La médiatisation des problèmes publics : une analyse narrative des discours de presse

1Cette contribution constitue une réflexion sur les apports d’un traitement numérique de deux corpus de presse écrite pour repérer les modalités de la configuration d’un problème public dans les discours. Les deux corpus étudiés sont issus de travaux de doctorat portant respectivement sur la controverse médiatisée autour des expulsions de sans-papiers à la fin des années 2000 (Jacquez 2014), et sur la médiatisation des troubles liés à l’adolescence de 1995 à 2009 (Arnoult 2011). Ces objets d’étude s’inscrivent dans une réflexion commune sur la médiatisation d’un problème sociopolitique dont l’objectif est de comprendre comment ces sujets sont mis en discours et problématisés dans l’espace public. Malgré leur différence apparente, ces deux thèmes de recherche sont porteurs d’enjeux et de questionnements communs puisque nous étudions la médiatisation de situations de souffrance psychique et / ou sociale (les troubles tels que l’anorexie, l’alcoolisme, le suicide ou la situation d’exclusion des sans-papiers) qui constituent aussi des transgressions par rapport à certaines normes de la société (normes médicales, juridiques, culturelles, sociales).

2Le choix des médias comme terrain d’enquête se justifie par le fait que ces derniers jouent un rôle central dans la construction et la circulation du sens dans la société, pour reprendre les termes de Bernard Delforce et Jacques Noyer (1999). Nous inscrivons nos recherches dans une conception constructiviste des discours des médias ; autrement dit, pour rendre compte des phénomènes sociaux, les journalistes doivent construire un récit cohérent et intelligible à destination de leurs publics à partir d’une multitude d’éléments (actions, discours, normes, connaissances diverses sur le sujet…). En outre, ces discours médiatiques s’insèrent dans un ensemble de discours sociaux (médicaux, politiques ou encore religieux) en circulation sur un événement ou une thématique qu’ils viennent conforter ou infléchir. Les articles qu’ils proposent sur les troubles liés à l’adolescence comme sur les expulsions de sans-papiers sont donc sous-tendus par des conceptions et des grilles d’intelligibilité qui doivent être questionnées car elles ne sont pas neutres. L’approche des discours médiatiques adoptée consiste donc à analyser ces récits médiatiques comme des manifestations symboliques des logiques sociopolitiques (Garcin-Marrou 2007) et des normes sociales qui sous-tendent les problèmes étudiés. Deux grands axes de questionnement structurent alors l’analyse des discours médiatiques. 1) Quelles sont les normes, les représentations et les connaissances sur lesquelles s’appuient les médias pour mettre en discours ces phénomènes sociaux ? 2) Dans quelle mesure les médias (et dans cette étude, la presse écrite) construisent-ils ces situations comme des problèmes publics, c’est-à-dire comme des situations problématiques devant être mises en débat et / ou recevoir des réponses en termes d’action publique (budget, réglementation, répression…) (Neveu 1999) ?

3Nous nous intéressons plus particulièrement au second axe pour montrer comment une analyse quantitative des articles de presse peut permettre de mettre à jour les fondements structurels d’une controverse ou d’un débat sur des sujets de société. En effet, les problèmes publics – comme objets à la fois politiques et discursifs – possèdent une structure narrative spécifique. Dans une approche constructiviste des problèmes publics (Cefaï 1996 ; Neveu 1999), pour qu’une situation de souffrance sociale puisse être reconnue publiquement comme un problème, elle doit faire l’objet d’une mise en discours solide combinant trois phases1. La première consiste à décrire la situation dénoncée dans des termes permettant de la faire reconnaître collectivement comme socialement injuste et problématique. Puis il s’agit de transformer l’offense en grief, en désignant un ou des responsables de la situation. Toutefois, pour que le litige se transforme en problème public, l’accusation doit porter sur un fonctionnement politique ou social injuste ou défaillant, et non plus seulement sur des responsables individuels. L’accusation conduit alors logiquement à un processus de réclamation, c’est-à-dire à l’élaboration et à la demande de solutions. La mise en récit d’un problème public articule également plusieurs actants incarnés par des acteurs précis ou par des institutions (des victimes, des porteurs du problème ou dénonciateurs, des responsables du problème, des porteurs de solution et enfin un destinataire de la dénonciation – en général le public). Un des objectifs de l’analyse de discours est donc de repérer la diversité des dénonciations et des problématisations, en précisant que tous les schémas narratifs de dénonciation repérables dans les récits médiatiques ne s’apparentent pas à une configuration de type problème public. Notre analyse des discours, inspirée de la sémiotique greimassienne (Greimas, 1983), est donc principalement structurale et se base sur une typologie des composantes d’un discours de type problème public (figures du récit, diagnostic du problème, imputation des responsabilités, solutions, registres normatifs de justification).

