Introduction
Texte intégral
1Depuis ce qui a pu être qualifié de linguistic turn dès la décennie 1960 dans le monde anglophone, les sciences humaines et sociales ont appris à « reconnaître l’importance de la dimension langagière pour l’approche des phénomènes sociaux, spatiaux et historiques » (Mondada 2013, p. 619). Les travaux de lexicométrie politique au sein du laboratoire « Lexicométrie et textes politiques » de l’ENS Saint-Cloud, menés à partir de la fin des années 1960 (Mayaffre 2005), semblent emblématiques de cette prise en compte croissante des discours. Dans ce contexte, les travaux pionniers de Régine Robin sur l’analyse de discours en histoire dans la décennie 1970 doivent être rappelés (Guilhaumou 2002).
2Les travaux d’André Salem (1988) soulignent l’importance du « temps lexical » qui permet d’étudier un phénomène à partir de l’évolution du vocabulaire dans un texte ; certains historiens n’ont d’ailleurs pas manqué de s’intéresser au rapport entre la vie des mots et les évolutions historiques (Charaudeau et al. 2002, p. 294). En linguistique, l’analyse du discours, qui partait du postulat que tout énoncé est par définition subjectif, a pu voir ses présupposés approfondis par différentes sciences humaines ; ainsi, la conception foucaldienne de l’archive, considérée comme l’ensemble de ce qui a été dit, permet de nuancer la subjectivité inhérente au discours : celui-ci est porteur à la fois de marques individuelles, mais aussi de représentations sociales, ce qui fait que l’analyse du discours s’est tournée vers l’étude des éléments idéologiques reflétés, ou incarnés, par la parole (Sarfati 2001, p. 45-46). Or la pratique foucaldienne est, par bien des égards, de nature historique, l’archéologie du savoir qu’il propose étant une « histoire des systèmes de pensée » (Foucault 1969, p. 39). Le discours, ou plus précisément l’ensemble de « nappes discursives », permet ainsi d’appréhender historiquement des phénomènes liés aux pratiques sociales, en se focalisant justement sur le phénomène énonciatif, le moment même où se construit un objet, le discours, déterminé par la pensée et par la langue (et aussi par différentes instances de contrôle social), puisque la contextualité des pratiques discursives est essentielle : ces pratiques se définissent en effet comme
un ensemble de règles anonymes, historiques, toujours déterminées dans le temps et l’espace qui ont défini à une époque donnée, et pour une aire sociale, économique, géographique ou linguistique donnée, les conditions d’exercice de la fonction énonciative. (Foucault 1969, p. 153)
3Ainsi, ce que l’on peut appeler l’École française d’analyse du discours, dans les années 1960-1970, est en général caractérisée par une interrogation sur les rapports entre histoire et discours, et plus particulièrement sur les échos entre idéologie et pratiques discursives (Charaudeau et al. 2002, p. 201-202), même si la notion d’« idéologie » a été minorée par la prise en compte de l’hétérogénéité inhérente au discours (ibid., p. 302) ; ainsi, malgré l’éloignement progressif de l’analyse du discours et de l’histoire, les deux semblent se rejoindre autour de thématiques porteuses, comme le concept de « mémoire discursive » et l’étude de la configuration de l’histoire par le langage (Paveau 2007).
