bien au-delà des quelques-unes faites ici à titre d’exemple, qui permettent d’illustrer la traduction de ces principes d’Helvétius dans les Délits. Mais ce qu’on vient de dire suffit sans doute à montrer que la théorie contractualiste et utilitariste d’Helvétius a été reprise en bloc par Beccaria et a fourni le cadre philosophique de sa critique des institutions et des conceptions juridiques de son temps. Ni chez Helvétius ni chez Beccaria, l’idée de contrat et le principe d’utilité ne sont en effet incompatibles ou contradictoires. Il reste encore toutefois à analyser les modalités spécifiques de ce lien entre contractualisme et utilitarisme tel qu’il se noue dans les Délits. Je voudrais procéder à cette étude au moyen d’une explication de texte, en m’arrêtant sur un passage aussi central que souvent mal compris des interprètes.
« De la peine de mort »
22Dans le § xxviii, « De la peine de mort » – le plus long de l’ouvrage –, Beccaria se propose de démontrer que la peine de mort n’est ni juste, ni nécessaire, ni utile. Un certain nombre de considérations préliminaires sont toutefois indispensables à la pleine intelligence de ce passage.
23Comme on l’a vu, les hommes sont, pour Beccaria, mus par la nécessité : ayant compris qu’il est dans l’intérêt de chacun de s’unir aux autres, ils sont entrés en société en ne renonçant qu’à une part de leur liberté naturelle et en acceptant de « s’assujettir aux moindres maux possibles »38. Par conséquent, « les peines sont d’autant plus justes que plus sacrée et plus inviolable est la sûreté, et que plus grande est la liberté »39 garantie aux citoyens : elles ne peuvent être que les moindres possibles dans les circonstances données, les moins dures possibles pour celui qui les subit et les plus efficaces possibles pour dissuader les autres. « Toute peine » et, plus généralement, « tout acte d’autorité d’homme à homme qui ne dérive pas de l’absolue nécessité »40 est en effet illégitime, la justice n’étant « rien d’autre que le lien nécessaire à l’union des intérêts particuliers […] : toutes les peines qui outrepassent la nécessité de conserver ce lien sont injustes par leur nature »41.
24Le mot « nécessité » est la clé de voûte de la théorie pénale de Beccaria. Son principe de la « moindre peine possible » et son idée plus générale de justice ne sont en effet pas exclusivement fondés sur le critère de l’utilité. Le seul passage des Délits et des peines qui établit explicitement une coïncidence substantielle entre justice et utilité se trouve dans le préambule « Au lecteur » ajouté dans la « cinquième » édition de 1766. Dans ce texte, l’auteur pose en effet la question de savoir qui doit « établir les rapports du juste et de l’injuste politique, c’est-à-dire de ce qui est utile ou dommageable à la société » (mais peu avant, dans le même préambule, le couple utilité-nécessité avait fait son apparition : « […] la justice humaine, ou encore politique, n’étant qu’une relation entre l’action et l’état variable de la société, peut varier à mesure que cette action devient nécessaire ou utile à la société » ; et plus haut déjà : « [les] pures conventions humaines expresses ou supposées en vue de la nécessité et de l’utilité commune »)42. On constate ainsi que, dans l’avant-propos de la « cinquième » édition, le critère de légitimité n’est fourni que par l’utilité sociale d’une action : les termes « juste » et « utile » sont présentés comme équivalents. Cependant, il est hautement probable que cette préface ait été entièrement écrite par Pietro Verri, et non par Beccaria43. Or, si nous examinons maintenant les occurrences des substantifs « justice », « utilité » et « nécessité » (ainsi que des adjectifs « juste », « utile » et « nécessaire ») dans les pages rédigées de source sûre par Beccaria, nous pouvons constater que le critère de légitimité est toujours fourni par la nécessité : est juste ce qui est nécessaire, tandis que ce qui est utile (ce qui n’est qu’utile, c’est-à-dire ce qui est également utile) est hiérarchiquement subordonné à ce qui est – d’abord et avant tout – juste et nécessaire44.
25Dans les chapitres xi et xii, Beccaria peut diversement combiner ces termes pour soutenir qu’une peine encourue par un délit ou un crime doit être « utile et nécessaire », que les peines doivent être « justes » et obtenir « le but que se proposent les lois », c’est-à-dire « la sûreté et le bon ordre de la société » (but qui n’est donc « pas de tourmenter et d’affliger un être sensible, ni d’effacer un délit déjà commis », mais exclusivement « d’empêcher le coupable de faire de nouveaux dommages à ses concitoyens et de détourner les autres d’en faire de semblables »)45. Mais ce qui rend impossible de conclure que la « justice » et la « nécessité » relèvent simplement pour Beccaria du principe d’« utilité » est un passage du chapitre xxv, où l’auteur affirme en toutes lettres que les confiscations des biens des citoyens bannis de l’État, pourtant efficaces en tant que « frein contre les vengeances et contre les insolences privées », c’est-à-dire comme instrument utile de dissuasion, ne sauraient être approuvées. En effet, « même si les peines produisent un bien, elles ne sont pas pour autant toujours justes, car pour l’être elles doivent être nécessaires, et une utile injustice ne peut être tolérée par le législateur s’il veut fermer toutes les portes à la vigilante tyrannie »46. Dans cette argumentation, l’utilité est ainsi, de manière explicite, hiérarchiquement subordonnée à la légitimité : il ne peut y avoir de véritable utilité que dans les limites du droit.
