Chapitre IV
Les gestes du métier de géographe
Texte intégral
1Après avoir interrogé la création de lieux entièrement dédiés aux savoirs géographiques, ce chapitre propose de poser le regard sur les gestes du géographe. La fondation d’une discipline ne consiste pas uniquement en l’identification d’un projet, et d’institutions le supportant ; elle appelle une incarnation dans des pratiques, des gestes et des figures reconnaissables. L’apparition d’une nouvelle discipline dans le champ scientifique appelle aussi celle de ses représentants et la définition de leur identité. Identifier une figure de « géographe » relève de la même importance que de disposer de lieux dédiés : cela contribue à la structuration et à la fixation de cadres disciplinaires bien visibles et surtout bien distincts de ceux de l’histoire ou des sciences naturelles.
La professionnalisation de l’activité géographique
2La période 1815-1840 voit s’affirmer, s’affiner et surtout se professionnaliser la figure du géographe. Avec la création des sociétés de géographie et la volonté affichée d’élever la géographie au rang de discipline scientifique à part entière, ce sont aussi les pratiques qui sont revues : les géographes passent peu à peu du cadre de l’amateurisme teinté d’encyclopédisme à une exclusivité et une professionnalisation de plus en plus grandes de la production des savoirs géographiques.
Vers une exclusivité de la pratique géographique ?
3L’édification des sociétés de géographie s’accompagne du besoin d’individus qui reconnaissent l’opportunité de développer cette branche. Tous les membres ne s’y dévouent pas entièrement, mais la construction de lieux dédiés exclusivement à ce champ donne une impulsion certaine vers l’exclusivité des pratiques. Le tournant se fait pour la génération née dans les années 1770, qui connaît alors qu’elle se forme les bouleversements politiques et scientifiques de la période révolutionnaire. Alexander von Humboldt, né en 1769, représente en ce sens la dernière génération d’encyclopédistes (Gayet, 2006). Non pas que les générations suivantes ne soient plus pétries de l’idéal encyclopédiste et universaliste, mais le contexte dans lequel elles suivent leur formation intellectuelle et scientifique influence grandement leur parcours. Les parcours d’Edme-François Jomard et de Carl Ritter permettent de saisir les changements à l’œuvre. Nés tous deux à la fin des années 1770, leurs trajectoires parallèles soulignent la transformation progressive de l’intérêt accordé aux savoirs géographiques.
4Edme-François Jomard fait partie de la première génération formée sous les auspices révolutionnaires. Il réalise ses études dans les toutes jeunes institutions mises en place par le pouvoir républicain. Il suit en effet des cours au nouveau Muséum d’histoire naturelle que la Convention a substitué en 1793 au vieux jardin du Roi. En 1794, il entre ensuite à l’École nationale des ponts et chaussées de Paris, où les élèves sont salariés et exemptés des obligations militaires car au service de la nation. Déçu par les Ponts et Chaussées, Jomard demande ensuite à rejoindre la nouvelle École centrale des travaux publics, la future École polytechnique créée en 1794 à l’instigation de Monge et Lamblardie. Cinq catégories d’ingénieurs y sont formées : ingénieurs militaires, ingénieurs des ponts et chaussées, ingénieurs géographes, ingénieurs des mines et ingénieurs constructeurs de vaisseaux. Jomard choisit la troisième catégorie, alors même que cette voie n’est en rien solide. Au moment, en effet, où il décide d’embrasser la carrière d’ingénieur géographe, le statut de cette profession paraît mal assuré, car elle est disputée entre civils et militaires (Laissus, 2004 : 33). Ce choix initial structure ensuite toute sa carrière, car Jomard ne se départit jamais de son intérêt pour la géographie. Il y entre par la voie professionnalisante et la dimension militaire, faisant ses vraies armes d’ingénieur géographe sur le terrain égyptien en compagnie de l’escadron de savants escortant Bonaparte, puis il passe progressivement à l’animation de la discipline naissante. Le tournant se fait alors que la Description d’Égypte touche à sa fin. À partir des années 1820, Jomard se lance alors à corps perdu dans la défense des intérêts géographiques (ibid.). Il fait partie des membres fondateurs de la Société de géographie de Paris, entretient des réseaux de correspondance denses pour alimenter les séances et les bulletins et s’institue spécialiste de Afrique. L’Égypte devient son terrain de prédilection et il joue un rôle plus qu’actif dans l’affaire René Caillié, en 1828. Il se distingue par son rôle d’animateur hors pair des débats géographiques, mais aussi comme défenseur des intérêts de la toute récente discipline. Ses actions répétées en faveur d’une bibliothèque et d’une cartothèque dédiées aux savoirs géographiques plaident pour un attachement tout particulier au champ géographique.
5La plus grande différence entre Jomard et Ritter relève de la formation. Carl Ritter ne passe pas par des écoles professionnalisantes, mais reçoit une éducation et une formation classiques. Il baigne aussi très tôt dans une atmosphère géographique, au contact de GutsMuths et Salzmann qui lui transmettent sinon leurs méthodes, du moins le goût de la géographie (Beck, 1979, 1982). Il fréquente aussi Justus Perthes, initiateur, en 1785 à Gotha, d’un établissement géographique, le Geographische Anstalt. Même s’il ne garde que peu d’éléments de cette école, Ritter est profondément marqué par le courant de géographie camérale qui se développe alors du côté de Göttingen, notamment avec les travaux de Hassel (1816-1817) (Garner, 2006, 2008). Il baigne dans cette tradition et y puise une curiosité pour les objets géographiques. Dans les années suivantes, c’est via son expérience pédagogique qu’il affermit son intérêt pour ce champ scientifique. Alors qu’il donne des cours privés dans la famille Bethmann-Hollweg à Francfort, il participe avec ses élèves à de nombreuses excursions qui le mènent jusqu’en Suisse auprès de Pestalozzi. Il découvre ses préceptes pédagogiques et fortifie ainsi son attachement au contact direct avec le monde, ce qui lui fournit les bases de sa future Allgemeine Erdkunde (Ritter, 1862). Ses premières œuvres sont pédagogiques : il teste notamment ses premières idées dans un petit ouvrage sur l’Europe accompagné d’un atlas (1804-1807), et cette dimension reste essentielle tout au long de son parcours. Ritter se fait en effet défenseur des savoirs géographiques d’abord en les enseignant et en les transmettant. Après ses élèves de Francfort, ce sont, dès 1820, les cadets de la Kriegsschule puis les étudiants de l’université de Berlin qui forment son public (Lüdecke, 2002). Son activité d’enseignement lui prend une grande partie de son temps, mais c’est aussi dans ce cadre qu’il teste une grande partie de ses intuitions scientifiques. Avec les élèves de l’école militaire, il affirme son appétence pour le terrain et le contact le plus direct avec le monde (ibid.), tandis qu’à l’université, il s’essaie à la conception d’une reine Geographie, d’une géographie pure. Non content d’enseigner les savoirs géographiques, Ritter les produit, les diffuse, les défend aussi en dehors des institutions de formation : l’Académie des sciences et la Gesellschaft für Erdkunde zu Berlin lui sont redevables d’une immense activité. Il joue un rôle essentiel d’animateur au sein de la société de géographie berlinoise, il n’est pas qu’un membre fondateur, mais l’un des plus énergiques, qui déploie ses réseaux au service de l’avancée des connaissances géographiques. À l’instar d’Humboldt, il bénéficie d’un réseau de correspondants des plus étendus, couvrant une grande partie de l’Europe et lui permettant de se tenir au courant des dernières nouveautés. Que ce soit dans son volet enseignement ou dans sa partie recueil, production et transmission des savoirs géographiques, Ritter se dévoue toute sa vie aux progrès géographiques. Sa présence dans plusieurs institutions majeures en fait un pivot essentiel dans la sphère berlinoise et prussienne. D’une curiosité insatiable, il représente parfaitement le passage de l’amateurisme et de l’encyclopédisme à l’exclusivité scientifique : il prouve ainsi que le progrès de la géographie exige de s’y consacrer, que cette occupation est des plus sérieuses et demande une absolue disponibilité. Ses collègues de la société ne se trompent d’ailleurs pas sur le rôle qu’il joue dans ce processus, puisqu’à sa mort en 1859, ils font paraître dans le bulletin un article de près de quinze pages, alors qu’Humboldt, qui pourtant ne démérite pas en matière de promotion scientifique, n’a droit qu’à une page d’hommage quelques mois plus tôt (BGFE, 1859, S3, T7).
