Introduction
Le tableau et la scène : éléments pour une réflexion sur les « zones de contact »1
p. 7-26
Texte intégral
1C’est vers la fin du xvie siècle, lorsque la reine Élisabeth perçoit que la puissance de l’Angleterre devra nécessairement s’appuyer sur la maîtrise des mers et sur les richesses que celle-ci promet, que les Anglais prennent le large2. Ils arrivent donc sur la scène de l’exploration avec un retard considérable – après Christophe Colomb (1492), Vasco de Gama (1497), Magellan (1519) –, se trouvant ainsi pris dans une relation de secondarité et donc de rivalité mimétique par rapport aux grandes puissances catholiques. Les récits des explorateurs anglais porteront toujours les traces de cette hantise. C’est en 1589 très exactement que Richard Hakluyt se détourne des traductions de récits de voyages effectués par d’autres que les Anglais pour collecter et publier les premiers textes de ce qui allait devenir la geste d’une nation, The Principall Navigations, Voiages and Discoveries of the English Nation3. Quelques dates permettent de se faire une idée de l’ampleur du phénomène : en 1576, Martin Frobisher part à la recherche du fameux passage du Nord-Ouest, que les marins français, Cabot père et fils, soutenus par Henri VII dès 1496, avaient déjà transformé en un lieu mythique à partir de leur port d’attache de Bristol ; en 1578, Humphrey Gilbert lance la première exploration de Terre-Neuve (découverte par Jean Cabot en 1497) ; en 1579, Francis Drake, parti en 1577 pour la première circumnavigation anglaise, prend possession de « Nova Albion » (territoire situé vraisemblablement entre les États actuels de la Californie et de l’Oregon) ; entre 1584 et 1590 Raleigh tente à trois reprises de créer une colonie à Roanoke, en Virginie, et laisse à la postérité The Discoverie of Guiana (1595), récit admirable dans lequel l’autopsie ethnographique se fait révélateur autobiographique4. La volonté politique d’épauler ces premières velléités d’expansionnisme se manifeste clairement avec la fondation de la East India Company (1600), celle de la Massachusetts Bay Company (1629), ou encore celle de la Hudson’s Bay Company (1670). Tout au long du xviie siècle, la conquête de l’Amérique et la recherche du passage du Nord-Ouest obsèdent l’imaginaire anglais. Ce sont d’ailleurs les récits d’exploration de Thomas James et de Luke Foxe en baie d’Hudson (1631-1632) qui inspirent à Coleridge The Rime of the Ancient Mariner pendant l’hiver 1797-1798.
2Au cours des xviiie et xixe siècles, les récits d’exploration passionnent une nation qui, favorisée par la marine la plus puissante au monde, lance des expéditions en Amérique, en Asie, vers les pôles, en Afrique ou en Océanie. L’entreprise hégémonique se fait épopée nationale, car l’Anglais a pour noble mission de connaître l’Autre, et par la même occasion de le civiliser : en 1767, Wallis parvient à Tahiti ; en 1772, James Bruce redécouvre la source du Nil Bleu ; entre 1772 et 1775, James Cook accomplit son tour du monde ; en 1788, c’est le débarquement à Botany Bay, en Australie ; en 1796, Mungo Park atteint le Niger ; de 1801 à 1803, Baudin et Flinders dressent la carte des côtes d’Australie ; en 1831, Fitzroy part en compagnie de Darwin cartographier la Patagonie et la Terre de Feu ; en 1849, Livingstone atteint le lac Ngami ; en 1876 Stanley descend le Congo jusqu’à l’Atlantique ; en 1902, Scott part pour l’Antarctique ; et en 1930-1931, Bertram Thomas traverse le dernier « quartier vide », the Empty Quarter, de l’Arabie. Les cautions scientifiques ou religieuses (notamment en ce qui concerne l’abolition de l’esclavage) de ces entreprises mercantiles viennent relayer les structures politiques et financières pour assurer le succès populaire de ce mouvement : dès 1788, c’est la création de l’African Society à Londres ; en 1795, la London Missionary Society voit le jour ; en 1799 est fondée la Church Missionary Society ; en 1830, c’est la Royal Geographical Society. Les explorateurs sont des héros de l’Empire, des citoyens exemplaires, qui contribuent à créer un sentiment d’appartenance à une entité nationale somme toute très récente, puisque c’est en 1707 seulement que l’Acte d’Union lie définitivement les royaumes d’Écosse et d’Angleterre au sein de ce qui se nommera désormais la Grande-Bretagne5. Plus le reste du monde se cartographie, se nomme, se traduit, s’interprète et se taxinomise, plus il se met « en tableau », comme dit Foucault6, et plus les Britanniques consolident leur identité de peuple élu de Dieu, de phare de la civilisation, de fer de lance d’un progrès matériel, toujours conçu comme progrès moral.
3C’est ici qu’apparaît la spécificité du programme lancé par SEMA7. Les articles réunis ne s’intéressent pas aux « récits de voyages » en tant que genre littéraire, ni aux figures du « touriste », deux champs de recherche parfaitement étudiés depuis quelques années, tant en France qu’à l’étranger8. Ils se concentrent de manière plus spécifique sur les « récits d’exploration ». L’enjeu n’est pas de réfléchir sur les grands desseins de l’expansion territoriale ou sur les effets à terme d’une relation continue avec l’étranger, qu’il s’agisse de cette « culture de la terreur » dont parle Michael Taussig9 ou au contraire du miracle de l’hybridation dont le « réalisme magique » sud-américain devait se nourrir au xxe siècle10. S’inscrivant dans une voie ouverte en France par Michel de Certeau dans ses études sur les stratégies « hétérologiques » du discours occidental, élargie par quelques études portant sur les périls de la traduction (linguistique et culturelle)11, les analyses qui suivent ont pour objectif principal d’examiner les modalités de la rencontre, et, plus précisément encore, du contact initial, lorsque celui-ci se creuse d’incertitudes, quand le corps à écrire ne se plie pas comme prévu au jeu de l’écriture conquérante et ouvre cet espace incertain, cette zone instable où l’un et l’autre, l’ego et l’alter, sont jetés ensemble sur un espace à partager, mis en scène en présence l’un de l’autre12.
