Chapitre V
Mettre géographiquement le monde en récit
Texte intégral
1La création de nouvelles centralités et la fixation de gestes consacrés aux savoirs géographiques s’accompagnent également d’un mouvement de fixation discursive. L’enjeu consiste en effet à s’accorder sur un discours scientifique, porteur de méthodes, d’objets et d’ambitions communes. La position assumée des sociétés d’être des cautions de scientificité géographique interroge quant aux filtres établis entre l’information brute, venant des voyageurs ou diplomates, et ce qui à la sortie se trouve estampillé comme savoir géographique, à diffuser et à faire circuler. Il s’agit donc, dans une perspective croisée entre approche externaliste et internaliste de la science (Latour, 1998 ; Wallerstein, 1995), de porter le regard sur la question de la langue géographique, en tant que marqueur collectif, qui renseigne sur la manière dont on écrit alors la géographie du monde. L’enquête porte bien ici sur la langue, suivant la définition qu’en donne Ferdinand de Saussure : « La langue est l’ensemble des formes concordantes que prend ce phénomène chez une collectivité d’individus et à une époque déterminée » (Saussure, 2002 : 129). L’hypothèse ici défendue est que la mise en mots du monde, son écriture, procède aussi d’une conceptualisation des réalités géographiques. Ce qu’il importe de bien cerner ne relève donc pas du style discursif mais, comme l’écrit Jacques Rancière, de la « signature de la science » :
La signature n’est pas l’appendice personnalisé d’un discours, mais la marque de son identité, le nom propre qui met ensemble les noms propres et les noms communs, les mots et les choses, l’ordre des êtres parlants et celui des objets de connaissance. Une telle étude relève de ce que j’ai choisi d’appeler une poétique du savoir : étude de l’ensemble des procédures littéraires par lesquelles un discours se soustrait à la littérature, se donne un statut de science et le signifie. La poétique du savoir s’intéresse aux règles selon lesquelles un savoir s’écrit et se lit, se constitue comme un genre de discours spécifique. Elle cherche à définir le mode de vérité auquel il se voue, non à lui donner des normes ou à invalider sa prétention scientifique. (Rancière, 1992 : 21)
2Dans le cas de savoirs géographiques, comprendre la « signature de la science » vise donc à saisir comment s’effectue la scientifisation de la mise en récit du monde. C’est-à-dire comment l’on passe de la géographie, dans le sens de réalités géographiques, à la géo-graphie, c’est-à-dire à l’écriture de ces mêmes réalités, et selon quelles modalités se réalise cette écriture du monde. Comprendre de quoi retourne la poétique des savoirs géographiques paraît donc indispensable. L’enquête porte également sur la variabilité ou sur l’homogénéité de cette écriture dans les trois sphères de notre étude. L’hypothèse à creuser pose que les différences linguistiques et conceptuelles ne relèvent pas uniquement du facteur culturel, mais tiennent pour une part au facteur politique : à la nationalisation des pratiques répondrait une nationalisation des objets et de l’écriture de ces objets géographiques. Alors que les sociétés semblent vouloir élaborer des savoirs géographiques dans un cadre autonome et indépendant, à partir d’un Universalismusgebot, d’une injonction à l’universel, la tentation du Nationalgefühl, c’est-à-dire du sentiment national, s’exprime aussi très fortement (Schröder, 2011 : 102).
À la recherche des fondements géographiques communs
3Vouloir écrire le monde témoigne de la volonté de disciplinarisation qui anime les géographes : l’acte même de l’écriture participe en effet de la montée en discipline à l’œuvre. Cette mise en récit pose cependant question et appelle dans un premier temps la recherche de fondements communs, comme préludes à la stabilité disciplinaire. Il s’agit en effet, dans le but d’écrire au mieux les savoirs géographiques, de se mettre d’accord a minima sur les modalités et les modes de cette écriture. Cette recherche passe par trois objets principaux : inscrire l’histoire des savoirs géographiques dans un temps long, repenser la place de la cartographie, tendre enfin vers une scientificité plus grande des savoirs géographiques.
Écrire l’histoire de la discipline
4De la même manière qu’il s’agit dans le courant du premier xixe siècle de construire un récit mythique de la nation pour mieux en assurer les fondements (Thiesse, 1999), les géographes se penchent sur l’histoire de leur discipline afin de mieux asseoir sa légitimité. Dans un parallélisme saisissant avec le processus de construction nationale, ils tendent à prouver l’antériorité historique de leur discipline ainsi que ses innombrables et riches apports à l’édifice scientifique tout entier, en entreprenant de célébrer leurs propres héros et monuments.
5Cela se traduit par quelques entreprises emblématiques, comme celle d’Edme-François Jomard qui se propose de compiler une mémoire cartographique. À partir de 1828, il défend son projet de collection géographique à la bibliothèque royale et se lance en même temps dans un ouvrage d’envergure, les Monuments de la géographie. Il met plusieurs années à les publier : quelques planches sont gravées en 1842, mais il faut attendre 1862 pour que la vingtaine de planches initialement prévues paraissent (Laissus, 2004). Dans l’édition de 1862, Jomard insère cependant une petite note préliminaire, dans laquelle il revient sur l’esprit de cette entreprise :
Ayant conçu, dès 1828, lors de la création d’une Collection Géographique à la grande Bibliothèque Nationale, l’idée et le plan d’une publication des plus anciennes cartes connues, et ayant commencé, dès le même temps, l’exécution d’une entreprise qui n’est pas sans difficulté, lorsqu’en Europe personne n’avait rien annoncé de semblable : persuadé de l’utilité qu’il pouvait y avoir, pour les savants, pour les historiens, pour les amis des études géographiques, d’avoir un recueil de cartes fac-simile, où les découvertes géographiques seraient consignées de la manière la plus authentique, et, par là, les titres des peuples navigateurs mis, pour ainsi dire, au-dessus de toute discussion ; convaincu de l’avantage qu’il y aurait pour les hommes de cabinet de pouvoir consulter, sans déplacement, des monuments totalement ignorés, ou très-peu connus, dispersés dans l’Europe entière en trente endroits différents ; pensant, enfin, qu’une telle collection serait, en quelque sorte, une histoire de la Géographie écrite par elle-même, nous ne ménagions ni soins, ni correspondances, ni voyages dispendieux, afin de nous mettre en état de remplir cette tâche d’une manière satisfaisante pour le public [...]. (Jomard, 1862b : n.p.)
6L’objectif de Jomard est la redécouverte et la mise à disposition du collectif géographique d’une compilation cartographique des plus grands travaux de la discipline. La liste qui suit des vingt et une planches publiées au final montre que Jomard a arpenté tous les terrains européens, ainsi que le bassin méditerranéen, mais en se concentrant sur la période du haut Moyen Âge et de la Renaissance (du xie au xvie siècle) :
1. Globe céleste arabo-koufique en bronze du xie siècle (de la collection géographique de la Bibliothèque royale de Paris). Deux feuilles simples.
2. Globe céleste arabe en bronze, grandeur naturelle, fait à La Mecque au xvie siècle (de la collection géographique de la Bibliothèque impériale de Paris). Une feuille simple.
3. Astrolabe koufique rapporté d’Égypte (tiré de la collection de M. Marcel). Grandeur naturelle. Une feuille simple.
4. Sujets tirés d’un manuscrit florentin du xve siècle. Une feuille simple.
5. Carte itinéraire d’un pèlerinage de Londres à Jérusalem (tirée de la chronique de Matthieu à Paris, xiiie siècle, conservée au Musée britannique). Trois feuilles simples.
6. Carte militaire du Moyen Âge, représentant le théâtre de la guerre à l’époque des premières conquêtes de la république de Venise en terre ferme. Une feuille simple.
7. Carte de l’ancien Padouan (tirée de la Bibliothèque ambrosienne). Une feuille double.
8. Carte perspective italienne du xve siècle. Une feuille simple.
9. Atlas de Petrus Vessconte, de l’an mcccvviii (Bibliothèque impériale de Vienne). Une feuille double.
10. Mappemonde des frères Pizzigani, de l’an mccclxvii. Trois feuilles doubles.
11. Carte marine du xive siècle d’une famille pisane. Une feuille double.
12. Carte du Globe, par Mohammed ebn-Aly ebn-Ahmed al-Scharfy de Sfax, an 1009 de l’hégire. Deux feuilles doubles.
13. Dix mappemondes des xe, xiiie et xive siècles des bibliothèques de Turin, Leipzig, Copenhague, Londres, Paris, Reims, etc.
14. Mappemonde du xiiie siècle conservée à Hereford. Six feuilles doubles.
15. Mappemonde Martin Behaim (Hémisphère occidental – Hémisphère oriental). Deux feuilles doubles.
16. Mappemonde de Jean de La Cosa, pilote de Christophe Colomb, fin du xve siècle. Trois feuilles doubles.
17. Globe terrestre de la première moitié du xvie siècle, conservé à Francfort-sur-le-Mein. Une feuille double.
18. Cartes du xvie siècle, figurées sur une cassette de la collection Trivulei, dite Cassettina all’agemina. Une feuille simple.
19. Mappemonde peinte sur parchemin par ordre de Henri II roi de France. Six feuilles doubles.
20. Mappemonde de Sébastien Cabot, pilote-major de Charles-Quint, de la première moitié du xvie siècle. Quatre feuilles doubles.