4Les sciences humaines ont donc saisi l’intérêt d’une approche diachronique des discours, qui essaie de dégager des contrastes textuels, des phénomènes de ruptures ou d’inerties, des trajectoires ou des bifurcations dont les textes porteraient l’empreinte ou seraient la matrice ; de la sorte, l’étude des mots est une façon de s’intéresser aux individus et aux groupes sociaux, mais aussi aux contextes, dans la mesure où le langage est « indissociable des êtres sociaux qui le mobilisent et de ses contextes d’apparition » (Lahire 1994, p. 191). Sophie Moirand (2006) montre que différents contextes peuvent être pris en compte dans les approches sur corpus : la phrase présente un déroulé avec un début et une fin, l’énoncé est ancré dans une situation d’énonciation spécifique et le contexte socio-historique est central. Les mots deviennent alors une porte d’entrée vers des dynamiques ou des manifestations sociales, politiques, économiques et culturelles : à l’aune de la terminologie proposée par Jean-Michel Adam, l’intérêt bascule du texte vers le discours, en ce que le discours implique un contexte de production et d’énonciation que l’on peut appréhender dans sa dimension diachronique. De même, Jacques Guilhaumou (2002) rappelle que la réflexivité des discours devient majeure dans les recherches contemporaines, puisque « texte et contexte se retrouvent dans un même espace construit, mais aussi sous la forme de corpus co-construits à l’intérieur desquels le point de vue du chercheur est l’une des données majeures de la construction de ces corpus ». Ainsi, le texte apparaît comme un mille-feuille de temps qui se déploie selon les échelles considérées, le micro de la phrase, le méso du texte et le macro du discours ; on peut alors dégager, par exemple, des « séries textuelles chronologiques » (Salem 1991, p. 149) pour des corpus réunissant des textes aux contextes d’énonciation proches ou similaires, afin de mettre en lumière ce qui varie au cours du temps. À l’inverse, l’étude chronologique du corpus peut aussi dégager des « moments discursifs », ces moments où des « faits deviennent soit des instants soit des thèmes récurrents privilégiés de production discursive » (Moirand, 1999, p. 6), ce qui s’incarne dans la multiplication, dans les médias, des productions discursives évoquant le même événement (id.).
5L’appréhension des temps du discours dépend évidemment de la démarche du chercheur, de ses hypothèses initiales, mais aussi du statut générique et discursif de son matériau. Un des intérêts de la presse pour les sciences sociales réside dans son enregistrement dans le temps. Les journaux offrent alors un large jeu de données qui favorise les approches diachroniques. La prise en compte du temps long devient possible grâce à « un matériel introuvable ailleurs et qui contribue à la reconstruction du passé dans sa morphologie matérielle et sociale » (Hayward et Osborne 1973, p. 393). Contrairement à d’autres médias plus difficiles à consulter longtemps après la diffusion de l’information (notamment les médias numériques et la problématique des durées de mise en ligne), les journaux sont stockés et peuvent être consultés longtemps après l’événement (Gregory et Williams 1981). Ainsi, Natacha Souillard et al. et Émeline Comby proposent une étude fondée sur des discours journalistiques. La littérature permet aussi d’enregistrer des descriptions d’un avant, comme le montrent Nadia Zidelmal et Azeddine Belakehal. Ces textes permettent alors d’appréhender un réel, certes déformé, celui d’hier, sans le filtre de la mémoire (contrairement à d’autres méthodes d’enquête comme les entretiens), dans une optique rétrospective. Ainsi, entre les deux sources, une différence surgit : les médias offrent des séries diachroniques fines et dont le pas de temps est connu dès le début du recueil, alors que les séries temporelles offertes dans la littérature sont plus discontinues et, surtout, dépendent des contraintes auctoriales ou éditoriales. Cette partie vise à explorer les temps qui se déploient dans le corpus et comment ces temporalités-là interagissent avec le projet et les hypothèses du chercheur : en effet, à l’échelle du corpus se rajoutent d’autres temporalités de construction du corpus, celles d’exploration, d’analyse et d’interprétation, où le chercheur, par sa pratique, développe une nouvelle temporalité.
6La contribution d’Émeline Comby permet de mieux cerner différentes approches de textes d’hier et de voir comment le numérique questionne les pratiques de l’analyste, à travers le développement d’une numérisation croissante parfois exogène au monde de la recherche. D’un point de vue méthodologique, elle questionne des méthodes d’acquisition de données textuelles (des archives aux bases de données) et compare deux logiciels gratuits (TXM et IRaMuTeQ), mettant en lumière une robustesse des résultats, malgré des philosophies différentes (découpage du texte à l’échelle du mot ou du segment, absence ou présence d’une classification). Elle propose une lecture des temps mis en œuvre par le chercheur dans une approche réflexive avant de montrer comment les discours semblent s’organiser dans le temps autour d’une année charnière.
