14. Montesquieu et l’histoire : une occasion manquée ?
Note de l’auteur
Article initialement paru dans Montesquieu zwischen den Disziplinen (Beiträge zur Politischen Wissenchaft) [Montesquieu entre les disciplines (contributions à la science politique)], Edgar Mass dir., Berlin, Duncker und Humblot, 2010, p. 135-146.
Texte intégral
1Un malentendu durable semble s’être installé : Montesquieu l’historien, qui avait connu le succès au xixe siècle, se serait insensiblement effacé pour laisser place au philosophe, mieux considéré au xxe et au xxie siècle. Cette bipartition de l’œuvre, fondée sur la chronologie même de la préparation et de la publication, les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734) précédant L’Esprit des lois (1748), se double ainsi d’une rupture dans le temps de la réception1. Cette évolution est d’autant plus séduisante pour l’esprit qu’elle correspond à une autre tendance, celle qui consiste à supposer que l’histoire est du côté de la mémoire, au mieux de la formation du jugement, et que l’œuvre politique est du côté de la raison : après le temps de l’érudition, celui de la pensée, l’une préparant l’autre, mais en modeste servante. La dimension même de chacun de ces ouvrages renforce l’interprétation : aux deux cents pages de petit format des Romains (simples « considérations » discontinues, voire « propositions ») s’opposent les deux tomes in-quarto parés d’un titre infiniment plus ambitieux, L’Esprit des lois.
2Certes, il faut éviter la caricature qui présenterait une véritable bipolarisation, car il n’est jamais venu à l’idée de personne qu’il existait deux Montesquieu, et que le second tournait le dos au premier. La critique tend même souvent à insister sur la continuité entre les deux ouvrages2, mais l’effet risque d’être identique, car il s’agit alors de montrer que Montesquieu, avec les Considérations, s’oriente vers le grand œuvre : en s’intéressant moins aux événements qu’à la raison des choses, il révèle que déjà Napoléon perçait sous Bonaparte, plus exactement que le philosophe piaffait d’impatience sous les habits de l’historien, ou encore que la matière historique lui permettait de s’accoutumer à penser le monde ancien, constamment mis en relation avec le monde contemporain, et à percevoir en termes de rapports ce que d’autres se plaisaient encore à expliquer par la seule causalité psychologique. La révolution que Montesquieu cause dans le monde de la philosophie politique aurait son exact équivalent à l’époque des Romains, quand il s’étudie à rapporter à des causes générales ce que ses contemporains bien souvent se contentaient de faire relever de l’étude des « caractères » et des passions, en vertu d’une combinaison quasi infinie entre l’exceptionnel et le général3, ce qui fait les héros et ce qui constitue les principes de pensée et d’action du commun des mortels. Ainsi les Considérations sur les […] Romains passeraient du statut d’œuvre préliminaire à celui d’œuvre préparatoire : c’est mieux, mais il me semble que comme tout ce qui vient d’être dit, c’est en fait soit faux, soit très approximatif, et en tout cas insatisfaisant.
3Il faut donc revenir sur la nature même de ce texte intrigant que sont les Considérations : pour dire une nouvelle fois qu’il ne s’agit nullement d’un livre d’histoire ? Mais cela a tellement été répété depuis une dizaine d’années qu’on n’en refera pas ici la démonstration4. Pour ressasser qu’avec des Considérations discontinues et d’ordre théorique qui récusent la forme du récit, consubstantielle de l’histoire à son époque, Montesquieu s’affirme en marge de celle-ci ? On est encore dans le registre sinon de l’évidence, du moins du déjà-dit. Pour souligner le fossé qui le sépare de ceux qu’alors on distingue soigneusement des historiens, les érudits ? Cela ne vaudrait pas la peine de le signaler si on ne lisait parfois qu’il pourrait s’agir d’un ouvrage d’« érudition »5 : à une époque où les érudits (ou pire encore, les antiquaires) se voient reprocher de travailler de manière parcellaire voire myope, où ils discutent entre eux, notamment à l’Académie des inscriptions et belles-lettres dont c’est la fonction, de points extrêmement précis portant sur une matière très factuelle, une telle supposition est incongrue, car rien n’est plus étranger à la manière et à l’ambition de Montesquieu.