21. Mappemonde de Gérard Mercator, Duisbour, 1569. Huit feuilles simples.
7On retrouve généralement chez les géographes de cette époque une fascination pour la période des grandes découvertes, qui constitue le plus gros des cartes sélectionnées. Par exemple, Alexander von Humboldt invite au premier rang des héros géographiques Christophe Colomb. Son héritage est revisité et largement commenté tout au long de ses ouvrages et Humboldt lui consacre d’ailleurs un ouvrage entier, Histoire de la géographie du Nouveau Continent (1836-1837). En dépit du titre très généraliste, c’est bien la figure de Christophe Colomb qui est présentée majoritairement. À travers ce livre, Humboldt vise à retracer le fil des recherches géographiques, pour leur assurer des bases aussi anciennes que solides :
En examinant les événements qui ont conduit à la découverte de l’autre hémisphère, je me suis efforcé surtout de faire voir cette continuité d’idées, cette liaison d’opinions qui rattachent la fin du quinzième siècle, à travers les prétendues ténèbres du moyen-âge, aux temps d’Aristote, d’Eratosthène et de Strabon ; j’ai voulu prouver qu’à toutes les époques de la vie des peuples, ce qui tient aux progrès de la raison, a ses racines dans les siècles antérieurs. (Humboldt, 1836-1837 : XVII)
8Il s’agit de « faire voir cette continuité d’idées » qui préside encore aux travaux contemporains ; un objectif qu’il partage avec Jomard. L’idée de continuité rejoint la volonté de faire discipline et de prouver la légitimité de le faire par une épaisseur temporelle déjà importante. Mais en se concentrant sur la figure de Colomb, on retrouve ici le socle de la Renaissance qui semble constituer l’âge d’or auquel la géographie du xixe siècle se réfère et qui lui sert de modèle. Le xve siècle, c’est-à-dire le temps des grandes découvertes et de la dilatation géographique du monde (Grataloup, 2007), fascine tout particulièrement. Peut-être les géographes du xixe siècle y trouvent-ils un certain parallélisme avec le double mouvement de conquête coloniale et de révolution des transports alors à l’œuvre, qui participe aussi à l’ouverture de l’horizon européen et au changement de « grandeur de la terre » (Besse, 2003a). Un des leitmotive de Jomard consiste, dans cette veine, à représenter l’avancée progressive des découvertes géographiques et donc à replacer les savoirs géographiques dans une perspective diachronique. Mercator représente à ce titre un des héros les plus loués : son apport à l’histoire des savoirs géographiques et de leur représentation. Les progrès réalisés en matière de projection, mais aussi de sémiologie graphique ne sont bien sûr pas étrangers au choix opéré par Jomard. La mappemonde de Mercator forme de plus le dernier opus cartographique sélectionné par Jomard dans ses Monuments de la géographie, comme s’il voulait signaler que les savoirs géographiques du xixe siècle prennent racine dans la tradition renaissante de la cosmographie.
9L’entreprise de Jomard ne se distingue pas seulement par la volonté de recréer et de redorer un passé disciplinaire. Elle contient également les indices d’une tension dans l’écriture de cette histoire, qui signalent les enjeux dont elle est investie. Jomard mentionne rapidement deux projets parallèles, celui du vicomte de Santarem, qui dès 1842 fait paraître à Paris un ouvrage concurrent (Santarem, 1842a), et celui de Joachim Lelewel qui publie un ouvrage sur la géographie du Moyen Âge (Lelewel, 1850). Celui de Lelewel ne constitue pas vraiment un danger pour Jomard, mais l’entreprise de Santarem est perçue comme une vraie menace, d’autant plus qu’elle se positionne sur le même créneau temporel. En 1842, Jomard s’offre un droit de réponse à la Société de géographie de Paris, dans laquelle il affirme sa primauté intellectuelle quant à ce projet :
Personne, dit M. Santarem, n’avait conçu cette idée ; ainsi l’auteur de cette singulière assertion oublie que la pensée de publier les anciennes cartes est émanée au sein de la Société de géographie, quinze ans au moins auparavant ; il perd de vue sa propre déclaration, qui date de plus de cinq ans. En effet, quand il communiqua, en 1842, les premières feuilles gravées de ses cartes du moyen âge, sans dire un seul mot de ceux qui avaient travaillé avant lui sur ce sujet, une vive réclamation fut faite immédiatement, et alors il déclara que loin de contester à M. Jomard la priorité de ses projets de publication il mentionnait lui-même, dans le volume destiné à accompagner son atlas, les travaux de son collègue. (BSGP, 1842, S2, T22 : 4-5)
10L’affaire pourrait être interprétée comme une simple anecdote, mais elle révèle les tensions à l’œuvre dans l’écriture de l’histoire de la discipline naissante. Celle-ci représente un tel enjeu identitaire que son appropriation fait l’objet de concurrences entre les géographes eux-mêmes, et, à travers eux, entre les nations européennes. Santarem persévère en publiant un Atlas accompagnant son ouvrage de 1842, et, entre 1848 et 1852, un Essai sur l’histoire de la cosmographie et de la cartographie pendant le Moyen Âge ; et sur les progrès de la géographie après les grandes découvertes du xve siècle. Dans ces ouvrages, il vante la primauté de la nation portugaise en termes de découvertes et se fait ainsi le champion de son pays. Écrire l’histoire de la géographie ne se réduit donc pas seulement à prendre connaissance d’un passé commun, mais permet d’inscrire dans le marbre les priorités nationales si prégnantes dans le milieu du xixe siècle. C’est bien d’ailleurs le propre de toute historiographie que d’aller au-delà d’une simple convocation du passé : celui-ci n’est jamais mobilisé par hasard, et la confrontation des entreprises de Jomard et de Santarem montre bien le caractère nécessairement partiel, car toujours partial, de ce genre d’entreprises.
L’écriture géographique est aussi cartographique
11L’enjeu de l’écriture géographique ne passe pas seulement pas le fait de s’accorder sur une histoire commune, il s’exprime également à travers le recours aux signes graphiques. Ces symboles participent aussi à la disciplinarisation des savoirs géographiques dans la mesure où ils font aussi l’objet d’un processus de normalisation (à tel signifiant est associé de manière systématique un signifié). La normalisation des usages graphiques participe aussi au « dispositif spatial de triage de l’information » sur le monde que les savoirs géographiques opèrent (Goody, 1979 : 155). Le recours à la cartographie permet à l’écriture géographique d’articuler deux modes discursifs complémentaires : un premier qui est dans l’ordre des mots et un second qui est dans l’ordre graphique.
12Car si une modalité d’écriture de la géographie semble apparemment faire consensus, c’est bien l’écriture cartographique. L’exemple des Monuments de la géographie plaide pour ce constat. Cet engouement se traduit aussi dans l’énergie dépensée par Edme-François Jomard et Carl Ritter dans la création de cabinets des cartes à Paris et à Berlin, et dans l’effort général de rendre visible les matériaux cartographiques dans les bulletins des sociétés. En dépit d’écarts parfois importants, les sociétés de géographie expriment une réelle préoccupation et un véritable attachement au support cartographique. En outre, dans les premières décennies du xixe siècle, le nombre d’atlas produits augmente considérablement, qu’ils accompagnent un texte ou soient publiés pour eux-mêmes. Ne serait-ce que dans le corpus analysé pour ce travail, les productions cartographiques représentent une part non négligeable des travaux réalisés, en particulier du côté prussien, où Humboldt et Ritter accordent une attention toute particulière à l’iconographie cartographique de leurs ouvrages et à celle des autres. Humboldt accompagne quasiment chacun ses textes, sinon d’atlas complets, du moins de cartes : il consacre un ouvrage entier de cartes et de planches à ses Vues des Cordillères et monuments des peuples indigènes (1971a) ; l’Atlas géographique et physique du Royaume de la Nouvelle Espagne (1969) et l’Atlas géographique et physique des régions équinoxiales du Nouveau Continent (1971b) suivent son périple américain ; ses Fragments de géologie et de climatologie asiatiques (1831) et son Asie centrale (1843) contiennent chacun quelques réalisations cartographiques ; enfin son Kosmos (2004) est accompagné d’un riche atlas réalisé par Heinrich Berghaus. Chaque ouvrage majeur possède donc son pendant cartographique. Cela est aussi vrai pour Carl Ritter, qui double ses ouvrages sur l’Europe (Ritter, 1804-1807) et son Erdkunde (Ritter, 1817-1859) d’atlas. L’examen des correspondances laisse apparaître que la construction des atlas réclame autant d’énergie, voire plus, que les textes. Avec son éditeur Cotta, Humboldt échange longuement et régulièrement sur cet objet, qu’il veut parfaitement soigné (Humboldt, 2009b). Cet enjeu est d’autant plus fort qu’en général, ce n’est pas Humboldt lui-même qui produit ses cartes, mais qu’elles résultent en général d’une collaboration : Arnold, Poirson, Arrowsmith, Berghaus, entre autres, participent aux ouvrages humboldtiens.
13Les cartes font aussi l’objet d’intenses commentaires dans les lieux du savoir géographique. Les bulletins des sociétés renferment de nombreux articles rapportant les progrès de la cartographie de telle ou telle région, ou vantant la réalisation de tel cartographe. Les productions cartographiques participent en ce sens pleinement de l’écriture du monde et des représentations que l’on s’en fait. La Société de géographie de Paris s’extasie par exemple, en 1834, sur les avancées de la carte de France (BSGP, 1834, S2, T1). Les réalisations d’Arrowsmith, célèbre cartographe anglais, sont particulièrement commentées aussi, surtout lorsqu’il publie son atlas la même année. Il en va de même pour le cartographe Alexander Keith Johnston, dont les productions sont universellement louées (Felsch, 2013). Ritter se fait une spécialité de commenter les avancées et nouveautés en matière de cartographie, en plus de contribuer lui-même à la production de planches. En 1832, il tire le bilan de la cartographie de la région de l’Himalaya lors d’une séance à l’Académie des sciences de Berlin, faisant la chronologie de cette entreprise à l’occasion de la parution d’un nouvel essai par Arrowsmith. Il exprime dans son intervention sa confiance dans la technique et dans le progrès infini des connaissances géographiques, dont les cartes sont le symbole :
Alors même que dans le massif européen des Alpes pourtant voisin, après pourtant l’avancée extraordinaire réalisée par un Saussure infatigable et curieux (depuis 1760), de nombreuses parties de ce système montagneux appartiennent encore aux parties inconnues de la terre, on ne peut d’aucune manière attendre qu’un massif alpin asiatique lointain et trois fois plus grand puisse être complètement exploré en si peu de temps ; et cependant après seulement un siècle de travail acharné nous nous rapprochons fortement de l’exécution complète de cette tâche. (Ritter, 1832 : 99)
[Wenn in dem Europäischen so benachtbarten Alpengebirge, selbst nach dem aussordernde Vorgange eines unermüdet wandernden und forschenden Saussure (seit 1760), noch manche Theile dieses Gebirgssystems zu den unbekannteren Erdstrichen gehören, so kann man auf keine Weise erwarten, dass ein dreimal so grosses, fernliegendes, Asiatisches, ganzes Alpengebirgsland in so kurzer Zeit ganz hätte erforscht werden könne, und erst nach einem Jahrhunderte fortgesetzter Arbeiten wird man der Lösung einer solcher grossen Aufgabe näher gerückt sein.]