4Les travaux de l’anthropologue Johannes Fabian ont exercé une influence considérable sur ce projet. Se livrant à une critique de l’anthropologie culturelle, Fabian établit en effet que l’Autre, the Other, n’est appelé à se constituer que pour autant qu’il n’entre pas en interaction avec l’observateur, le texte ethnographique se fondant toujours sur une double mise à distance, spatiale et temporelle, de son objet d’étude. Cet « allochronisme », ou « déni d’intersubjectivité » (denial of intersubjectivity) ne peut être combattu, dit Fabian, que si le rapport à l’Autre se réinscrit à l’épreuve de la relation communicationnelle, dans la « contemporanéité » d’un « temps intersubjectif », que Fabian nomme « coevalness »13. Le dépassement de ce que l’on a pu appeler en France, sur les traces de Pierre Bourdieu, « l’objectivisme » des pratiques en sciences humaines, devra ainsi se fonder sur une praxis, pour laquelle il ne saurait être de savoir ethnologique que se produisant, en contexte, dans un temps partagé, « at the same Time », dit Fabian. L’une des conséquences les plus stimulantes d’un tel projet est bien qu’il faut se garder de penser le premier face-à-face uniquement sur le modèle agonistique traditionnel du combat ou du traumatisme14. Car, ainsi qu’on va s’en rendre compte, il n’aura pas fallu attendre les grands ethnologues du xxe siècle, les Malinowski, Radcliffe-Brown et Evans-Pritchard, pour qu’une dialectique culturelle transforme le discours monologique du spécialiste en élaboration polyphonique, ou pour que le sens d’un mot s’élabore dans un processus d’interlocution15. Or, si on n’a cessé de répéter ces dernières années que l’histoire de l’identité culturelle de l’Angleterre se conjugue non seulement avec celle de ses rapports intérieurs à « Rome » ou aux « minorités » nationales traditionnelles (les Écossais et les Gallois notamment), mais aussi avec celle de ses conquêtes et de ses explorations extérieures, et donc que l’identité anglaise se nourrit toujours de sa relation intime à l’Autre16, peu de choses ont été dites de la « zone de contact », de ce moment précis de la découverte, de cet « espace » intersubjectif non entièrement déterminé, où se mettent en place, s’inventent, s’ajustent, se négocient les modalités, certes pratiques et matérielles, mais aussi pragmatiques, herméneutiques, cognitives et linguistiques, des premières expériences anglaises de l’Autre17.
5À ce jour, le corpus des récits d’exploration est resté principalement le réservoir d’innombrables anthologies de « récits d’aventures »18, ou un support anecdotique pour historiens et géographes. En France, on trouvera souvent de simples biographies consacrées aux explorateurs eux-mêmes, et quantité d’ouvrages factuels destinés au grand public, comme si la relation à l’Autre était encore l’affaire soit d’individus héroïques soit de données statistiques. Les anglophones, plus actifs par tradition dans ce domaine, s’intéressent de plus en plus à l’histoire des cartes, ce qui ne remet pas fondamentalement en cause le primat accordé à la « mise en tableau », même si l’étude des représentations du monde permet de dégager des traits discursifs marquants19. Or, les travaux les plus remarquables de ces historiens ou de ces géographes20 semblent garder pour référence théorique majeure l’ouvrage d’Edward Saïd sur l’orientalisme, concept donnant à entendre non seulement « un style de domination sur l’Orient » (« a Western style for dominating, restructuring, and having authority over the Orient »21), mais également l’ensemble des discours mis en place par l’Occident pour s’assurer de sa supériorité sur le reste du monde. Cet état de la recherche n’est pas sans conséquence sur la nature rudimentaire de notre connaissance des « premières rencontres ». Les travaux s’intéressent majoritairement à la question de la « représentation »22, et de son idéologie sous-jacente, et c’est encore cette question qui sous-tend les études issues des théories post-colonialistes ou féministes23. Il n’est jamais question que d’identifier les motivations derrière ces représentations (motivations sexuelles, psychologiques, scientifiques, esthétiques, religieuses, économiques ou politiques), si bien qu’à vouloir percer le secret de la « mise en tableau », inévitablement liée à la violence colonisatrice, on en oublie l’événement incertain de la scène de rencontre, et on perpétue en bonne conscience cet « allochronisme » qui caractérisait le projet impérialiste. De l’histoire de la construction de l’identité d’un soi anglais « en contexte », c’est-à-dire pris dans la contemporanéité du processus interactif de l’échange communicationnel24, il n’est dit mot, ou presque.
6La geste des explorateurs anglais ne se lit pas obligatoirement sur le modèle de la conquête, de la domination, de l’appropriation, de l’exploitation25. Par crainte de se voir taxé de collusion avec le projet impérialiste, on a peut-être cru bon d’analyser exclusivement cet « espace de mort », ce « bourbier épistémique » (« the epistemic murk of the space of death »), dont parle Taussig dans le premier volet de son enquête (p. 127), et on n’a sans doute pas assez mesuré l’effet de surprise, d’émerveillement, voire même d’enchantement, entrant en jeu dans les relations, même asymétriques. Ce n’est pas seulement que la rencontre avec l’Autre – entendu ici comme ce qui, territoire ou individu, n’est pas de l’ordre du Même, c’est-à-dire réductible au connu, selon des schémas conceptuels préétablis et largement partagés – précipite en Angleterre l’abolition de la traite des Noirs dès 1807, et que tout esclavage est interdit dans l’Empire dès 1834 ; car on n’oubliera pas la propagande qui éclipse ces avancées26. C’est aussi que, paradoxalement pour un petit territoire insulaire, l’identité de la nation anglaise, pour des raisons structurelles et historiques, linguistiques et intellectuelles, puis pour des raisons économiques et politiques, ne s’est peut-être jamais construite contre l’Autre, mais avec l’Autre, sous le signe de ce que Linda Colley a pu nommer le « caméléonisme » anglais27. Ce qui se passe outre-mer, dans la matérialité inédite d’un autre espace concret, prend dès lors un relief singulier. Est-ce parce que la langue anglaise, ainsi que l’ont souligné parmi les plus novateurs des romanciers contemporains, porte dès le départ toute la richesse d’un melting pot, à l’image du navire de Drake, The Golden Hinde28, que dès la fin du xvie siècle le récit de Raleigh s’accommode d’une « praxis culturelle indigène », récupérant des mythes d’origine indienne, voire se livrant à des jeux homophoniques dans la langue même de l’étranger29 ? L’altérité n’est plus alors seulement théorisée, cadastrée ou rêvée comme corps à écrire, mais effectivement vécue, rencontrée, expérimentée, articulée, sur une scène conçue comme une inévitable mise en crise des « représentations ». C’est l’histoire précise de ces rencontres effectives, de ces balbutiements, de ces moments d’inquiétude, de trouble, de découverte – de l’Autre et donc de soi-même –, et telles que relatées, par le truchement d’un genre narratif ou d’une rhétorique, que nous avons voulu tenter.