Une professionnalisation des gestes géographiques
6Les exemples de Jomard et de Ritter laissent entrevoir une dimension de l’exclusivité géographique montante : son caractère de plus en plus professionnel. Cela passe par un double mouvement concomitant, à la fois l’instrumentation généralisée de la pratique géographique et son encadrement de plus en plus grand (Headrick, 1981), qui doivent concourir à une scientificité accrue des savoirs géographiques, à leur inscription dans le champ des sciences expérimentales, et donc irréfutables.
7Les géographes accordent une attention de plus en plus grande à leurs instruments, qui doivent leur permettre le recueil de leurs données et éventuellement le transport des matériaux récoltés. Pour mieux comprendre le monde qui les entoure, ils ont de plus en plus recours à l’utilisation d’artefacts, qui prolongent leur corps et permettent une saisie plus complète et plus juste des phénomènes. Cette dimension instrumentale de la science n’est pas nouvelle (Bourguet, Licoppe, 1997), mais elle s’amplifie alors que les géographes veulent assurer des bases scientifiques à leur discipline. La pratique de la collection se transforme : elle n’est plus simple accumulation, elle prélude à un ordonnancement pensé et classé du monde (Perec, 2003). Cela se traduit par une attention de tous les instants aux baromètres, thermomètres ou tout autre outil utilisé. Dès qu’il part en voyage ou qu’il conduit une expérience, Humboldt, par exemple, ne tarit pas de commentaires dans ses lettres sur l’état de ses instruments, qui semble d’ailleurs souvent lui importer bien plus que sa propre situation (Humboldt, 1993a). Lorsqu’il part en Italie avec le roi Frédéric-Guillaume III en 1822, ce qu’il retient est la visite de la Specola et de tous les instruments qu’elle contient, qui suscitent chez lui un réel émerveillement :
Après le Vésuve et ce climat délicieux où le thermomètre a été constamment (5 nov. 4 déc.) à 18º-20º, c’est la Specola qui m’a le plus intéressé. Quelle vue, quelle superbe façade en colonnes de marbre et de granite d’Égypte ! Tu sais que tous les instruments sont de Reichenbach et pour le plus grand malheur de l’astronome M. Brioschi (élève d’Oriani) il y a deux cercles répétiteurs de 3 pouces semblables au vôtre. Les différences de chaque cercle ne vont qu’à 0"30"4, mais les latitudes données par les deux cercles varient de 1"6-1"8. Est-ce la faute de M. Brioschi ou une diablerie pour faire enrager les astronomes ? Il y a une lunette de Reichenbach de 10 piés et 71/2 pouces d’ouverture grossissant 600 fois, lorsqu’on ne veut rien voir, montée parallectiquement, mue par une horloge, mais tremblotant à cause de la faiblesse du pié. (Humboldt, 1907 : 9-10)
8Ses instruments apparaissent de plus en plus comme le prolongement de lui-même, lui donnant accès en profondeur et avec plus de précision aux secrets de la nature. Humboldt est l’exemple même du savant mettant son entière confiance dans la technique et l’instrumentation du monde : il conseille ses collègues et les encourage à faire l’acquisition d’instruments (Boussingault, Humboldt, 2015) et lance même un projet de réseau d’observation magnétique du monde. La question du magnétisme le passionne depuis ses plus jeunes années et se renforce lors de son voyage en Amérique. Mais c’est surtout à partir de sa collaboration avec Gay-Lussac, à partir de 1805, avec lequel il fait un voyage vers le Vésuve cette année-là, puis avec Gauss à partir de 1827, qu’il encourage ce champ de recherche (Bessel, Humboldt, 1994 ; Gauss, Humboldt, 1977). Et il connaît un certain succès, puisqu’une cinquantaine d’établissements ouvrent à travers l’Europe, l’Amérique du Nord, l’Asie et l’Australie.
9Les bulletins des sociétés regorgent d’articles indiquant les nouvelles observations réalisées ici ou là et se font ainsi l’écho de cette préoccupation générale. Celui de la société de Paris consacre dans ses premiers numéros une section spéciale dédiée aux techniques et aux procédés, qui recense les améliorations apportées aux instruments. En 1825, il est par exemple question du perfectionnement de la boussole en lui appliquant une plaque de cuivre, réalisé par François Arago, et de ses conséquences sur le travail géographique :
Cette découverte n’est pas seulement curieuse ; elle peut être, pour le voyageur géographe, terrestre ou navigateur, de la plus grande utilité pratique. Elle hâte et précise le travail dans les opérations de terre ; elle donne en mer le moyen de diminuer les oscillations toujours reproduites par les mouvements du vaisseau ; et comme le savant inventeur est parvenu même à calculer l’action du cuivre sur l’aiguille, de manière à reconnaître une déviation de moins de quelques secondes, on pourra désormais se garantir des erreurs que l’on commettait nécessairement lorsque, pour évaluer l’intensité magnétique de la terre, on avait recours à des boussoles dans lesquelles l’aiguille était entourée d’un cercle de cuivre, et par conséquent faire des observations magnétiques, même quand la mer sera fortement agitée. (BSGP, 1825, S1, T3 : 150-151)
10« Se garantir des erreurs », voilà bien tout l’enjeu qui réside dans l’utilisation des instruments et dans leur perfectionnement incessant. La technique ne vaut pas tant en soi que pour les services qu’elle peut rendre aux travaux géographiques. De ce point de vue, les échanges sont transeuropéens et l’on constate dans les bulletins une discussion à l’échelle du continent entier sur ce sujet. Nombreux sont ceux qui se passionnent pour les perfectionnements des instruments. En 1839, Jomard rédige par exemple une note sur le procédé tout récent mis au point par Daguerre et en expose les possibilités d’utilisation pour la topographie, qu’il entrevoit comme très riches pour deux raisons. D’une part, car cette technique simplifie le travail du géographe et rend ses gestes plus sûrs :
Le temps serait beaucoup moindre si on s’abstenait de répéter l’opération dans les parties communes à plusieurs horizons.
Le relief des parties éloignées de la station serait un peu altéré par la perspective, mais il serait rectifié immédiatement par le transport de l’instrument sur un des points de l’horizon. Il n’y a donc nul doute que, lors de la réduction de la carte d’ensemble, le dessinateur aurait les secours suffisants pour donner la véritable forme à un terrain donné.
Il y aurait donc là un moyen assez sûr pour construire les cartes-relief proprement dites. (BSGP, 1839, S2, T11 : 110)
11L’enthousiasme de Jomard illustre les espoirs placés dans les progrès techniques qui doivent venir assurer les gestes du géographe. D’autre part, ce procédé garantit un rendu fidèle au terrain étudié, or la concordance entre les observations géographiques et la réalité qu’elles doivent donner à voir constitue un critère de plus en plus important dans une recherche de scientificité accrue. Les instruments remplissent aussi un effet de réalisme que les géographes appellent de leurs vœux. Cette injonction n’est d’ailleurs pas sans rappeler les travaux des géographes vidaliens en France au début du xxe siècle (Orain, 2003).