L’utilisation d’un logiciel de traitement des données : Modalisa

4Pour mener cette analyse narrative sur nos corpus qui comptent respectivement 989 articles pour les troubles de l’adolescence, et 1 764 articles pour les expulsions de sans-papiers, nous avons eu recours au logiciel Modalisa. Utilisé pour traiter des entretiens, des articles ou des enquêtes, Modalisa se prête à une diversité d’usages. L’usage que nous en avons correspond à une analyse manuelle qui se rapproche des méthodes traditionnelles d’analyse, à la différence de l’analyse automatique et semi-automatique. Dans ce cas, le logiciel offre « un soutien aux analyses » puisqu’il « aide au codage des unités de sens, facilite [...] la classification des données [...]. Il est ainsi possible de générer des tableaux, des graphiques et des rapports en lien avec les données » (Roy et Garon 2013, p. 163 et 156). En effet, Modalisa permet de créer une enquête dont les catégories sont définies par l’analyste. Cette démarche n’est pas une analyse lexicométrique, mais relève de l’analyse quantitative et de contenu qui permet de donner un premier aperçu général du corpus, en en repérant les caractéristiques principales. La grille d’enquête est élaborée pour « enregistrer tous les éléments du corpus pertinents afin de les classer par thèmes ou catégories thématiques » (Robert et Bouillaguet 2002, p. 28). Les éléments codés peuvent ensuite donner lieu à un traitement statistique et comparatif. Les catégories de nos enquêtes respectives résultent d’un choix : elles ont été définies en fonction de nos questions de recherche, de nos hypothèses, de notre méthodologie et après une lecture intégrale du corpus. Cette définition a respecté les quatre principes formulés par André Robert et Annick Bouillaguet : la pertinence (il faut conserver un équilibre entre le reflet du corpus et la problématique), l’exhaustivité (l’ensemble du corpus doit pouvoir être pris en compte dans la grille), l’exclusivité (un même élément ne peut appartenir à plusieurs catégories) et l’objectivité (la même enquête doit pouvoir être menée par d’autres chercheurs et aboutir à des résultats identiques). Ces quatre critères ont guidé la construction de nos grilles d’enquête que nous explicitons pour montrer comment la problématique de la configuration du problème public est prise en compte.

La grille d’enquête sur la médiatisation des troubles liés à l’adolescence

5La question de la médiatisation des troubles liés à l’adolescence dans la presse quotidienne nationale a été étudiée à partir d’un corpus composé de cinq quotidiens nationaux (Le Monde, La Croix, Libération, Le Figaro, L’Humanité). Les discours ont principalement été recueillis sur la base de données Lexis Nexis. Cependant, au vu des décalages entre les périodes disponibles pour chaque journal sur Lexis Nexis, nous avons complété notre corpus avec Factiva (pour les articles du Monde publiés entre février 2008 et mars 2009), les archives de Libération disponibles sur Cédérom (pour la période 1995-2000) et les archives du site Internet de L’Humanité (1995-2002). Le choix des mots clés utilisés pour sélectionner les discours a suscité une réflexion sur « l’objet scientifique » (Davallon 2004, p. 32) « troubles de l’adolescence » qui nous a permis de décider de travailler sur les conduites suivantes : anorexie, boulimie, toxicomanie, alcool, drogue, suicide, scarification, automutilation, fugue, dépression, mutisme, repli sur soi, angoisse, phobie, conduite à risques et prise de risques. Nous avons également utilisé des termes synonymes de « troubles de l’adolescence » employés dans la littérature : mal-être, malaise, pathologie, trouble et souffrance. Cela nous a permis de récolter les articles qui ne traitent pas d’une conduite en particulier mais de la problématique dans son ensemble. Les résultats étant trop nombreux en utilisant comme mot clé uniquement le trouble choisi, nous les avons restreints en croisant les termes adolescence, adolescente(s), adolescent(s) et ado(s) avec les mots clés des conduites que nous voulions étudier. La lecture de plusieurs milliers d’articles a permis d’écarter les discours sans rapport avec notre objet de recherche pour aboutir à un corpus final comportant 989 articles, publiés entre le 1^er janvier 1995 et le 11 mars 2009. La grille d’enquête construite pour coder l’ensemble du corpus comptait 19 catégories (tableau 1).