Le retour des voyages
4On écartera tout cela pour s’intéresser à ce qui compte sans doute vraiment alors à ses yeux : le rôle que peuvent jouer, à un moment décisif de sa carrière, le séjour anglais, mais plus encore, de manière générale, les voyages en Europe entrepris en 1728 et poursuivis jusqu’en 1731. Il revient alors à La Brède, pour s’enfermer, dit-on, afin de se livrer aux immenses lectures que nécessite son sujet. On a donc tendance à enclore les Considérations dans la parenthèse bordelaise de 1731-1733, et à les faire surgir, sinon du néant6, du moins du silence de la retraite – ce qui accréditerait la thèse de l’ouvrage d’érudition, si on ne devait constater que deux ans pour se plonger dans vingt-deux siècles d’histoire romaine, de Romulus à Mahomet II, c’est en fait un peu court. La retraite bordelaise s’explique aisément : Montesquieu devait renouer avec ses affaires, son milieu et sa famille, dont il était éloigné depuis trois ans. On sait aussi que sa fortune, sans être mince, n’est pas encore considérable, et qu’il a dû beaucoup l’écorner en vivant loin de chez lui ; les séjours à Paris n’étaient pas plus favorables à la restauration de ses finances ; la retraite bordelaise était sans aucun doute, et peut-être avant tout, d’ordre économique. Prêter par là à Montesquieu l’ascétisme du chercheur, c’est faire de nécessité vertu.
5On ne saurait pas davantage souscrire à l’idée selon laquelle il aurait ressenti « la nécessité de publier un ouvrage sérieux capable d’effacer auprès de ses amis et de ses adversaires le souvenir de ses œuvres de jeunesse », et aurait par conséquent « décid[é] de passer deux années à Bordeaux et à La Brède pour l’écrire7 » : aucun document ne vient étayer une hypothèse née de l’esprit du biographe, manifestement choqué par la légèreté des premiers ouvrages publiés, Lettres persanes et Le Temple de Gnide, et heureux de trouver là la rédemption de l’écrivain, peut-être par anticipation sur la pénitence qu’au siècle suivant, Chateaubriand s’infligera en rédigeant La Vie de Rancé. En 1742, Montesquieu donnera une nouvelle édition du Temple de Gnide, et il gardera pour la fin de sa vie la révision des Lettres persanes. Pourquoi aurait-il eu honte de ce qui avait fait sa réputation, lui avait ouvert le grand monde et lui avait donné la reconnaissance suprême, voire le passeport universel pour qui voulait voyager en Europe : l’élection à l’Académie française ? Par ailleurs, l’ouvrage « sérieux » va connaître un accueil assez froid, chez un public déçu de ne pas retrouver l’esprit brillant des Persanes8, et surtout déconcerté par une rédaction elliptique : « décadence des lettres », s’exclame Mathieu Marais, qui lui reproche son absence de sérieux (« il n’a cité personne et son livre allant tout seul, il ressemble un peu à l’aveugle [des] Quinze-Vingts ») ; « esquisse assez mal dressée », répond le savant Bouhier, qui reconnaît bientôt « par ci, par là, quelques endroits assez jolis » (pour un ouvrage qui se voudrait avant tout « sérieux », ce serait assassin), « mais le reste n’est que croqué, et la matière d’un livre plutôt qu’un livre ». Seul le jésuite Castel, aussi prolixe dans ses comptes rendus que dans sa correspondance, dans un extrait donné aux Mémoires de Trévoux qui menace d’être plus long que l’original, dit sa parfaite admiration, tout en infléchissant l’ouvrage, peut-être pour en adoucir la nouveauté. L’ouvrage prétendu sérieux se révèle en fait fort déconcertant.
6Il faut donc absolument revoir le rôle qu’a pu jouer la rédaction des Romains dans un parcours caractérisé par la continuité9. La notion même de « parenthèse » temporelle doit sans doute être revue : car c’est avant 1739, on le sait, que Montesquieu fait transcrire l’analyse de la constitution d’Angleterre, qui constitue une des parties les plus anciennes de L’Esprit des lois (XI, 6), peut-être avant même de savoir qu’il l’introduira dans un ouvrage de grande ampleur. Cette analyse peut sans doute bénéficier du recul de plusieurs années, de lectures supplémentaires, et de conversations assidues avec les nombreux amis anglais (notamment jacobites) qu’il a l’occasion de voir en France, ou avec qui il peut échanger des lettres10. Mais cela même interdit d’imaginer deux ou trois années exclusivement consacrées aux Romains. Si, pour suivre l’hypothèse inverse, on suppose que le « chapitre » sur la constitution d’Angleterre a été écrit lorsqu’il était sur place, peut-on penser qu’il met sous le boisseau toute réflexion de ce type, pour n’y plus revenir pendant trois ans ? C’est invraisemblable. Il existe indéniablement entre les Romains et le chapitre sur la constitution d’Angleterre de réelles parentés, qui s’expliquent par une proximité chronologique et peuvent s’interpréter comme une manière de répondre de deux manières différentes aux mêmes questions (il faudra y revenir). Telle est la thèse que défend, à juste titre me semble-t-il, Paul Rahe11, mais qu’il importe de nuancer fortement ; en effet elle repose sur des indices matériels non probants12 et se place dans une lignée interprétative fort discutable, quand on revient à ses fondements mêmes.
