Système de villes et niveaux d’identification territoriale en Roumanie
Urban Systems and Levels of Territorial Identification in Romania
p. 285-304
Résumé
The author focuses on the role played by the Rumanian urban system in the emergence of modern behaviours – at individual, collective and/or community levels – as well as on the role played by changing territorial organizations. His analysis refers explicitly to the post-modern paradigm, when he suggests that the obstacles to development which have become apparent in Romania are due to a weak acceptance of the value of otherness.
Texte intégral
1Le terme d’identité spatiale/territoriale ne fait l’objet de recherches dans le champ de la géographie que depuis les années 80, quand les divers courants de la géographie semblent s’harmoniser autour des problématiques complexes du territoire et de la territorialité humaine. Jusqu’alors, le territoire était considéré comme une construction associée à un objectif et un projet précis, et prenant la forme d’une entité administrative reconnue par la loi. Si l’existence de cette entité était décidée par les membres d’une communauté, sa mise en œuvre relevait de la responsabilité des structures de pouvoirs émanant de cette dernière. Les personnes composant la communauté étaient donc censées à la fois se reconnaître et s’identifier dans la construction territoriale réalisée. Dans la lignée directe d’une pensée positiviste et centralisatrice, cette conception du territoire a soutenu les diverses idéologies étatiques. Pour des raisons méthodologiques et pratiques le territoire était vu de façon réductrice. Son homogénéité, voire l’homogénéisation de ses différences, était mise en relief, aboutissant à l’identification de spécificités macrorégionales et nationales. Les contestations de cette approche trop étroite du territoire sont venues de l’extérieur de l’espace européen, resté fidèle aux habitudes issues d’une longue tradition de gestion centralisée des unités administratives.
2Les débuts du mouvement contestataire doivent être recherchés dans la géographie américaine de la première moitié du XXe siècle qui, avec le béhaviorisme et l’humanisme, a posé certains des fondements des recherches ultérieures sur la territorialité humaine. Il s’est moins agi de démolir l’ancien paradigme que d’ajouter une forte dimension humaine aux différents échelons de la construction territoriale. La nouveauté est apparue avec l’introduction en force de l’individu et du local dans le champ de la réflexion, le tout en relation avec les puissants changements connus par la civilisation contemporaine. Sans revenir sur les sources bien connues des transformations de la civilisation humaine dans la dernière moitié du XXe siècle, on avance l’hypothèse selon laquelle cette géographie contestatrice, mieux articulée sur les générateurs des transformations, a pu prévoir « la sortie de l’État-nation et l’arrivée des tribus », sur le devant de la scène de l’histoire, selon l’expression de Zygmunt Bauman (1995). Cette expression couvre tous les mouvements actuels de décentralisation et de désagrégation des grandes structures modernes mises en place depuis la révolution industrielle (l’État, la nation, les structures administratives, l’habitat, les systèmes de production, de services et de consommation).
3L’hypothèse énoncée nous semble d’importance, car ce sont justement ces dynamiques de la civilisation contemporaine, irréductibles à tout encadrement quantitatif rigoureux, qui donnent aujourd’hui de la substance aux termes de centralité, de différence et d’identité territoriale. Ce sont les conquêtes épistémologiques de cette géographie contestataire, en train de devenir « la géographie normale » (Soja, 1989), qui offrent une clé de déchiffrement des manifestations spatiales/territoriales de ces phénomènes de dilution des structures modernes, et de constructions territoriales et identitaires nouvelles. Plus encore, cette géographie permet facilement les contacts avec des disciplines qui se sont très tôt intéressées à la constitution des identités sociales et aux changements que celles-ci subissent, telles que l’anthropologie, la sociologie et la philosophie.
1. Du moderne et du postmoderne dans la géographie
4La démarche adoptée n’est pas nouvelle en soi. Des géographes très connus, comme David Harvey (1997) et Edward Soja, ont même essayé de construire une géographie postmoderne. On propose simplement d’employer ici certaines des structures épistémologiques du postmodernisme centrées sur l’espace, en vue d’apporter un support théorique, valide, on l’espère, à la lecture de la problématique de l’identité territoriale dans le cadre du système urbain roumain. On espère cette démarche valide, car on considère que, à l’heure de la prise de conscience de l’existence grandeur nature de l’Europe centre-orientale, le l’angle principal d’attaque de la problématique des identités européennes passe par la considération de l’opposition entre modernité et postmodernité, renvoyant ici aux idées exposées par Jean-Marc Besse (1992) à ce sujet.