6La première partie de l’enquête (questions nº 1 à 7) est liée au dispositif de l’article (rubrique, titre, date, etc.), tandis que la seconde (questions nº 8 à 19) porte sur le contenu des discours. Les catégories ont été créées en fonction de nos objectifs de recherche et de notre méthodologie fondée sur la sémiotique narrative greimassienne (Greimas 1983). L’objectif principal de cette recherche était de comprendre quels sens donnent les quotidiens à des conduites (anorexie, suicide, toxicomanie, etc.) qui constituent des transgressions médicales, sociales, voire juridiques, mais qui témoignent d’une souffrance psychique. Pour répondre à ce questionnement, nous avons élaboré une méthodologie qui relève à la fois de la sémiotique narrative greimassienne (repérage des schémas narratifs qui structurent les discours et que nous développons ici), de l’analyse lexicale (l’analyse narrative se situant au niveau syntaxique des discours, elle doit être menée conjointement à une analyse lexicale qui porte sur les termes utilisés par les journalistes) et, dans une moindre mesure, de l’énonciation (prise en compte des discours rapportés de parents, d’adolescents, de médecins, etc., qui renseignent sur les personnes autorisées à parler des conduites étudiées). La seconde partie de notre enquête Modalisa vise à mettre en évidence les éléments du schéma narratif des conduites étudiées. En effet, les troubles de l’adolescence sont considérés par le corps médical comme des troubles de l’agir : l’adolescent passe à l’acte. En ce sens, il est possible d’envisager les discours médiatiques comme le récit de cette transformation qui appelle un sujet, des causes, des actes et une sanction. Ce schéma narratif des troubles de l’adolescence comporte plusieurs phases (la phase de manipulation, la phase de compétences, la phase de performance et la phase de sanction) auxquelles renvoient les catégories de l’enquête. Ainsi, la question relative aux « facteurs déclencheurs » des troubles de l’adolescence correspond à la phase de manipulation dans le schéma narratif greimassien, celle d’« action » à la phase de performance et celle de « sujet » à l’actant-sujet du schéma narratif. Notre grille d’enquête a été élaborée suite à une lecture intégrale du corpus qui nous a permis de remarquer que le schéma narratif de l’adolescent n’était pas le seul à structurer les discours de presse. En effet, les pouvoirs publics, les parents ou encore le corps médical sont aussi des figures dont les actes (politiques publiques, prise en charge médicale, etc.) sont mis en récit par les journaux. Par conséquent, certaines catégories de l’enquête – comme celles de sujet ou d’action – comportent plusieurs possibilités qui prennent en compte ces différents schémas narratifs.

7L’objectif de cette enquête est également d’étudier la mise en visibilité, dans les discours médiatiques, de conduites considérées par le corps médical comme un problème de santé publique ; certains troubles faisant l’objet de mesures politiques depuis les années 1990-2000 (Journée nationale de prévention du suicide en février depuis 1997, proposition de loi visant à pénaliser l’incitation à l’anorexie en avril 2008, et interdiction de la vente d’alcool aux mineurs en mars 2009). Grâce à une analyse quantitative, Modalisa permet de disposer d’un premier aperçu de la couverture médiatique du sujet dans la presse et d’étudier comment le problème public est configuré. Il s’agit notamment de voir si ce statut de problème de santé publique est lisible dans la production discursive des quotidiens. Certains troubles sont-ils fortement médiatisés ? Est-il possible de repérer des phases dans la médiatisation du sujet ? Ces phases sont-elles identiques pour l’ensemble des journaux ?). En outre, nous nous intéressons également au rubriquage des articles, autre élément permettant de repérer la dimension publique du problème. En effet, l’étude des rubriques dans lesquelles paraissent les discours constitue un indicateur de l’évolution du cadrage informatif proposé par les journaux. Concernant les questions sanitaires, lorsqu’un sujet devient un problème de santé publique, les discours migrent des pages scientifiques vers les pages plus prestigieuses des journaux (Moirand 2001) et le sujet investit progressivement l’ensemble des pages du journal (Noyer 1994).