Doutes sur la constitution d’Angleterre
7L’idée vient de Robert Shackleton : « Quand les Considérations sur les Romains parurent en 1734, le chapitre sur la constitution anglaise était prêt13 », affirme-t-il sur un ton de certitude qui, chez un des meilleurs spécialistes de la vie et de l’œuvre de Montesquieu, fait impression sur le lecteur14 ; mais aucune note ne vient justifier une affirmation de cette taille. La suite est encore plus étonnante : « Vers la fin de 1734 ou au début de 1735 la décision définitive d’écrire L’Esprit des lois fut prise ». La même idée était déjà tout aussi fermement énoncée plus haut : « Montesquieu avait donc déjà commencé à préparer son grand œuvre15, et les matériaux étaient à sa disposition. Ses amis le pressaient, il avait lui-même le désir de la gloire. Vers la fin de 1734, il prit sa décision et se mit au travail16. » L’origine de ces certitudes, dont la précision, notamment chronologique, est suspecte17, vient en fait d’un texte que Shackleton a cité précédemment, mais dont il ne dit pas à quel point il en reste tributaire : le « Mémoire pour servir à l’histoire de M. de Montesquieu », écrit par son fils Jean-Baptiste de Secondat à la demande d’académiciens qui, comme Maupertuis et d’Alembert, avaient besoin d’éléments précis pour prononcer un éloge public destiné à être imprimé18. Secondat écrit en effet :
Le livre sur le gouvernement d’Angleterre était fait alors, et M. de Montesquieu avait eu la pensée de le faire imprimer avec les Romains. Si cela n’eut pas lieu, ce n’est pas qu’il fût déterminé à entreprendre L’Esprit des lois. La vaste étendue de ce projet, qu’il avait médité depuis longtemps, l’en avait souvent détourné ; mais après deux ou trois mois de repos, le conseil de quelques amis l’encouragea à s’y livrer. Il avait depuis longtemps rassemblé des matériaux. Si, en lisant L’Esprit des lois, on se rappelle les Lettres persanes, on verra dans celles-ci les germes de plusieurs idées que l’on trouve étendues, approfondies, rectifiées dans L’Esprit des lois19.
8Comme, mis à part la référence aux Lettres persanes, ni D’Alembert ni Maupertuis ne disaient autre chose20, et pour cause, l’affaire paraissait donc solidement établie : tous les biographes s’accordaient pour faire du fameux chapitre l’élément décisif et le trait d’union entre les Romains et L’Esprit des lois.
9On voit donc que tout repose en fin de compte sur le témoignage unique de Secondat, qui était tout juste âgé de dix-huit ans en 1734. Certes, on pourra objecter qu’il était déjà adulte, la même année le voyant élu à l’académie de Bordeaux et prêt à prendre ses fonctions au parlement de Guyenne ; n’aurait-il pu aussi relayer une tradition familiale ? Mais ce mémoire paraît en fait parfois discutable, par ses silences ou ses approximations21. On comprend qu’il ne dise mot des ambitions diplomatiques déçues de Montesquieu, parfaitement attestées par sa correspondance comme par des témoignages contemporains (on y reviendra). De même, on ne s’étonnera pas forcément de son silence sur le petit ouvrage intitulé Réflexions sur la monarchie universelle, que Montesquieu s’était bien gardé de publier après l’avoir fait imprimer, sans doute en 173422 ; on remarquera néanmoins qu’en 1755, et après la mort de l’auteur, la prudence pouvait sembler d’autant plus excessive que Montesquieu lui-même avait eu l’intention de le publier, comme en témoignent plusieurs références dans les marges du manuscrit de L’Esprit des lois, notamment au livre VIII23. Plus étrange est l’absence de toute mention de Berwick, un très grand personnage dont il fut proche ; Secondat ne mentionne pas davantage son élection à l’académie de Nancy et l’intérêt que lui porta le roi Stanislas, qui ne pouvaient qu’accroître la gloire de son père. Rien sur deux petites publications qui contribuèrent néanmoins à sa réputation, le Dialogue de Sylla et d’Eucrate et Lysimaque, parus l’un en 1748, l’autre en 1754. En revanche lui est prêtée une curiosité qu’il n’eut pas : « Ayant vu soigneusement tous les pays qui s’étendent de l’un et de l’autre côté du Rhin […]. » C’est beaucoup dire pour un séjour en Allemagne qui ne dura pas tout à fait trois mois (d’août à octobre 1729) – même si l’enquête fut aussi approfondie qu’elle pouvait l’être24.