14Les cartes possèdent une valeur qui va bien au-delà du symbole de l’avancée de la connaissance du monde. Elles complètent, soutiennent et prolongent l’écriture géographique et possèdent un statut propre, à la fois indépendant du texte géographique et l’enrichissant. La carte n’est ainsi pas seulement envisagée comme l’illustration des progrès géographiques ou des productions textuelles qui en résultent ; elle représente un mode d’écriture à part entière, une réalité nouvelle du monde, construite et symbolique1 (Jacob, 1992).
Affirmer la scientificité géographique
15Si à travers l’engouement historiographique et cartographique, la place des savoirs géographiques ne semble plus à démontrer, les années 1820 à 1860 visent cependant toujours à en affirmer la légitimité, en mettant en avant leur caractère scientifique. Ce besoin fait écho à l’indéfinition disciplinaire qui persiste, comme Jomard l’expose en 1847 :
Les premières questions que nous avons passées en revue sont nombreuses, et cependant il existe encore d’autres non moins importantes : par exemple, la division systématique de la langue elle-même. Sans doute le domaine de la géographie s’est beaucoup élargi par les conquêtes qu’elle a faites depuis un siècle ; cependant il faut prendre garde qu’elle n’empiète sur celui des autres sciences. Comme science exacte, elle doit se renfermer sagement dans ses limites naturelles, tout en prenant l’extension qui lui appartient par l’effet du développement des connaissances. Toutes les sciences ont besoin d’elle : il n’est donné à personne aujourd’hui de pouvoir se passer des études géographiques. L’étude des cartes, aussi bien que des traités de géographie, est aussi indispensable comme fondement de l’instruction que l’est l’étude de la grammaire pour bien apprendre les langues. (BSGP, 1847, S3, T7 : 262)
16Son collègue et correspondant britannique Jackson dresse un tableau comparable, dans une lettre qu’il envoie la même année à Jomard :
Vous connaissez mes opinions sur le sujet des notations géographiques ; je suis fermement convaincu que la géographie n’atteindra jamais ce but qu’elle mérite, comme une des sciences les plus importantes, tant que son langage ne sera pas régulièrement systématisé. […] Ce dont nous avons maintenant besoin, c’est de construire un bel et complet édifice avec les abondants matériaux réunis jusqu’à ce jour. Afin d’obtenir cette parfaite symétrie et cet entier arrangement des parties, sans lesquels un édifice né peut avoir ni convenance ni beauté, il est nécessaire, avant tout, de choisir et de classer les matériaux que l’on a à élever : tant que cet arrangement ne sera pas fait, nous continuerons de réunir des objets hétérogènes en une masse informe et d’une inextricable confusion. (BSGP, 1847, S3, T8 : 81)
17De part et d’autre de la Manche, le constat est donc analogue. La géographie doit passer du stade de l’accumulation des savoirs géographiques à leur mise en ordre et à leur analyse et interprétation. Sortir de la « confusion » et parvenir à un « édifice » solide et visible, tel est l’objectif à atteindre pour les deux représentants des sociétés parisienne et britannique. Il faut donc « penser » et « classer » les matériaux collectés, pour reprendre l’expression de Georges Perec (2003). Cette volonté se retrouve également dans la capitale prussienne, quand en 1853, alors que la société berlinoise opte pour une nouvelle formule de bulletin, sous la forme d’un vrai journal, son secrétaire Gumprecht associe ce changement éditorial à une évolution épistémologique : la mise en œuvre d’une plus grande scientificité dans la géographie prussienne. Il l’exprime en des termes tout à fait semblables à ceux de ses confrères londonien et parisien :
Grâce à la grande richesse de la ressource littéraire qui s’épanouit en ce moment à Berlin, il devrait être au contraire possible d’agir pour la science d’une manière autre et pas moins utile, à savoir à travers une compilation méticuleuse, une comparaison et une critique du matériau géographique. (BGFE, 1853, S3, T1 : 2-3)
[Bei dem grossen Reichthum litterarischen Hülfsmittel, dessen sich in Berlin jetzt erfreut, dürfte es dagegen der Zeitschrift besonders möglich sein, auf eine andere und nicht weniger nützliche Weise, nämlich durch eine gewissenhafte Zusammenstellung, Vergleichung und Kritik des geographischen Materials, für die Wissenscheft zu wirken.]
18Il faut faire passer la multitude des savoirs géographiques à travers le tamis de la scientificité, via une méthode tout à la fois synthétique, comparatiste et critique, pour produire de la géographie. L’intervention de Gumprecht, tout comme l’échange entre Jomard et Jackson, plaide donc pour la disciplinarisation, pour reprendre l’expression foucaldienne (Foucault, 1969, 1975), des savoirs géographiques.
19Pour atteindre cette montée en discipline, les géographes se positionnent sur le registre de l’objectivation des savoirs et de leurs discours. L’argumentaire doit relever de la démonstration, de la preuve et aussi de la prudence. La progression se fait pas à pas, avec l’infirmation ou la confirmation d’hypothèses successives. Quelques exemples de formulation éclairent cette modalité d’écriture :
La méthode, d’après laquelle cette partie spéciale des sciences naturelles de l’observation sera organisée, est celle qui de manière très parlante est appelée la réductrice, dans le sens d’objective, celle qui cherche à faire ressortir les principaux types d’organisation de la nature et, de cette façon, à construire un système de la nature, dans lequel elle montre les traces des relations qui construisent l’essence de la nature. (Ritter, 1852 : 23, je souligne)
La règle essentielle, laquelle doit assurer sa vérité au tout, est celle-ci : avancer de l’observation à l’observation, et pas de l’idée ou de l’hypothèse à l’observation. (ibid. : 27, je souligne)
[Die Methode, nach welcher dieser specielle Theil beobachtender Naturwissenschaft angeordnet wurde, ist diejenige, welche sehr bezeichnend die reducirende, als die objective, genannt worden ist, die den Haupttypus der Bildungen der Natur hervorzuheben und dadurch ein natürliches System zu begründen sucht, indem sie den Verhältnissen nachtspürt, die im Wesen der Natur selbst gegründet sind.]
[Die Grundregel, welche dem Ganzen seine Wahrheit sichern soll, ist die : von Beobachtung zu Beobachtung, nicht non Meinung oder Hypothse zu Beobachtung fortzuschreiten.]
Puisque nous ignorons presque tout encore sur les courans qui coulent vers le centre de l’Afrique septentrionale, nous devons partir du Nil inférieur, où la science a pénétré avec ses instruments. De là nous remonterons de proche en proche jusqu’au point où nous pourrons parvenir. (Jomard, 1825 : 5, je souligne)
Il ne paraît donc pas exister à l’occident et à cette distance du royaume du Bornou, de montagnes élevées comparables à celles de l’Atlas, ni même de hauteurs dignes d’être mentionnées ; et par conséquent, il ne peut en sortir de rivières dont le niveau soit assez élevé pour qu’elles s’écoulent dans le Nil. (ibid. : 19)
De plus, dans le but que rien ne soit omis qui puisse exercer une quelconque influence, la structure topographique du bassin, et en particulier l’aspect, la hauteur, la position et la nature des collines dans les environs immédiats du lac, s’il y en a ; ou, sinon, leur absence devront être consciencieusement notés. / Il serait inutile d’ajouter que le plus d’observations il y a en nombre, le mieux cela est ; et le plus qui peuvent être faites simultanément et le plus satisfaisant sera le résultat. (Jackson dans BRGS, 1833, T3 : 274)
[Moreover, in order that nothing may be omitted which can be supposed to exercise any influence, the topographical structure of the bassin, and particularly the aspect, height, position, and nature of the hills in the immediate vicinity of the lake, if there by any ; or, otherwise, their absence must be carefully noted. / It were needless to add, that the more numerous the observations the better ; and the more that may be made simultaneously, the more satisfactory will be the result.]
20Ces trois séries de citations font ressortir quelques grands principes de scientifisation de l’activité et du discours géographiques. Tout d’abord, les trois géographes en question appellent à une objectivation des démarches et de l’argumentaire géographiques, tout en nuançant cet objectif exigent par la notation du caractère contingent et partiel des connaissances. Tous les trois mettent en effet en avant la progressivité des faits géographiques, leur construction diachronique et donc leur évolution temporelle possible. Enfin, pour être considéré comme véridique, l’argumentaire géographique se doit de convoquer la comparaison des faits dans leur singularité, pour parvenir ensuite à une généralisation : Ritter fait passer les hypothèses après l’observation ; Jackson demande une multiplicité d’observations ; Jomard avance avec prudence. La démonstration s’appuie sur une logique pleinement idiographique, le singulier devant amener, par cumulativité, comparaison et confrontation à une montée en généralité et donc à l’établissement de lois. La prudence est de mise, les faits et l’observation devant être les seuls éléments capables de participer à la construction d’un savoir géographique. L’intention de scientificité de la discipline s’appuie donc sur les faits et rien que les faits, les géographes reléguant toute intuition ou conjoncture hors du champ disciplinaire. Ainsi s’affirme l’ordre d’une scientificité des savoirs géographiques.
21Cette scientifisation demande une nécessaire standardisation de la mesure et de l’écriture du monde. La fixation des standards de mesure n’intervient certes que dans la deuxième moitié du xixe siècle2, mais alors que les géographes s’échinent à mettre le monde en ordre, en lieux et en mots, cette interrogation apparaît déjà comme un fil conducteur de ces décennies. Dès les années 1820, l’on s’interroge en effet sur « le manque d’unité des mesures » (« die mangelnde Einheit der Maße », Schröder, 2011 : 92). Ces réflexions interviennent alors que surgit justement un engouement général pour la question de la mesure. Dans un moment de constitution de cadres scientifiques, le positivisme s’impose peu à peu comme un gage de scientificité : il faut non seulement couvrir l’ensemble du monde du regard, mais encore le mesurer dans toutes ses dimensions. Les bulletins des sociétés de géographie regorgent ainsi de discussions sur les différentes façons de relever des données barométriques, hypsométriques, thermiques, etc. Les bulletins de la Gesellschaft für Erdkunde zu Berlin se distinguent par un intérêt particulièrement vif pour ces questions : environ un tiers des articles est consacré au rapport d’entreprises de mesures et de considérations méthodologiques sur ce sujet, alors que cela reste plus sporadique pour les Français et les Anglais. Mais dans les trois pays se développe le même souci de s’accorder sur les unités de base de la mesure du monde. Cette recherche résonne avec l’instrumentation de plus en plus grande du monde, mais bute sur les réalités nationales, et surtout sur les concurrences internationales de plus en plus prégnantes. En 1833, Costaz propose par exemple à la Société de géographie de Paris un mémoire sur la façon d’exprimer de façon absolue les hauteurs géographiques et il plaide pour une uniformisation de leurs modes d’écriture, qui dépasserait les contingences culturelles et politiques :
Chaque nation, on peut même dire chaque observateur, a voulu évaluer avec ses mesures particulières. Les uns les ont énoncées en mètres, d’autres en toises, d’autres en pieds, soit français, soit anglais, soit du Rhin, soit de Russie, etc. Il en est résulté une diversité, pour ne pas dire une confusion nuisible aux progrès de cette partie intéressante de la géographie et qui les a beaucoup retardés. (BSGP, 1833, S1, T19 : 66)
22Il propose un remède à cette difficulté, qui permettrait une utilisation universelle des mesures :
Les grands nivellemens entrepris pour les travaux publics pourraient être exprimés dans la même langue avec toute la précision possible, si on avait soin de les lier à un ou plusieurs points dont les altitudes seraient connues. Alors les nivellements faits dans toutes les parties du monde par les ingénieurs de toutes les nations, seraient immédiatement comparables. (ibid. : 73-74)
23Mais le positionnement du côté de l’universel n’est pas encore tout à fait assuré, ni assumé, comme le constate David N. Livingstone :
Dans tout ceci, la standardisation est nécessaire pour triompher par-delà le local, pour unir le monde et pour l’assembler à partir d’unités de mesure standardisées. (Livingstone, 2003 : 177)
[In all these, standardization is needed to triumph over the local, to gather the world together, and to reassemble it from standardized units of measurement.]