8L’analyse quantitative et de contenu menée avec Modalisa permet de montrer que les troubles de l’adolescence sont globalement peu médiatisés, mais font l’objet d’une mise en visibilité différenciée (figure 1). De gauche à droite, les troubles présentés sur le graphique sont les suivants : angoisse, repli sur soi, mutisme, scarification / automutilation, phobie, boulimie, prise de risques, dépression, fugue, autres, anorexie, alcool, troubles, suicide, drogue / toxicomanie. Nous rappelons que la catégorie « autres » concerne tous les comportements que nous n’avons pas cherchés par mot clé mais qui sont apparus à la lecture des articles. Cette représentation graphique montre que les journaux se focalisent sur les troubles extériorisés et spectaculaires (anorexie, suicide, drogue, alcool) au détriment des troubles extériorisés mais peu visibles (automutilation, boulimie) et des troubles intériorisés (dépression, mutisme...). Cette distinction se retrouve dans la couverture médiatique des cinq quotidiens qui privilégient les mêmes conduites (anorexie, suicide, drogue, alcool).

Figure 1. Volume d’articles consacrés à chaque trouble entre 1995 et 2009 (tous journaux confondus, par ordre croissant).

9L’analyse de contenu a également permis de mener une étude plus fine de l’évolution des discours sur ces quatre conduites pour montrer qu’elles font l’objet d’une couverture médiatique éparse et hétérogène. Il n’y a pas de pics médiatiques communs à l’ensemble des journaux, ce qui signifie que le problème peine à se construire comme un problème de santé publique. L’étude du rubriquage le confirme puisque très peu d’articles figurent dans les pages « prestigieuses » des quotidiens. Il n’y a pas un cadrage informatif dominant. Il n’y a pas non plus d’évolution du cadrage informatif qui irait vers une politisation du sujet symbolisant la mise en débat du problème (figure 2).

Figure 2. Évolution du rubriquage des articles sur l’anorexie dans La Croix, entre 1995 et 2009.

10À titre d’exemple, la figure 2 illustre l’évolution du rubriquage des discours sur l’anorexie dans La Croix entre 1995 et 2009 (les différentes rubriques sont en ordonnée et les années en abscisse). Nous pouvons noter que l’anorexie ne fait pas l’objet d’un cadrage médical et / ou politique qui traduirait la médicalisation de cette maladie. Empruntée à Didier Fassin (1998), la notion de médicalisation désigne l’attribution d’une nature médicale à des représentations ou des pratiques qui auparavant n’étaient pas appréhendées comme telles. En outre, cette notion intègre une dimension collective et politique : la médicalisation repose sur le passage du singulier au collectif, autrement dit le problème sort du secteur strictement médical pour être défini comme relevant de la santé publique. Dans le cas de l’anorexie, les pages scientifiques ne sont mobilisées qu’en 2005, tandis que les pages France sont investies sur la fin de notre période d’étude. Les articles publiés dans cette rubrique portant sur l’adoption de la charte d’engagement volontaire sur l’image du corps et le vote de la proposition de loi visant à lutter contre l’incitation à l’anorexie, ce qui ne permet pas de conclure sur une politisation du sujet.

11Ces deux exemples de représentations graphiques montrent comment, à partir de notre enquête, nous pouvons étudier le premier niveau de la construction d’un problème de santé publique dans les médias à partir des deux éléments que sont la mise en visibilité des troubles de l’adolescence dans la presse et le rubriquage. Cette analyse constitue une première étape permettant de nuancer l’une de nos hypothèses. En effet, nous supposions que les conduites constituant une déviance juridique et / ou sociale feraient l’objet d’une médiatisation plus importante. Or, ce n’est pas la nature de la déviance mais la reconnaissance de certains troubles comme objet de la biopolitique qui explique leur plus forte mise en visibilité.