7Cette logique de contrastes temporels structure très fortement le propos de Natacha Souillard et al., à laquelle une autre explication de la diversité des mots se surimpose : la complexité spatiale des situations. En effet, cette contribution insiste sur le fait que, malgré les dénominations généralisantes utilisées par les médias (« Printemps arabe » ou « révolutions arabes »), les contextes spatio-temporels se distinguent bien plus souvent qu’ils ne se superposent. Cette contribution interdisciplinaire se fonde sur les dernières avancées du logiciel IRaMuTeQ proposées par son développeur Pierre Ratinaud.
8Si les deux premiers chapitres s’inscrivent dans une approche de statistique textuelle, la contribution de Nadia Zidelmal et Azeddine Belakehal mobilise une analyse de contenu, permettant de rappeler que chaque chercheur dispose de son outillage pour appréhender le temps. Elle vise à aborder le patrimoine architectural de la maison traditionnelle de Kabylie non seulement à travers sa description architecturale mais aussi à travers le vécu et les perceptions qui prennent forme dans les textes littéraires. Elle présente l’intérêt de montrer comment les sciences sociales peuvent s’emparer de la littérature, en décloisonnant les utilisations disciplinaires des sources. Elle permet aussi de réfléchir à la portée patrimoniale des textes et à la valorisation potentielle des marqueurs spatiaux et temporels d’hier.
Bibliographie
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Charaudeau Patrick et Maingueneau Dominique éd., 2002, Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil.
Foucault Michel, 1969, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard.
10.14375/NP.9782070119875 :Gregory Kenneth J. et Williams R. F., 1981, « Physical geography from the newspaper », Geography, vol. 66, nº 1, p. 35-38.
Guilhaumou Jacques, 2002, « Le corpus en analyse de discours : perspective historique », Corpus, nº 1. En ligne : [http://corpus.revues.org/8] (consulté le 13 mars 2015).
10.4000/corpus.8 :Hayward Robert et Osborne Brian S., 1973, « The British colonist and the immigration to Toronto of 1847 : a content analysis approach to newspaper research in historical geography », Canadian Geographer, vol. 17, nº 4, p. 391-402.
10.1111/j.1541-0064.1973.tb00201.x :Lahire Bernard, 1994, « Remarques sociologiques sur le Linguistic Turn. Suite au “Dialogue sur l’espace public” entre Keith M. Baker et Roger Chartier », Politix, vol. 7, nº 27, p. 189-192.
Mayaffre Damon, 2005, « De la lexicométrie à la logométrie », Astrolabe, nº 0, p. 1-11.
Moirand Sophie, 1999, « Les indices dialogiques de contextualisation dans la presse ordinaire », Cahiers de praxématique, nº 32, doc. 5.
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Mondada Lorenza, 2013, « Linguistique (géographie et) », Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, J. Lévy et M. Lussault éd., Paris, Belin, p. 618-619.
Paveau Marie-Anne, 2007, « Analyse du discours et histoire. Rencontres et oublis », Analyse du discours et sciences humaines et sociales, S. Bonnafous et M. Temmar éd., Paris, Ophrys, p. 121-134.
Salem André, 1988, « Approches du temps lexical. Statistique textuelle et séries chronologiques », Mots, vol. 17, nº 1, p. 105-143.
10.3406/mots.1988.1401 :—, 1991, « Les séries textuelles chronologiques », Histoire et mesure, vol. 6, nº 1-2, p. 149-175.
Sarfati Georges-Elia, 2001, Éléments d’analyse du discours, Paris, Nathan.
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