26Ici commence alors, à partir de la fin du § xxv, une réflexion qui conduit directement au § xxviii. En ouverture du § xxvi, les confiscations sont encore dénoncées comme des « injustices funestes et autorisées » ; puis le § xxvii, intitulé « Douceur des peines », proclame enfin : « L’un des plus grands freins qui s’opposent aux délits n’est pas la cruauté des peines, mais leur infaillibilité », c’est-à-dire la sévérité inexorable des juges qui, « pour être une utile vertu, doit être accompagnée d’une douce législation. La certitude d’un châtiment, bien que modéré, fera toujours une plus forte impression que la crainte d’un châtiment plus terrible, jointe à l’espérance de l’impunité […]. L’atrocité même de la peine fait qu’on s’enhardit d’autant plus pour l’esquiver, qu’est plus grand le mal qui nous attend »47 (telle est, comme on le verra bientôt, l’une des thèses que reprendra Beccaria dans le § xxviii). Dans ce même § xxvii, l’opportunité des peines modérées est ainsi soulignée : « Pour qu’une peine obtienne son effet, il suffit que le mal de la peine excède le bien résultant du délit, et dans cet excédent de mal on doit calculer l’infaillibilité de la peine et la perte du bien que le délit produirait. »48 Il s’agit là, encore une fois, d’une affirmation de type utilitariste.
27Mais lorsqu’on passe au § xxviii, on constate que Beccaria, aussitôt après avoir précisé son dessein49, procède à une décomposition des couples juste-utile et juste-nécessaire. Il se demande en effet dans un premier temps si la peine capitale peut être tenue pour juste (c’est-à-dire légitime, puisque fondée sur un droit de punir qui, défini par le contrat social, ne peut s’exercer que dans des limites déterminées), et dans un second temps si elle peut d’autre part être considérée comme nécessaire et utile50.
28Sur la question de la légitimité, Beccaria fait d’abord observer que le droit de punir de mort ne saurait découler de l’acte d’aliénation en vertu duquel on est passé de l’état de nature à la société : les individus ont en effet cédé de toutes petites portions de leur liberté et ces petites portions ne peuvent évidemment pas comprendre le « plus grand de tous les biens, la vie »51. Un tel droit ne saurait d’ailleurs faire l’objet d’un échange contractuel et de cession, car ce serait contraire à la loi de nature, qui ne donne à personne la possibilité de se tuer, de disposer de sa propre vie : on peut donc encore moins « donner ce droit à autrui ou à la société tout entière »52. La peine de mort n’est donc pas légitime et ne peut l’être d’un point de vue juridique, comme Beccaria le réaffirme avec force dans le deuxième alinéa : « La peine de mort n’est donc pas un droit, puisque j’ai démontré qu’elle ne peut l’être, mais une guerre de la nation contre un citoyen, parce qu’elle juge nécessaire ou utile la destruction de son être. »53 C’est un acte illégitime, accompli au nom d’une sorte de droit du plus fort, et qui conserve cette nature même lorsqu’il est jugé nécessaire ou utile à la communauté (dans cette partie du chapitre, le recours à des arguments contractualistes est évident).
29Beccaria passe alors à une autre question : il se demande maintenant si la peine de mort, quoiqu’injuste, quoique non fondée sur le droit, peut toutefois être considérée comme nécessaire et utile. Pour répondre à cette question, il construit dans le troisième alinéa un raisonnement hypothétique : « On ne peut croire nécessaire » la « mort d’un citoyen » que dans deux cas seulement (il faut ici souligner le « on ne peut croire » [« non può credersi necessario »], volontairement répété à la fin du passage)54.
30Le premier cas envisagé concerne les situations où il ne suffit pas de priver un citoyen de liberté pour le mettre hors d’état de nuire : lorsque, quoique prisonnier, ce citoyen a encore « de telles relations et une telle puissance » qu’il menace la sécurité de la nation, seule la destruction de son existence peut l’empêcher de « provoquer une dangereuse révolution dans la forme de gouvernement établie ». On n’a toutefois pas affaire ici à une situation pour ainsi dire « normale » de la vie d’un État, puisqu’on se trouve au contraire dans le cas, tout à fait particulier et même exceptionnel, d’une « nation [qui] recouvre ou perd sa liberté »55. Cette situation n’est pas celle d’un État de droit, placé « sous le règne tranquille des lois », lorsque le gouvernement est soutenu par le consentement des citoyens et que le pouvoir est confié au « véritable souverain » : on se trouve au contraire dans ce qu’on pourrait définir comme une situation de guerre civile, « quand les désordres eux-mêmes tiennent lieu de lois ». Il s’agit en somme d’un cas limite, qui déborde le cadre du questionnement. Beccaria n’a en effet jamais eu l’intention de poser le problème de la légitimité ou de l’opportunité de la peine de mort dans toute communauté humaine quelle qu’elle soit, mais seulement dans un horizon bien défini qu’il désigne au début du § xxviii par les termes de « gouvernement bien organisé »56 (puis, un peu plus loin dans ce même chapitre, de « gouvernement libre et tranquille »), admettant implicitement que, hors de cet horizon, la mise à mort d’êtres humains est une possibilité réelle et tristement inéluctable. Ce cas limite est au sens propre un retour à l’état de nature : le pacte social qui donnait sa légitimité à cette forme de gouvernement s’étant rompu, les rapports entre individus ne peuvent désormais obéir qu’à la loi du plus fort. Bref, pour Beccaria, tant qu’il y a une société civile fondée sur le consentement et sur les lois, il ne peut exister aucune nécessité de mettre à mort un citoyen (puisqu’il est inconcevable que celui-ci puisse avoir assez de force pour détruire un édifice aussi solide) ; lorsque survient une telle nécessité, c’est parce que la société civile s’est dissoute, que le pacte s’est rompu et que le corps social s’est divisé : conformément au schéma contractualiste, les hommes retournent alors dans un état de guerre où la mise à mort d’autrui, étant un effet de la force et non du droit, n’a aucune valeur juridique.