La grille d’enquête sur les controverses autour de la politique d’expulsion des sans-papiers

12Concernant la médiatisation des polémiques autour des expulsions de sans-papiers, le corpus est constitué des articles parus sur ce sujet entre septembre 2005 et décembre 2010 dans quatre quotidiens de presse française : Libération, Le Monde, Le Figaro et Le Parisien (pages nationales). Le corpus est composé de 1764 articles récoltés sur la base de données Factiva à l’aide des mots clés suivants : sans-papier, situation irrégulière, expuls*, rétention, reconduites, Éric Besson, Brice Hortefeux. Comme dans le cas de l’enquête sur les troubles de l’adolescence, la grille d’enquête Modalisa est organisée en deux parties (tableau 2) : les rubriques 1 à 9 renseignent sur le dispositif du journal et les « métadonnées » de l’article (date, titre, page, rubrique, auteur, type d’article), tandis que les rubriques 10 à 17 renvoient au contenu même des articles. Le principal critère pour élaborer ce deuxième type de rubriques a été le souci d’articuler l’analyse du corpus et la réflexion théorique et politique.

13L’enquête Modalisa permet d’affiner certaines hypothèses ainsi que d’explorer certaines pistes d’analyse et de les vérifier en partie. Nous prendrons ici pour exemple l’hypothèse suivante : les polémiques autour des expulsions, bien que parfois virulentes, ne permettent pas à un débat autour de la gestion politique des flux migratoires et de son évolution d’émerger durablement dans l’espace public. Plusieurs résultats de l’enquête permettent d’appuyer cette hypothèse.

14Tout d’abord, plusieurs indicateurs, tels que l’évolution des catégories de sans-papiers présentes dans les articles et des thématiques principales, permettent de mettre à jour un « effet-zapping » : d’une année sur l’autre, les polémiques demeurent mais sont focalisées sur d’autres objets. En 2006 et 2007, ce sont ainsi principalement les expulsions de familles avec enfants scolarisés en France qui font débat : dans 51 % des articles publiés en 2006 et 2007, il est question de familles sans-papiers, et 32 % des articles portent sur la mobilisation du Réseau éducation sans frontières (RESF). L’activisme de ce réseau, créé au sein du milieu scolaire en 2004 et regroupant des parents d’élèves, des enseignants et des militants, a en effet permis de rendre publique la situation des familles de sans-papiers menacées d’expulsion et d’interpeller le gouvernement à ce sujet. En 2008, les centres de rétention font également l’objet d’une attention soutenue en raison de l’actualité législative (directive européenne sur l’enfermement et l’éloignement des étrangers en situation irrégulière dite « directive retour ») et des révoltes dans les centres durant l’été. Mais en 2010, ces questions passent au second plan et c’est le conflit entre la Commission européenne et le gouvernement français à propos des expulsions groupées de Roms qui occupent l’espace médiatique (41 % des articles publiés en 2010 portent sur les expulsions de Roms, tandis que seulement 13 % des articles traitent des familles sans-papiers).

15L’analyse de la catégorie « thématique principale de l’article » permet également de mieux caractériser la forme prise par le débat sur les expulsions dans les médias, en révélant les événements qui sont les plus souvent médiatisés. Les thématiques principales renvoient aux différents types d’événements ou de faits d’actualité que nous avons recensés dans les médias. On remarque ainsi que les orientations générales de la politique d’éloignement et les modifications législatives ne sont pas les sujets principaux des articles de presse. Sur l’ensemble de la période étudiée, seuls 10 % des articles traitent de la politique d’éloignement dans son ensemble (explications des lois en vigueur et de leur application, débat sur leur efficacité, leur pertinence etc.), tandis que 7 % des articles portent sur les nouvelles lois ou mesures prises par le gouvernement en matière d’éloignement (directive « retour », débat sur la loi Besson en 2010). La plupart des articles traitent en fait de la mise en œuvre concrète de cette politique et de ses conséquences sur les sans-papiers. Ainsi, environ 28 % des articles traitent de cas d’expulsions, 15 % des mobilisations du RESF contre les expulsions de familles, et 9 % de cas d’arrestations. Les journaux relaient donc plus facilement la dénonciation de cas précis d’expulsions ou d’arrestation par les associations que les débats généraux à propos de la politique d’éloignement. Les dénonciations les plus médiatisées sont aussi celles de type défensif, prenant la forme de réactions contre une action de l’État, ou, plus souvent, contre une action policière ou une décision préfectorale. On peut faire l’hypothèse que ce mode de traitement favorise la réduction des enjeux du débat à la résolution de situations particulières et de problèmes localisés au détriment d’un débat de fond.