12Pour s’assurer que l’usage des instruments remplit correctement son rôle dans le dispositif de la preuve qui se met alors en place, l’encadrement des gestes des géographes se fait plus présent. Les sociétés apparaissent comme le relais privilégié de cet encadrement : elles se posent en arbitre du geste géographique, conseillant les meilleures pratiques, stigmatisant les mauvaises et, ce faisant, elles édictent peu à peu un code de scientificité des gestes du géographe. Mettre en garde les voyageurs pour assurer de meilleurs résultats, voilà le sujet d’innombrables articles des bulletins des sociétés de géographie. En 1825, la société parisienne conseille, par exemple, sur l’usage du sextant :
Depuis plus de vingt ans, l’on connaît en France l’usage des sextants de poche. C’est un sextant réduit aux dimensions d’une simple bonbonnière. L’arc sur lequel l’alidade mesure les degrés n’a tout au plus que deux pouces de rayon et cependant il marque exactement les minutes ; il ne saurait exister beaucoup d’instruments plus portatifs, et d’un usage plus facile. C’est au point qu’on l’avait même disposé pour s’en servir à cheval. Mais l’on sait aussi qu’au moyen du sextant l’on peut obtenir les nivellements des terrains, reconnaître la hauteur des montagnes, déterminer les latitudes et les longitudes, en un mot prendre les notions les plus précises sur la Géographie des pays qu’on explore. (BSGP, 1825, S1, T3 : 234)
13Le rôle des sociétés consiste dans ce cas à baliser l’usage des instruments, en optimisant leur utilisation dans le but d’obtenir « les notions les plus précises » possibles. L’objectif premier vers lequel tendre reste l’horizon de la vérité. Les instruments sont les moyens d’arriver à une scientificité, et donc à une véracité accrues des savoirs géographiques, ce qui appelle une manipulation réglée et normée. Cet horizon de vérité demande pourtant à être nuancé. En 1838, M. Sykes envoie à la Royal Geographical Society un article sur l’usage du thermomètre par les voyageurs, qui rappelle aussi les limites des instruments :
Ayant été récemment sollicité par deux messieurs sur le point de partir en voyage – l’un en Afrique et le second en Asie mineure – pour la description des thermomètres et des appareils que j’avais moi-même utilisés quelques années en Inde pour déterminer des altitudes en constatant la température d’ébullition de l’eau, je me suis risqué à croire qu’un bref aperçu du processus que j’ai trouvé pour produire des résultats suffisamment proches de la vérité pour les buts les plus pratiques, pourrait ne pas être inacceptable pour quelques membres de la Société […]. (BRGS, 1838, T8 : 435)
[Having been recently applied to by two gentlemen about to travel – the one in Africa and the other in Asia Minor – for a description of the thermometers and apparatus used by myself for some years in India for determining heights by the boiling temperature of water, I have ventured to belief that a brief account of a process which I found to produce results sufficiently near to the truth for most practical purposes, may not be unacceptable to some members of the Society […].]
14Dans cet article, Sykes met en garde ses collègues contre la fragilité de certains modèles de thermomètre et avance un argument des plus intéressants quant au choix des instruments à effectuer : le bon instrument est celui qui remplit les objectifs fixés et qui s’approche suffisamment de la vérité (« sufficiently near to the truth »). Même si la vérité est bel et bien l’objectif, Sykes remet ici en perspective l’idée que les artefacts ne la donnent pas de manière certaine. Il faut garder cela à l’esprit et avoir leur fonctionnement en tête pour mesurer le taux de satisfaction procuré.
15Non seulement il faut encadrer les gestes géographiques, mais il faut encore les standardiser, dans le but de pouvoir les comparer entre eux et d’en permettre un usage universel. Isabelle Surun note notamment le caractère ritualisé des opérations météorologiques des voyageurs en Afrique (Surun, 2003, 2006b), que rien ou presque ne vient perturber. Le moment du recueil obéit à un procédé mécanique, devant permettre d’en assurer l’authenticité et, peut-être plus important encore, la réutilisation pour comparaison ultérieure sur son terrain ou par rapport à celui d’un autre. Les gestes géographiques doivent désormais répondre à une exigence de scientificité, puisque les résultats qu’ils apportent sont ensuite versés au grand pot commun des savoirs géographiques. Des procédures de vérification se mettent en place et chaque voyage devient l’occasion d’amender ou d’améliorer des relevés faits précédemment. Certains articles fournissent une méthode clé en main, comme celui de Julian Jackson pour les recherches sur la présence de seiches dans les lacs suisses, qu’il propose en 1833 :
Et dans l’espoir que certains des membres de notre société, ou que, à leur instigation, d’autres, qui peuvent être à proximité de lacs dans quelque partie du monde que ce soit, prennent en charge ce sujet, je dois avancer que j’offre ce que je considère comme la meilleure méthode d’opération. (BRGS, 1833, T3 : 272)
[And in the hopes that some of the members of our society, or that, at their instigation, others, who may be in the vicinity of lakes in any part of the world, will take up the subject, I shall venture to offer what I conceive to be the best method of operating.]
16Jackson entend ainsi rallier sous une même bannière méthodologique tous ceux qui s’emparent du sujet. Il fait ensuite à cet effet une liste d’une dizaine de points incontournables, parmi lesquels choisir plusieurs points d’observation ou encore marquer les différences de niveaux. Les savoirs géographiques ne doivent ainsi plus rien laisser au hasard.
In terrain veritas ?
17Au cours des décennies 1820 et 1830, la professionnalisation de l’activité géographique passe en grande partie par l’affirmation du terrain comme étape essentielle, voire incontournable, de la chaîne d’information géographique. Plutôt que terrain, il faudrait parler de voyages ou d’explorations, car le terme terrain n’est pas employé à l’époque, en dépit d’une pratique réelle (Bourguet, Licoppe, 1997). Consciente de l’anachronisme, j’emploie cependant dans les paragraphes suivants le mot terrain, pour désigner l’activité et la pratique à laquelle s’adonnent alors ceux qui se reconnaissent comme géographes : l’exploration d’un espace donné et le recueil de données sur cet espace particulier alors que l’on s’y trouve physiquement, qu’on l’arpente et qu’on l’appréhende de manière immédiate et qu’on le soumet à une méthode scientifique, dans le but de produire un savoir (Calbérac, 2010 ; Volvey, 2003). Car c’est bien ce qui est en jeu dans ces quelques années : le recueil des données géographiques constitue la grande affaire de cette période et avec lui la valorisation du terrain. Cette pratique devient peu à peu une injonction, car elle porte la marque d’un contact direct avec le monde qui serait porteur d’une vérité scientifique (Blanckaert, 1996a, 1996b). Il participe ainsi à la constitution des savoirs géographiques, dans la mesure où il constitue un moment de vérification de la véracité des matériaux, et donc qu’il accompagne la scientifisation disciplinaire en cours.
Les sociétés de géographie, actrices de la promotion du terrain
18Les sociétés de géographie intègrent dans leurs objectifs et leurs fonctions cette injonction au terrain dès le moment de leur fondation. Elles remplissent deux rôles principaux pour la promotion de cette pratique, puisqu’elles encouragent les expéditions et les encadrent en rédigeant des instructions de plus en plus précises. Dans le premier Bulletin de la Société de géographie de Paris, l’importance des voyages est rapidement soulignée, ainsi que les moyens que la société souhaite développer pour les encourager :
Indiquer les projets de voyage les plus faciles à exécuter, les moins dispendieux, et les plus susceptibles d’un résultat utile ; en calculer les frais, en prévoir les difficultés, en spécifier les moyens d’exécution ; trouver les hommes capables de se charger de ces entreprises ; indiquer, au défaut de voyageurs, les diverses classes d’observateurs qui, fixés dans un lieu, seraient à portée de faire des recherches sur les objets qui, dans leurs environs, intéressent la Géographie, ou qui seraient disposés à résoudre les questions que la Société leur adresserait ; enfin, au défaut de voyageurs et d’observateurs locaux, indiquer les lacunes de la Géographie qui peuvent être remplies par des travaux de cabinet et des recherches d’érudition. (BSGP, 1824, S1, T1 : 6)
19Combler les « lacunes », ou les blancs de la carte pour le dire autrement (Laboulais-Lesage, 2004), voilà l’objectif principal des sociétés de géographie, qu’elles transmettent à tous ceux qui participent à leur activité. Et même si le travail de cabinet peut le satisfaire en dernier ressort (« au défaut de »), cela passe avant tout par l’exploration de ces blancs. Au fil de l’avancée des travaux géographiques, les terrains de prédilection s’adaptent aux blancs encore à combler sur les cartes. Le terrain apparaît ainsi comme le poste avancé des géographes dans leur entreprise de couverture du monde et le moyen d’actualiser les données géographiques. Pour favoriser cette activité, le rôle des jeunes sociétés de géographie est d’abord économique, car elles prodiguent un soutien financier aux voyageurs, comme l’indique dès sa fondation la Royal Geographical Society :
Et il est souhaité que la Société puisse finalement être capable, grâce à ses fonds, de rendre une assistance pécuniaire aux voyageurs qui la requièrent, dans le but de faciliter l’atteinte de quelque objet particulier de recherche. (BRGS, 1831, T1 : viii)
[And it is hoped that the Society may ultimately be enabled, from its fund, to render pecuniary assistance to such travellers as may require it, in order to facilitate the attainment of some particular object of research.]