31Le second cas où l’« on peut croire » nécessaire57 la peine de mort se présente au contraire dans le cadre du fonctionnement normal d’un État : l’exécution d’un citoyen pourrait être tenue pour nécessaire si elle s’avérait un instrument utile de dissuasion. Une telle éventualité est aussitôt examinée à la lumière de l’expérience historique : or, comme le démontre l’histoire de nombreuses nations, « le dernier supplice n’a jamais détourné les hommes d’offenser la société ». Mais si l’expérience de tous les siècles et l’exemple positif des États où la peine de mort a été abolie ne suffisent pas à convaincre de l’inutilité de la peine de mort, on pourra opportunément recourir à l’analyse de la sensibilité humaine, « consulter la nature de l’homme » : on verra ainsi que « ce n’est pas l’intensité de la peine qui fait le plus grand effet sur l’âme humaine, mais son extension ». Ce n’est donc pas « le spectacle terrible mais passager »58 d’une exécution capitale qui dissuade les criminels, mais bien l’exemple d’un long emprisonnement. Le criminel lui-même, faisant le calcul de ses pertes et de ses gains, pourrait choisir de transgresser les lois en courant le risque d’« un jour de souffrance » (« le jour viendra peut-être de la douleur et du repentir, mais ce temps sera bref », dit le voleur ou l’assassin dans le monologue intérieur que Beccaria place au centre du chapitre) qu’il compare aux « nombreuses années de liberté et de plaisirs » que son crime, en cas d’impunité, pourrait lui assurer. Au contraire, « celui qui a sous les yeux un grand nombre d’années, voire tout le cours de sa vie » passé en prison, « dans l’esclavage et la douleur », « fait une utile comparaison de tout cela avec l’issue incertaine de ses délits, avec la brièveté du temps dont il jouirait de leurs fruits ». Il est alors incité à renoncer au crime, parce que les gains escomptés ont un coût et des risques trop élevés : « L’exemple continu et actuel de ceux qu’il voit victimes de leur imprévoyance lui fait une impression bien plus forte que le spectacle d’un supplice, qui l’endurcit plus qu’il ne le corrige. » Le législateur doit lui aussi effectuer un calcul des gains et des pertes pour choisir les peines qui procurent le plus grand avantage à la nation : or, « l’exemple d’atrocité qu’elle [la peine de mort] donne aux hommes » n’est certainement pas utile, parce qu’il contredit ce que les lois devraient principalement être, c’est-à-dire « modératrices de la conduite des hommes »59.
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32Beccaria n’admet donc aucun cas où la peine de mort puisse être, au sein d’un État de droit, juste, utile et nécessaire. Il parvient à ce résultat en faisant interagir des motivations contractualistes et utilitaristes : une perspective purement utilitaire n’aurait en effet pas suffi, à elle seule, pour refuser la peine de mort de manière définitive et sans exception. Cette méthode est particulièrement significative si l’on tient compte du fait que, en partant d’autres propositions éparses dans son ouvrage, l’auteur aurait pu arriver sans se contredire à un résultat bien différent. N’avait-il pas affirmé, dans le § ii, que « le mot droit n’est pas contradictoire avec le mot force, mais que le premier est plutôt une modification du second, c’est-à-dire la modification la plus utile au plus grand nombre »60 ? Dans le § vii, n’avait-il pas également précisé que « la seule et véritable mesure des délits est le dommage fait à la nation » et que « l’idée de l’utilité commune […] est la base de la justice humaine »61 ?
33En toute rigueur, une analyse exclusivement fondée sur le principe d’utilité stricto sensu – à la manière de Bentham – n’aurait pas pu conduire Beccaria à la négation, toujours et en toutes circonstances, de l’efficacité dissuasive de la peine capitale. Certes, l’expérience du passé et du présent montre que la peine de mort n’est pas utile pour prévenir les crimes. Mais comment exclure, par principe et en toute logique, que dans le futur ou dans un certain type de société, elle puisse se révéler utile, ou qu’elle puisse produire des avantages supérieurs aux inévitables inconvénients qu’elle comporterait également ? Comment exclure, dans une optique purement utilitariste, qu’une telle circonstance se produise jamais ?