16Enfin, la figure du « responsable » de la politique d’expulsion est le plus souvent personnalisée : alors qu’il est ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy est désigné dans 44 % des articles comme la figure politique mettant en œuvre la politique d’éloignement. Après sa victoire à l’élection présidentielle en mai 2007, il n’est plus désigné que dans 12 % des articles, en raison notamment de la création du poste de ministre de l’Immigration (désigné comme responsable dans 26 % des articles). À l’inverse, des figures de responsables plus collectives et moins précises, telles que « le gouvernement » ou plus largement « la France », sont moins souvent présentes (6 % environ des articles pour chacune de ces figures). Cette personnalisation dans l’accusation peut être révélatrice de la difficulté des médias à questionner la gestion politique des flux migratoires dans un contexte où la vision sécuritaire de l’immigration semble faire consensus au sein de la classe politique (à droite comme à gauche). La personnalisation de l’accusation permettrait ainsi de simplifier la dénonciation en insistant sur les motifs politiciens du responsable politique mis en cause. Une analyse qualitative menée sur des corpus restreints construits autour d’événements précis (tels que la mobilisation du RESF aux mois de mai et juin 2006, l’incendie du centre de rétention de Vincennes le 18 juin 2008, ou la polémique sur les expulsions groupées de Roms à l’été 2010) pourrait permettre de confirmer cette hypothèse.

17L’analyse quantitative du contenu des articles de presse permet donc de produire un aperçu général de la configuration du débat autour des expulsions tel qu’il est construit par les quotidiens français analysés. Cette étape apparaît indispensable dans le cadre d’une étude visant à comprendre la configuration générale d’un problème public et ses transformations dans les médias. Elle reste néanmoins insuffisante pour saisir les cadres interprétatifs mobilisés par les journaux pour mettre en récit les différentes polémiques ainsi que les normes sociopolitiques qui les sous-tendent.

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18Un logiciel d’analyse de contenu permet de mettre en lumière la configuration d’un problème public dans la presse en construisant des enquêtes qui articulent les objectifs de la recherche, le sujet étudié et la méthodologie, et ce, quelle que soit la thématique traitée. En effet, une réflexion théorique sur les modalités de la construction d’un problème public dans la presse fournit des éléments qui deviennent des indicateurs dans nos grilles d’enquête (actants, performances, causes du problème, rubriquage, domaines scéniques, etc.) et qui, une fois analysés, donnent un premier aperçu de la mise en récit de nos sujets respectifs dans les journaux. Cette démarche théorique et méthodologique peut être généralisée à toute analyse visant à cerner les grandes tendances discursives d’un corpus (de presse mais pas seulement). Toutefois, Modalisa ne permet pas de mener des analyses lexicales de manière satisfaisante, puisqu’il faut alors rentrer soi-même les mots, article par article, dans la grille d’analyse, ou créer une question dans l’enquête relative à la désignation, les différentes possibilités de réponse correspondant aux diverses formes lexicales employées. Le lexique n’est donc pas directement analysé avec Modalisa et les occurrences de termes ne sont pas comptées. Nos enquêtes font en quelque sorte « disparaître » les mots, que nous retrouvons ensuite au niveau des analyses qualitatives qui reposent, entre autres, sur une étude lexicale. Précisons cependant que contrairement à des logiciels d’analyse automatique, le sens des mots n’est pas écarté avec Modalisa puisque les lectures multiples du corpus effectuées pour élaborer une grille d’enquête pertinente nécessitent un travail important de réflexion de la part du chercheur qui repose sur sa compréhension sémantique des discours.

19L’avantage majeur de ce logiciel est de pouvoir créer des enquêtes qui permettent de faire dialoguer tout au long de l’analyse les questions de recherche, les hypothèses et les données des discours, car l’analyste peut ajuster la grille au fur et à mesure si des éléments nouveaux émergent. L’analyse quantitative et de contenu constitue donc une étape préalable et nécessaire à la suite du travail, d’autant plus quand le chercheur est confronté à des corpus importants. Les résultats obtenus servent de point de départ pour constituer des sous-corpus pertinents pour l’analyse qualitative. Par exemple, il est possible de repérer des pics médiatiques qui correspondent à une plus forte mise en visibilité du sujet à certains moments pour, ensuite, centrer l’analyse qualitative sur ces « moments forts ». Par souci de représentativité, cette sélection peut être complétée par un échantillonnage systématique sur le corpus de départ (Beaud 2009).