10On ne saurait donc se fier aveuglément à ce document, pourtant de première main, qui sait faire la part de l’anecdote et évoquer une vie, mais reste assez vague sur les œuvres elles-mêmes, que Secondat préfère laisser évoquer par d’autres que lui. Les enjeux en étaient considérables : il s’agissait de livrer une image qui allait passer à la postérité – et de fait, le texte de D’Alembert, imprimé au tome V de l’Encyclopédie puis incorporé à de très nombreuses éditions des œuvres de Montesquieu pendant des décennies, allait tenir lieu de biographie autorisée. Force est de constater que si dans le mémoire de Secondat, il n’est rien dit de la Monarchie universelle, dont nous savons qu’elle fut imprimée en même temps que les Romains et par le même imprimeur, le « livre de la monarchie d’Angleterre » semble prendre sa place de manière étonnante, et pour tout dire suspecte. Si rien ne nous permet de contester formellement le témoignage de Secondat, on devra l’envisager néanmoins avec prudence : non liquet.
Histoire et politique
11Reste un point plus solide : les Romains et les Réflexions sur la monarchie universelle répondent, de manière extrêmement complémentaire, à la même préoccupation : comment assurer l’équilibre politique de l’Europe, contre l’évidence selon laquelle la domination d’une puissance sur les autres est le meilleur moyen, sinon le seul, d’assurer la paix ? Une telle domination ne serait-elle pas la pire des situations ? L’Empire romain constitue le sujet idéal de méditation sur le devenir des empires et la forme des gouvernements ; l’histoire n’est que la matière de la réflexion politique. Dès lors dans les Romains se multiplient les rapprochements entre passé et présent, parfois explicites, parfois discrets : entre Servius Tullius et Henri VII (chap. i), Hannibal et Jacques II (chap. v), « une grande île qui lui resta fidèle » (l’Irlande) et la Macédoine (chap. vi), l’armée de Cromwell et celles des Arabes (chap. xxii) ; ailleurs Montesquieu esquisse une allusion au Prétendant (chap. xiv). Mais si l’Angleterre joue ainsi un rôle majeur, elle est loin d’être son unique point de référence : il compare également les Romains et les Espagnols, conquérants impitoyables du Mexique, il attire l’attention sur une république « que presque personne ne connaît, et qui dans le secret et le silence augmente ses forces chaque jour » – le canton de Berne (chap. ix) –, sans oublier « un prince qui dans le monde travaille depuis quinze ans à […] établir le gouvernement militaire dans ses États » (chap. xvi), autrement dit Frédéric-Guillaume, le Roi-sergent, qui constitue un véritable danger pour ses propres sujets, mais aussi pour l’Europe : la guerre de la Succession d’Autriche (1740-1748), ouverte par l’invasion de la Silésie par les armées prussiennes de son fils, Frédéric II, en constituera l’illustration. Mais les Considérations sont aussi le moyen d’évoquer à plusieurs reprises « un grand roi qui a régné de nos jours », autrement dit Louis XIV25. Est-il encore besoin de montrer que l’histoire n’est pas seulement tournée vers le passé ?