Le triptyque du paradigme moderne
5Le paradigme moderne s’appuie sur un triptyque d’idées. La première met l’accent sur la notion de limite absolue. L’espace peut être maîtrisé et contrôlé par l’intermédiaire de l’administration rationnelle des surfaces mesurées, appropriées, et strictement limitées. De là dérive la conception classique de territoire comme simple réalité administrative, support théorique de l’État-nation, souverain, intouchable dans ses frontières. La deuxième idée a trait à la sécularisation du monde. Dans ses relations avec l’extérieur, l’homme n’a plus besoin d’un intermédiaire, qu’il s’agisse de la divinité ou de quelque autre relais. L’individu devient le centre du monde, qu’il est seul à pouvoir construire. Enfin, en relation avec la notion de nouveauté, la troisième idée implique la notion de rupture avec une structure du passé et, implicitement, le passage, à travers le progrès, à une nouvelle structure clairement définie. On trouve ici les racines des théories de la diffusion à partir des centres d’innovation et donc des transformations profondes des structures déjà mises en place.
Le postmodernisme et la critique du triptyque
6Le postmodernisme prend le contre-pied de ces trois propositions. En premier lieu, les limites cessent d’être des frontières absolues qui séparent des entités spatiales juxtaposées. Ces dernières ne peuvent plus être le contenant d’un contenu bien défini. Ce qui était autrefois une limite (ou une barrière, une frontière, un filtre sélectif) se définit de plus en plus comme une interface qui assure le contact entre des milieux différents. Dans ce nouvel espace, il y a osmose des deux milieux, hybridations, entités difficilement séparables. Les régions transfrontalières ou le rurbain en sont des exemples. En deuxième lieu, la sécularisation du monde est de moins en moins perçue comme une évidence, car l’information instantanée donne à l’individu la possibilité d’être présent partout et nulle part. Cette ubiquité interdit à ce dernier à la fois le statut de centre du monde et la possibilité d’identification profonde avec un lieu particulier. Une meilleure intégration de l’individu dans les circuits mondiaux de l’information s’accompagne d’un affaiblissement de sa territorialisation. De plus en plus déterritorialisé, il se déconnecte progressivement de toute dimension communautaire. Enfin, la nouveauté n’est plus perçue comme une limite temporelle. Tout ce qui se passe vient simultanément du présent et du futur. Le manque de profondeur du futur est compensé par un retour vers le passé, et ce retour n’est plus plénier mais sélectif, chacun prenant de l’histoire ce qu’il croit susceptible de l’identifier le mieux.
7Dans le cas de la Roumanie, la mise en regard des distorsions que ces deux paradigmes introduisent dans la lecture de l’espace devrait nous aider à appréhender à la fois des différences entre modernité occidentale et modernité de type socialiste, et la fragilité des limites entre comportements pré-et postmodernes. On peut en effet considérer ce pays de l’Europe centre-orientale comme un de ceux pour lesquels la modernité est restée un rêve inachevé. La chute du communisme a remis en cause des structures territoriales correspondant à des projets sociaux bien particuliers. Il semble donc nécessaire de trouver un schéma de lecture capable de rendre compte, d’une part, de la construction sociale de ces structures, et d’autre part, de la déconstruction et des transformations actuelles que celles-ci sont en train de subir. Pour ce faire, on empruntera l’analyse du fonctionnement de l’espace social proposée par un des théoriciens du postmodernisme, le sociologue Zygmunt Bauman. Selon cet auteur, l’espace social se construit et se déconstruit en fonction de la coexistence plus ou moins antagoniste de trois types d’espace : l’espace cognitif, l’espace moral et l’espace esthétique, chacun ayant des rapports spécifiques avec l’espace physique. Ces trois types d’espaces correspondent, grosso modo, aux trois actions humaines qui conduisent à la création des territoires : pratiquer, c’est-à-dire connaître de façon quotidienne et banale l’espace ; concevoir, c’est-à-dire projeter dans l’espace les commandements d’une certaine morale ; et enfin percevoir, c’est-à-dire saisir l’espace en fonction de certaines normes innées ou acquises qui définissent une forme d’esthétique. On présente brièvement les deux premiers types d’espace. Le troisième, qui fait surtout référence à l’espace intra-urbain, ne relève pas explicitement de l’objet de cet article.