34Mais Beccaria avait pris soin de souligner qu’est fausse « l’idée d’utilité qui […] sépare le bien public du bien de tous les particuliers », que la « sûreté de sa propre vie est un droit de nature », que « la sûreté de chaque particulier » est « le but premier de toute association légitime »62. Les deux fils théoriques qui parcourent l’ouvrage se croisent ainsi dans le § xxviii, où le contractualisme et le jusnaturalisme tressent un lacis qui encadre et contraint l’utilitarisme. La maximisation de l’utile se heurte chez Beccaria à des limites : dans le cas de l’analyse de la peine de mort, Beccaria ajoute aux conditions imposées par le contrat social, auquel les individus ne souscrivent qu’en renonçant à une partie de leurs droits naturels, les contraintes qui résultent de l’analyse métahistorique de la nature humaine, de la sensibilité, des passions, de la psychologie individuelle, des « sentiments immuables des hommes »63. Cette analyse montre que l’individu est toujours porté à faire des calculs utilitaristes (ou à réagir au calcul des utilités effectué par le législateur) qui conduisent toujours à exclure que la peine de mort puisse jamais produire une plus grande utilité sociale. À un élément variable (l’utilité calculée au cas par cas) s’ajoutent ainsi deux éléments invariants qui ont une fonction contraignante de limitation (les droits inviolables de la personne, contractuellement garantis, et la « nature du cœur humain »).
35On mesure ici la différence, tout à fait remarquable, entre l’utilitarisme de Beccaria et celui de Bentham, et plus généralement entre une théorie de l’utilité soumise à des contraintes et sa formulation « pure » : ce n’est pas un hasard si Bentham, à propos du problème de la peine de mort, ne se pose pas même la question de savoir s’il existe un droit de la société à l’infliger, parce qu’il juge absurde l’hypothèse d’un droit naturel capable d’imposer des limites à la loi positive64. Or, en éliminant les droits individuels, on n’échappe pas au risque (présent chez Bentham) de voir la maximisation des profits individuels se présenter non comme l’intérêt réel de la collectivité, mais comme l’intérêt exclusif d’une majorité qui s’exercerait alors au détriment d’une minorité65. On risque, en d’autres termes, de voir se suspendre les « règles du jeu » – que tout le monde doit observer et qui protègent tout le monde – que Beccaria avait pris soin de fixer en recourant aux armes, encore puissantes à son époque, du jusnaturalisme et du contractualisme.
Notes de bas de page
1 La bibliographie sur la pensée philosophique de Beccaria est peu abondante et en grande partie « datée » [n.d.t. : on rappelle au lecteur que l’auteur a publié ces lignes en 1990]. Sur les thèmes traités dans les pages qui suivent, voir R. Mondolfo, Cesare Beccaria[1946], Milan, Nuova Accademia editrice, 1960 ; F. Corpaci, Ideologie e politica in Cesare Beccaria, Milan, Giuffrè, 1965 ; G. Zarone, Etica e politica nell’utilitarismo di Cesare Beccaria, Naples, Istituto italiano per gli studi storici, 1971 ; M. Maestro, Cesare Beccaria and the Origins of Penal Reform, Philadelphie, Temple University Press, 1973 ; G. Tarello, Storia della cultura giuridica moderna, I. Assolutismo e codificazione del diritto, Bologne, Il Mulino, 1976, en particulier p. 462-478 ; L. Gianformaggio, « Su Helvétius, Beccaria e Bentham », dans Gli italiani e Bentham. Dalla « felicità pubblica » all’economia del benessere, R. Faucci (éd.), Milan, FrancoAngeli, vol. 1, 1982, p. 49-54 ; D. B. Young, « Cesare Beccaria : Utilitarian or Retributivist ? », Journal of Criminal Justice, 11, 1983, p. 317-326 ; M. A. Cattaneo, « La pena di morte tra morale e politica nel pensiero dell’Illuminismo », Sociologia del diritto, X, 1, 1983, p. 7-34. Sur Helvétius, voir R. Mondolfo, Saggi per la storia della morale utilitaria, II. Le teorie morali e politiche di C.-A. Helvétius, Padoue / Vérone, Drucker, 1904 ; A. Keim, Helvétius. Sa vie, son œuvre, Paris, Alcan, 1907 (réimpression Genève, Slatkine, 1967) ; I. L. Horowitz, Helvétius : Philosopher of Democracy and Enlightenment, New York, Paine / Whitman, 1954 ; A. Maffey, « Claude-Adrien Helvétius dalla morale alla politica », Nuova rivista storica, XLVI, 1962, p. 519-534 ; D. W. Smith, Helvétius. A Study in Persecution, Oxford, Clarendon Press, 1965 ; C. Kiernan, « Helvétius and a science of ethics », Studies on Voltaire, LX, 1968, p. 229-243 ; L. Gianformaggio, Diritto e felicità. La teoria del diritto in Helvétius, Milan, Edizioni di Comunità, 1979 ; G. Imbruglia, « L’utopia “philosophique” di Helvétius », Rivista storica italiana, XCII, 1980, p. 309-359.