12La relation avec le chapitre sur la constitution d’Angleterre est plus problématique ; certes il est toujours possible d’évoquer un commun intérêt pour la liberté, et donc pour les moyens de la préserver, mais on reste ainsi au niveau des généralités. Je l’inscrirai pour ma part à un autre niveau, sans reprendre le détail d’une démonstration que j’ai présentée ailleurs26 : l’entreprise des voyages, qui culmine avec le séjour en Angleterre, a été voulue par Montesquieu pour se former à la connaissance d’une Europe qu’il devine bientôt agitée de troubles – et de fait, deux ans après son retour en France, éclate la guerre de la Succession de Pologne. C’est avant tout son désir d’entrer dans la carrière diplomatique qui l’a lancé sur les routes d’Europe, où il va collecter toutes les informations qui lui semblent utiles, qu’il s’agisse de l’histoire la plus récente, des affaires militaires ou successorales, des institutions et des hommes qui permettent de connaître réellement un pays, dans une Europe mouvante où l’Italie vient d’être recomposée après la guerre de la Succession d’Espagne, tandis qu’à Vienne se reconstitue l’alliance austro-anglaise (le second traité de Vienne devait être signé en mars 1731). Montesquieu se porte là où se jouera bientôt l’avenir de l’Europe – sans qu’il ait poussé cependant jusqu’à la Pologne, d’où viendra la guerre à partir de 1733 ; mais alors l’essentiel se jouera dans cette Allemagne qu’il ne visite pas de manière aussi approfondie que le dira son fils, mais où il s’attache à l’essentiel. À Mannheim il fait le plan de la ville, remarquant que « si on avait la guerre, on fortifierait d’abord le bord du Rhin », après avoir noté que « si les Français l’avaient, Mayence, Spire, Worms, Heidelberg, Philippsburg, Trèves, tomberaient ou seraient en échec27 ». Or c’est à Philippsburg que tombera le général en chef de l’armée française, Berwick, en 1734…
13L’expérience anglaise est doublement enrichissante : Montesquieu y poursuit son étude des relations internationales (il n’abandonnera pas toute ambition diplomatique avant la fin de 1730, soit quelques mois avant son retour, alors même qu’il avait l’intention de rester encore longtemps outre-Manche28), et il s’exerce à l’étude des formes de gouvernement. Les deux ne sont pas exclusifs l’un de l’autre : il arrive à Montesquieu de défendre chaudement la monarchie anglaise, au détriment de la France29, ou encore de noter que les diplomates français connaissent très mal les pays étrangers30 ; mais surtout il sait que le public anglais saura mieux que tout autre apprécier le dessein et les démonstrations des Romains31. Les Romains et l’étude de la constitution d’Angleterre sont les deux faces du même dessein : montrer à son public d’élection, et à des Français qu’il faut tirer de leur aveuglement, ou de leur isolement dû à un sentiment de supériorité lié à leur ignorance, de quoi est capable ce voyageur que le ministère n’a pas su employer. Deux exercices intellectuels, deux manières de répondre à une inquiétude sourde, fort dissemblables dans leur forme, mais qui relèvent d’un même projet, bientôt continué et élargi à un plus vaste horizon.
14On pourrait étudier aussi, pour ainsi dire de manière inverse, comment L’Esprit des lois s’appuie sur l’étude de cas romains, en reprenant le schéma interprétatif établi dans les Considérations : autant les Romains sont « admirables » au temps de la République (et même de la première royauté), trouvant d’instinct ce qui est favorable à leur expansion, nécessaire au maintien de leur liberté, autant ils deviennent méprisables dès qu’ils n’ont plus en vue que cette extension territoriale, et qu’ils sont mus par la volonté d’accroître leur puissance doublée du désir d’anéantir tout ce qui pourrait leur faire obstacle : l’idée même de liberté disparaît avec César, qu’évoquait le chapitre central des Considérations, élément matriciel de l’ouvrage32.