L’espace cognitif
8L’espace cognitif se construit exclusivement dans le cadre de la communauté, dans le processus du vivre avec les autres. Mais vivre avec les autres ne signifie pas vivre avec ce que l’on sait des autres, avec ce savoir si banal qu’il est accepté comme tel, comme une sorte de vérité absolue qui n’aurait besoin ni de preuves ni de témoignages. La conscience que d’autres comme nous existent et que leur existence compte d’une façon ou d’une autre est une attitude élémentaire, qu’Alfred Schütz et Thomas Luckmann (1974) nomment attitude naturelle, « qui précède plutôt qu’elle ne succède aux efforts pour apprendre à travers l’expérience personnelle ou à travers le système d’enseignement en place » (Bauman, 1995). L’attitude naturelle est possible dans un espace social qui fonctionne selon des règles très connues qui décrivent le familier, c’est-à-dire le pôle de l’intimité sociale. Au fur et à mesure qu’on s’éloigne de ce pôle, les règles deviennent de plus en plus méconnues, l’incertitude augmente et la panique s’installe. Alors apparaît la panique de se trouver dans un espace physique habité par d’autres, fonctionnant selon d’autres règles sociales. Tout savoir qui peut contrarier l’attitude naturelle vient forcément de l’autre, qui reçoit automatiquement la qualité d’inconnu. Ici et ailleurs deviennent ainsi des espaces du connu et de l’inconnu, de la connaissance et de la non-connaissance – ce qui peut conduire rapidement à la méconnaissance et à toutes les conclusions erronées qui en découlent.
9L’identification à un tel espace se fait moins à travers les caractères propres dudit espace qu’à l’occasion du contact avec les inconnus – espaces et gens –, où ce n’est pas comme chez nous et qui ne sont pas comme nous. La proximité physique est donc source et matrice de la proximité sociale. L’éloignement est source de différenciation. Dans les sociétés prémodernes, l’identification à un espace supposait la définition des limites absolues, à travers l’attitude naturelle, entre un ici connu d’emblée et un ailleurs inconnu. Cela conduisait naturellement à la classification spontanée des gens en semblables et en étrangers, ces derniers étant définis comme des inconnus ignorant les règles locales. Les étrangers étaient donc des inconnus qui, entrant à l’intérieur d’un espace aux limites fixées, n’avaient que trois solutions : se déclarer des ennemis, comme dans les cas de confrontation ; se déclarer des visiteurs, ce qui impliquait une quarantaine et la soumission à des rites d’isolation en rapport avec la durée temporaire de leur séjour ; ou bien devenir des semblables. Dans ces trois cas, la superposition de la proximité physique et de la proximité sociale était strictement respectée.