24Bien que cette entreprise de standardisation reste vers 1840 largement incomplète, elle soulève tout du moins des ambitions, comme celle que Jomard propose dans son Mémoire sur l’uniformité à introduire dans les notations géographiques de 1847 :
Ce n’est pas le lieu de proposer ici un remède à la confusion, un fil qui guide sûrement dans cette espèce de labyrinthe inextricable ; il appartiendra à d’autres de rechercher et d’établir une langue commune dans l’expression des distances. D’ailleurs, quelque importante que soit cette unité itinéraire, elle ne constitue qu’une faible partie de la réforme qui est devenue nécessaire ; c’est un travail d’ensemble que les géographes, et le public européen tout entier, doivent désirer et appeler de tous leurs vœux. (BSGP, 1847, S3, T7 : 253)
25Jomard situe ce problème dans sa généralité : la question d’une « langue commune dans l’expression des distances » ne vaut pas tant pour elle-même que comme une partie de la réforme globale à apporter à la géographie. À ce titre, il se borne donc à poser les priorités, formulées en six points : choisir un méridien, et un seul ; adopter une mesure commune pour les sondes en mer ; fixer la notation hypsométrique ; simplifier et unifier les divisions des océans, pour les navigateurs ; déterminer les branches des fleuves et des rivières et donc leurs sources véritables (cette priorité faisant écho aux recherches sur le Nil qui font alors florès) ; s’accorder sur une orthographe et une nomenclature uniques. Ainsi tout est lié pour Jomard : de la nomenclature aux concepts en passant par les mesures diverses et les modalités de représentation graphique :
La description graphique des lieux de la terre, ou le tracé, le dessin des cartes, n’ont pas moins besoin d’une amélioration, c’est-à-dire de l’adoption de quelques règles générales. Il est vrai que le dessin, comme tous les beaux-arts, est une langue universelle ; mais celui de la géographie est à part ; il repose presque en totalité sur des conventions. Depuis les projections de toutes sortes jusqu’aux signes topographiques, tout est soumis à des conventions pour ainsi dire artificielles ; aussi le plus grand arbitraire y règne-t-il dans le mode d’expression du terrain. L’ingénieur, le dessinateur, le graveur se servent de procédés très variables ; aucun de ces modes n’a encore résolu le difficile problème qui consiste à représenter exactement le relief et la forme du sol ; et d’abord il faudrait régler un point qui est resté douteux : le choix de l’emploi de la lumière oblique et celui de la lumière verticale. On produit de sérieux arguments en faveur de l’un et de l’autre mode. (ibid. : 258)
26La question de la mesure de la terre trouve des incidences à toutes les étapes de la chaîne d’information géographique, depuis l’amont lors du recueil des données qui doivent permettre, en aval, de représenter les résultats et donc d’avancer le tableau général du monde. Pourtant, l’universalité essentielle de ce projet trouve des obstacles dans les frontières nationales qui s’érigent de plus en plus en carcans scientifiques. C’est bien le constat fait dans cet article de 1851, qui prouve que l’imposition de standards internationaux est une lutte dans la durée et surtout que les géographes en ont une pleine conscience :
Le plus grand obstacle à surmonter est le sentiment d’amour-propre national qui porte les gouvernements à vouloir imposer leur premier méridien aux autres États. L’Angleterre offre celui de Greenwich ; l’Espagne, celui de Cadix ; la Russie, l’observatoire de Pulkowa ; les États-Unis, le capitole de Washington. Dans aucun de ces pays, on ne veut faire usage du méridien de Paris ; et les Français, de leur côté, n’ont aucun motif de préférer Londres à Berlin ou Vienne à Saint-Pétersbourg. La solution du problème dépend donc complètement du choix d’un méridien qui n’éveillerait aucune susceptibilité nationale. (BSGP, 1851, S4, T1 : 199)
27Les susceptibilités nationales se mettent donc en travers de la volonté des géographes de construire une langue universelle, en particulier en matière de standardisation de la mesure et de la description du monde. Marqués ou non du sceau du pouvoir, les fondements de la nouvelle discipline semblent à tout le moins pris dans un balancement entre une volonté de bâtir un universel scientifique et la manifestation de particularités nationales. La question des fondements de l’écriture géographique révèle donc un premier niveau d’hétéronomie entre universel et national.
Les périmètres et objets de recherche
Actualiser la carte (des ressources) du monde
28Le but des géographes réside avant tout dans l’actualisation des connaissances sur le monde. Les discussions lors des séances des sociétés, ainsi que le contenu des bulletins et des revues spécialisées, sont en effet essentiellement consacrés à relayer et diffuser les informations qui parviennent du monde entier. Proportionnellement, ce genre de contribution représente en général plus de 80 % des productions géographiques des sociétés. Si certains géographes développent des réflexions sur la langue ou les concepts de la nouvelle discipline, la majorité semble encore en faire l’économie et se concentrer uniquement sur le développement des informations géographiques. D’ailleurs, le souci des cadres de pensée ne se développe qu’à partir des années 1840, comme les remarques de Jackson à Jomard en témoignent (voir supra).
29En se penchant sur les objets de prédilection des géographes, cette actualité se caractérise cependant par une certaine sélectivité. Certes, c’est bien le monde entier que l’on cherche à donner à voir, mais un monde qui apparaît de manière déformée. Une analyse statistique de deux parutions éclaire cette constatation : les Nouvelles annales des voyages, revue qui paraît dès 1819 à raison de quatre numéros par an et donne une vision assez globale de la géographie à la fois française et européenne (figure 10) ; elle est complétée par une analyse des volumes de la Royal Geographical Society parus pendant cette période (figure 11)3.
Figure 10. Analyse des numéros des Nouvelles annales des voyages par aire régionale, 1819-1865.

Figure 11. Analyse des bulletins de la Royal Geographical Society par aire régionale, 1831-1840.

30En analysant rapidement ces deux figures et en les comparant aux bulletins des sociétés française et prussienne, il apparaît tout d’abord que les géographes prennent bien en charge le monde dans son ensemble. Toutes les aires régionales et continentales sont plus ou moins représentées, mais l’intérêt géographique s’étend bel et bien jusqu’aux confins de la planète, les régions polaires faisant même l’objet de quelques articles. Cela rejoint l’ambition universaliste clamée par les trois sociétés, qui trouve donc une traduction directe dans la couverture complète du monde.
31Pourtant, l’analyse précise des contenus des nouvelles tribunes révèle certains espaces de prédilection. Toutes les régions du monde ne font pas l’objet d’une égale curiosité. Un premier gradient apparaît dans l’analyse des Nouvelles annales des voyages entre l’Europe et le reste du monde. Dès les premiers bulletins de la société parisienne, un distinguo est aussi opéré entre l’Europe et les autres continents, qui ne sont explorés et examinés que grâce à « l’esprit de civilisation » (BSGP, 1825, S1, T4 : 267). Du côté prussien, s’exprime cette même idée de civilisation, Ritter évoquant « l’âme des peuples de culture » (« der Seele der Cultur-Völker », BGFE, 1833, S1, T1 : 3). La géographie est pour lui une activité de culture qui sépare de fait le continent européen des autres parties du monde. Ritter consacre d’ailleurs un essai au découpage continental du monde en 1826, dans lequel il met clairement en relation la position relative de chaque continent et le niveau de développement et de ressources dont il dispose4. Des côtés français comme prussien, le reste du monde est donc pensé, dans une perspective morale et civilisationnelle, comme un négatif de l’Europe, dans une logique de soustraction, ce qui donne lieu encore à une prédominance du Vieux Continent dans les bulletins des sociétés. Au contraire, côté britannique, domine d’avantage une vision opportuniste : les autres continents ne sont pas à la marge. Le reste du monde est l’espace de tous les possibles et de toutes les découvertes futures. Et de fait, les articles britanniques insistent en général largement sur les ressources existantes, comme cet article du premier tome portant sur Panama :
Les productions végétales de l’Isthme sont des plus luxuriantes ; et en termes de vigueur ou de variétés de bois, d’après l’opinion de M. Lloyd, elles supportent la compétition avec n’importe quelle autre partie du monde. (BRGS, 1831, T1 : 71)
[The vegetable productions of the Isthmus are most luxuriant ; and in the viguour and the varieties of its woods its challenges competition, in Mr. Lloyd’s opinion, with any other part of the world.]
32Toutes les parties du monde se valent, à partir du moment où elles soutiennent la « compétition » et ont quelque chose à offrir. Cela explique aussi pourquoi dans les bulletins britanniques, l’Europe est en bonne place mais ne domine pas autant l’attention qu’en France ou en Prusse.