20En dépit parfois de leurs faibles moyens, les sociétés assurent un rôle de mécénat essentiel. En 1828, la société parisienne accorde par exemple une indemnité à René Caillié, parti sur sa propre initiative en direction de Tombouctou (BSGP, 1828, S1, T9 et T10). Enfin, les sociétés orientent et suggèrent des terrains à explorer, notamment par la mise en place de prix d’exploration. Elles adoptent toutes finalement un système double, avec d’une part, un prix annuel pour la plus grande découverte géographique, le prix le plus prestigieux (fixé en 1828 pour Paris ; BSGP, 1828, S1, T9), et d’autre part, des prix plus ponctuels positionnés sur des sujets précis (tableau 3).
Tableau 3. Liste des prix proposés par la Société de géographie de Paris, 1821-1860 (d’après BSGP, 1821-1860).
Année | Sujets et thèmes | Soutiens du prix (financiers, intellectuels) | Prix accordé |
1823 | Déterminer la direction des chaînes de montagnes de l’Europe, leurs ramifications et leurs élévations successives dans toute leur étendue. | 1 200 francs | |
Rechercher l’origine des divers peuples répandus dans les îles du Grand Océan. | 1 200 francs | ||
Itinéraire statistique et commercial de Paris au Havre de Grâce. | Baron Delessert | 600 francs | |
Analyse des ouvrages de géographie et de statistique, récemment publiés en langue russe. | Comte Orloff | 500 francs | |
1824 | Tracer une carte de la Guyane française, en donnant une description géographique. | G. Walckenaer | |
Encouragement pour voyage en Afrique, en particulier dans la Nouvelle Cyrénaïque. | J.-D. Barbié du Bocage | 3 000 francs | |
Description complète des régions naturelles de la France. | Coquebert de Monbret | 800 francs et 400 francs | |
1825 | Voyage à Tombouctou. | E.-F. Jomard | 2 000 francs |
Voyage dans la partie méridionale de la Caramanie (Lycie, Pamphylie et Cylicie). | C. Malte-Brun | ||
1826 | Nivellements barométriques les plus étendus faits sur les lignes de partage des eaux des grands bassins de la France. | M. Perrot | 10 fois 100 francs |
Étude de la côte méridionale de la Manche. | M. Girard | 500 francs | |
Étude des antiquités américaines (village de Palenqué). | E.-F. Jomard | 2400 francs | |
1827 | Prix annuel : nivellement de la France. | M. Perrot | 100 francs / an |
Exploration de l’intérieur de la Guyane. | 5 000 francs | ||
Exploration de la Caramanie et de l’Himalaya. | 2 400 francs | ||
Voyage dans l’ancienne Babylonie et la Chaldée. | 2 400 francs | ||
Voyage à l’ouest du Darfour. | Anonyme | 500 francs | |
1828 | Prix annuel : la plus grande découverte annuelle en géographie. | E.-F. Jomard | 1 000 francs |
Prix annuel : communication des notions utiles à la géographie. | 500 francs | ||
1829 | Exploration de la région Marawi. | E.-F. Jomard | 1 500 francs |
1830 | Origine des populations nègres asiatiques. | E.-F. Jomard | |
1831 | Tracer l’histoire mathématique et critique de toutes les opérations qui ont été menées depuis l’Antiquité et la Renaissance en Europe pour tracer les méridiens et les parallèles. | G. Walckenaer | |
1834 | La découverte la plus utile pour l’industrie, l’agriculture ou l’humanité par un voyageur ou navigateur. | Duc d’Orléans | 2 000 francs |
1855 | Prix spécial pour découvertes géographiques en Afrique : exploration des communications entre Alger et le Sénégal, par Tombouctou. | 8 320 francs |
21Chaque prix fait l’objet d’un cahier des charges précis auquel les candidats doivent se plier, certains sujets de prix restent ainsi sans lauréats, faute de remplir tous les critères. La remise du prix pour la plus grande découverte géographique prend quant à elle des allures cérémonielles, en particulier lorsque René Caillié l’obtient (BSGP, 1828, S1, T10 ; BSGP, 1829, S1, T11). Les sociétés sacralisent cette activité et impulsent par leurs divers soutiens une habitude méthodologique : le voyage et le terrain doivent désormais soutenir l’activité géographique.
22Dans ce processus, les sociétés posent de plus en plus les cadres scientifiques des voyages. Ceux-ci ne valent plus seulement pour eux-mêmes, mais pour la valeur des données qu’ils apportent. Pour le dire avec David N. Livingstone, l’enjeu est le suivant : « Comment le voyage et les voyageurs peuvent-ils être régulés pour assurer leur fiabilité ? » (« How could both travel and travelers be regulated to ensure reliability ? », Livingstone, 2003 : 147). De la même manière que l’usage des instruments doit remplir certaines attentes et répondre à un processus de scientificité, il s’agit aussi de faire passer le terrain du côté de l’objectivation scientifique. Les sociétés de géographie se positionnent de façon à combler l’espace entre l’individualité essentielle de l’expérience de terrain et son inscription dans une sphère de scientificité. Le terrain doit de moins en moins être une activité solitaire et répondre à des exigences de scientificité, comme l’indique un des buts de la société londonienne :
Préparer de brèves instructions pour ceux qui entreprennent leurs voyages ; pointer les régions qu’il est souhaitable de visiter, les moyens les meilleurs et les plus pratiques de procéder sur place, les recherches les plus essentielles à faire, les phénomènes à observer, les sujets d’histoire naturelle les plus essentiels à obtenir, et obtenir toutes ces informations afin de tendre à l’extension de nos connaissances géographiques. (BRGS, 1831, T1 : viii)
[To prepare brief instructions for such as are setting out on their travels ; pointing out the part desirable to be visited ; the best and most practicable means of proceeding thither ; the researches most essential to make ; phenomena to be observed ; the subjects of natural history most desirable to be procured ; and to obtain all such information as may tend to the extension of our geographical knowledge.]
23Dès le second bulletin, la Société de géographie de Paris se penche aussi sur cet enjeu et décide de suggérer une série de questions aux voyageurs par région géographique du monde, afin d’orienter leurs travaux, dans un article intitulé « Questions proposées aux voyageurs et à toutes les personnes qui s’intéressent aux progrès de la géographie » :
Non seulement un recueil de questions imprimées est le moyen le plus commode pour communiquer à tous les voyageurs, à tous observateurs les idées, les vœux de la Société ; non seulement, ce mode de correspondance, en assurant de plus grands succès que l’envoi par manuscrit, n’entraînera guères un surcroît réel de dépenses ; mais il aura encore le résultat de faire naître, par la réunion successive des cahiers, un ouvrage d’une haute utilité pour les savans et les voyageurs, un monument scientifique sur lequel chaque membre de la Société pourra inscrire son nom et qui, même dans le cas d’un résultat peu favorable, attestera au monde savant les vues éclairées qui dirigent votre association. (BSGP, 1824, S1, T2 : 71)
24Par cette publication et par l’actualisation régulière des demandes, il s’agit donc de fixer un cadre commun, gage d’une scientificité minimale. C’est ce qui ressort des deux citations précédentes : les voyages, pour gagner en valeur scientifique, nécessitent une préparation en amont. Le terrain est donc avant tout un exercice intellectualisé : « […] de façon importante, donc, le terrain est constitué par des projets académiques et des récits » (« [...] in important ways, then, the field is constituted by academic projects and narratives », Livingstone, 2003 : 47). Ce qui fait « des instructions l’un des instruments matériels, conceptuels et méthodologiques les plus importants parmi ceux dont le voyage se dote pour devenir une véritable entreprise cognitive » (Vannoni, 1996 : 75). Dans ces instructions, le recours à la vue trouve une place prépondérante et apparaît comme le sens à mobiliser en priorité. Comme le précise la Royal Geographical Society, « [l]es descriptions devront être écrites avec les objets sous les yeux » (« Descriptions should be written with the objects in view », BRGS, 1854, T24 : 330). La mise en ordre du moment « voyage » ou « terrain », puisque tous les périmètres territoriaux sont concernés au moment des fondations des sociétés, qu’ils soient proches ou lointains, participe plus globalement d’une mise en ordre du monde à travers la production de savoirs géographiques, et surtout d’une mise en forme disciplinaire. Le terrain est donc clairement valorisé, mais seulement à partir du moment où il peut apporter les preuves de sa scientificité.