10L’urbanisation croissante, signe majeur du modernisme, a été à l’origine de véritables catastrophes pour les communautés locales, parce qu’elle a été synonyme d’une arrivée massive des étrangers, qui n’étaient ni des ennemis, puisqu’ils ne se déclaraient pas comme tels, ni des visiteurs, car ils s’installaient pour de bon, ni des semblables, car ils avaient le plus souvent leurs propres règles de conduite communautaire. Avec l’arrivée de ces étrangers, la concordance entre la proximité physique et la proximité sociale a été anéantie. Selon Zygmunt Bauman, ces nouveaux venus ne pouvaient être que source d’incertitude, dès lors qu’ils étaient soit des étrangers semblables, soit des semblables étrangers. Pour couper court à cette incertitude, on les a nommés et acceptés en tant qu’inconnus indifférents, reconnus comme un mal auquel il fallait s’habituer. Sur un même espace coexistent désormais des semblables et des inconnus. Les anciennes limites ont ainsi perdu leur sens. L’espace (le territoire) est devenu une structure composite où, sur les ruines de l’ancien monde détruit, chaque groupe, puis chaque individu, a construit son propre mini-monde autour de centralités de fortune. Chacun a dû apprendre à vivre avec les inconnus, proches physiquement mais éloignés socialement. Il a donc dû quitter l’attitude naturelle et mettre en route une stratégie relevant d’une attitude raisonnée, fondée sur la prise en compte de l’existence de l’autre, et mettant en œuvre deux mécanismes comportementaux nouveaux, celui de la fausse rencontre et celui de l’indifférence civique. Comme dans le cas des structures prémodernes, des limites strictes ont continué d’exister dans ce territoire de facture moderne, fondées sur deux types d’espaces : le chez-nous (terrain de l’attitude naturelle) et l’ailleurs, praticable seulement grâce à des comportements inventés, sorte d’espace de transaction entre semblables et inconnus.
L’espace moral
11Contrairement à l’espace cognitif, la distance physique n’intervient pas dans l’espace moral où proximité et éloignement ne jouent aucun rôle. En effet, celui-ci ne renvoie ni à une connaissance antérieure ni à une connaissance nouvelle, puisque sa source est dans le sentiment et dans la création volontaire d’une obligation, d’une responsabilité vis-à-vis des semblables. Dans les sociétés prémodernes, l’espace moral est le plus souvent simultané et superposé à l’espace cognitif, co-participant à la création des limites infranchissables entre les nous et les étrangers. Dans les sociétés modernes, l’espace moral est créé à travers la symbolique du discours, celui des causes, des idéologies, des religions contestataires. De tels discours peuvent manquer leur but s’ils aboutissent à faire de l’inconnu de la rue, proche physiquement et que l’on aime peu, quelqu’un que l’on aimera moins encore. Les responsables du discours créateur de l’espace moral doivent donc garder un équilibre s’ils veulent que leurs efforts, censés consolider la communauté, ne jouent pas dans un sens négatif, provoquant par exemple la construction de comportements moraux individuels aboutissant à une atomisation de la communauté.
12Ne s’appuyant pas sur l’acquis d’une connaissance, et indifférente à l’éloignement spatial, la création de l’espace moral reste ancrée dans le pôle de la familiarité sociale. Sa portée extérieure est fixée en fonction des conjonctures et des intérêts des producteurs de discours. L’espace moral a la possibilité d’interdire ou de dissoudre l’attitude raisonnée et la création des espaces de transaction. Il peut ainsi enfermer l’individu ou le groupe dans des comportements prémodernes. Si l’individu devient de plus en plus celui qui détient l’information, et donc celui qui peut créer son discours et ses propres responsabilités – le cas des sociétés postmodernes –, les chances que l’espace de l’attitude raisonnée continue d’évoluer sont plus grandes, les processus d’intégration de divers espaces cognitifs devenant alors effectifs.
13C’est à partir de cette grille interprétative que l’on tente d’analyser le fonctionnement du système des villes de la Roumanie et les particularités de leurs centralités. Il y a quasi non-émergence des partenaires inconnus indifférents, ceux qui sont précisément les vecteurs de l’insertion et de l’intégration des différences. La pertinence de cette lecture s’est imposée au vu de la très forte implication de ces partenaires, inconnus indifférents, dans l’accomplissement des villes dans leur rôle de centres – ces inconnus sont consubstantiels de l’insertion des villes dans l’environnement territorial. Le fil directeur de l’exposé est donc celui de l’évolution des lieux du territoire roumain vers les espaces de transaction que devraient être les villes, évolution saisie à partir du XIXe siècle dans la double lecture des espaces cognitifs et des espaces moraux.