33Une région du reste du monde attire cependant particulièrement l’attention, à parts égales avec l’Europe dans les trois aires : l’Afrique. En ce qui concerne ce continent, l’attraction est d’un autre ordre : ce sont les mystères de la nature qui attirent les voyageurs. Le continent africain représente en effet au début du xixe siècle non seulement une des principales zones aveugles du monde, qu’il s’agit de révéler, mais encore le territoire de toutes les énigmes géographiques. L’affaire Caillié-Laing illustre dès 1828 la fébrilité qui accompagne le percement des secrets de l’intérieur du continent. Plus globalement, toute information africaine figure dans les bulletins des sociétés de géographie, spécialement pour la parisienne : les discussions sont saturées d’Afrique. Jomard figure parmi l’un des animateurs les plus actifs de cette question. Après sa participation à l’expédition d’Égypte, il s’érige en spécialiste du continent et développe un réseau de correspondances très précieux pour recueillir des données nouvelles. Les consuls français de Tanger ou de Damiette lui fournissent de très nombreux rapports, qu’il complète avec les données rapportées par les voyageurs eux-mêmes. Parmi les principales énigmes, la situation précise des sources du Nil et le cours du Niger retiennent particulièrement l’attention : ces deux questions forment le fil rouge des questionnements pour la période 1820-1860. Dans les années 1820, la grande question est celle de la communication entre le Nil et le Niger, ou Nil noir.
34La carte des intérêts géographiques des trois sociétés fait apparaître les objets pris en charge en fonction de chacune d’elles et révèle ainsi des spécificités nationales en termes de curiosités géographiques (figure 12).
Figure 12. Intérêts géographiques des trois sociétés de Paris, Berlin et Londres, 1820-1840.

35Du côté britannique, on retrouve une répartition un peu différente par rapport aux deux autres sociétés. Le continent européen est en retrait, alors que s’observe une polarisation déjà importante vers les espaces coloniaux, l’empire alors en expansion. L’Asie du Sud-Est, avec l’Inde et les comptoirs chinois, sont bien représentés, de même que l’Océanie, avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande, alors que cette région apparaît à peine pour les sociétés berlinoise et parisienne. À partir de 1837, c’est la région du Proche-Orient qui suscite l’intérêt, alors que les Britanniques tentent de prendre pied dans cette partie du monde. Une certaine concordance apparaît donc entre contexte politique et géopolitique et centres d’intérêt des géographes. Du côté français, l’Afrique reste la grande affaire tout au long de cette période, d’autant plus alors que la conquête de l’Algérie est lancée. La concurrence qui s’exerce avec les Britanniques ne manque pas non plus de susciter l’intérêt, ainsi que le prouve l’épisode de Tombouctou en 1828. La décision prise par Louis-Philippe, en 1840, d’assurer définitivement une présence coloniale en Algérie accentue ensuite largement cette tendance5. Le terrain asiatique est également toujours bien présent. Du côté berlinois enfin, les orientations sont moins dessinées, pour plusieurs raisons. La société dispose tout d’abord de moins de moyens, financiers et matériels, et en outre l’horizon prussien n’est pas encore ouvert au colonialisme. Les bulletins de la Gesellschaft für Erdkunde zu Berlin mettent aussi à jour des traits communs avec les deux autres espaces : l’attrait pour l’Afrique est partagé, de même que celui pour le Proche et Moyen-Orient. L’Asie est en revanche un peu moins présente, sans doute faute de points d’appui coloniaux.
36Les géographies du monde dessinées par chacune des sphères diffèrent donc légèrement, suivant les intérêts politiques et coloniaux se développant alors, mais malgré tout, les mêmes espaces font toujours l’objet de l’attention géographique. Et une absence d’intérêts politiques ou économiques ne signifie donc pas nécessairement une absence du champ géographique. L’orientation coloniale ne conditionne donc pas absolument les objets d’étude des géographes, même si elle s’affirme. À cet enjeu s’associent souvent les enjeux économiques, dont l’importance se confirme avec le courant libéral qui traverse alors l’Europe. Les géographes se tournent vers de nouveaux objets, de nature économique. Cela explique en grande partie pourquoi les regards se dirigent de plus en plus vers l’Amérique du Sud, continent sur lequel les Britanniques essaient notamment de prendre pied par des entreprises minières, l’Asie bien sûr et le Proche-Orient. De manière collective, on reconnaît progressivement le droit aux questions économiques de citer en tant qu’objets géographiques. C’est le sens du discours du comte de Montalivet, président de la Société de géographie de Paris, en 1834 :
Ainsi, à vos yeux comme aux nôtres, il ne faut pas que la science géographique offre seulement un guide sûr, au voyageur dans ses explorations, et au général d’armée, dans ses opérations stratégiques, mais encore elle doit évaluer, dans l’intérêt du commerce et de la propriété, la mesure de la vitesse et de la pente des eaux dans les bassins de diverses grandeurs, qui forment le relief de notre sol, et déterminer la direction et la nature des divers terrains qui les composent ou les séparent : étude nationale et féconde, où viennent prendre place successivement tous les résultats utiles à l’ouverture des communications, à l’exploitation des mines, à la rapidité du transport, à la réalisation des desséchemens, et par conséquent à tout ce qui intéresse au plus haut degré la prospérité publique, à tout ce qui est le plus propre à en vivifier les sources. (BSGP, 1834, S2, T2 : 275)
37À travers ces quelques lignes, Montalivet place les savoirs géographiques sur le registre économique, en plus du registre stratégique et exploratoire. Les géographes doivent à ce titre autant servir la connaissance objective du monde que la « prospérité publique », sous-entendue nationale. Et de fait, les expériences des géographes du corpus laissent entrevoir une implication, voulue ou subie, plus systématique sur ces questions. En 1829, Alexander von Humboldt doit par exemple servir les intérêts russes en cherchant pour le tsar Nicolas Ier des diamants et de l’or dans le massif de l’Oural (Péaud, 2012). Pour prendre un autre exemple côté français, lorsque la même année Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent s’embarque au nom du ministère de la Guerre vers la Morée, la libération du peuple grec ne suffit pas à cacher les intérêts commerciaux de l’expédition (Ferrière, 2009). Les enjeux économiques modèlent donc de plus en plus les préoccupations géographiques.
La « nation », objet géographique ?
38Les enjeux coloniaux et commerciaux interrogent aussi la part faite aux objets proprement politiques. On retrouve ici les partitions observées plus haut. Alors que le congrès de Vienne, qui a eu lieu en 1815, consacre une nouvelle organisation politique de l’Europe, les géographes ne sont pas en reste pour questionner la situation du Vieux Continent. Une différence d’analyse apparaît entre l’Europe, entendue au sens large et comprenant une partie du bassin méditerranéen, et le reste du monde : alors que l’Afrique, l’Asie et l’Amérique sont convoquées pour satisfaire à la curiosité géographique universelle, partiellement orientée par des intérêts économiques et / ou coloniaux mais centrée sur l’actualisation de la connaissance du monde, l’Europe, dont la géographie est déjà connue, intéresse autrement. Les géographes se penchent en effet sur la création des États-nations et sur la question plus générale de la réalisation nationale. La convocation d’objets politiques passe par deux types de préoccupation.
39D’une manière générale, les savoirs géographiques intègrent de plus en plus les avancées des relevés topographiques réalisés nation par nation et s’intéressent aux résultats scientifiques obtenus par l’action militaire. Cette thématique est très présente dans les bulletins des sociétés de géographie ou dans la correspondance qu’entretiennent Ritter et Humboldt par exemple, qui évoque souvent les actions de l’état-major. Les entreprises cartographiques sont ainsi au centre des discussions sur l’espace national. Dans sa revue Annalen der Erd-, Völker- und Staatenkunde, Berghaus consacre une rubrique entière aux questions géodésiques, dans laquelle de nombreux articles font écho aux différents nivellements réalisés dans le monde mais aussi au sein de la sphère allemande. En 1836, il donne par exemple les résultats d’une série de nivellements barométriques en Thüringe ; une autre fois, c’est la Prusse qui est concernée (Berghaus, 1830-1843). Au croisement entre curiosité universelle, où les connaissances s’affinent et se renouvellent avec l’amélioration des instruments, et recentrement sur l’espace national, ces opérations possèdent le même statut que les relevés réalisés dans l’empire britannique (Edney, 1997). Elles ne diffèrent que par l’échelon de travail, qui est alors national, et qui tend à prendre une place essentielle : la proportion d’articles consacrés au continent européen, en légère mais constante augmentation, en témoigne. Du côté britannique, l’intérêt pour ces opérations est aussi grand, puisque l’empire apparaît comme un prolongement de l’espace national. Les différents relevés excitent la curiosité de la Royal Geographical Society qui leur consacre un certain nombre d’articles, comme celui de Jervis, un capitaine de l’armée britannique et ingénieur, en 1837 :
Un récit résumé et populaire de l’origine, du progrès et de l’état actuel des relevés entrepris sous les auspices de l’honorable East India Company a indubitablement été considéré comme un desiderata par tous ceux qui s’intéressent aux découvertes géographiques ; d’autant plus que les résultats ont récemment été présentés au public et ont naturellement soulevé quelques questions sur les méthodes utilisées et le degré de confiance que l’on peut accorder à ce qui est ici soumis à la critique. (BRGS, 1837, T7 : 127)
[A summary and popular account of the origin, progress, and actual state of the surveys carrying on under the auspices of the Honourable East India Company, has doubtless been considered a desideratum by many who are interested in geographical discovery, more especially as the results have recently been brought before the public, and have naturally suggested some inquieries as to the methods pursued, and the degree of confidence to be placed in what has been this submitted to its criticism.]
40Les questions de méthode et d’instrumentation du monde rejoignent ainsi la préoccupation d’une continuité de la connaissance du territoire national, voire impérial (Headrick, 1981).