2 Voir son introduction et son commentaire dans C. Beccaria, Opere scelte, R. Mondolfo (éd.), Bologne, Cappelli, 1925, p. xviii et 5.
3 F. Venturi, « Introduzione », dans Dei delitti e delle pene (Venturi, 1965), p. xii-xiii.
4 E. Ronchetti, « Gli utilitaristi », dans Storia delle idee politiche, economiche e sociali, L. Firpo (éd.), Turin, UTET, vol. 4, 1975, t. II, p. 532.
5 Voir ibid.
6 J. Bentham, Mss. Univ. Coll., nº 32, traduit et cité par É. Halévy, La Formation du radicalisme philosophique, I. La Jeunesse de Bentham 1776-1789 [1901], Paris, PUF, 1995, p. 29. Il faut évidemment comprendre que Bentham prétendait être le Newton qu’attendait la science morale.
7 Voir C. Beccaria, lettre à A. Morellet, 26 janvier 1766, dans Edizione nazionale, IV, p. 219-228, en particulier p. 222-223. L’expression « immortel Président de Montesquieu » apparaît dans Des délits et des peines (Audegean, 2009), Introduction, p. 145.
8 C. Beccaria, lettre à A. Morellet, 26 janvier 1766, dans Edizione nazionale, IV, p. 222.
9 Montesquieu est nommé une première fois à la fin de l’introduction, pour rappeler qu’il a « passé rapidement » sur la matière du livre : voir Des délits et des peines (Audegean, 2009), p. 145. Il est mentionné une deuxième fois en ouverture du chapitre sur le « droit de punir », à la faveur d’une citation de L’Esprit des lois présente dans un passage ajouté dans la « cinquième » édition de l’ouvrage : voir ibid., § ii, p. 147, et voir Montesquieu, L’Esprit des lois, R. Derathé (éd.), Paris, Classiques Garnier, vol. 1, 2011, XIX, 14, p. 336. La troisième occurrence se trouve dans le chapitre sur les « accusations secrètes » : voir Des délits et des peines (Audegean, 2009), § xv, p. 188, et Montesquieu, L’Esprit des lois, op. cit., VI, 8, p. 90.
10 Des délits et des peines (Audegean, 2009), « Au lecteur », p. 139.
11 On pourrait soutenir que l’état de nature de Beccaria vient essentiellement de Hobbes, alors que son contrat social vient en droite ligne de Locke : malgré la précision introduite dans l’avis « Au lecteur », l’état de nature apparaît en effet dans le § i comme composé d’hommes « indépendants et isolés » qui vivent « dans un état de guerre continuel » (ibid., p. 147) et exercent le jus in omnia, « cette action universelle sur toutes les choses qui est commune à tout être sensible, et n’est bornée que par les forces de chacun » (ibid., § viii, p. 169).
12 Ibid., § xlii, p. 289.
13 Ibid., § xlv, p. 293.
14 Ibid., Introduction, p. 143.
15 [F. Facchinei], Note ed osservazioni sul libro intitolato Dei delitti e delle pene, s. l. [Venise], s. n. [Zatta], 1765, p. 15.
16 P. Verri, Risposta ad uno scritto che s’intitola Note ed osservazioni sul libro Dei delitti e delle pene [1765], dans Edizione nazionale delle opere di Pietro Verri, I. Scritti letterari, filosofici e satirici, G. Francioni (éd.), Rome, Edizioni di storia e letteratura, 2014, p. 820.
17 Voir le commentaire de R. Mondolfo dans C. Beccaria, Opere scelte, op. cit., p. 5.
18 C.-A. Helvétius, De l’esprit [1758], Paris, Fayard, 1988, I, 3, p. 33-34, note c.
19 Des délits et des peines (Audegean, 2009), Introduction, p. 143.
20 F. Hutcheson, An Inquiry into the Original of our Ideas of Beauty and Virtue in Two Treatises, W. Leidhold (éd.), Indianapolis, Liberty Fund, 2008, II, iii, 8, p. 125 ; Recherches sur l’origine des idées que nous avons de la beauté et de la vertu, M.-A. Eidous [ou G. Target ?] (trad.), Amsterdam [Paris], s. n. [Durand], vol. 2, 1749, p. 155.
21 C.-A. Helvétius, De l’esprit, op. cit., II, 23, p. 204. Voir aussi ibid., II, 17, p. 163-164 : « […] l’utilité du public, c’est-à-dire du plus grand nombre d’hommes soumis à la même forme de gouvernement […]. »
22 P. Verri, Meditazioni sulla felicità [1763], dans Scritti letterari, filosofici e satirici, op. cit., p. 750. Pour une histoire de la fortune de la formule utilitariste, voir R. Shackleton, « The Greatest Happiness of the Greatest Number : The History of Bentham’s Phrase », dans Essays on Montesquieu and on the Enlightenment, Oxford, Voltaire Foundation, 1988, p. 375-389.