7Clifford Geertz n’a pas hésité à affirmer que le style (en l’occurrence réaliste) de tout document ethnographique était en réalité la véritable substance du récit30. On se souvient par ailleurs de la célèbre formule de Foucault sur « les rapports de pouvoir-savoir » :
il faut considérer que le sujet qui connaît, les objets à connaître et les modalités de connaissance sont autant d’effets de ces implications fondamentales du pouvoir-savoir et de leurs transformations historiques.31
8Ce sont les modalités historiques du pouvoir-savoir, la façon qu’elles eurent de déterminer ou de se laisser déterminer par des effets de vérité, des effets de subjectivité et des effets d’objectivité, qui ont mobilisé les analyses qui suivent. Parce que tout récit en dit long de l’environnement culturel dans lequel il vient faire sens, ces mises en scène du contact sont ce qui importe le plus. Les études visent ainsi à articuler les deux propositions de ce qui pourrait passer pour un différend et qui ne font pourtant que dessiner le nœud gordien de toute « zone de contact » : si Thomas Kuhn a sans doute raison de dire qu’une « révolution scientifique » relève surtout de l’adoption d’une nouvelle « vision du monde », ou « métaphore du monde »32, Stephen Greenblatt livre un constat tout aussi convaincant lorsqu’il explique au contraire que le récit d’exploration se sera toujours voulu « absence de style », marqué par le souci de présenter les faits nus, dans toute leur fraîcheur, sans la médiation de ces figures de l’écart et du pervertissement que seraient métaphores et comparaisons33. Mungo Park n’a pas d’autre ambition que d’offrir à son lecteur « un récit brut et sans ornementation » (« a plain, unvarnished tale »34). Or, à supposer que la revendication de l’objectivité scientifique, ou simplement réaliste, d’un discours ne trahisse pas de facto une rhétorique impérialiste (comme c’est le cas chez Whymper), ou ne serve aussi à produire un effet de scientificité, et donc un effet d’identité (comme c’est le cas de Cook maniant la déduction empirico-logique35), l’utopie d’un discours non perverti par les tropes d’une culture donnée n’évoque-t-il pas déjà le mythe d’une communication originelle transparente (comme on en retrouvera la trace manifeste chez Keate) ? Lorsque Mary Kingsley voit dans la mangrove une métaphore de l’origine du monde, ne réactive-t-elle pas le mythe du chaos indifférencié avant l’intervention divine36 ?
9On sait bien dans une perspective constructiviste que jamais les explorateurs anglais n’auraient pu se défaire de leur rhétorique, c’est-à-dire de leur vision du monde : des structures de sens construisaient leur savoir et assuraient leur travail d’interprétation, incluant les mythes et autres récits constitutifs d’une communauté nationale (par exemple, le récit de pèlerinage37), ou encore quantité de fantasmes, personnels (par exemple, chez Raleigh comme chez Whymper celui de la vierge pleine de promesses) ou collectifs (par exemple, de Drake à Tylor en passant par Franklin, cette insistance si protestante sur la bonne dépense ou cette phobie si masculine de la perte, que l’on ne retrouve pas chez Mary Kingsley38). La nouveauté pouvait-elle seulement se penser hors le prisme d’une rhétorique partagée ? François Hartog a démontré de quelle manière chez Hérodote, lorsque les Scythes sont décrits, les différentes figures (l’inversion, la comparaison, l’analogie, etc.) sont en réalité des « opérateurs de traduction » dont la fonction est de « filtrer l’autre en même »39. Les essais qui suivent cherchent à mettre au jour de telles tensions, s’attachant à établir de quelle manière chacun des explorateurs, dans le cadre historique et culturel qui lui est propre, s’efforce de concilier la surprise nue et le filtre culturel, c’est-à-dire aussi une prise de parole individuelle (un regard neuf) et un langage commun (un discours hérité). Même la description apparemment la plus neutre, d’un tronc ou d’un feuillage inconnus aperçus sur une île du Pacifique, suppose chez Cook un référent à partir duquel des comparaisons implicites pourront être effectuées par le destinataire visé40. L’opération n’est jamais sans danger : lorsque Darwin tient pendant cinq ans (1831-1836) le fameux Journal, dans lequel il cherche à interpréter le monde nouveau à l’aide de comparaisons et de métaphores41, l’opération analogique, si elle permet bien la compréhension de l’inconnu à partir du connu, érode aussi les différences entre le Même et l’Autre, et suggère comme une porosité entre le civilisé et le primitif42. C’est de ce théâtre et des personnages venant s’y produire comme affectés l’un par l’autre que traite chacun des articles de ce recueil.
10Notre projet se veut autant diachronique que transversal : la perspective diachronique suit à la trace l’évolution des modalités de la rencontre, tandis que la perspective transversale (Asie, Afrique, Amériques, pôles) confirme ou infirme la présence de dénominateurs communs entre les différents récits. Ainsi, il est vite apparu que chaque fois qu’un explorateur anglais se retrouvait en pays catholique, ou perçu comme tel, un système rhétorique se mettait en place qui convoquait le spectre de l’animalité43. Il faut bien avouer malgré tout que ces études ne sauraient présenter un panorama exhaustif des récits de première rencontre : quelques grands noms manquent manifestement à l’appel (Dampier, Livingstone, Younghusband, Ross, Scott), et on pourra regretter que les aires spécifiques ne soient pas mieux couvertes, en fonction de leur répartition géographique (l’Australie, l’Amérique du Sud, etc.), ou encore en fonction de la nature du terrain (le désert, les montagnes, les pôles, etc.). On espère seulement que ces carences seront compensées par la pertinence des problématiques mises en place, et que celles-ci seront jugées transposables à d’autres récits, d’autres espaces géographiques, d’autres « zones de contact ». Encore une fois, les auteurs réunis pour ce programme se sont attachés non pas au référentiel, mais à la « sémiotique » des récits, analysés comme des mises en scène, rhétoriques et linguistiques, d’une praxis de la rencontre44. Deux outils méthodologiques, la sémantique cognitive et la pragmatique du discours, se sont imposés comme le ciment intellectuel de l’équipe. On n’aura pas la prétention d’affirmer que cette approche n’avait jamais été tentée auparavant. On dira seulement qu’elle restait esquissée, soit dans d’autres champs disciplinaires (l’anthropologie), soit à propos d’aires géographiques restreintes, soit enfin de manière très partielle, par exemple sans que l’analyse sémiotique du récit s’articule sur une étude pragmatique de la rencontre45.