2. Lieux centraux et centres des lieux avant 1918
14Parler de la centralité d’une ville dans un espace donné pose d’évidents problèmes, tant géographiques que sémantiques. Plusieurs définitions du centre et de la centralité coexistent et parfois s’affrontent. La plupart de ces définitions souffrent de la même maladie, celle d’une très forte subjectivité. La géographie a pendant longtemps essayé de réduire cette subjectivité, en minimisant les dimensions humaines des structures spatiales au bénéfice de leurs dimensions strictement économiques, centrées sur la production, la distribution et la consommation des biens et des services. Ces dimensions économiques des centres étaient objectivées à travers la problématique de la distance. Tout semblait pouvoir se mesurer en argent, temps ou énergie, nécessaires pour franchir les distances sous la contrainte d’assurer une rentabilité des opérations réalisées. Cette lecture de l’espace en termes de minimisation des coûts aboutissait à ne décrypter que des structures spatiales organisées autour de centres localisés dans un espace homogène. Avec ce type de lecture on a pu modéliser les systèmes spatiaux correspondant aux comportements des agents administratifs et/ou économiques (producteurs ou consommateurs) sous des formes géométriques. Cela rendait les choses bien pratiques pour toutes les stratégies spatiales des acteurs impliqués dans la création ou dans l’étude de ces structures sociales contrôlées. D’où le succès incontestable de la théorie des lieux centraux.
15Là réside une différence majeure entre l’Occident européen et certains espaces des marges orientales du continent, parmi lesquelles la Roumanie. Dans la partie occidentale du continent, les systèmes de lieux centraux ont été engendrés par une économie marchande et urbanisée fonctionnant dans le cadre d’un espace très tôt organisé administrativement, le tout représentant autant de caractéristiques visibles de la modernité. Très tôt, l’économie marchande, la capitalisation et les transactions financières ont facilité l’insertion des étrangers/inconnus à l’intérieur des limites des territoires administratifs.
16Au contraire, les grandes villes relativement complexes de Roumanie1, qu’elles soient du Vieux Royaume ou de Transylvanie, sont peu concernées par ces caractéristiques visibles de la modernité. Si l’on excepte Galaţi et Braila, ports de commerce dont l’arrière-pays dépassait largement le territoire de l’espace roumain, et Ploieşti, seule ville vraiment touchée par la révolution industrielle grâce au pétrole, il reste pour le royaume les trois capitales des provinces historiques (Bucarest, Iaşi et Craiova), et pour la Transylvanie quatre villes à fonctionnement complexe (Timişoara, Oradea, Arad, Cluj), sept si l’on inclut les centres également complexes mais plus petits (Braşov, Sibiu, Satu Mare). Ces deux sous-systèmes urbains ont évolué de façon différente.
Pas de cohabitation durable entre semblables et inconnus dans les deux principautés
17En Moldavie et en Valachie, les villes commerciales et industrielles étant absentes à quelques exceptions près, le rôle principal des localités à caractère urbain était d’abord politico-administratif. Les points de commerce s’organisaient autour des foires (târg, pluriel târguri), à fonctionnement intermittent, et dont l’apparition était dictée par les relations de pouvoir entre les aristocrates locaux et le prince régnant, sans trop de liaison avec les notions de centralité ou de polarisation (Codarcea, 1997). Ces lieux, qui ont évolué ensuite vers le statut de petites villes, étaient les lieux où se rencontraient les semblables avec les étrangers-visiteurs, à savoir les commerçants ; ils ne pouvaient donc pas assurer un cadre territorial favorable à la cohabitation durable des semblables et des inconnus. Les débuts de cette cohabitation datent de la fin du XIXe siècle, avec l’arrivée massive des populations emportées par les vents de l’histoire, Juifs de Galicie et de Russie, Arméniens et Grecs de Turquie, Bulgares. L’évolution des villes vers un statut de lieu central restait fortement freiné par le système agraire qui privilégiait les grands propriétaires, lesquels étaient les seuls à s’ouvrir vraiment au commerce