23 On donnera quelques exemples. 1) F. Facchinei, Note ed osservazioni sul libro intitolato Dei delitti e delle pene, op. cit., p. 4 : le petit livre de Beccaria « semble un véritable rejeton, pour ainsi dire, du Contrat social de Rousseau » ; ibid., p. 188 : l’auteur des Délits « aspire à être tenu pour le Rousseau des Italiens, il fait comme lui des efforts considérables pour ne rien dire de nouveau que de grandes impertinences, ni rien de bon que des boutades scandaleuses et impies ». 2) G. R. Carli, lettre à P. Frisi, 1er janvier 1765, cité dans Dei delitti e delle pene (Venturi, 1965), p. 187 : « Contentons-nous de louer l’ouvrage, en jetant un voile sur ses principes ; car ceux-ci sont ignorés de la nature, pour ne pas dire contraires à elle. Rousseau, d’où ils proviennent après Gravina, n’avait sous les yeux que Genève » ; G. R. Carli, lettre à G. Gravisi, 29 avril 1765, cité dans ibid., p. 19 : « Il est vrai qu’il y a [dans les Délits] des principes de Rousseau et de Montesquieu. Mais ce sont de bons principes et Ulpien pensait la même chose à propos du fondement du pacte social, et tous les écrivains de politique, y compris saint Thomas, pensaient de même. » 3) C. Amidei, lettre à C. Beccaria, 21 avril 1766, dans Edizione nazionale, IV, p. 292-293 : « La valeur de votre livre est telle que je crois pouvoir dire avec sincérité que, s’il avait pu être entre les mains du citoyen de Genève persécuté avant la publication de son traité De l’éducation, celui-ci aurait dit que le droit politique a commencé à naître […]. » 4) Gazette littéraire de l’Europe, 13 février 1765 (il s’agit du premier compte rendu des Délits), cité dans Dei delitti e delle pene (Venturi, 1965), p. 310 : « Son ouvrage, dit-on, n’est qu’un recueil des principales maximes du Contrat social, appliquées par l’auteur à son sujet et digérées à sa manière. »
24 J.-J. Rousseau, Du contrat social, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), vol. 3, 1964, I, 6, p. 360.
25 Des délits et des peines (Audegean, 2009), § i, p. 147.
26 J.-J. Rousseau, Du contrat social, op. cit., II, 3, p. 371.
27 Des délits et des peines (Audegean, 2009), § xxviii, p. 229. Sur le rapport Beccaria-Rousseau, voir P. Van Bever, « La nozione di influsso nel caso dei rapporti tra Rousseau e Beccaria nei Delitti », dans Problemi di lingua e letteratura italiana del Settecento, W. T. Elwert (éd.), Wiesbaden, Steiner, 1965, p. 284-289.
28 Des délits et des peines (Audegean, 2009), § i, p. 147. Le contrat est pour Beccaria une hypothèse régulatrice, une reconstitution rationnelle de la fondation de la société. Il est sur ce point explicite. Voir ibid., § xxi, p. 211 : « Il est vrai que de tels décrets ne furent pas promulgués dans une diète du genre humain, mais de tels décrets existent dans les rapports immobiles des choses […]. »
29 Voir ibid., § ii, p. 149 : « Ce fut donc la nécessité qui contraignit les hommes à céder une partie de leur propre liberté : il est donc certain que chacun n’en veut mettre dans le dépôt public que la plus petite portion possible, celle-là seule qui suffise à engager les autres à le défendre. L’agrégat de ces plus petites portions possibles forme le droit de punir : tout ce qui est en plus est abus et non justice ; c’est un fait, mais non point un droit. »
30 C.-A. Helvétius, De l’esprit, op. cit., III, 9, p. 290-291.
31 Ibid., III, 4, p. 250. Mais observons que, peu de temps avant Beccaria, Pietro Verri avait adopté une solution analogue. Voir P. Verri, Meditazioni sulla felicità, op. cit., p. 749-750 : « Les hommes étaient alors indépendants, et l’on ne connaissait nul autre rapport d’un homme à l’autre que celui de la différence de robustesse, ni d’autre lien que celui de la force. Soit par envie de se soustraire à un mal, soit par désir d’éprouver un bien, il est certain que l’amour du plaisir a fait sortir les hommes de leur état primitif d’indépendance et les a réunis en société. […] Pour ce faire, il était indispensable de borner l’usage de la liberté naturelle de chaque homme au moyen de certaines lois artificielles, qui sont une expropriation d’une partie de la liberté pour la sécurité du reste. »
32 C.-A Helvétius, De l’esprit, op. cit., III, 7, p. 280 ; Des délits et des peines (Audegean, 2009), § i, p. 147.
33 Voir par exemple C.-A Helvétius, De l’esprit, op. cit., II, 2, p. 59 : « Si l’univers physique est soumis aux lois du mouvement, l’univers moral ne l’est pas moins à celles de l’intérêt. »
34 Des délits et des peines (Audegean, 2009), § vi, p. 161.
35 A. Postigliola, « Introduzione », dans C.-A. Helvétius, Dello spirito, traduction italienne partielle, Rome, Editori Riuniti, 1970, p. xxiii.