11Si l’on admet pour hypothèse fondamentale que tout récit de première exploration s’écrit à la jonction d’une culture, c’est-à-dire d’un discours hérité agissant à la manière d’un « ensemble de mécanismes de contrôle […] déterminant le comportement »46, et d’un événement cognitif ou herméneutique inédit venant soudain « recontextualiser » l’exercice du savoir/pouvoir, plusieurs questions doivent être soulevées. Les métaphores dominantes des schémas interprétatifs qui produisent et assurent l’effectivité du savoir à une époque donnée s’inscrivent-elles systématiquement dans le récit d’exploration et déterminent-elles ainsi la production du savoir de l’Autre ? Par exemple, dans le récit du premier voyage de Cook (1768-1771), tel qu’il est rapporté par John Hawkesworth, une certaine conception de la propriété et du statut personnel lié à cette dernière ne détermine-t-elle pas les règles de l’échange, tant commercial que communicationnel, et ne prédit-elle pas alors ce qui sera considéré comme vol, au point de préjuger ainsi du caractère (pervers, malhonnête) des indigènes47 ? Cette structuration des savoirs diffère-t-elle fondamentalement selon que l’exploration s’effectue au xvie siècle ou au xixe siècle ? Le commerce ou le profit qui motivent profondément les premières expéditions de Drake et de Raleigh ont-ils fourni aux Anglais le premier et le plus persistant des filtres métaphoriques dans tout ce qui aura eu trait à l’échange ? L’exemple de Tylor viendra-t-il confirmer que c’est bien sur ce terrain que la contre-attaque à l’endroit des catholiques se sera enracinée ? Ou tout savoir, sitôt « recontextualisé », sera-t-il au contraire l’occasion d’une remise en cause de tels filtres interprétatifs ? Si l’« idéologie » relève bien d’une « sémiotique du savoir », portant à la fois sur des médiations (avec comme opérateurs privilégiés l’outil, le langage, le sens corporel, la loi) et sur des actants-sujets, figés dans des « axiologies » (échelles, listes et systèmes de valeurs) ou engagés dans des « praxéologies » (ensembles de moyens orientés vers des fins et dotés d’une compétence évaluative)48, Mungo Park, puis Richard Burton incarneraient-ils les moments privilégiés d’un certain flottement idéologique49 ?
12On peut affiner l’analyse en se concentrant sur le moment très précis de la découverte de l’autre comme alter ego potentiel : quelles sont les différentes situations d’interlocution ? Quels sont les signes, les gestes, les rites, les actes de parole, d’écriture, voire de silence, qui déterminent l’effectivité pragmatique de ces scènes ? Peut-on esquisser une histoire de ces premiers échanges, tels du moins qu’ils se médiatisent dans le récit d’exploration anglais ? Passerait-on graduellement du malentendu, ou de la méprise, à la compréhension puis à l’enrichissement mutuels, et enfin à la désillusion ? De Drake à Chatwin, en passant par Keate, puis par Burton, comme autant de personnages conceptuels du rapport à l’Autre ? Ou une telle histoire serait-elle un leurre progressiste ? Pas une fois Tylor ne semble amorcer le moindre échange avec les Indiens du Mexique, alors qu’à la même époque Burton participe avec ferveur à une prière collective près de La Mecque. Au xxe siècle, Whymper ne rencontre près de Chamonix pratiquement que des « crétins des Alpes », de la même manière que Tylor au xixe siècle semble n’avoir croisé que des « bêtes de somme ». Faudrait-il donc parler plutôt de postures énonciatives individuelles, telles qu’elles sont dictées aux explorateurs par un contexte spécifique, mais telles aussi qu’elles se « recontextualisent » parfois, au hasard des situations dans lesquelles les Anglais se retrouvent ? Ne faudrait-il pas dès lors accepter de distinguer plusieurs postures successives chez le même explorateur, par exemple bien distinguer entre le Burton représentant la East India Company et le même homme mandaté par la Royal Geographical Society ? Que dire des postures dictées par la hantise d’un autre texte ? La primauté accordée par Drake aux signifiants, dont l’efficacité évoque quelque rituel sacré ou magique propre à une certaine littérature de la Renaissance, ne se redéfinirait-elle pas chez Chatwin lorsque celui-ci, comme tous les auteurs « postmodernes », choisit de souligner l’échec de toute translation métaphorique ? Entre le chevalier servant de la reine, le bras armé du Christ, le naturaliste, le philosophe moraliste, le cartographe, l’émissaire du progrès, le mystique du passage, le héros d’Empire et le nostalgique inconsolable, combien de figures de soi et de personnages du vaste roman de la nation anglaise ? Du paradis perdu de la transparence originelle à la revendication joyeuse de l’hybridation ou à la méditation métatextuelle, combien d’utopies et de mirages, combien de chimères et de fantasmes, combien de mises en scène de soi dans la mise en scène de l’Autre ?
13Tous les travaux de l’équipe ne sont pas publiés dans cet ouvrage. Il faut toutefois souligner que les articles choisis comme étant les plus représentatifs se sont copieusement nourris de toutes les communications présentées lors de journées d’études organisées en avril 2004 et 2005 à l’École normale supérieure Lettres et sciences humaines. Ainsi, lorsque Nathalie Zimpfer étudie les récits de Cook, elle entretient un dialogue avec Anne Dromart (Lyon 3 – Jean Moulin), qui avait proposé une analyse de « l’expression de la distance » dans le récit du premier voyage de Cook (1678-1771), de la même manière que lorsque Frédéric Regard fait référence à Darwin, il se nourrit des réflexions d’Aliyah Morgenstern (ENS LSH) sur The Journal of the Beagle (1838-1843). Les pages sur Burton doivent également beaucoup à une communication de Carole Rodier (Brasenose College, Oxford) sur les « parcours métaphoriques » dans Personal Narrative of a Pilgrimage (une autre étude de Carole Rodier portait sur Ernest Shackleton). D’autres interventions avaient permis de relativiser et de nuancer un premier découpage arbitraire de l’histoire du récit d’exploration à partir de grandes « visions du monde ». Gérard Gâcon (université de Saint-Étienne) avait ainsi établi que dès 1799 Mungo Park, affecté dans sa chair par la réalité de l’esclavage, esquissait le prototype d’une identité métissée ; son étude du récit de Mary Kingsley, partie à la découverte de l’Afrique occidentale dans les années 1890, avait également permis de saisir à quel point le récit d’exploration anglais était une fabrique de masculinité : à la terreur traditionnelle de la jungle comme espace de dissolution du self, répondait une fascination inhabituelle pour la mangrove. Isabelle Baudino (ENS LSH) avait démontré quant à elle que toute femme qu’elle était, Maria Graham, épouse d’un officier de la Marine britannique, avait dans le récit de ses périples latino-américains (1824) soigneusement appliqué des catégories culturelles exogènes, déterminées par l’actualité artistique londonienne, qu’il convenait aussi de replacer dans un ensemble plus vaste de stratégies d’esthétisation de l’Autre propres à l’impérialisme britannique. Cette tactique particulière, qui n’est jamais que l’une des figures possibles des mises en tableau que Fabian nomme plus globalement le « visualisme » anthropologique50, permettait implicitement à Maria Graham de dresser en creux un portrait sexué d’elle-même dans la posture de la lady cultivée. Enfin, tous les participants avaient profité des lumières de Guillaume Destot sur Peter Fleming ou sur Davidson Nicol. Les travaux publiés ont une dette profonde à l’égard de ces communications pénétrantes, comme des riches débats qu’elles avaient suscités.