Les géographes sur le terrain des concurrences nationales
25Le terrain n’est pas seulement le révélateur d’habitudes disciplinaires en train de se forger, il contribue aussi à affirmer des positions nationales. Par leurs efforts d’exploration, les géographes s’inscrivent de fait dans des entreprises de nature politique. Et c’est d’ailleurs dans cette association avec les champs du politique et du militaire que la figure du géographe de terrain, ou du géographe voyageur pour employer le vocable de l’époque, tend à s’affirmer le plus clairement. Mais cette association des géographes et du politique dans le domaine des voyages n’est pas neuve : dès la période des grandes découvertes, ces deux types d’acteurs vont main dans la main. Ce qui change au début du xixe siècle, c’est l’institutionnalisation de cette relation.
26Alors que l’un des objectifs principaux énoncés par les sociétés de géographie consiste à compléter les mappemondes en particulier pour les régions intracontinentales, il n’est pourtant pas toujours question de faire front commun pour atteindre ce but : l’enjeu du savoir rencontre là directement celui du rayonnement national. Entre Anglais et Français, la découverte de Tombouctou par leurs champions respectifs, Laing et Caillié, donne lieu en particulier à un vif débat. Pendant quelques années, de 1828 au début des années 1830, chaque rive de la Manche se bat pour voir accepter la reconnaissance de la ville par le ressortissant de leur pays. Cette lutte prend place dans une dimension mythique puisque Tombouctou exerce une fascination exceptionnelle sur les voyageurs européens (Surun, 2002). Du côté français, René Caillié s’engage d’abord dans cette aventure sans aucun soutien : il voit l’appel lancé par la Société de géographie de Paris pour la recherche d’un itinéraire qui mènera à la capitale du commerce sahélien, et part. En novembre 1828, la société parisienne publie les informations envoyées par Caillié depuis l’Afrique et en particulier depuis Tombouctou, via les lettres du consul Delaporte à Tanger, et décide de lui accorder une assistance financière. À partir de là, les relations avec la Grande-Bretagne se tendent. La société parisienne se vante des succès de Caillié, allant jusqu’à affirmer le caractère premier de sa découverte, alors que les Anglais rétorquent par l’exploit du major John Laing, parvenu dans cette même ville en 1826. Fin novembre 1828, John Barrow fait parvenir une lettre à Jomard dans laquelle il entend bien rétablir la vérité :
Je vois par le supplément du 66e Bulletin, publié par la Société géographique de Paris, qu’un Français du nom de Caillié a réussi à atteindre la ville de Tomboctou, et que M. Delaporte, vice-consul à Tanger, observe dans la lettre qu’il vous a écrite, pour vous annoncer l’arrivée de M. Caillié, que ce voyageur se console des fatigues qu’il a souffertes, par l’idée qu’il est le seul Européen qui ait réussi jusqu’à présent à amener à une heureuse fin une entreprise dans laquelle tant de courageux voyageurs ont succombé. Loin de moi de concevoir la pensée de diminuer le mérite de ce voyageur entreprenant et aventureux, ou de blâmer le juste orgueil qu’il doit ressentir pour avoir donné à sa tentative une heureuse issue ; mais la justice qui est due à la mémoire d’un autre voyageur, qui a péri par la main barbare d’un assassin, exige que je vous expose, Monsieur, que M. Caillié n’est pas le seul Européen qui a visité Tomboctou, ni le premier. Feu le major Laing est celui qui a mis le premier les pieds dans Tomboctou, et je vais vous le montrer par l’autorité la plus irrécusable, sa propre signature, et par celle de son serviteur, qui est maintenant à Tripoli. (BSGP, 1828, S1, T10 : 230-231)
27L’argumentaire de Barrow relève pour une grande part de la concession : certes, Caillié n’est pas déméritant (« loin de moi la pensée de diminuer le mérite de ce voyageur »), mais il n’est pour autant pas celui à devoir être salué pour son exploit. Car il n’est pas le « premier ». L’universalité et la communauté des savoirs géographiques passent ainsi clairement derrière l’enjeu de la primauté nationale. Malgré un ton qui se veut courtois, le discours est clair. D’autant plus que Barrow choisit de s’exprimer en français, comme s’il ne voulait laisser aucune marge d’interprétation à Jomard et aux Français. La réponse de Jomard déplace le problème, de manière à assurer aussi à la France sa ration de succès :
Personne moins que moi n’est accessible aux idées exclusives de nationalité, et c’est aussi dans l’intérêt général de l’humanité que je suis dévoué à la cause des sciences et de leurs progrès indéfinis. Je me serais donc réjoui sincèrement de signaler en France le retour et les succès du major Laing, ainsi que j’ai été assez heureux pour le faire à l’arrivée du capitaine Clapperton et du major Denham. […] Maintenant, Monsieur, voici les propres expressions qui sont l’objet de votre réclamation : « Il est le seul Européen (M. Auguste Caillé), qui soit parvenu jusqu’à ce jour à terminer avec succès une entreprise dans laquelle ont succombé tant de courageux voyageurs. » Vous voyez, Monsieur, qu’il s’agit de l’heureux retour du voyageur dans sa patrie, et non pas de la découverte de Tomboctou. On ne lui fait pas le mérite d’y être allé le premier. (ibid. : 232-233)
28Jomard commence par se décharger de la responsabilité de la lettre commentée par Barrow, se dédouanant quelque peu d’être à l’origine de la discorde. Puis, tout comme Barrow l’avait fait avant lui, il rassure son collègue. Mais surtout, il déplace complètement le problème sur le succès du retour de Caillié dans sa « patrie », chose que Laing n’a jamais pu réussir. Sous couvert de reconnaître la valeur de l’exploit de Laing, il n’en dépose pas moins son champion sur un piédestal. Jomard joue donc avec un argumentaire concessif, ne déniant pas à son adversaire le mérite qui revient à son champion, mais veillant surtout à s’assurer que le sien a droit à une part de reconnaissance. Dans la suite de la lettre, il ne manque pas de signaler que les documents produits par Laing ne sont que des chimères tant qu’ils ne sont pas retrouvés, ce qui limite de fait la valeur de son entreprise. Jomard réitère enfin son attachement à l’universalité du savoir, mais dont la sincérité est mise en doute par la tension liée à cette affaire :
Je m’honore d’avoir contribué à établir comme principe, dans les règlemens de la Société de géographie, que les voyageurs de toutes les nations ont un égal droit à son attention, que les récompenses appartiennent à tous, quelle que soit leur patrie ; enfin, qu’il n’y a aucune distinction dans le sein de cette Société, entre les étrangers et les régnicoles. (ibid. : 233)
29Jomard dit en partie vrai, car certaines communications de la société émanent des apports d’étrangers et quelques prix ont été décernés à des Anglais ou à des voyageurs européens (dont John Ross en 1834), mais la réalité des flux prouve tout de même une centralisation nationale et, surtout, l’importance de l’affaire Caillié exprime tout le contraire de sa lettre. Il se débat en effet pour afficher partout l’exploit de Caillié, qui reçoit notamment le prix de la découverte géographique la plus importante de l’année pour 1828 – ce qui contredit au passage ses propos à Barrow, et ne manque pas d’en souligner le caractère d’exception. Les Anglais répliquent en 1829 par l’envoi du capitaine West qui, par ordre du gouvernement, est chargé de faire mieux que Caillié sur le terrain africain. L’emballement de l’affaire contredit donc le ton poli de Jomard et Barrow, et traduit bien l’intrication politique dans la conduite des entreprises de terrain.