régional et international des céréales enclenché après le traité d’Andrinople. En revanche, la masse paysanne et les esclaves tziganes, totalement enfermés dans le cercle de la subsistance, étaient très peu mobiles et donc très loin de tout accès à une économie extravertie. Les communautés rurales restaient enfermées entre les limites de leurs villages et de leurs économies autarciques, et les échanges avec l’extérieur se réalisaient moins par des déplacements personnels qu’à travers les commerçants ambulants. Suite à l’union de 1859, la juxtaposition des deux systèmes urbains moldave et valaque, semblables en termes de fonctionnement territorial, s’est perpétuée dans le royaume de la Roumanie, hormis Bucarest, devenue capitale de l’ensemble et connaissant une très forte croissance. Le long fonctionnement dans un espace connu et peuplé par des semblables a permis la création d’identités régionales fortes, qui n’étaient pas des identités fonctionnelles, construites par rapport à un lieu central fonctionnel, mais des identités discursives, construites par rapport à un lieu central symbolique, à savoir la capitale historique. Les efforts de modernisation de la fin du XIXe siècle (réformes agraires et administratives, construction d’infrastructures de circulation, ouverture au capital étranger…), l’arrivée de populations tertiairisées, notamment de populations juives très actives, produisirent un boom des petites villes, mais tout cela n’a pas suffi à enclencher une polarisation des localités sur leur espace environnant, et ce en dépit d’une distribution beaucoup plus christallerienne et plus dense des centres urbains qu’en Transylvanie (Muntele, 1998). Cette incapacité a perpétué l’enfermement des communautés rurales, pour lesquelles la ville est restée un monde inconnu. Qui plus est, la législation de l’époque interdisait à la population juive d’avoir des propriétés foncières, ce qui a longtemps gêné la modernisation des comportements ruraux.
Pas de confrontation du semblable et de l’autre en Transylvanie
18La partie transylvaine, intégrée depuis des siècles par l’intermédiaire du royaume de Hongrie puis de l’Empire austro-hongrois, se trouvait dans la logique de la modernité de l’Europe occidentale et marginalement reliée à son type de fonctionnement socio-économique. La Transylvanie a donc connu, timidement, la modernité de type occidental. Ses villes ont évolué vers le statut de lieux centraux, lentement et surtout naturellement, dans le cadre d’une certaine concurrence spatiale. Dans un contexte de faible densité de la population, cette concurrence spatiale a créé un système urbain aux pôles peu nombreux (figure 1), mais qui remplissaient leur rôle territorial. Toutefois ces villes transylvaines, ouvertes sur l’économie marchande, n’ont pas eu à faire l’apprentissage de la vie commune des semblables et des inconnus. Elles étaient en effet ethniquement homogènes, soit hongroises, soit saxonnes, et la population roumaine n’avait pas le droit de s’y s’installer ; l’arrivée des populations juive, grecque, bulgare et arménienne y était très réduite. Pour la partie à l’ouest des monts Apuseni, l’évolution des plus grandes villes (Timişoara, Arad, Oradea, Satu Mare) fut fortement perturbée par l’occupation ottomane durant deux siècles, ce qui a permis à Cluj, restée capitale d’une Transylvanie autonome, de renforcer son emprise territoriale.
Figure 1. L’évolution du système urbain moderne de la Roumanie

source : Groza, 2001
19Le système urbain de la Transylvanie a donc suivi en apparence une évolution qui rappelle le modèle des lieux centraux, mais il ne s’est développé que sur des espaces occupés par les semblables – que ce soit dans les villes ou dans les aires rurales, aux populations homogènes sur les plans ethnique et religieux. Il s’agit d’un système de lieux centraux en archipel, où la diffusion des innovations ne s’est opérée que sur des aires restreintes, et où a ainsi été favorisée l’apparition d’identités territoriales liées à un environnement plutôt local que régional. L’identification ne se réalisait que par rapport au lieu central le plus proche, parce que le sommet de la hiérarchie, localisé à Budapest d’abord et à Vienne ensuite, restait hors du champ.