14S’il fut une conclusion à ces passionnantes journées d’études, c’est bien que le moment du premier contact avec l’Autre semblait n’avoir jamais été frappé d’une simplicité idéale, en dépit des a priori philosophiques de certains voyageurs (par exemple Keate, au xviiie siècle). Le malentendu avait toujours précédé, jamais plus tragique par conséquent que dans le rapport au Nouveau Monde. Le mythe du paradis perdu, conjugué à la rivalité avec l’Espagne ou avec le Portugal catholiques, devaient brouiller les premières descriptions comme les premiers échanges communicationnels. Les exploits des navigateurs anglais du xvie siècle semblent avoir été hantés par la figure de Colomb et par le spectre de cette rencontre originelle, inimaginable et donc fantasmée, entre le civilisé catholique et le primitif païen. Tout récit d’exploration anglais semble ainsi frappé du sentiment tragique de cette secondarité, et c’est sans doute pourquoi la geste peut parfois se transformer en une « croisade protestante » : il ne s’agit pas seulement de reprendre le Nouveau Monde aux catholiques, par la force militaire, politique ou économique ; très souvent il s’agit de procéder symboliquement, d’annuler ou de disqualifier la rencontre originelle entre le catholique et l’indigène, de faire comme si ce premier échange n’avait pas constitué un réel événement, comme si la nouveauté, le progrès, la modernité n’étaient imputables qu’à la rencontre avec les seuls Anglais51. Sophie Lemercier-Goddard, en étudiant la relation de la première circumnavigation anglaise (1580), The World Encompassed by Sir Francis Drake (publié en 1628), démontre que le récit, rédigé par un neveu homonyme du corsaire explorateur, reprend en effet les topoi des récits de découverte qui lui permettent d’inscrire l’entreprise de piraterie dans une quête religieuse, où le paysage métaphorique du Nouveau Monde se dessine entre les promesses du Jardin des délices et les terreurs des Enfers. Dans une logique du renversement inspirée par le parcours circulaire, le dépouillement des catholiques et l’exploitation des indigènes deviennent alors un sacrifice et finalement un don où la foi sert de monnaie d’échange. Line Cottegnies rappelle pour sa part que lorsque le 6 février 1595 Walter Raleigh lève l’ancre pour la mythique « Guyane », son objectif est de pénétrer le pays jusqu’à la mystérieuse et richissime cité inca de Manoa, l’Eldorado. Or, le texte relatant cette exploration apparaît comme traversé par une tension fondamentale : faisant de l’indigène un allié potentiel des bons colons, les Anglais, face aux mauvais colonisateurs, les Espagnols, le récit produit le catholique comme un troisième terme qui vient parasiter le rapport au Nouveau Monde. On constate par la même occasion de quelle manière le récit de Raleigh, relayant et contestant tout à la fois la tradition « porno-tropicale »52 qui fait de l’exploration un rapport sexuel, campe le personnage du héros anglais chaste et maître de soi.
15Les récits de Cook relatant ses expéditions à Tahiti et en Nouvelle-Zélande évoquent eux aussi les vaines tentatives pour nouer des liens avec les indigènes. L’heure est pourtant à l’observation scientifique, et les mythes des Acéphales, des Amazones et de l’Eldorado appartiennent désormais à un passé révolu. Nathalie Zimpfer montre qu’avec le journal de la seconde expédition (1772), l’écriture de la découverte devient l’espace d’un enchevêtrement entre savoir scientifique et savoir de soi. Le récit se fonde sur une interprétation de l’altérité et de la nouveauté se réalisant de toute évidence selon les modalités de l’épistémologie empiriste, mais cette scientificité est teintée d’une subjectivité révélant en filigrane les enjeux impérialistes de l’expédition. Prenant place à une période où émerge dans la conscience britannique la notion d’identité nationale, les voyages de Cook jouent ainsi un rôle prépondérant dans l’élaboration de cette identité en instrumentalisant l’Autre afin de parvenir à une définition de soi. C’est sans doute pourquoi les positions de chacun sont encore maintenues et aucune hybridation, même linguistique, n’est jamais autorisée, la rencontre semblant surtout permettre l’homogénéisation et l’essentialisation de l’Autre. C’est pourtant une autre posture que l’on trouve presque à la même époque chez George Keate, qui souhaitait manifestement rassurer un public britannique effrayé par le récit du premier voyage de Cook (1768-1771), dans lequel on trouvait des danses érotiques, des rites sexuels ou encore des scènes de cannibalisme. Se livrant à une analyse des métaphores dans An Account of the Pelew Islands (1788), Lacy Rumsey établit que le texte est caractérisé par une foi clairement affichée dans la benevolence des êtres humains et dans la Providence divine, foi qui se traduit à l’intérieur du récit par la présentation d’une communication presque parfaite entre marins britanniques et indigènes micronésiens, ainsi que par l’occultation des motivations économiques de leur rencontre. La description des moments de tension fait très souvent appel à la métaphore pour marquer une inadéquation entre la rencontre et les repères interprétatifs qui sont appliqués. Les stratégies rhétoriques ne traduisent pas seulement des apories, elles apportent des solutions imaginaires à des problèmes réels.
16Il semblerait que ce soit au xixe, et ce de manière apparemment paradoxale en ce siècle de l’Empire triomphant, que le doute surgisse vraiment. La question de la culture de l’Autre, de sa description, de son évaluation, et donc de la solidité toute relative de la culture anglaise, elle-même hantée par des survivances de l’époque primitive, comme l’établissent Darwin et Tylor, devient, de manière plus ou moins explicite, l’un des enjeux majeurs du récit d’exploration. Il n’existe sans doute pas de pire crise individuelle que celle que vécut John Franklin. Catherine Lanone étudie comment, dans Narrative of a Journey to the Shores of the Polar Sea (1823), l’officier de la Royal Navy remet en cause jusqu’à la notion de récit d’exploration. Alors qu’il s’agit en principe d’explorer l’inconnu, l’expédition repose sur le mythe du fameux passage du Nord-Ouest, si bien que plus l’expédition affronte la glace hostile, plus l’écriture prend une dimension symbolique. Cartographier, c’est, comme chez Drake, Raleigh, Cook ou Darwin, tenter de s’approprier un espace insaisissable. Mais l’écriture devient un rite presque absurde : alors même que les forces s’amenuisent et que la nourriture disparaît, les officiers continuent de noter ce qui se passe. Si bien que plus qu’un voyage, c’est finalement un calvaire qui est donné à lire, une « passion » : le voyage se fait sacrifice, ascèse vouée à la connaissance, acte de foi. Or, le récit acquiert aussi une dimension originale et inquiétante en glissant vers la tragédie (il comporte, une fois n’est pas coutume, une véritable intrigue, mêlant mensonge, assassinat, cannibalisme). L’image convenue des échanges archétypaux faisant de l’Indien un simple chasseur au service du projet scientifique du civilisé est mise en crise lorsque les faits ou le discours incertain, dans lequel le lapsus fait symptôme, viennent ébranler la distinction sauvage/civilisé. L’échange le cède à l’interchangeabilité ; le Blanc devient lui-même l’Autre abject. Cette crise n’est pourtant pas la règle. Anne-Pascale Bruneau, étudiant le journal que tient Hugh Clapperton lors de sa seconde expédition en Afrique (1825-1827), celle dont il ne devait jamais revenir lui non plus, montre comment les scènes de première rencontre sont une fois encore perçues à travers le prisme des échanges qui les caractérisent, échanges verbaux, échanges de biens ou de services. Or, son étude met en évidence comment les codes du service et de l’obligation régissant la rencontre sont soumis à l’épreuve d’une négociation permanente, implicite ou explicite. Elle s’attache en particulier à mettre en lumière les intersections entre sphères publique et privée, et montre le profit que tire Clapperton des écarts entre son propre environnement cognitif et ceux de ses interlocuteurs.