41Un autre intérêt s’articule à cette préoccupation. Les géographes développent en effet de plus en plus dans leurs travaux des interrogations sur les formes du pouvoir, et en particulier sur la réalisation nationale ou les mouvements nationalistes à l’œuvre en Europe ou à proximité. Deux exemples situés du côté français semblent révélateurs de cet intérêt : le tableau européen produit par Conrad Malte-Brun au début des années 1820 et la passion d’Edme-François Jomard pour le développement égyptien. Malte-Brun publie en 1821 un Tableau politique de l’Europe au commencement de l’an 1821. Ce texte étonne d’abord par la virulence du ton et des convictions défendues. Malte-Brun, pourtant royaliste, y prend en effet fait et cause pour les mouvements révolutionnaires qui s’éveillent dans l’Europe entière : il dénonce les exactions commises par le code des Cortès en Espagne, s’enthousiasme pour la révolution avortée à Naples, et soulève même la question de l’indépendance belge. Au-delà du récit de ces différents épisodes, les analyses proposées s’articulent toutes autour de la question de la nation, qui revient sans cesse. À propos par exemple de la situation napolitaine, Malte-Brun écrit :
Rien n’annonçait, rien ne motivait à Naples une révolution violente, puisque tout y marchait vers une régénération paisible sous les auspices de l’autorité légitime. Mais un foyer commun brûlait sous toute l’Italie, et ceux qui en dirigeaient l’activité choisirent Naples pour théâtre de la première explosion. Ce foyer était celui de l’esprit italien, suscité par le spectacle des grands événemens du dernier quart de siècle et exalté par les efforts d’une franc-maçonnerie politique, la société des carbonari. « Pourquoi ne sommes-nous pas une nation ? » […] Nous n’avons pas dissimulé, dans notre précédent Tableau, que nous regardons comme juste et légitime ce vœu de l’Italie. (Malte-Brun, 1821 : 28-29)
42Même si les modalités de mise en place d’un cadre politique italien tel que suggéré par les Carbonari ne satisfont pas Malte-Brun, qui demande le maintien des autorités légitimes déjà en place, la nation – l’État-nation – s’est en effet imposée comme cadre de pensée de l’organisation politique européenne, et comme objet d’intérêt scientifique. Bien plus, la nation apparaît comme un idéal vers lequel tendre, comme le prouvent les commentaires donnés sur la situation napolitaine. Cet horizon national à la mode européenne constitue un modèle pour nombre de géographes, comme Jomard, qui donne une lecture de l’Égypte de Méhémet Ali tournée vers le Vieux Continent. Depuis son retour de l’expédition d’Égypte, Jomard consacre une bonne part de son énergie à suivre l’actualité égyptienne et à se battre pour que le pays se développe. Il organise par exemple la venue de jeunes Égyptiens en France, afin qu’ils se forment dans les plus grandes écoles. Régulièrement, il donne des nouvelles du pays dans le cadre des sessions de la Société de géographie de Paris, informant des progrès et des difficultés auxquels l’Égypte doit faire face. Son discours se réfère constamment à l’Europe, qui fonctionne comme un idéal à atteindre et à étendre à ses pourtours méditerranéens. Jomard ne se leurre pourtant pas sur la situation du pays, comme il l’écrit dans son Coup d’œil sur l’Égypte (1836) : « Personne n’ignore que l’ancien gouvernement de l’Égypte était le plus despotique et le plus violent qui existât, sans avoir les avantages de l’unité » (Jomard, 1836 : 19). Malgré ses réserves, il s’enthousiasme pour tous les progrès qui ont été faits depuis que les Anglais ont été repoussés, en 1807. Ces progrès entraînent l’Égypte vers un développement économique, culturel et politique, qui peu à peu la font ressembler aux modèles européens – et français : « Si l’Égypte manque encore des institutions qui caractérisent la civilisation européenne, elle n’est pourtant pas entièrement dépourvue de ces assemblées où sont accueillies les plaintes des sujets [...] » (ibid. : 22).
43L’Europe, considérée comme l’espace porteur d’une civilisation modèle et à reproduire, constitue donc toujours le point de la comparaison. Et le cadre national s’impose comme un idéal à atteindre. Du côté britannique, l’idée de nation voyage aussi dans le reste du monde. La géographie politique des colonies importe aussi, dans la mesure où il s’agit d’assurer le prolongement et la continuité du royaume britannique par-delà les mers. L’idée de nation se transmet à la fois au niveau de l’empire, dont il faut assurer la cohérence, mais également au niveau de chaque colonie (BRGS, 1831-1840). Les questions politiques s’imposent donc peu à peu comme objets pris en charge par les géographes. Cette tendance se renforce dans les années qui suivent, alors que le processus colonial s’accélère.
Question de langue : comment dire les réalités géographiques ?
Toponymie locale contre souveraineté nationale : traduire ou ne pas traduire ?
44Identifier des périmètres d’objets et des fondements à l’écriture de la nouvelle langue géographique sont deux enjeux majeurs dans les premiers temps de la disciplinarisation géographique, rejoints par un troisième : celui de la langue à adopter. Trouver le ton juste de l’écriture des savoirs géographiques suppose aussi de s’accorder sur la langue utilisée. Dans ce cas, choisir ou non de garder les toponymes locaux dans les travaux géographiques est une question que les géographes se posent avec acuité. Dans cet enjeu, se trouvent en balance l’universalité de la langue géographique, avec l’idéal d’une compréhension partout et par tous, et la démonstration, sinon le respect, de la différence, de l’altérité, de ce qui finalement fait le sel des savoirs géographiques.
45Dès sa fondation, la Société de géographie de Paris semble avoir conscience du problème, puisqu’en 1824, elle publie un recueil de mots choisis, utiles aux voyageurs, « propre[s] à les guider et à faciliter la compréhension des vocabulaires dans les langues des pays qu’ils parcourent lorsque ces langues sont inconnues » (BSGP, 1824, S1, T1 : 272). Aider à la compréhension des voyageurs sur le terrain est une chose, mais qu’en est-il des toponymes employés dans les articles et les ouvrages des géographes, à l’aval du travail de recueil des explorateurs ? La société parisienne pose ce problème l’année suivante :
Point de doute en effet qu’il ne fût très utile à chaque nation de trouver dans les dictionnaires géographiques de sa langue la manière de prononcer les noms de lieux étrangers. Mais ce vœu peut-il être satisfait ? Pourra-t-on parvenir à figurer jamais, d’une manière approchante, la prononciation locale ? Ne vaudrait-il pas mieux donner, à côté de sa traduction, le nom original lui-même dans les caractères de la langue du pays ? On pourrait varier pour le sens et la prononciation ; mais au moins le nom primitif, auquel l’œil serait bientôt accoutumé, resterait immuable. Le premier avantage qu’on obtiendrait de cette méthode, serait de ne plus être exposé, comme il est arrivé souvent, de créer autant de pays qu’on rencontrait de noms différemment écrits. (BSGP, 1825, S1, T3 : 148)
46La société londonienne penche aussi pour plus d’importante accordée aux toponymes locaux, par exemple lorsqu’elle adresse ses instructions aux chefs d’une expédition dans le Kurdistan :
Une attention particulière est recommandée à l’orthographe précise des noms de lieux, de montagnes, etc., en les citant en caractères arabes tout au long de votre voyage ; il en va de même, dès que cela arrive, de la différence des noms dans les différentes langues parlées dans un même endroit par les natifs ; et en copiant précisément toute inscription, surtout grecque, qui pourrait être trouvée. (BRGS, 1838, T8 : XVI)
[Special attention is recommended to the accurate orthography of the names of places, moutains, etc., stating them in the Arabic character throughout your whole journey ; noting likewise, whenever it may occur, the difference of names in the different langages spoken in the same place by the natives ; and copying accurately any inscriptions, particularly Greek, which may be found.]
47Les géographes semblent donc accorder un réel intérêt aux noms indigènes, qui doivent venir comme preuve dans les démonstrations scientifiques. Est-ce là une manière de convoquer un effet de réel ? Ou bien une façon de prouver un « j’y étais » propre à légitimer un discours scientifique ? Le recours aux toponymes indigènes comme preuve de la scientificité du discours apparaît en tout cas comme une façon de faire partagée par les trois sphères.
48Mais le recours à la toponymie locale ne relève pas uniquement d’un désir de scientificité. Cette question est à la fois éminemment épistémologique et politique ; un double enjeu que Jomard exprime en 1847 dans un mémoire sur les notations géographiques présenté à la société parisienne :
Ce qu’il y a de remarquable, c’est que parmi cette multitude de noms, imposée par le hasard ou la fantaisie, on a négligé précisément celui qui ne devait donner lieu à aucun double emploi, à aucune contestation, à aucune susceptibilité nationale, c’est-à-dire, partout où il existe, le nom indigène ; ce n’est que dans les derniers temps qu’on a eu le courage d’effacer des noms européens et de les remplacer par le nom local. (BSGP, 1847, S3, T7 : 257-258)
49Jomard soulève un problème essentiel, celui de la primauté politique, et nationale, sur les choix opérés en termes de toponymie. La plupart des géographes cherchent à contourner le problème : les noms indigènes n’ont de valeur que parce qu’ils attestent d’une connaissance effective d’une région du monde, tandis que la dimension civilisationnelle est en général gommée. Pourtant, certains géographes ne détournent pas le regard sur cet aspect, comme Alexander von Humboldt alors qu’il travaille à son atlas du Mexique. Thomas Kraft montre comment Humboldt opère un choix radical en termes de représentation graphique : il réhabilite les toponymes indigènes au détriment des noms espagnols imposés depuis la conquête (Kraft, 2014). Il juxtapose les deux toponymies, rétablissant et redonnant ainsi une existence aux Indiens. Ceux-ci n’acquièrent pas seulement une existence justifiée par une volonté d’objectivation scientifique ; Humboldt les fait advenir en ce qu’ils font pleinement partie du territoire sur lequel il travaille, en tant que composante à part entière de cet espace. D’une manière générale, Humboldt accorde aux Indiens dans son travail une place prépondérante, qu’il indique de manière systématique sur ses cartes (figure 13) (Péaud, 2015b).
Figure 13. Extrait d’une carte de l’Atlas géographique et physique du Royaume de la Nouvelle Espagne, A. von Humboldt (1969).

50Tobias Kraft signale dans son ouvrage que cet acte sémiologique est éminemment politique (Kraft, 2014). Peut-être cela est-il facilité par l’absence d’intérêt colonial prussien dans la région, mais cela illustre surtout la très grande conscience de l’enjeu linguistique en géographie. Le problème linguistique n’est pas tranché d’une manière aussi nette chez tous les géographes6, la plupart semblent avoir conscience des enjeux liés à cette question, mais sans pour autant trouver de solution définitive ou entièrement satisfaisante. Le mérite de la période 1815-1840 est surtout de le soulever.
De l’intraductibilité des concepts géographiques ?
51Au-delà des différentes modalités de l’écriture géographique soulevées jusqu’à présent, ce sont les concepts mêmes de la nouvelle discipline qui doivent être examinés. En effet, dans un moment où les géographes cherchent à mettre en récit le monde, les mots choisis pour le dire possèdent une valeur épistémologique très forte.