*
15La solidarité des trois projets, Romains, Monarchie universelle, Esprit des lois (dans son ensemble), est patente. L’ambition de chacun d’eux est immense ; elle n’est démentie par le titre (« réflexions », « considérations ») que sur le plan strictement rhétorique, voire formel. Certes, il ne s’agit alors que de tracer des pistes ; il appartiendra à L’Esprit des lois de baliser l’espace ainsi ouvert. Point n’est besoin dès lors d’imaginer Montesquieu décidant un beau matin d’écrire L’Esprit des lois : L’Esprit des lois était la conséquence ou plutôt le développement naturel d’une réflexion élaborée au cours des voyages, et mise à l’épreuve de l’écriture au retour en France. L’idée d’un geste inaugural, d’une « décision » mûrement réfléchie qui constituerait un acte de naissance, ne nous est pas seulement suspecte parce qu’il s’agit d’un biographème désormais désuet, cautionné par la fausse unanimité des biographes : elle est purement et simplement démentie par l’examen des manuscrits. Comme le montre l’édition des Geographica33, c’est entre 1734 et 1739 que Montesquieu s’emploie à mettre au net et à compléter une immense documentation géographique, historique, anthropologique, sur laquelle s’appuiera L’Esprit des lois. Ce n’est pas avant 1739 que Montesquieu organise en livres et chapitres une matière dont une partie difficilement quantifiable ou repérable en l’état actuel des connaissances est déjà rédigée34 : si L’Esprit des lois prend forme alors, c’est de par la volonté d’ordonner ce qui existait déjà ; l’édifice, dont les fondations étaient jetées, peut se construire alors en pleine connaissance de cause35. Des Romains à la Monarchie universelle, de ces deux ouvrages à L’Esprit des lois, se déploie un projet remarquable par sa constance et sa capacité à se développer et s’approfondir, dont les différentes facettes, historique, philosophique, politique, ne s’opposent jamais, mais révèlent l’unité profonde d’une pensée.
Notes de bas de page
1 Voir la thèse de Laetitia Perret, Montesquieu au miroir de l’enseignement : rhétorique, histoire littéraire, littérature (1803-2000), Lyon, ENS LSH, 2008.
2 Voir dans le présent volume « Les Romains, quelques siècles après ».
3 Voir dans le présent volume « Comment écrire l’histoire ? ».
4 Voir l’édition des Considérations sur les […] Romains dans les Œuvres complètes.
5 Ainsi que le suggère par exemple Paul Rahe, dans un article par ailleurs fort intéressant que j’évoque plus loin, « The book that never was : Montesquieu Considerations on the Romans in historical context », History of Political Thought, no 26, 2005/1, p. 43-89, notamment p. 58-59 ; certes il s’agit de présenter une hypothèse de lecture qu’il réfute ensuite ; mais jamais il ne serait venu à l’esprit de personne au xviiie siècle de considérer Montesquieu comme un « antiquarian ».
6 Il est commun de lire que Montesquieu s’était familiarisé depuis longtemps avec l’histoire romaine, comme en témoigne le petit volume de l’Historia romana conservé pieusement à La Brède et édité plus pieusement encore à la fin du xxe siècle (jusque-là il ne l’avait été que de manière très partielle). Mais il ne s’agit guère que d’un cours dicté par un régent de quatrième, qui prouve surtout qu’à l’époque, le jeune « Labrède » ne comprenait guère ce qu’on lui dictait ; c’est un exercice de dictée latine et en matière de connaissance historique le B-A-BA, tel qu’on pouvait le constituer à partir d’un centon de l’historien antique Florus, qui n’a jamais été réputé pour sa profondeur (j’ai édité ce texte dans les Œuvres et écrits divers I, p. 1-42).
7 Louis Desgraves, Montesquieu, Paris, Mazarine, 1986, p. 294.
8 On peut comparer la réception des deux ouvrages : voir Catherine Volpilhac-Auger, Montesquieu. « Mémoire de la critique », Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003, p. 31-47 et 63-70 (sur les Lettres persanes), et p. 71-90 et 97-102 (sur les Romains). C’est à ces pages que sont empruntées les citations suivantes.
9 Même si Montesquieu est capable de tourner la page, par exemple en se refusant à exploiter la veine des Lettres persanes.
10 La période 1731-1733 est une de celles pour lesquelles on a gardé le moins de correspondance, active ou passive : voir Correspondance II.
11 P. Rahe, « The book that never was… », article cité ci-dessus à la note 5.
12 Je ne peux souscrire à son analyse des écritures, fondée sur la reprise d’éléments approximatifs des travaux de Shackleton (ibid., p. 80-82). L’identification et la chronologie des secrétaires étant désormais un peu plus certaines (voir Catherine Volpilhac-Auger, « Une nouvelle “chaîne secrète” de L’Esprit des lois : l’histoire du texte », Montesquieu en 2005, Oxford, Voltaire Foundation, « SVEC », 2005, p. 83-216), on peut dire que ce passage de L’Esprit des lois a été recopié entre 1734 et le début de 1739, mais qu’on ne peut rien savoir en l’état actuel de la date à laquelle il a été écrit.