17Darwin n’est pas lui-même un explorateur à proprement parler, mais il représente un tournant capital. Avec lui, l’explorateur n’est plus vraiment extérieur aux contrées qu’il traverse : en les interprétant, il se replace au cœur d’un processus universel, celui de « l’évolution », qui abolit les différences au point de faire du sauvage de la Terre de Feu un alter ego. Frédéric Regard s’intéresse de près à ces histoires de doubles que produit soudain le récit d’exploration, en étudiant Anahuac (1861), le premier récit d’Edward Tylor, en parallèle avec deux textes de Richard Burton, premier Anglais à visiter incognito, sous peine de mort, les lieux les plus saints de l’Islam (1853). Deux figures antithétiques, la chimère et le fantasme, définissent alors la perception qu’a de l’Autre l’explorateur victorien. Tylor livre avec Anahuac un ouvrage de jeunesse faussement « évolutionniste » où s’exprime en réalité un ethnocentrisme virulent, dont le symptôme sera la chimère d’un « animal catholique » tel que Drake ou Raleigh auraient pu l’imaginer. Pourtant, lorsqu’à la même époque Burton rapporte de son séjour en Inde ses ouvrages savants, on peut considérer qu’il esquisse déjà les grands traits du principal personnage de ses récits-romans, cette figure fantasmée de l’hybridation, Mirza Abdullah the Bushiri, « infiltrant » les communautés indigènes, mais se laissant lui-même « infiltrer » par la couleur locale. Le descriptif ethnographique se métamorphose alors en délire autobiographique, l’expérience de l’Autre devenant le prétexte d’une redéfinition de soi qui fera la fascination durable de son Personal Narrative of a Pilgrimage (1855-1856). L’antithèse absolue de cette écriture de la contamination verra le désir de puissance du héros d’Empire s’affirmer sans être contrarié, comme chez Whymper, qui cherche à explorer ces derniers espaces désertés que sont les grands sommets. Christine Reynier perçoit cependant dans Scrambles among the Alps (1871) une « écriture de la réticence », où s’affrontent ascèse et désir, et dont le symptôme le plus visible est sans doute le refus des métaphores, susceptibles de laisser passer les émotions, et donc peu compatibles avec la description nue et scientifique que revendique Whymper. Les rares métaphores guerrières que Whymper emploie sont des métaphores mortes, qui ne reprennent vie que pour permettre à l’alpiniste de se faire le porte-parole impersonnel d’un discours impérialiste et « masculiniste », ou plus généralement d’une idéologie victorienne. Ce n’est que dans le récit de l’arrivée au sommet, aux allures d’épiphanie, codé autant par la religiosité que par les réminiscences esthétiques, que l’on voit resurgir des métaphores plus sensuelles. Un être de désir se révèle soudain, et une identité plus fragile, minée par les fantasmes sexuels et par la hantise de la mort, se laisse deviner. Pour finir, Catherine Bernard montre comment dans In Patagonia (1977), Bruce Chatwin, parti sur les traces de Fitzroy et de Darwin, mais aussi d’un ancêtre mythique, fait le récit d’un voyage imaginaire dans lequel l’intertextualité vient doubler l’exploration géographique. C’est que Chatwin écrit conscient d’arriver trop tard, miné par ce sentiment d’épuisement qui nourrit aussi son écriture. Se refusant à élaborer un quelconque récit téléologique, le voyageur se livre plutôt à une archéologie de cet imaginaire du possible qui a nourri les rêves de conquête des explorateurs et des immigrants qui inventèrent le mythe de la Patagonie. L’utopie de l’hybridation est prise à contre-pied ; demeure le différend sans relève qui sépare à jamais le colonisateur du colonisé.
18Il faut revenir pour finir sur le rapport sans cesse entrevu entre descriptif ethnographique et récit autobiographique. Johannes Fabian propose ici une distinction qui paraît fort utile. À l’attitude classique de l’anthropologue qui prétend offrir un tableau fidèle de la réalité, un reflet du monde (a reflection, as a sort of objective reflex), dont l’effet est de produire l’illusion de l’absence subjective du locuteur, Fabian oppose ce qu’il nomme une posture réflexive (a reflexive stance), dont il note qu’elle se double inévitablement d’une « auto-réflexivité » (self-reflexivity), terme qui implique non seulement une réflexion sur la pratique ethnographique et ses implications subjectives, mais également un travail d’introspection portant notamment sur l’effet durable produit sur le soi par la rencontre de l’Autre53. Cette différence établie par Fabian entre réflexion et réfléchissement, reflexion et reflection, est ce qui permet de saisir de quelle manière le descriptif ethnographique, lorsqu’il se produit dans une praxis de la communication, n’a pas d’autre choix en réalité que de se faire plus ou moins autobiographique : à partir du moment où la consignation objective s’élabore au cours d’un processus d’interprétation se construisant de manière dialectique et dialogique, la mise en scène de l’Autre coïncide inévitablement avec une écriture de soi.
Notes de bas de page
1 Le terme de contact zone est emprunté à Mary Louise Pratt, qui définit ainsi des « espaces sociaux où les cultures se rencontrent, se heurtent et se confrontent, souvent dans des contextes de relations de pouvoir hautement asymétriques » (« social spaces where cultures meet, clash, and grapple with each other, often in contexts of highly asymmetrical relations of power […] ») : Pratt, « Arts of the contact zone » [1991], Gail Stygall dir., Academic Discourse : Readings for Argument and Analysis, Fort Worth, Harcourt College Publishers, 2000, p. 575.
2 Voir par exemple K. R. Andrews, Trade, Plunder and Settlement. Maritime Enterprise and the Genesis of the British Empire, 1480-1630, Cambridge, Cambridge University Press, 1985.
3 Sur Hakluyt et ses missions politiques, voir Frank Lestringant, Le huguenot et le sauvage. L’Amérique et la controverse coloniale en France, au temps des guerres de religion, nouvelle édition revue et augmentée, Genève, Droz, 2004, p. 325 et suiv.
4 Pour un rappel des principales dates des grands voyages de découverte, comme des principaux récits de ces voyages, voir le tableau réalisé par Peter Hulme et Tim Youngs dir., The Cambridge Companion to Travel Writing, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 279-305.
5 Voir Linda Colley, Britons : Forging the Nation, 1707-1837, Londres, Pimlico, 2003 [1992], p. xv : « sous bien des formes, la britannicité (Britishness) fut construite et contestée après 1707 en réaction à l’expansion maritime » (je traduis).
