Lettre II. La femme soumise à Dieu seul
Texte intégral
Newburyport, le 17 juillet 1837
Ma chère sœur,
1Dans ma dernière lettre, j’ai retracé la création puis la chute de l’homme et de la femme hors de cet état de pureté et de bonheur dont leur généreux Créateur avait voulu qu’ils bénéficient. Unis dans le péché, ils eurent le même châtiment. […] Nous allons les voir désormais exclus du paradis, privés de leur beauté première, mais portant encore sur le front l’image et la marque de Jéhovah ; encore investis de hautes responsabilités morales, de pouvoirs intellectuels, et d’âmes immortelles. Ils avaient encouru la peine du péché, ils étaient dépouillés de leur innocence, mais ils se trouvaient à la même place, côte à côte, ne reconnaissant aucun supérieur si ce n’est leur Dieu. En dépit de ce qui a été avancé, je suis bien consciente que la femme est accusée encore aujourd’hui d’être à l’origine du péché dans le monde. Je ne vais pas réfuter cette accusation par des contre-arguments, bien que, comme je l’ai déjà suggéré, en acceptant aussi facilement la proposition de sa femme, Adam n’a guère manifesté cette supériorité d’esprit que l’homme s’arroge. Même en admettant qu’Ève commît un plus grand péché, il me semble que l’homme pourrait se satisfaire du pouvoir qu’il a revendiqué et exercé pendant près de six mille ans, et qu’il y aurait plus de noblesse à s’efforcer de relever ceux qui sont tombés et redonner des forces à ceux qui sont faibles, qu’à maintenir la femme dans la soumission. Mais je ne réclame aucun privilège pour le sexe auquel j’appartiens. Je n’abandonne pas notre revendication d’égalité. La seule chose que j’attends de nos frères, c’est qu’ils ôtent leurs pieds de notre col et nous laissent nous tenir droites sur le terrain que Dieu a voulu que nous occupions. Au cas où il ne nous aurait pas donné les droits qui, selon moi, nous ont été enlevés, nous donnerions rapidement la preuve de notre infériorité, et serions renvoyées dans l’obscurité que la magnanime grandeur d’âme de l’homme nous a assignée comme étant notre sphère réservée.
2Comme je ne parviens pas à trouver dans les Saintes Écritures à quel moment Dieu aurait ôté à la femme l’égalité avec l’homme, je vais évoquer quelques points des Écritures démontrant que nulle suprématie n’y est dévolue à l’homme. Lorsque Dieu, par le Déluge, a détruit le monde, sauf Noé et sa famille, il a renouvelé l’accord originellement conclu avec l’homme en lui redonnant pouvoir sur tous les animaux de la terre, tous les oiseaux du ciel, sur tous ceux qui se meuvent sur la terre, et sur tous les poissons de la mer, tous ainsi placés sous sa responsabilité. Or, est-ce que la femme, faite à l’image de Dieu, fut placée sous la domination de son compagnon masculin ? Jamais de la vie ! Jéhovah n’a pas pu placer son autorité à gouverner ses propres créatures immortelles entre les mains d’un être qu’il savait, comme toute l’histoire l’attestait, indigne d’un devoir aussi sacré et important. Dieu ne pouvait pas le faire, car ç’aurait été contrevenir directement à sa loi : « C’est le Seigneur, ton Dieu, que tu adoreras, et c’est lui seul que tu serviras » [Matthieu, 4, 10]. Si Jéhovah avait désigné l’homme comme tuteur ou éducateur de la femme, il aurait certainement annoncé, d’une façon ou d’une autre, cette transmission de son autorité. Bien au contraire, les commandements de Dieu sont invariablement les mêmes pour l’homme et la femme ; et on ne trouve pas la moindre indication dans quelque passage de la Bible que ce soit, que Dieu ait eu l’intention de soumettre la femme à l’autorité de l’homme. Il tient toujours le langage suivant : « Tournez-vous vers Moi, et vous serez sauvés, vous qui êtes aux extrémités de la terre ; car moi, je suis Dieu, et il n’y en a pas d’autre » [Ésaïe, 45, 22].