52Avant de s’intéresser aux différences, il existe tout d’abord un point commun aux trois sphères : la faiblesse conceptuelle du discours géographique. Comme si le fait même de dire le monde exemptait d’une réflexion sur les modalités de ce dire, les géographes semblent faire, dans un premier temps au moins, l’économie d’une construction conceptuelle solide. Tout d’abord, il existe très peu de dictionnaires de géographie au sens que l’on connaît aujourd’hui, regroupant des concepts et les définissant, et qui s’intitulent de cette façon. En effectuant une recherche bibliographique sur la période 1820-1830 pour les trois sphères, les résultats sont assez maigres. En France, Vosgien publie en 1825 un Dictionnaire géographique, et Langlois, dans les années 1830, un Nouveau dictionnaire universel, usuel et complet de géographie moderne, ainsi qu’un Dictionnaire classique et universel de géographie moderne. Du côté allemand, on note l’essai de Galetti en 1822, avec son Allgemeines geographisches Wörterbuch. Enfin, du côté britannique, on trouve la production de Conder, Dictionary of Geography, Ancient and Modern (1834). Voilà la moisson pour les dictionnaires généralistes. D’autres genres sont un peu plus développés, notamment les dictionnaires portant sur une région ou un État, tel que celui de Krug, Neues topographisch-statistisch-geographisches Wörterbuch des Preussischen Staats (1823) ; ceux portant sur la géographie ancienne, rappelant l’importance encore marquée de la géographie historique, c’est le cas par exemple du Dictionnaire universel abrégé de géographie ancienne comparée de Guadet (1820) ; enfin quelques dictionnaires d’itinéraires se développent, avec une utilité essentiellement commerciale, se rapportant généralement à une portion précise de territoires. Si l’on fait le compte, la forme du dictionnaire est donc loin d’être majoritaire dans les productions géographiques de l’époque. De plus, lorsque des ouvrages s’intitulent « dictionnaires », s’ils possèdent bien une organisation interne sous forme de glossaire avec des entrées référencées, ils relèvent en fait davantage de géographies universelles. C’est le cas par exemple du Dictionnaire géographique de Vosgien (1825) ou du Dictionary of Geography Ancient and Modern de Conder (1833) dont les sous-titres annoncent en fait la réalité de l’ouvrage.
53Si l’on analyse les articles consacrés aux termes géographiques proprement dits dans ces volumes, plusieurs éléments apparaissent. Tout d’abord, les géographes n’ont pas vraiment de mots pour les désigner : ils n’emploient pas le terme de concepts, mais souvent celui de notions générales (Vosgien, 1825 ; Langlois, 1830), laissant planer un certain flou sur ce qu’elles recouvrent. Parmi ces notions générales, les géographes placent des éléments allant de l’atmosphère à la lithosphère, de l’organisation des astres célestes aux mouvements sous-terrains, ces grands concepts devant permettre de comprendre le fonctionnement et la structure du globe terrestre, et surtout de les décrire. Le catalogue des géographes s’avère bien réduit : le lexique de base contient quelques grandes notions, très généralistes. En matière d’hydrographie, Vosgien se contente par exemple de distinguer rivière de fleuve, mais ne propose pas d’autres catégories (Vosgien, 1825) ; la même chose se produit avec le terme montagne, différencié en général uniquement de colline et de plateau. Les concepts sont donc très englobants, peu nombreux et, de fait, peu précis. En effet, les définitions données se caractérisent par leur grande brièveté. Prenons l’exemple de la division de la terre en continents. Du côté de Vosgien, on lit :
La terre se divise en continens et en îles. Le continent, appelé aussi terre ferme, est une grande partie de la terre qui comprend plusieurs régions qui ne sont point séparées les unes des autres par la mer. Il y a deux grands continens, l’ancien et le nouveau : l’ancien comprend l’Europe, l’Asie et l’Afrique : sa plus grande longueur se mesure depuis le nord de la Tartarie orientale jusqu’au cap de Bonne-Espérance ; elle est d’environ 3 600 lieues. Le nouveau continent porte le nom d’Amérique, sa plus grande longueur doit être prise du détroit de Magellan jusqu’au vieux Groënland. Une île est une terre plus petite que le continent, entourée d’eau de tous côtés. Dans le continent et dans l’île il y a cinq choses à remarquer, qui sont les presqu’îles, les isthmes, les caps, les montagnes, et les côtes. (Vosgien, 1825 : 3)
54Pour ce qui est de Conder, voici ce qu’il indique à l’article « Continent » :
Continent. Une vaste étendue de terre continue. Pris dans un sens large tel qu’utilisé par les géographes, le mot indique les deux grandes portions à la surface de la terre, parfois appelées l’ancien et le nouveau monde ; le premier comprend l’Asie, l’Afrique et l’Europe, l’autre les deux Amériques. L’Australie ou la Nouvelle-Hollande est parfois considérée comme un troisième continent de par son immense taille, mais avec des propriétés douteuses, n’étant pas un assemblage de pays, mais strictement une île distincte. L’expression, Le Continent, dans son acception commune, sous-entend les pays contigus de l’Europe, par opposition à nos propres îles. (Conder, 1834 : 172)
[Continent. A vast tract of continuous land. Taken in the largest sense as used by geographers, the word denotes the two great portions of the earth’s surface, sometimes called the old and the new world ; the one comprising Asia, Africa, and Europe, the other both Americas. Australia or New Holland is sometismes called a third continent form its immenses size, but with doubtful propriety, not being an assemblage of countries, but strictly a distinct island. The phrase, The Continent, in common acceptation, implies the adjacent countries of Europe, as contradistinguished from our own islands.]
55La notion de continent, prise comme une partie du globe, apparaît très floue chez les deux auteurs, dans ses caractéristiques physiques : il ne s’agit que d’une grande portion d’espace. Mais quelle taille cela recouvre-t-il ? Quelles réalités physiques ? Dans quelle proportion est-ce différent d’une île, que Vosgien amène en contrepoint ? Rien n’est dit chez Conder ; tandis que Vosgien invite, pour l’île comme pour le continent, à regarder quelques éléments physiques. Ceux-ci sont au nombre de cinq : est-ce à dire qu’il suffit d’examiner les presqu’îles, les isthmes, les caps, les montagnes et les côtes pour prendre la mesure d’un continent et pour pouvoir le décrire dans son entièreté ? Vosgien s’arrête là, sans préciser plus avant ce qu’un cap ou une montagne doivent donner comme renseignement. Il apparaît surtout que la notion de continent est relative et culturelle : la plus forte distinction est celle faite entre le nouveau et l’ancien monde. Le détour part les concepts révèle tout d’abord leur relativement faible structuration pour la période 1820-1840.
56Un autre enjeu de la fixation d’un vocabulaire que l’on souhaite universel est qu’il se heurte aux réalités nationales. Olivier Christin, dans son Dictionnaire des concepts nomades, évoque la « nationalisation des concepts des sciences sociales » (Christin, 2010 : 13) qui ne peuvent échapper à leur environnement politique et culturel. Il ne s’agit pas d’explorer le nomadisme des concepts géographiques dans les autres sphères scientifiques, à la manière d’Isabelle Stengers (1988), mais leur déplacement (ou non déplacement) d’une aire linguistique et culturelle à une autre. Cet enjeu ressort bien des échanges entre géographes au sein et par-delà les frontières étatiques. Humboldt, au centre d’un réseau d’une étendue exceptionnelle et très sensible au phénomène du plurilinguisme, offre à travers sa correspondance un aperçu des débats qui agitent alors les géographes – au même titre d’ailleurs que bien d’autres scientifiques. En 1832, à son ami Valenciennes, il affirme le besoin de revenir à l’allemand pour écrire son Kosmos :
Je commence à imprimer mon travail sur les cartes les plus anciennes et la Géographie de l’Amérique et j’ai repris avec cette ardeur que donne après une longue absence le retour vers une langue dans laquelle seule on a la conscience d’un mouvement libre (toute langue étrangère gênant l’expression vive de la pensée), une Physique du Monde et la publication de mon Cours académique. (Humboldt, Valenciennes, 1965 : 62)
57Dans une formule placée discrètement entre parenthèses, Humboldt exprime là toute la difficulté à assurer l’universalité d’une langue géographique. Pour lui, le passage d’une langue à l’autre ne relève pas d’un mouvement anodin, d’un simple effort de traduction, mais induit des transformations dans les modalités de la pensée, et donc dans l’exactitude de son écriture. La justesse de la langue, la précision des mots constituent une tension toujours vive chez Humboldt, comme il l’explique à Bessel lorsqu’il entame la rédaction du Kosmos :
Je cherche à l’équiper avec deux choses hétérogènes, avec les valeurs chiffrées les plus justes (qui sont l’expression des lois physiques et étranges) et à pouvoir donner, à travers mes faibles forces, la forme et la langue de l’élégance et la vie. (Bessel, Humboldt, 1994 : 80)
[Ich suche, es auszustalten mit zwei heterogenen Dingen, mit den sichersten Zahlenswerthen (die der Ausdruck comischer und physischer Gesetze sind) und mit dem, was Form und Sprache nach meinen geringen Kräften von Anmuth und Leben geben können.]
58La langue, la forme données à son travail, comptent autant pour Humboldt que les informations purement géographiques distillées dans son Kosmos. Au sein de sa langue maternelle et encore plus dans le passage d’une langue à l’autre, cette difficulté est porteuse de résonances épistémologiques fortes.
59En effet, l’enjeu consiste bien à s’entendre par-delà les frontières politiques et linguistiques. Car l’objectif assigné à la fondation d’une discipline géographique est celui de l’universelle compréhension et du partage des savoirs produits. Un détour s’impose dans les trois sphères nationales. À partir des contenus de quelques dictionnaires anglais et français qui contiennent un glossaire (Conder, 1834 ; Langlois, 1830 ; Vosgien, 1825), ainsi que d’articles tirés du corpus prussien pour la partie allemande7, nous avons établi deux trableaux (4 et 5) qui synthétisent l’emploi et la signification de termes géographiques choisis parmi deux champs lexicaux principaux, celui de la montagne et celui de la rivière.
Tableau 4. Comparaison du champ lexical de la montagne entre les trois sphères.