6 Voir Michel Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 80.
7 L’équipe SEMA (Systèmes d’écriture du monde anglophone) réunit à l’ENS-LSH des anglicistes s’intéressant aux récits en prose de non-fiction dans lesquels se construit l’identité anglaise, individuelle et collective. L’équipe est rattachée à l’UMR 5611 dirigée par Sarga Moussa (CNRS), « Littérature, idéologies, représentations, xviiie - xixe siècles » (LIRE).
8 Voir notamment Jean Viviès, English Travel Narratives in the Eighteenth Century. Exploring Genres, Aldershot et Burlington, Ashgate, 2002 ; du même auteur dir., Lignes d’horizon et Lignes de fuite, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2002 et 2003. Sur l’histoire du « tourisme » littéraire anglais, voir par exemple L. Withey, Grand Tours and Cook’s Tours. A History of Leisure Travel, 1750 to 1915, New York, William Morrow, 1997 ; M. Robinson et H.-C. Anderson dir., Tourism and Literature, Londres, Continuum, 2001.
9 Michael Taussig, Shamanism, Colonialism, and the Wild Man. A Study in Terror and Healing, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1987, p. 121.
10 Voir l’ouvrage d’Alberto Moreiras, The Exhaustion of Difference : the Politics of Latin American Cultural Studies, Baltimore, Duke University Press, 2001.
11 Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard (Folio histoire), 2002, p. 16 ; George Marcus et James Clifford dir., Writing Culture : the Politics and Poetics of Ethnography, Berkeley, University of California Press, 1986 ; plus récemment, Michael Cronin, Across the Lines : Travel, Language, Translation, Cork, Cork University Press, 2000. Pour un état de la recherche et de ses postulats théoriques, voir M. B. Campbell, « Travel writing and its theory », The Cambridge Companion to Travel Writing, ouvr. cité, p. 261-278.
12 Un colloque international organisé par Frédéric Regard s’est tenu à Lyon les 22 et 23 mars 2007, dont le titre était précisément : « Unstable Zones : Self and Other in British Narratives of First Encounters » (les actes sont à paraître).
13 Johannes Fabian, Time and the Other. How Anthropology Makes Its Object, New York, Columbia University Press, 1983, p. xi, 30-33, 155-157.
14 Dans cette veine, voir par exemple T. O. Lloyd, The British Empire, 1558-1983, Oxford, Oxford University Press, 1984 ; K. Saunders, Indentured Labour in the British Empire, 1834-1920, Londres, Croom Helm, 1984 ; J. Tracy, The Rise of the Merchant Empires, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
15 Voir B. Malinowski, « The problem of meaning in primitive language », The Meaning of Meaning, C. K. Ogden et I. A. Richards dir., New York, Harcourt, Brace and World, 1923, p. 296-336. Pour les conséquences d’une « postmodernisation » de l’anthropologie depuis les thèses de Malinowski, voir R. G. Fox dir., Recapturing Anthropology, Santa Fe, School of American Research Press, 1991.
16 Voir par exemple Felix Driver, Geography Militant : Cultures of Exploration and Empire, Oxford, Blackwell, 2001.
17 Voir toutefois G. Robertson et al. dir., Travellers’ Tales. Narratives of Home and Displacement, Londres et New York, Routledge, 1994 ; Katherine Turner, British Travel Writers in Europe, 1750-1800. Authorship, Gender, and National Identity, Burlington, Ashgate, 2001 ; ou encore C. Blanton, Travel Writing : the Self and the World, New York et Londres, Routledge, 2002.
18 Deux exemples récents : The Faber Book of Exploration. An Anthology of Worlds Revealed by Explorers through the Ages, B. Allen éd., Londres, Faber and Faber, 2002, et The Explorer’s Eye : First-Hand Accounts of Adventure and Exploration, F. Fleming et A. Merullo éd., Londres et New York, Weidenfeld and Nicolson, 2005. Ces deux ouvrages proposent des récits d’exploration du xxe siècle, consacrés soit à l’espace interstellaire soit aux grands fonds marins, découvertes écartées de notre corpus pour trois raisons principales : la surprise ne vient pas d’une première rencontre avec un alter ego potentiel ; la technologie constitue un écran manifeste entre l’homme et le milieu qu’il explore ; enfin, une tradition d’écriture intime s’est perdue, pour des raisons matérielles aussi bien que culturelles.
19 Parmi les ouvrages les plus récents : E. Edson, Mapping Time and Space, Londres, The British Library, 1997 ; P. Whitfield, New Found Lands : Maps in the History of Exploration, Londres, The British Library, 1998 ; C. Delano-Smith et R. J. P. Kain, English Maps : a History, Londres, The British Library, 1999.
20 Pour les historiens, voir par exemple D. Mackay, In the Wake of Cook : Exploration, Science and Empire, Londres, Croom Helm, 1985 ; pour les géographes, voir D. Gregory, Geographical Imaginations, Oxford, Blackwell, 1994 ou J. Duncan et D. Gregory, Writes of Passage : Reading Travel Writing, Londres et New York, Routledge, 1999.
21 Edward Saïd, Orientalism, New York, Random House, 1994 [1978], p. 3.
22 Voir R. Kabbani, Imperial Fictions : Europe’s Myths of Orient, Londres, Rivers Oram/Pandora, 1986 ; K. Teltscher, India Inscribed : European and British Writing on India (1600-1800), Oxford, Oxford University Press, 1995 ; James Ryan, Picturing Empire : Photography and the Visualization of the British Empire, Londres, Reaktion Books, 1997 ; D. Cannadine, Ornamentalism : How the British Saw their Empire, Harmondsworth, Penguin, 2001.
23 Voir par exemple D. Spurr, The Rhetoric of Empire, Durham, Duke University Press, 1993 ; G. C.-L. Low, White Skins / Black Masks : Representation and Colonialism, Londres et New York, Routledge, 1996 ; B. Korte, English Travel Writing : from Pilgrimages to Postcolonial Explorations, traduction C. Matthias, Basingstoke, Palgrave, 2000. Voir également S. Mills, Discourses of Difference : An Analysis of Women’s Travel Writing and Colonialism, Londres et New York, Routledge, 1991 ; A. Blunt, Travel, Gender and Imperialism : Mary Kingsley and West Africa, New York, The Guilford Press, 1994 ; A. Mc Clintock, Imperial Leather : Race, Gender and Sexuality in the Colonial Contest, Londres et New York, Routledge, 1995 ; C. Midgley dir., Gender and Imperialism, Manchester, Manchester University Press, 1998.
24 Voir les travaux d’Alessandro Duranti et Charles Goodwin, qui ne voient pas dans le « contexte » un ensemble de formes et de contenus prédéfinis, mais un événement linguistique intersubjectif se jouant sur un terrain particulier : Rethinking Context. Language as an Interactive Phenomenon, Cambridge, Cambridge University Press, 1997 [1992], p. 2-3.