13 Robert Shackleton, Montesquieu. Une biographie critique, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1977, p. 182.
14 L’idée sera régulièrement reprise, par exemple par Robert Derathé, dans son édition de L’Esprit des lois (Paris, Garnier, 1973, t. I, p. 472) : « La rédaction primitive de l’essai sur la constitution anglaise remonte à la fin de l’année 1733. Montesquieu a écrit cet essai dès son retour en France […] et sous l’influence immédiate de son expérience de la vie politique anglaise. »
15 Avec des ouvrages commencés mais jamais publiés ni même parfois achevés : les Considérations sur les richesses de l’Espagne, le Traité des devoirs, les Réflexions sur la monarchie universelle, dont je parle plus loin.
16 R. Shackleton, Montesquieu, ouvrage cité ci-dessus à la note 13, p. 175. On n’est pas à un paradoxe près : les Romains sont considérés par Robert Shackleton comme une « œuvre brillante encore [comme les Lettres persanes] et réfléchie [à la différence des Lettres persanes], mais sans base historique solide » (ibid.). Les critiques adressées à cet ouvrage par Shackleton, comme l’ensemble de sa lecture (p. 120-130), restent très superficielles.
17 Pour ne rien dire de la « décision », qui semble relever d’une mythologie de la conversion où la composition de L’Esprit des lois ferait office de sacerdoce ; la suite du texte montre que c’est bien en ces termes que pense Shackleton : « Rien dans ce qu’il avait publié n’annonçait ce qu’il allait entreprendre. Courtisan et libertin, habitué des salons à la mode, […] Montesquieu n’avait pas donné d’indication […] de sa capacité à entreprendre l’énorme travail qui l’attendait. […] La composition de L’Esprit des lois allait lui demander un immense effort physique et intellectuel, et la ténacité et le talent d’organisateur dont il fit preuve ne sont égalés, de son temps, que par Diderot et l’achèvement triomphal de l’Encyclopédie ». Sans s’attarder sur la comparaison incongrue à mes yeux avec l’Encyclopédie, on peut dire que s’il ne s’agit pas tout à fait d’une épreuve initiatique, on est bien dans le registre de la vocation. Plus prudent, Derathé, qui dans son édition déjà citée suit scrupuleusement Shackleton (introduction, t. I, p. vi-vii), se garde bien cependant de le suivre sur un terrain aussi peu assuré : il dit Montesquieu « disponible » après 1734 pour un tel ouvrage, alors « en projet » depuis la période où il fait remonter la découverte de ses principes, c’est-à-dire avant les voyages.
18 Cela seul permet d’expliquer les étonnantes ressemblances entre les éloges rédigés par Maupertuis pour l’Académie de Berlin et D’Alembert pour l’Académie française ; ils dérivent tous deux de ce mémoire, celui de Maupertuis nous en paraissant plus proche encore que celui de D’Alembert (voir Laetitia Perret, « Éloge de Montesquieu par Jean-Baptiste de Secondat et D’Alembert », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, no 42, 2007, p. 95-105). Cette hypothèse est confirmée par la présence dans le fonds manuscrit de La Brède de plusieurs versions légèrement différentes de ce mémoire.
19 Ce « Mémoire » avait été publié (avec quelques erreurs) et identifié comme la source des éloges académiques par Louis Vian, dans son Histoire de Montesquieu (Paris, Didier, 1878, réimpr. Genève, Slatkine, 1970). Je l’ai réédité dans Montesquieu, ouvrage cité ci-dessus à la note 8, p. 249-258, ici p. 253-254.
20 Pour D’Alembert, qui reste prudent et esquive ce passage, voir C. Volpilhac-Auger, Montesquieu, ouvrage cité ci-dessus à la note 8, p. 268 ; Maupertuis reprend scrupuleusement le texte de Secondat, en ajoutant quelques erreurs et quelques interprétations personnelles : « […] il écrivit les Considérations […] qui parurent en 1733 [cette date figurait à l’origine sur le « Mémoire » de Secondat]. Il avoit eu dessein d’y joindre un livre sur le gouvernement d’Angleterre qui était fait alors ; quelques réflexions l’en détournèrent ; et ce livre, excellent partout, a trouvé cependant une place encore plus convenable dans L’Esprit des lois. […] M. de Montesquieu ne voyait plus qu’un ouvrage à faire ; mais quelque étendue qu’eussent ses lumières et ses vues, elles lui semblaient s’y perdre : il ne se croyait point capable de l’exécuter. Ses amis, qui connaissaient mieux ce qu’il pouvait que lui-même, le déterminèrent. Il travailla à L’Esprit des lois, et en 1748 cet ouvrage parut » (« Éloge lu dans l’Assemblée publique de l’Académie royale des sciences de Berlin, le 5 juin 1755 », Histoire de l’Académie royale des Sciences et des Belles-Lettres de Berlin, 1756, p. 445-468, ici p. 449-450). La préexistence de L’Esprit des lois ne fait de doute pour aucun des biographes, anciens et modernes.