30Cet exemple représente à la fois une exception, par l’ampleur que prend la concurrence nationale, en même temps qu’un parangon de l’enchevêtrement entre terrain scientifique et terrain politique. Il est d’ailleurs remarquable que de chaque côté, on bâtisse le même argumentaire où sont savamment dosés l’affirmation d’un attachement à l’universalité et au partage des savoirs et l’attachement au rayonnement national. Tout se passe comme si le positionnement national des savoirs géographiques n’étant pas encore assumé pleinement, le recours à l’ambition universaliste permettait tout à la fois de s’en prévaloir et de s’en défendre. La récupération par la politique tend à nuancer, ou plutôt à biaiser, l’effort d’autonomie et de structuration que les sociétés s’efforcent à mettre en œuvre.
Politisation et militarisation du géographe
31Cette dernière remarque paraît d’autant plus pertinente qu’une des voies privilégiées de la professionnalisation géographique consiste à l’intégrer dans une logique politique, voire militaire. La professionnalisation de l’activité se réalise aussi et de plus en plus sur le mode d’une reconnaissance du caractère stratégique des savoirs géographiques. Comme l’expose Yves Lacoste en 1976, le champ politique prend tôt la mesure de l’utilité de ce type de savoirs et surtout de la nécessité d’encadrer leur production, aussi bien en termes de contenus proprement dits que de méthodologie. Dès les xvie et xviie siècles, les militaires prennent pied sur la fonction cartographique et dans les entreprises d’exploration (Desbois, 2012). Les liens entre militaires et géographes ne sont donc pas neufs. Ce qui transparaît dans la période 1815-1840, c’est le rapprochement de ces deux figures à l’occasion de l’élargissement du champ national vers l’horizon colonial. Cela conduit, du côté des sphères institutionnelles de la jeune discipline, à l’affirmation d’une figure géographique de plus en plus clairement identifiée, celle du géographe militaire. Tout comme certains gestes, qui préexistaient à la création des sociétés, sont peu à peu normés et standardisés, la coopération avec la sphère militaire dans le cadre des expéditions s’institutionnalise et est désormais considérée comme un habitus disciplinaire.
Encadrement militaire de l’activité géographique : du côté des sociétés
32En dehors des efforts fournis par les sociétés de géographie, la professionnalisation de l’activité géographique passe surtout par la mise en place de formations en contexte militaire, qui encadrent, tout en orientant, la production et l’utilisation des savoirs géographiques. Le parcours de Jomard le signale déjà, le géographe est de plus en plus un ingénieur géographe, formé pour répondre à des missions précises et concrètes de relevés de terrain. Il doit dans ce cadre répondre à des injonctions politiques, celles de la connaissance de l’espace national, puis colonial. Cette professionnalisation est d’emblée associée au champ militaire : ce sont des institutions telles que le Dépôt de la guerre, associé à l’École polytechnique, la Kriegsschule ou l’Ordnance Survey qui prennent en charge la formation des nouveaux géographes. Ceux-ci perdent peu à peu leur statut civil au profit d’une intégration dans la sphère militaire. Toutes ces écoles redéfinissent leurs offres de formation entre les années 1790 et 1810 pour mieux satisfaire au contexte politique et militaire. Les cours de géographie y occupent une place désormais prépondérante, en termes de lecture et de production de cartes, mais aussi de relevés de données sur le terrain. Il s’agit alors de former des géographes qui soient experts du territoire national, et colonial pour la France et la Grande-Bretagne. Le but de ces écoles réside dans la
[…] représentation du développement et des qualités de la terre et des rapports dans lesquels ces éléments ainsi que les productions industrielles des cultures se trouvent avec les besoins militaires. (Scharfenort, 1910 : 8)
[[…] Darstellung der Entwicklung und Beschaffenheit der Erdoberfläche und der Beziehungen, in denen diese sowie die verschiedenen Erzeugnisse des Anbaues mit den militärischen Bedürfnissen stehen.]
33Le lien entre exploration, activité militaire et géographie y est ainsi omniprésent. Ces institutions, si elles contribuent à améliorer et standardiser les pratiques déployées par les ingénieurs géographes, associent aussi l’activité géographique au champ militaire. Le rôle du géographe s’en trouve ainsi clarifié ; il se place, ou plutôt est placé, au service des instances politiques.
34Cette affirmation, ou confirmation, des liens entre savoirs géographiques et champ politico-militaire pose la question de la nature des enseignements fournis, et donc des liens entre géographie savante, représentée dans et par les sociétés, et géographie militaro-scolaire. Il ne faudrait pas envisager deux modes de fonctionnement complètement parallèles et distincts. Ces deux sphères s’entrecroisent au contraire d’une manière complexe, ce qui rend impossible une lecture univoque des relations entretenues. Plusieurs indices plaident pour une interaction de ces domaines plutôt qu’une opposition. Tout d’abord, le rôle de formation des institutions militaires est en grande partie assuré par la présence en leur sein de géographes venus du monde savant. Le cas de Carl Ritter dispensant des cours à la Kriegsschule pendant plus de trente ans signale bien l’interaction de ces deux mondes. Cordelia Lüdecke note qu’à partir de 1816, l’Académie militaire berlinoise prend conscience de la nécessité d’inculquer aux futurs officiers une réelle formation scientifique :
Comme formation seront exigées des connaissances de base en géographie et en statistiques, qui seront nécessaires à un apprentissage militaire plus poussé. De la même manière, pour l’apprentissage de terrain, la compréhension des concepts et des notions liés à la constitution de la surface terrestre est souhaitable. (Lüdecke, 2002 : 10)
[Als Vorbildung wurden Grundkenntnisse in Geographie und Statistik verlangt, die für einen weiteren militärischen Unterricht notwendig waren. Ebenso wollte für die Terrainlehre das Verständnis für Begriffe und Ansichten über den Bau der Erdoberfläche vorhanden sein.]
35À la manière d’une école polytechnique, la Kriegsschule accorde plus de place à la pratique. Ritter doit répondre à cette nouvelle exigence lorsqu’il est recruté en 1820. Il dispose, selon les années, de quatre à six heures hebdomadaires pour ses cours, qu’il conçoit en liens étroits avec ses propres travaux. Grande spécialiste de son travail à l’académie, Cordelia Lüdecke constate ainsi que
[d]ans les leçons de géographie, il traitait des rapports entre la nature et l’homme ainsi que des interactions entre les spécificités physiques des pays et le développement de leurs peuples et de leurs édifices étatiques. (ibid. : 26)
[In den Geographievorlesungen behandelte er den Zusammenhang zwischen der Natur und den Menschen sowie die Wechselwirkung zwischen der physischen Eigenart der Länder und der Entwicklung ihrer Völker und ihrer Staatsgebilde.]
36Ensuite, autre preuve de l’interaction des domaines scolaires, savants et militaires, Ritter développe aussi un aspect critique important sur l’histoire de la discipline et les sources. Il ne limite donc pas ses cours au champ militaire, mais fait rentrer le champ géographique savant dans l’institution, même s’il cantonne souvent ses cours à l’espace du continent européen. Avec les encouragements de Müffling, nouveau chef du Generalstab (le chef de l’état-major), Ritter favorise à partir de 1821 le volet cartographique de son enseignement. Il répond en cela aux demandes de ses supérieurs, qui désirent inculquer aux futurs officiers des compétences de lecture de cartes et de détermination de coordonnées, mais il profite aussi de cette orientation, puisqu’il peut s’appuyer sur ses recherches et les poursuivre par la même occasion. Les réalisations de cartes au moment des cours lui sont par exemple utiles pour son atlas africain qui paraît entre 1825 et 1831 :
Le Général Müffling avait du reste tenu sa parole et avait montré, à travers les géographes militaires, du soutien pour les cartes de la Géographie de Ritter. (ibid. : 32)
[General Müffling hatte übrigens Wort behalten und ließ mit Unterstützung durch Militärgeographen für Ritters Erdkunde Karten zeichnen.]
37Les cours donnés par Ritter dans le cadre de la Kriegsschule révèlent donc une interaction étroite entre demandes militaires et projet scientifique, mais sans être drastiquement contraints par le type de public auquel il a à faire.