25 Voir les mises en garde de Tim Youngs dans « The importance of travel writing », The European English Messenger, 13.2, 2004, p. 58-59. Une lecture de la conquête de l’Amérique du Sud qui ne se réduise pas à l’imposition d’un pouvoir hégémonique est bien ce que tente Michael Taussig dans sa deuxième partie de Shamanism, Colonialism, and the Wild Man, ouvr. cité, p. 135 et suiv.
26 Voir John MacKenzie, Propaganda and Empire, Manchester, Manchester University Press, 1986.
27 Linda Colley, Captives : Britain, Empire and the World, 1600-1850, Londres, Pimlico, 2003 [2002], p. 357-361.
28 Voir Anthony Burgess, Shakespeare, Londres, Vintage, 1996 [1979], p. 14-15. Voir Peter Ackroyd, « But newly translated », Albion. The Origins of the English Imagination, Londres, Vintage, 2004, p. 197-207.
29 Voir Neil Whitehead, « The historical anthropology of text : the interpretation of Ralegh’s Discoverie of Guiana », Current Anthropology, 36.1, 1995, p. 59. Pour une analyse plus détaillée de cet aspect du récit de Raleigh voir l’article de Line Cottegnies dans le présent ouvrage.
30 Clifford Geertz, « Slide show : Evans-Pritchard’s African transparencies », Rarita 3, n° 2, 1983, p. 62-80.
31 Michel Foucault, Surveiller et punir : naissance de la prison, Paris, Gallimard (Tel), 1993 [1975], p. 36.
32 Thomas Kuhn, « Les révolutions comme transformations dans la vision du monde », La structure des révolutions scientifiques, traduction L. Meyer, Paris, Flammarion (Champs), 1983 [1970], p. 158-160. Voir Max Black, Models and Metaphors : Studies in Language and Philosophy, Ithaca, Cornell University Press, 1962, p. 24-47. Voir aussi Andrew Ortony, « Metaphor, language and thought », Metaphor and Thought, A. Ortony dir., Cambridge, Cambridge University Press, 1993 [1979], p. 2-5.
33 Stephen Greenblatt, Marvellous Possessions : the Wonder of the New World, Oxford, Oxford University Press, 1991, p. 14, 147.
34 Mungo Park, Travels in the Interior Districts of Africa, K. M. Marsters éd., Durham et Londres, Duke University Press, 2000 [1799], p. 45.
35 Voir Gillian Beer, Open Fields : Science in Cultural Encounter, Oxford, Oxford University Press, 1996, p. 58-59.
36 Mary Kingsley, Travels in West Africa, Londres, Phoenix Press, 2000 [1897], p. 24 et suiv.
37 Voir C. K. Zacher, Curiosity and Pilgrimage : the Literature of Discovery in Fourteenth-Century England, Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1976.
38 Sur la « masculinité » produite par les récits d’exploration, et par la « métaphore » des cartes, voir notamment Richard Phillips, Mapping Men and Empire : a Geography of Adventure, Londres et New York, Routledge, 1997, p. 18. Voir aussi Gillian Rose, « The geographical imagination : knowledge and critique », Feminism and Geography. The Limits of Geographical Knowledge, Cambridge, Polity Press, 1993, p. 62-83.
39 François Hartog, Le miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Gallimard, 2001, p. 348.
40 Voir The Journals of Captain James Cook on his Voyages of Discovery, Cambridge, Cambridge University Press, 1961 [1772], p. 549. Pour une analyse des implications d’un tel descriptif, voir l’article de Nathalie Zimpfer dans le présent ouvrage.
41 On sait l’importance ultérieure de l’outil analogique non seulement dans The Origin of Species (1859), mais aussi dans la genèse de la science évolutionniste tout au long du xixe siècle : voir Gillian Beer, Darwin’s Plots. Evolutionary Narrative in Darwin, George Eliot, and Nineteenth-Century Fiction, Cambridge, Cambridge University Press, 2000 [1983], p. 74.
42 Voir notamment le moment où Darwin hésite quant à l’humanité des Fuégiens : Journal of the Voyage of the Beagle, Londres, Dover Publications, 2002 [1843], p. 210-218. Aliyah Morgenstern avait présenté une étude détaillée des marqueurs linguistiques de cette gêne lors d’un séminaire de SEMA à l’ENS en avril 2004.
43 Voir à ce sujet, Margaret Hodgen, Early Anthropology in the Sixteenth and Seventeenth Centuries, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1964, p. 133, 279, 412-413.
44 Voir James Clifford, The Predicament of Culture : Twentieth-Century Ethnography, Literature and Art, Cambridge, Harvard University Press, 1988, p. 80. Voir aussi Stephen Greenblatt dir., New World Encounters, Berkeley, University of California Press, 1993.
45 Voir notamment A. Boon, Other Tribes, Other Scribes : Symbolic Anthopology in the Comparative Study of Culture, Cambridge, Cambridge University Press, 1982 ; P. SimpsonHousley, Antarctica : Exploration, Perception and Metaphor, New York et Londres, Routledge, 1992 ; Marie-Louise Pratt, « Imperial stylistics : 1860-1880 », Imperial Eyes : Travel Writing and Transculturation, New York et Londres, Routledge, 1992.
46 « Culture is best seen […] as a set of control mechanisms – plans, recipes, rules, instructions (what computer engineers call “program”) – for the governing of behavior » : Clifford Geertz, The Interpretation of Cultures, New York, Basic Books, 1973, p. 44.
47 John Hawkesworth, « An account of the voyages undertaken by the order of His Present Majesty for making discoveries in the Southern Hemisphere […] » [1773], Travels, Explorations and Empires, Writings from the Era of Imperial Expansion 1770-1835, Peter J. Kinson éd., Londres, Pickering and Chatto, 2001, VIII, 10. Je dois cette réflexion à la communication présentée sur le sujet par Anne Dromart lors d’un séminaire de SEMA à l’ENS en mai 2005.
48 Voir Philippe Hamon, Texte et idéologie, Paris, PUF, 1984, p. 219.
49 En avril 2004, lors de journées d’études de SEMA à l’ENS, Gérard Gâcon avait démontré comment dans Travels in the Interior Districts of Africa (1799) l’un des personnages africains, Karfa, devenait un alter ego de Mungo Park.
50 Johannes Fabian, Time and the Other, ouvr.cité, p. 107.
51 Dans un esprit proche même s’il s’agit de Jean de Léry (Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, 1578) et autres textes « genevois », voir F. Lestringant, Le huguenot et le sauvage…, ouvr. cité, p. 35, 157.
52 Voir McClintock, « Porno-Tropics », Imperial Leather…, ouvr. cité, p. 21 et suiv.
53 Johannes Fabian, Time and the Other, ouvr. cité, p. 90-93.
Auteur
Frédéric Regard, Université de Lyon, École normale supérieure Lettres et sciences humaines
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