21 Secondat se trompe notamment sur l’itinéraire des voyages de son père (il le fait passer par la Suisse), sur plusieurs personnalités qu’il cite (le commandeur Solar n’a jamais été ambassadeur à Rome du roi de Piémont-Sardaigne, et il est alors depuis longtemps retiré de la vie publique, contrairement à ce que Secondat prétend), et sur plusieurs dates, dont celle de la publication des Romains (voir note précédente).
22 La seule preuve de cette datation est fournie par la bibliographie matérielle : la présence d’ornements typographiques utilisés par Ledet, associé de Desbordes, l’imprimeur des Romains, ainsi que l’identité du papier, des caractères et des réclames dans les deux ouvrages (voir l’introduction de Françoise Weil dans l’édition de cet ouvrage dans les Œuvres complètes, p. 322).
23 Secondat ne pouvait en ignorer l’existence : il figurait dans les cartons de documents conservés à La Brède et qui devaient être envoyés en Angleterre en 1818, après avoir été soigneusement répertoriés, à la fois à travers un « cahier intitulé : Il faudra finir ce petit traité de la Monarchie universelle […] » et l’unique exemplaire imprimé subsistant (« Catalogue des manuscrits envoyés à mon cousin en Angleterre », OC, t. I, p. lxxv).
24 Voir Catherine Volpilhac-Auger, « Les rois de Prusse sous le regard de Montesquieu », Revue Montesquieu, no 2, 1998, p. 55-66 : en ligne [http://montesquieu.ens-lyon.fr/spip.php?article157].
25 Des expressions presque identiques, chapitres iv et vi.
26 Dans l’introduction de l’édition « Folio classique » des Considérations sur les […] Romains (Paris, Gallimard, 2008).
27 Mes voyages, p. 420.
28 Selon une dépêche d’octobre 1730 publiée par Fernand Baldensperger, « Un jugement diplomatique inédit sur Montesquieu », Revue de littérature comparée, no 9, 1929, p. 348-350.
29 Dans la dépêche citée à la note précédente, l’ambassadeur de France à Londres reproche à Montesquieu d’avoir comparé devant la reine Caroline les gouvernements français et anglais, et d’avoir « lou[é] avec exagération celui d’Angleterre et condamn[é] le nôtre » – ce qui implique que Montesquieu a déjà approfondi le sujet : le fameux chapitre est alors au moins en germe.
30 Voir les Pensées, no 1003, ainsi que les « Notes sur l’Angleterre », Mes voyages, p. 489-506, ici p. 499.
31 En 1733-1734, il orchestre une véritable campagne de publicité auprès de tout ce que Londres compte de personnalités influentes et cultivées : Lady Hervey, ses relations maçonniques, etc. Voir Correspondance II.
32 Voir le projet de préface abandonné des Considérations sur les […] Romains, OC, t. II, p. 6-7 et 315-317.
33 Extraits et notes de lecture I, Geographica.
34 Voir C. Volpilhac-Auger, « Une nouvelle “chaîne secrète” de L’Esprit des lois », article cité ci-dessus à la note 12, p. 158-160.
35 Rappelons qu’il n’existe chez Montesquieu aucune mention de L’Esprit des lois en tant qu’œuvre en préparation avant une lettre à Barbot du 20 décembre 1741.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Raison pratique et normativité chez Kant
Droit, politique et cosmopolitique
Caroline Guibet Lafaye Jean-François Kervégan (dir.)
2010
La nature de l’entraide
Pierre Kropotkine et les fondements biologiques de l'anarchisme
Renaud Garcia
2015
De Darwin à Lamarck
Kropotkine biologiste (1910-1919)
Pierre Kropotkine Renaud Garcia (éd.) Renaud Garcia (trad.)
2015