38Le dialogue entre géographes et militaires existe également au sein des sociétés de géographie. Les liens s’expliquent par le nombre de militaires dans ces institutions, puisque les ingénieurs topographes forment un contingent non négligeable parmi les adhérents. Au cours de la période, leur nombre ne cesse d’augmenter alors même que les officiers occupent aussi une place de plus en plus prépondérante, en termes quantitatifs, aussi en raison des responsabilités dont ils sont dotés. Les militaires s’affirment également comme des animateurs énergiques des sociétés de géographie, en particulier sur la question du terrain et des voyages. Les situations diffèrent cependant d’une sphère à l’autre, l’implication nationale dans le projet colonial donnant d’autant plus de poids à la présence militaire. Prenant la situation britannique, Iris Schröder note un vrai changement en la matière après 1815 :
D’une manière différente que pendant l’ère où Joseph Banks dominait l’Association africaine, après 1815 se trouvent parmi les voyageurs de nombreux anciens membres de l’armée – des hommes que John Barrow et plus tard Roderick Impey Murchison avaient soin de solliciter en priorité. […] Pour eux, la carrière de voyageur scientifique était souvent liée à un précédent parcours militaire ou dans la marine. (Schröder, 2011 : 129)
[Anders als in der Ära, in der Joseph Banks die African Association dominierte, waren unter den Reisenden nachn 1815 viele ehemalige Militärangehörige – Männer, auf die John Barrow und später Roderick Imprey Murchison bevorzugt zurückzugreifen pflegten. […] Für sie war die Karriere als Forschungsreisender offenbar anschlussfähig an die frühere Laufbahn beim Militär oder bei der Marine.]
39Deux choses ressortent de ce constat : d’une part que les militaires, ou anciens militaires, sont de plus en plus sollicités par les géographes, et d’autre part que la carrière scientifique constitue un débouché important pour les anciens officiers. Cela s’explique par la qualité de leur formation, qui en fait des géographes rompus aux pratiques de relevé de terrain, de lecture de cartes, et habitués aux conditions parfois rudes des voyages.
40Cela n’est pas sans conséquence sur les choix épistémologiques qui sont alors faits par les sociétés. D’un côté, cette intégration croissante de militaires encourage et soutient la recherche d’une scientificité plus grande des gestes géographiques. Cet enjeu est bien compris par les sociétés qui souhaitent un concours plus systématique des corps des ingénieurs. D’un autre côté, elle pose question en matière d’encadrement de la pratique, de choix des objets d’étude et surtout des finalités qui sont poursuivies. La présence des militaires joue à la fois en amont des voyages et sur le terrain lui-même. En amont, au sein des sociétés de géographie, ils influencent la rédaction des instructions données aux voyageurs et les orientations données aux recherches dans ce champ. En 1836, lors de son discours à l’assemblée générale de la Société de géographie de Paris, son président, le lieutenant-général Pelet, qui est aussi directeur général du Dépôt de la guerre, insiste longuement sur les liens entre géographie et projets politiques :
La politique, comme science ou comme art du gouvernement, exige la connaissance spéciale du pays qu’elle régit et de tous les États avec lesquels il peut avoir des rapports. C’est sur l’évaluation des populations, des richesses, des forces militaires et maritimes ; c’est d’après la situation respective et la configuration des territoires que les gouvernements règlent leurs projets, assurent le présent et maîtrisent l’avenir. Tous ces éléments constituent la puissance réelle des États et leur balance militaire ; celle-ci offre seule des garanties de sécurité, à une époque où la moindre étincelle peut de nouveau embraser le monde. (BSGP, 1836, SER2, T6 : 259-260)
41La géographie doit être pour lui un art au service du politique. Grâce aux informations géographiques, le politique est en mesure d’assurer son autorité sur le territoire qu’il domine et de régler les relations qu’il a avec les autres États. C’est bien là le caractère stratégique, mais aussi essentiellement idéologique, des savoirs géographiques qui est exprimé. Mais, comme il le souligne ensuite, les relations ne sont pas univoques. Dans un effet de retour, il explique en quoi les progrès de la géographie sont subordonnés aux avancées militaires :
La guerre favorise aussi les conquêtes de la géographie. Les armées françaises explorent maintenant les contrées dans lesquelles les voyageurs ne pouvaient pénétrer. L’an dernier, le prince royal portait l’étendard français sur les chaînes de l’Atlas, vers l’ancienne Victoria. Les officiers attachés à cette glorieuse expédition nous ont envoyé des levés, des reconnaissances, des paysages, tout ce qui peut faire connaître la Maurétanie césarienne, et nous donner les moyens de faire une excellente carte de la province d’Oran. (ibid. : 261)
42Pelet décrit ainsi un système vertueux, où le militaire nourrit le champ géographique et réciproquement. Cette vision idyllique questionne la nature réelle des relations qu’entretiennent ces deux champs, d’autant que cet encadrement de la production géographique par le politique n’est pas uniquement théorique, il s’incarne de plus en plus dans les moments d’exploration.
Encadrement militaire de l’activité géographique : du côté du terrain
43Sur le terrain même de la pratique géographique, les militaires sont en effet aussi pourvus d’un rôle d’encadrement affirmé. Cet encadrement se fait dans un premier temps de manière ponctuelle, à l’occasion de telle ou telle entreprise d’exploration bien précise, comme cela pouvait se faire au cours des siècles précédents (Desbois, 2012). À partir des années 1820, cette tendance d’abord ponctuelle s’accentue en effet avec le renouveau des grandes missions d’exploration (Bourguet et al., 1998), telles que celles conduites par le gouvernement français en Morée (1829) ou en Algérie (1840). Ces missions répondent à des demandes politiques, elles ne surgissent pas d’une curiosité individuelle ou collective venue du champ scientifique. À ce titre, la France et la Grande-Bretagne sont bien plus engagées que la Prusse1. En dépit des différences observées, le nombre des missions engagées plaide pour un enthousiasme fort du politique pour les questions d’exploration géographique. Le renouveau de ces missions répond en outre à une réalité de plus en plus concurrentielle entre les nations. Le politique prend désormais en charge l’exploration du monde, du moins en partie, dans le but d’assurer une primauté d’occupation et donc asseoir une domination. Le savoir se trouve ainsi subordonné au pouvoir et doit le servir, directement ou indirectement. Au même titre que l’épisode Caillié-Laing, ces expéditions illustrent le caractère extrêmement sensible et de plus en plus nationalisé du terrain. L’exploration devient alors exclusivité nationale, comme cela se passe en Morée en 1829 ou en Algérie en 1840-1842. Du côté français, l’expédition d’Égypte sert clairement de modèle d’exécution, elle est régulièrement convoquée comme une ambition à reproduire :
Tandis que vous cherchez là-bas à faire nommer Lamarque, moi qui ne cherche quoi que ce soit non plus qu’à me faire nommer la moindre chose, voilà que sur une rumeur de capacité sur laquelle je ne comptais pas, une Commission de l’Institut me désigne au Ministre de l’Intérieur qui me nomme en chef dans une Expédition Scientifique qui va faire en Morée ce que fit autrefois la Commission d’Égypte sur les bords du Nil. (Bory, 1908 : 302)
44Toutes les grandes missions qui se développent alors ambitionnent d’égaler le précédent égyptien. Le modèle d’action demeure le même, y compris du côté britannique, construit sur une association étroite et dynamique entre savoir et pouvoir :
[…] les expéditions sont à considérer comme des « dispositifs » : leur mise en place et leur déploiement sont, à la fois, une opération d’intervention et une expérience de connaissance qui fabriquent d’un même mouvement du savoir et du pouvoir sur les territoires et sur les hommes auxquels elles s’appliquent. (Bourguet et al., 1998 : 15)
45Opération de pouvoir et de savoir en même temps, ces expéditions disposent d’une logique propre. De là s’opère un changement de chronologie essentiel : les militaires, jusqu’alors appelés en renfort ou en soutien, deviennent les piliers des missions d’exploration. Non seulement ils doivent assurer la possibilité même de pénétrer dans un territoire, par leur action armée, mais ils sont également sollicités pour leur maîtrise des techniques et des savoir-faire scientifiques, notamment en matière de cartographie de l’espace. Les grands voyages britanniques entrepris dans la période 1815-1840 sont par exemple le fait de militaires, mandatés généralement par le gouvernement : John Ross, John Franklin pour ne citer que les plus connus. Ces figures ont été formées dans des institutions militaires et possèdent de réelles capacités scientifiques, elles assument donc une double fonction et accentuent ainsi la collusion entre champ du pouvoir et champ du savoir. Mais les grandes missions ne sont pas uniquement le fait de militaires ; elles associent des géographes, requis en tant qu’experts de l’espace, en même temps que soumis aux demandes politico-militaires. Et comme le rappellent Marie-Noëlle Bourguet et al., le temps du savoir est soumis au temps de l’armée et du pouvoir. Il faut en général aller vite pour produire des résultats (ibid.) et ceux-ci doivent satisfaire à des commandes précises. Cette association entre champs du pouvoir et du savoir aboutit à la construction et à l’identification d’une figure de géographe militaire. Les gestes du géographe deviennent ceux imposés par le militaire, voire les mêmes gestes que ceux du militaire. Le parcours de Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent constitue un bon exemple de cette confusion entre géographie et champ militaire.