Termes français | Termes anglais | Termes prussiens | ||
Terme générique | Montagne | Mountain, mount | Gebirge | |
Synonymes | Hill, mount | Gebirgsland | ||
Définition | « une masse de terrain considérablement élevé au-dessus du sol environnant » (Langlois). | « elevated ridge or range of high country » (Conder). | « Höhen der Erde » (Miltenberg). | |
Termes connexesprincipaux | Montagne isolée | Mont, montagne | Mount | Berg |
Chaîne | Chaîne | Mountain, range | Kette | |
Cime | Pic, cime, sommet | Peak | Gipfel | |
Plateau | Plateau | Plateau, table-land | Hochebene | |
Colline | Colline | Hill | Hügel |
60Le tableau 4 portant sur le lexique montagne confirme les précédentes analyses : le champ lexical est relativement pauvre. Les géographes disposent tout au plus de six à sept termes pour définir la catégorie « montagne ». Cette remarque vaut d’ailleurs également pour le champ de la « rivière », qui associé à celui du réseau hydrographique ne contient que moins d’une dizaine de concepts : les concepts géographiques sont encore peu développés, en voie de stabilisation. Pour revenir à la catégorie « montagne », cette faiblesse se constate en particulier dans la longueur des définitions. Quelques mots suffisent pour présenter cet objet pourtant si complexe. On fait le même constat chez Vosgien, pour qui une montagne est une « éminance considérable sur la surface de la terre » (Vosgien, 1825 : 3). En outre, l’emploi de synonymes renseigne sur la labilité des concepts. Conder précise dans son dictionnaire que mount et mountain sont interchangeables, le premier désignant cependant en général une montagne isolée (Conder, 1834 : 444). De même en allemand, Gebirge et Gebirgsland sont aussi échangeables selon l’avis de l’auteur. Et si le français et l’allemand font bien la différence entre chaîne et montagne isolée, l’anglais cache toutes les distinctions possibles derrière le terme générique mount ou mountain.
61Si l’on compare ce premier tableau avec le suivant (tableau 5), ce qui frappe est la proximité entre les lexiques français et anglais et leur nette séparation avec le lexique allemand. Les géographes français et anglais ont très clairement choisis d’avoir recours aux racines latines pour décrire la réalité du monde. Tandis que le français est très présent dans la capitale prussienne du xixe siècle, l’allemand géographique s’appuie majoritairement sur des radicaux saxons. Faut-il y voir le signe de l’affirmation d’un style national ? En tout cas, le lexique géographique allemand se distingue nettement de ses voisins et propose un effet de germanisation bien identifiable, qui se poursuit d’ailleurs par la suite (chapitre 7). L’allemand joue en outre de sa structure de langue agglutinante, qui permet une très forte utilisation des préfixes / suffixes pour varier autour d’un concept. On le voit avec le passage de Berg à Gebirge, où le suffixe ge annonce une généralisation, mais aussi avec le terme Gebirgsland, qui associe au terme précédent le mot très générique de Land (pays, région, espace). Le caractère agglutinant de la langue allemande semble permettre une montée en généralité que le français et l’anglais ne rendent pas immédiatement possible. Pour autant, ce qui est vrai pour la catégorie « montagne » ne l’est pour la « rivière », puisque l’allemand emploie, sans variation notable, le mot Fluss pour désigner aussi bien la rivière que le fleuve ou le ruisseau et le terme affluent ne semblent avoir d’équivalent. Le lexique hydrographique met encore plus en exergue la faiblesse conceptuelle des termes géographiques.
Tableau 5. Comparaison du champ lexical de la rivière entre les trois sphères8.
Termes français | Termes anglais | Termes prussiens | ||
Terme générique | Rivière | River | Fluss | |
Définition | « eaux de sources qui coulent jusqu’à de plus grandes rivières et jusqu’à la mer » (Vosgien). | |||
Termes connexes principaux | Fleuve | Fleuve | Fluss | |
Ruisseau | Ruisseau, rû | Fluss | ||
Affluent | Affluent, branche | Branch | ||
Lac | Lac | Lake | See | |
Berge | Berge | Bank | Ufer | |
Source | Source | Source | Quelle | |
Estuaire | Embouchure | Firth | Mündung | |
62En particulier des côtés anglais et prussien, le corpus ne révèle pas d’effort de définition et fait apparaître soit une absence de termes associés (anglais), soit un amalgame de toutes les distinctions (allemand, où tout se dit Fluss). Même dans le Kosmos de Humboldt, qui est pourtant un peu plus tardif (premier tome paru en 1845), aucun paragraphe n’est consacré à l’hydrographie. Le champ de la mer et des océans y est largement développé, mais pas celui de l’écoulement terrestre. Cela pose donc la question de la traductabilité des concepts relatifs à l’hydrographie. La situation côté français n’est guère plus évidente. La définition de Vosgien (1825) est l’arbre qui cache le désert. Dans son intégralité, elle dit :
Les Rivières sont des eaux de sources qui coulent jusqu’à de plus grandes rivières et jusqu’à la mer. On donne le nom de Fleuve aux plus grandes, lorsqu’elles gardent leur nom jusqu’à la mer, où elles ont leur embouchure. (Vosgien, 1825 : iv)
63Aucune définition du concept de rivière n’apparaît chez Langlois (1830). Il existe bien dans son dictionnaire un article « Rivière », mais derrière lequel il note immédiatement : « v. le mot qui suit » (Langlois, 1830 : 925). Rivière n’est jamais pour lui une idée en soi, le terme se rapporte directement à des rivières particulières, aucun article générique n’arrive pour monter en généralité. Il confirme d’ailleurs cette idée en introduction :
Les lacs, les fleuves et les rivières n’ont pas besoin de définition : ces termes sont assez connus. Nous observerons seulement que la rive droite et la rive gauche d’un fleuve ou d’une rivière se prennent en descendant vers son embouchure. (ibid. : lxxxiv)
64Si l’on compare enfin les racines linguistiques sur ce champ, là encore, l’anglais se trouve très proche du français, mis à part pour dire l’estuaire du fleuve, où chaque sphère se distingue par l’emploi d’un terme propre. La spécificité allemande semble se confirmer, même s’il y a, pour ce champ lexical, moins d’effets d’agglutination.
65Ces analyses renforcent l’idée que la mise en récit du monde passe avant tout par l’actualisation des réalités géographiques, et non par leur conceptualisation, du moins pour la période 1815-1840. Les différences lexicales révèlent de plus une assez grande distinction entre l’allemand d’un côté, et le français et l’anglais de l’autre. Alors que du côté prussien, les savoirs géographiques s’enracinent dans les origines saxonnes de la langue allemande, de l’autre côté, c’est le latin qui assure leur scientificité.
66Alors que les savoirs géographiques s’institutionnalisent et se structurent progressivement en discipline dans le paysage scientifique européen, la mise en discours scientifique ne paraît pas aussi assurée que les volontés qui l’animent. La volonté de s’accorder sur des fondements communs, la mise en œuvre progressive de ce qu’on peut appeler un « contrat géographique » démontrent l’ambition de produire des savoirs géographiques qui soient scientifiques, d’une part, et universellement partageables, d’autre part. Comment, en effet, échanger ces savoirs sans modalités communes d’écriture ? Pour autant, l’analyse de l’outillage conceptuel fait apparaître une réelle difficulté à mettre géographiquement le monde en récit. Les savoirs géographiques des années 1820 à 1840 s’écrivent largement d’une manière plurielle, peu conceptualisée et théorisée. La mise en mot des savoirs géographiques se distingue donc par son statut de transition, pris en tenaille entre un projet disciplinaire ambitieux et des difficultés à le mettre en œuvre. Tout se passe comme si les géographes ne disposaient pas encore des moyens, à la fois matériels, cognitifs, conceptuels, bref de tout l’outillage intellectuel nécessaire à leur ambition universaliste. En outre, la scientifisation et l’universalisation de l’écriture géographique achoppent également sur la prééminence de plus en plus forte du politique et de la politique. De la même manière que les flux de correspondance des sociétés de géographie possèdent une orientation nationale, les objets d’étude des géographes tendent aussi à suivre l’intérêt politique.
Notes de bas de page
1 Sur l’usage des images et en particulier des cartes chez Humboldt, voir le chapitre 7 et Péaud (2015b).
2 À travers le choix du méridien de Greenwich par exemple.
3 Les bulletins de la Gesellschaft für Erdkunde zu Berlin ne présentent pour la période qu’un bilan général de l’activité : ils ne permettent pas de produire une analyse quantitative. Le choix de préférer les Nouvelles annales de géographie aux bulletins de la Société de géographie de Paris se justifie triplement : d’une part les Nouvelles annales permettent de sortir du cadre de l’institution et donc de couvrir un champ plus large ; d’autre part, elles se révèlent être la première revue consacrée à la nouvelle discipline ; enfin, elles sont largement alimentées par les travaux et les participants de la société parisienne. Dans leur esprit, les deux entreprises se recouvrent beaucoup.
4 Le découpage du monde par Ritter consiste en un gradient, allant du plus (l’Europe) vers le moins (l’Afrique) (Ritter, 1852). Cette organisation préside d’ailleurs à son Erdkunde, puisqu’il part du continent le moins civilisé, l’Afrique, pour atteindre le Vieux Continent (Ritter, 1817-1859).
5 Voir le chapitre 6.
6 On trouve d’autres exemples de géographes pour qui les noms indigènes doivent être pris en compte : c’est notamment le cas de Vetch qui, en 1833, propose un article à la Royal Geographical Society sur les toponymes sud-africains (BRGS, 1833, T3).
7 Pour l’analyse des termes allemands, j’utilise l’ouvrage paru en 1815 de W. A. Miltenberg, Die Höhen der Erde oder systematisches Verzeichniss der gemessenen Berghöhen und Beschreibung der bekanntesten Berge der Erde, nebst einem Anhange, enthaltend die Höhen von vielen Städten, Thälern, Francfort, H. L. Brönner.
8 Pour le lexique hydrographique en allemand, je puise dans les travaux d’Alexander von Humboldt, en particulier Ansichten der Natur (1808-1826) et Kosmos (2004).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Acteurs et territoires du Sahel
Rôle des mises en relation dans la recomposition des territoires
Abdoul Hameth Ba
2007
Les arabisants et la France coloniale. 1780-1930
Savants, conseillers, médiateurs
Alain Messaoudi
2015
L'école républicaine et l'étranger
Une histoire internationale des réformes scolaires en France. 1870-1914
Damiano Matasci
2015
Le sexe de l'enquête
Approches sociologiques et anthropologiques
Anne Monjaret et Catherine Pugeault (dir.)
2014
Réinventer les campagnes en Allemagne
Paysage, patrimoine et développement rural
Guillaume Lacquement, Karl Martin Born et Béatrice von Hirschhausen (dir.)
2013