3L’ivresse du pouvoir fut certainement la première conséquence de la chute ; et comme il n’existait nul autre être doué d’intelligence sur qui l’exercer, la femme fut la première victime de cette passion profane. Ce sera manifeste ensuite avec le meurtre de son frère par Caïn, puis avec Nemrod, ce puissant chasseur d’hommes qui se bâtit un royaume sur lequel régner. Ainsi voyons-nous la semence toxique de l’esclavage se développer immédiatement après la chute et étendre ses branches pestilentielles sur toute la face du monde connu. C’est un fait reconnu par l’histoire que l’homme a assujetti la femme à sa volonté, à la satisfaction de ses besoins égoïstes, de ses plaisirs sensuels, et l’a instrumentalisée pour son confort à lui ; et lui n’a jamais manifesté le désir de l’élever au rang qui lui revenait lorsqu’elle avait été créée. Il a tout fait pour la rabaisser et assujettir son esprit ; et dès lors il jette un regard triomphant sur la ruine qu’il a façonnée, et dit que l’être qu’il a ainsi grièvement blessé est son inférieure.
4Lorsqu’il plaida pour le droit de pétitionner, John Quincy Adams a mis la femme sur le même plan que l’esclave. Je le remercie de nous avoir placées aux côtés des opprimés, car il ne me sera pas difficile de montrer que, de tout temps et dans tous les pays, sans faire d’exception pour la République américaine héritière des Lumières, on a plus ou moins fait de la femme un moyen pour promouvoir le bien-être de l’homme, sans considération aucune pour son bonheur à elle, ni pour la gloire de Dieu censée être manifeste dans sa créature.
5À l’époque des patriarches, nous voyons hommes et femmes employés aux mêmes besognes. Abraham et Sara aidèrent tous les deux à préparer la nourriture offerte aux trois hommes qui leur rendirent visite dans les plaines de Mamré [Genèse, 18] ; mais bien que leur occupations fussent comparables, Sara ne fut pas autorisée à se joindre aux visiteurs divins ; et, comme selon Pierre « elle obéissait à Abraham, en l’appelant son seigneur » [1 Pierre, 3, 6], nous pouvons penser qu’il exerçait son pouvoir sur elle. Passons maintenant à Rebecca [Genèse, 24]. Nous trouvons là un autre exemple frappant du peu d’estime dans laquelle est tenue la femme. On envoie Élièzer chercher une épouse pour Isaac. Il trouve Rebecca descendant au puits pour y remplir sa cruche. Il l’aborde ; et elle répond avec humilité : « Bois, seigneur. » Comment s’y prend-il pour gagner sa faveur et sa confiance ? Est-ce qu’il l’approche comme on le ferait d’une digne créature qu’il va inviter à occuper une position importante dans la famille de son maître, en tant qu’épouse du fils unique de celui-ci ? Non. Il flatte sa vanité, et il « prit une boucle d’oreille en or et deux bracelets pour ses mains » et les donna à Rebecca.
6La cupidité de l’homme l’a vite amené à regarder la femme comme sa propriété, vendue à ceux qui veulent bien l’épouser, apparemment sans aucune considération pour le droit sacré qui appartient à la femme tout autant qu’à l’homme de choisir son partenaire. Que les femmes fussent un atout avantageux en tant que propriété, nous le comprenons à la lecture du dernier chapitre des Proverbes [31, 10-31], avec la description d’une femme vertueuse. Si elle travaille volontiers de ses mains, fait l’aumône aux pauvres, s’habille de soie et de pourpre, s’occupe bien de sa maison, fabrique une fine étoffe qu’elle va vendre, livre des ceintures au marchand, ne mange pas le pain de la paresse, voilà ce qui, aux yeux de Salomon, constitue apparemment la perfection féminine.
7« L’esprit de l’époque ne favorisait pas l’élévation intellectuelle ; mais de même qu’il y avait des hommes sages qui faisaient exception à l’ignorance générale, et qui allaient faire progresser le monde, de même se trouvait-il tout autant de femmes sages, et nous avons tendance à croire que chez les Juifs, comme chez d’autres peuples, les femmes plus encore que les hommes avaient un rapport direct avec le ciel. » L. M. Child sur la condition de la femme1. S’il y a du vrai dans cette tradition, j’ai du mal à imaginer en quoi consiste la supériorité de l’homme.
Bien à toi, en solidarité féminine,
Sarah M. Grimké
Notes de bas de page
1 Voir supra la première note en introduction aux textes de Sarah Grimké.
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