46Contrairement à Jomard ou à d’autres savants de la même génération, Bory ne bénéficie pas d’une formation parisienne dans les nouvelles institutions formées sous la Révolution ou héritées de cette période. Il est un autodidacte gascon, un provincial, porté sur l’histoire naturelle, avec l’ambition très affirmée de faire une belle carrière (Ferrière, 2009). Il parvient à se faire recruter dans l’expédition de Baudin en 1800, mais par la suite, d’après Hervé Ferrière, Bory souffre d’une politique scientifique napoléonienne basée sur la continuité des savants en poste (ibid.). Il se voit contraint en 1804 de rejoindre l’armée, pour disposer d’un revenu mais aussi pour espérer poursuivre ses travaux et son ascension sociale. Il reste finalement dans ce corps tout le reste de sa carrière et Hervé Ferrière souligne cette particularité de Bory de Saint-Vincent :
Nous touchons ici une particularité de la carrière de géographe de Bory : le Gascon réalisera toujours des études géographiques sur des commandes émanant de l’armée sans avoir réellement une démarche scientifique novatrice ou des velléités de recherches personnelles. Depuis déjà quelques siècles, la géographie sert d’abord à faire la guerre. (ibid. : 96)
47Car l’armée va véritablement constituer le tremplin scientifique de Bory. Sous la période napoléonienne, il arpente les États allemands, l’Autriche, la Hollande ou encore la Pologne et, surtout, fait la campagne d’Espagne. Pendant cinq ans, entre 1808 et 1813, il sillonne la péninsule ibérique au gré des mouvements des troupes françaises, tout en essayant de poursuivre ses recherches. Ses productions de nature géographique, comme les cartes qu’il mentionne, résultent des commandes passées par l’état-major. Son apogée est permis par l’armée, qui le nomme à la tête de la section des sciences naturelles lors de l’expédition de Morée. Sa correspondance laisse une fois de plus apparaître la complète dépendance dans laquelle il se trouve vis-à-vis du gouvernement français alors qu’il part pour le Péloponnèse en 1829. D’un point de vue matériel et logistique, Bory dépend entièrement du bon vouloir de ses ministères de tutelle, comme il l’exprime dans cette lettre de février 1830 :
Monseigneur,
Lorsque la Commission scientifique de Morée fut formée, les membres qui la composaient reçurent du Ministère de l’Intérieur qui faisait alors les fonds de l’entreprise une indemnité de route jusqu’à Toulon, qu’on porta à 1000 francs, pour chacune des trois directeurs et à 500 francs pour MM les adjoints. Il nous fut donné l’espoir qu’au retour la même somme nous serait allouée, parce que les dépenses de quarantaine qui sont très fortes, ajoutant aux frais de route, nous la rendrait encore plus nécessaire. Le Ministère de la Guerre qui, par la suite, se chargea des dépenses et qui se montra si généreux en ajoutant à nos traitements des indemnités de vivre et de transport, le ministère de la Guerre qui a contribué si puissamment par ses secours à la brillante réussite de nos explorations, le ministère de la Guerre enfin ne mettra-t-il pas le comble à notre reconnaissance, en nous accordant l’indemnité de retour égale à celle du départ, en continuation de nos transports et vivres jusqu’à la conclusion du voyage ? Dans l’espoir où je suis que votre Excellence nous sera toujours propice, je prends la liberté de lui adresser l’état des membres de l’Expédition qui n’ont jamais abandonné leur poste, et qui ne sont rentrés en France qu’après avoir consciemment rempli leurs engagements au dépend même de leur santé. (Bory de Saint-Vincent, 1908 : 313)
48Par cette lettre, Bory tente de faire valoir auprès du ministre de la Guerre l’activité de son équipe pour obtenir une indemnisation financière. Il met très clairement en avant le service de la France (« n’ont jamais abandonné leur poste », « consciemment rempli leurs engagements ») pour obtenir gain de cause, sans cacher pour autant sa colère. Cet épisode de Morée n’est pas sans faire écho à l’expérience de Humboldt en Russie, alors qu’il voyage la même année dans l’encadrement strict du tsar Nicolas Ier (Péaud, 2012), et résonne aussi avec la mission qu’il mène en Algérie une décennie plus tard. Tout le parcours de Bory de Saint-Vincent, met en évidence une figure de géographe militaire, située à la jonction entre les champs du politique / militaire et du scientifique.
49Cette figure n’est pas encore dominante, mais elle s’impose peu à peu et apparaît incontournable dans les décennies suivantes. Pour la France, le tournant a lieu lors de l’exploration de l’Algérie commencée en 1839, qui s’inscrit dans un contexte colonial et donc dans un cadre idéologique spécifique. Côté britannique, les missions poursuivies en Inde ou dans l’empire accentue aussi la fixation de cette figure. Les gestes du géographe s’imprègnent des pratiques militaires, des contraintes temporelles, matérielles ou intellectuelles imposées par cette entité.
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50De la même manière que l’enjeu d’une organisation institutionnelle s’affirme, celui de construire une figure de géographe apparaît de manière nette entre 1815 et 1840. Ces deux aspects doivent en effet contribuer à établir des cadres disciplinaires identifiables, permettant d’une part aux géographes de se reconnaître entre eux, par leurs pratiques ou leurs lieux de rencontre, tout en se différenciant d’autre part des autres champs scientifiques. Mais comme pour tout ce qui touche alors au projet d’une discipline géographique, rien ne semble de ce côté-là non plus tout à fait assuré. Si les géographes cherchent à améliorer le professionnalisme de leurs pratiques, en se consacrant de plus en plus exclusivement aux savoirs géographiques et en fixant leurs gestes, c’est-à-dire en se spécialisant, la pluralité des pratiques demeure encore. Et quand cette pluralité s’efface, c’est au profit d’une homogénéisation et d’une unification des pratiques sous la figure du géographe militaire, mettant de nouveau en avant l’influence du politique et posant la question de l’effectivité du souhait d’autonomie qui guide la disciplinarisation en cours. La figure du géographe militaire semble en effet prendre en charge l’effort fourni pourtant par les sociétés de géographie dans une optique d’indépendance scientifique, ou plutôt devrait-on dire alors même qu’elles visent une indépendance scientifique. Tout se passe comme si l’effort d’autonomisation était réifié dans le passage d’une hétéronomie scientifique à une hétéronomie politique et militaire. Pour autant, l’orientation qui semble prise de glisser vers le politique ne relève pas nécessairement d’un manque d’exigences épistémologiques, voire idéologiques. Elle constitue le résultat de multiples facteurs ainsi que, bien souvent, d’un certain pragmatisme scientifique : le parcours de Bory de Saint-Vincent révèle également que la résolution des tensions se fait à l’échelle de l’individu, d’une manière empirique, en dépit d’ambitions exigeantes mais finalement sapées par les coups de boutoir de la réalité. Entre le domaine de l’idéalité et celui de l’effectivité des modalités de la production des savoirs géographiques, les individus doivent souvent arbitrer en défaveur de leurs projets épistémologiques.
Notes de bas de page
1 Il faut attendre la deuxième moitié du xixe siècle pour que la Prusse (puis l’Allemagne) lance d’importantes missions militaires.
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