36 C.-A. Helvétius, De l’esprit, op. cit., II, 24, p. 211 ; Des délits et des peines (Audegean, 2009), § vi, p. 163. La phrase d’Helvétius était reprise presque littéralement dans la première rédaction des Délits. Voir C. Beccaria, « Prima redazione », dans Edizione nazionale, I, p. 148 : « Si le plaisir et la douleur sont les moteurs de l’univers […]. »
37 C.-A. Helvétius, De l’esprit, op. cit., II, 2, p. 58 ; III, 4, p. 250.
38 Des délits et des peines (Audegean, 2009), § xix, p. 207.
39 Ibid., § ii, p. 147-149.
40 Ibid., p. 147.
41 Ibid., p. 149. C’est moi qui souligne, dans ce passage ainsi que, sauf indication contraire, dans les citations suivantes (le cas échéant en composant en caractères romains certains mots d’un passage composé en italiques dans le texte original).
42 Ibid., « Au lecteur », p. 141, 139.
43 Voir à ce propos G. Francioni, « Notizia sul manoscritto della seconda redazione del Dei delitti e delle pene (con una appendice di inediti di Pietro Verri relativi all’opera di Beccaria) », Studi settecenteschi, 7-8, 1985-1986, p. 229-296, en particulier p. 272-274 ; ou trouvera dans l’appendice, p. 285-287, un fragment de Verri intitulé « Notizie preliminari indispensabili per criticare ragionevolmente gli scritti politici » qui – à l’exception du troisième alinéa – coïncide presque à la lettre avec des passages du préambule publié en 1766.
44 Voir Des délits et des peines (Audegean, 2009), § iii, p. 153 : « […] quand bien même on prouverait seulement que l’atrocité des peines, sinon immédiatement opposée au bien public et au but même d’empêcher les délits [= sinon immédiatement injuste], est inutile, cela suffirait à la faire apparaître […] comme contraire à la justice et à la nature du contrat social lui-même » ; § iv, p. 157 : « C’est ainsi que les citoyens acquièrent la sûreté d’eux-mêmes, qui est juste, parce qu’elle est le but de la réunion des hommes en société, et qui est utile, parce qu’elle les met en état de calculer exactement les inconvénients d’un forfait » ; § vii, p. 165 : « La seule nécessité a fait naître du heurt des passions et des oppositions des intérêts l’idée de l’utilité commune [les italiques sont de Beccaria], qui est la base de la justice humaine » ; § ix, p. 173 : « Dès lors les suffrages des hommes devinrent non seulement utiles, mais nécessaires, pour ne pas tomber au-dessous du niveau commun. Dès lors si l’ambitieux les conquiert comme une chose utile, […] on voit l’homme d’honneur les exiger comme une chose nécessaire » ; § xix, p. 205 : « Plus la peine sera prompte et proche du délit qui a été commis, plus elle sera juste et plus elle sera utile. Je dis plus juste, parce qu’elle épargne au coupable les tourments inutiles et féroces de l’incertitude […] ; plus juste, parce que la privation de la liberté étant une peine, elle ne peut précéder la sentence que lorsque la nécessité le requiert » ; § xxiv, p. 217 : « […] l’oisiveté des richesses accumulées par l’industrie [est une] oisiveté nécessaire et utile à mesure que la société se dilate et que l’administration se restreint » ; § xxxi, p. 255-257 : « […] on ne peut appeler précisément juste (ce qui veut dire nécessaire) une peine encourue pour un délit, tant que la loi n’a pas usé du meilleur moyen possible dans les circonstances données d’une nation pour le prévenir » ; § xxxv, p. 269 : « […] examiner […] si les asiles sont justes, et si le pacte entre les nations pour se rendre réciproquement les coupables est utile ou non. »
45 Ibid., § xi, p. 177 ; § xii, p. 179. Les soulignements sont de Beccaria.
46 Ibid., § xxv, p. 219.
47 Ibid., § xxvii, p. 225.
48 Ibid., p. 227.
49 Voir ibid., § xxviii, p. 229 : « Cette inutile prodigalité de supplices, qui n’a jamais rendu les hommes meilleurs, m’a poussé à examiner si la mort est vraiment utile et juste dans un gouvernement bien organisé. »
50 On remarquera que Beccaria avait suivi un parcours similaire dans le § xviii, où la distinction radicale entre lois divines et lois humaines l’avait conduit à dénoncer la pratique du serment comme une norme attentatoire aux droits du prévenu. Dans ce chapitre, le serment est d’abord déclaré illégitime, parce qu’il ordonne à un homme soit de contribuer à sa propre destruction (ce qui est contraire au droit naturel), soit de commettre un parjure (ce qui est un péché contre la loi de Dieu) ; en second lieu, le serment est défini comme inutile, à la lumière de l’expérience et de la raison : voir ibid., § xviii, p. 203-205. Cette manière de procéder est intéressante, parce qu’elle révèle chez Beccaria un usage de l’arsenal jusnaturaliste qui n’est pas seulement scolastique : dans le § xviii, le jugement fondé sur l’utilité s’ajoute à une appréciation du serment fondée sur les lois divines et naturelles.
51 Ibid., § xxviii, p. 229.
52 Ibid. L’argument est tiré de J. Locke, Le Second Traité du gouvernement, chap. 4, § 23 et chap. 11, § 135.
53 Des délits et des peines (Audegean, 2009), § xxviii, p. 229. Le soulignement est de Beccaria.
54 Voir l’intégralité de ce troisième alinéa, où Beccaria expose les deux cas où l’on peut faire l’hypothèse de la nécessité de la peine de mort, ibid., p. 231 : « On ne peut croire nécessaire la mort d’un citoyen que pour deux motifs. D’abord, quand même privé de liberté il a encore de telles relations et une telle puissance qu’il intéresse la sûreté de la nation ; quand son existence peut provoquer une dangereuse révolution dans la forme de gouvernement établie. La mort de citoyens devient donc nécessaire quand la nation recouvre ou perd sa liberté, ou au temps de l’anarchie, quand les désordres eux-mêmes tiennent lieu de lois ; mais sous le règne tranquille des lois, dans une forme de gouvernement qui réunit les suffrages de la nation, bien munie au-dehors et à l’intérieur de force et d’opinion, peut-être plus efficace que la force même, et où le commandement ne réside qu’auprès du véritable souverain, où les richesses achètent des plaisirs et non l’autorité, je ne vois aucune nécessité de détruire un citoyen, à moins que sa mort ne soit le seul véritable frein pour détourner les autres de commettre des délits, second motif pour lequel on peut croire juste et nécessaire la peine de mort. » Piero Calamandrei avait offert une analyse de ce passage qui, en bien des points, est analogue à celle qui est présentée ici : voir Dei delitti e delle pene (Calamandrei, 1945), p. 115-117 et 242-243.
55 La phrase commençant par « La mort de citoyens devient donc nécessaire quand… » était formulée de manière plus problématique dans le texte de la première rédaction : « La mort de citoyens ne serait alors nécessaire que lorsque la nation recouvre ou perd sa liberté… » (C. Beccaria, « Prima redazione », dans Edizione nazionale, I, p. 167).
56 Des délits et des peines (Audegean, 2009), § xxviii, p. 229. Cette expression était déjà apparue dans un chapitre antérieur : voir ibid., § xi, p. 177.
57 Le texte imprimé évoque un « second motif pour lequel on peut croire juste et nécessaire la peine de mort », alors que le manuscrit de la première rédaction disait seulement : « …pour lequel on peut croire juste… » (C. Beccaria, « Prima redazione », dans Edizione nazionale, I, p. 168). Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit à mon avis d’une imprécision terminologique, puisque l’examen de la justice de la peine de mort (c’est-à-dire de sa légitimité) a été mené par Beccaria dans le passage précédent et que le troisième alinéa est consacré à l’hypothèse de sa nécessité, qui ouvre à son tour sur l’examen de son utilité comme moyen de dissuasion – comme Beccaria l’annonce d’ailleurs à la fin du deuxième alinéa : « Mais si je démontre que la mort n’est ni utile, ni nécessaire, j’aurai gagné la cause de l’humanité » (Des délits et des peines (Audegean, 2009), § xxviii, p. 229).
58 Ibid., p. 231.
59 Ibid., p. 237 (les soulignements sont de Beccaria).
60 Ibid., § ii, p. 149 (les soulignements sont de Beccaria).
61 Ibid., § vii, p. 165 (les soulignements sont de Beccaria). À l’endroit correspondant à la première de ces deux citations, on lit dans C. Beccaria, « Prima redazione », dans Edizione nazionale, I, p. 149 : « […] la véritable mesure des délits est donc l’offense faite à l’utilité commune […]. » Voir aussi Des délits et des peines (Audegean, 2009), § viii, p. 167 : « Nous avons vu quelle est la véritable mesure des délits : c’est le dommage de la société » (c’est Beccaria qui souligne) ; ibid., § xxi, p. 211 : « […] la mesure des peines [est] le dommage public […]. » Pour Beccaria, « dommageable » et « inutile » sont des termes fondamentalement équivalents, comme on le déduit du § xviii, p. 205 : « […] la raison, qui déclare inutiles et par conséquent dommageables toutes les lois qu’on oppose aux sentiments naturels de l’homme. »
62 Ibid., § xl, p. 283 ; § xxx, p. 249 ; § viii, p. 169.
63 Ibid., § xxiii, p. 215.
64 Sur ce problème, et plus généralement sur les différences entre l’utilitarisme de Beccaria et celui de Bentham, voir H. L. A. Hart, « Bentham and Beccaria », dans Essays on Bentham. Studies in Jurisprudence and Political Theory, Oxford, Clarendon Press, 1982, p. 40-52.
65 On trouvera de pénétrantes observations sur ces aspects de la philosophie de Bentham dans E. Vitale, « Hobbes e Bentham. Contrattualismo e utilitarismo fra moderni e contemporanei », Annali della Fondazione Luigi Einaudi, XXI, 1987, p. 89-114. Le problème du rapport de Bentham avec le droit naturel a fait l’objet d’une excellente étude de F. Fagiani, « Prudenza, probità e beneficenza. Bentham, l’utilitarismo e la tradizione del diritto naturale », Rivista di filosofia, 80, 1989, p. 25-63.
Auteur
Université de Pavie
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