L’invention de l’autre ne s’impose pas, les villes n’entraînant pas les campagnes
20Les systèmes urbains de la Transylvanie et du Vieux Royaume ont donc en commun leur fonctionnement en archipel et leur incapacité à moderniser les campagnes, toutes choses qui ont renforcé les séparations territoriales et identitaires. Revenant au point de vue de Zygmunt Bauman, on peut dire que même si les paysans passaient parfois la frontière de la ville, pour le marché quotidien par exemple, il n’y avait pas d’échange de connaissance. Sur place, les règles sociales de cohabitation restaient inchangées de part et d’autre de cette frontière. Tandis que la ville se modernisait, la campagne restait prémoderne. Et il faut rappeler qu’après l’union de 1918 plus de 80 % de la population roumaine était encore rurale et que le seuil de 50 % de population urbaine ne fut dépassé qu’en 1986 !… Placées dans l’impossibilité d’effectuer de véritables transactions financières, ou de pratiquer des échanges de type urbain d’un autre ordre, les communautés rurales sont restées enfermées dans leurs cellules territoriales fondées sur la création de l’espace cognitif. Elles ont souffert de la faiblesse des processus de l’invention de l’autre, et donc de la faiblesse du développement d’un système de relations qui permet la cohabitation avec les inconnus. Cela a naturellement conduit à l’impossibilité d’une identification fonctionnelle en rapport avec des espaces lointains, laquelle impose un déplacement effectif, le franchissement d’une distance. À l’inverse, ces faiblesses ont laissé place à l’identification symbolique de hauts lieux, centres de souveraineté politique du présent ou du passé (le déplacement n’étant pas nécessaire dans ce cas). En forçant un peu le trait, on peut affirmer que, par rapport à l’Europe occidentale, où les villes ont joué très tôt un rôle de lieux centraux interactifs et complexes, la plupart des villes de la Roumanie actuelle, notamment celles des échelons supérieurs de la hiérarchie, ont joué le rôle de centres d’un archipel de lieux, isolés les uns des autres par des limites de voisinage très strictes.
21Dans ces conditions, l’identification territoriale des habitants des trois provinces historiques n’a longtemps fonctionné qu’à deux niveaux spatiaux, à l’échelon local avec l’identification fonctionnelle et à l’échelon régional avec l’identification symbolique, et dans une représentation du territoire sous le signe de la fragmentation.
3. Sous-systèmes urbains non reconnus et identités régionales officieuses dans la Roumanie unifiée
22Après l’unification de 1918, dans un contexte où la question de l’identité nationale était brûlante pour tous les pays d’Europe, et notamment pour les États apparus sur les ruines des empires, le nouveau pouvoir roumain a dû affronter cette situation complexe, avec une représentation du territoire fragmentée. Désireux de construire une identité nationale forte, capable de rendre le pays homogène et puissant dans le contexte géopolitique très instable, ce nouveau pouvoir a opéré par une fédération des identités locales sur les lignes de force des identifications symboliques nationales (les capitales historiques ou d’autres hauts lieux inventés dans les tourments de l’histoire, comme Alba Iulia, la ville de l’Union de 1918) et par une exaltation de la dimension paysanne. La conscience de l’identité nationale donne une place considérable au mythe du paysan roumain (Hirschhausen, 1997), en reconnaissant implicitement son poids effectif2 d’une part, et en s’efforçant de modifier les logiques urbaines antérieures d’autre part.
23Les gouvernements successifs ont essayé d’harmoniser le fonctionnement des villes dans le cadre du nouveau territoire national en parallèle avec l’uniformisation des maillages administratifs. Il y a eu création de nouvelles villes et nomination de villes au rang de chefs-lieux administratifs, en particulier dans le Vieux Royaume pour des villes moyennes ; ces villes ont commencé à jouer timidement le rôle de lieux centraux. Pourtant, la faiblesse des autorités locales devant le pouvoir central a beaucoup freiné le processus, par ailleurs ralenti par la situation économique précaire des paysans, qui, pour la plupart, n’avaient reçu à travers les réformes agraires que le strict nécessaire pour la survie. Simultanément, les villes connectées à l’espace international ont connu un essor important, notamment les villes ports de Galaţi et de Constanţa. Il y a eu complète ouverture des villes transylvaines à la population roumaine, et les anciennes structures territoriales ont été ajustées : Braşov a été très aidée, afin de réduire le poids politique et symbolique de Cluj, tandis que d’autres villes ont commencé à être pénalisées parce que hauts lieux des autres groupes ethniques ou religieux, comme ce fut le cas de Bistriţa, Blaj, Oradea, Arad (Vernicos-Papageorgiou, 1998).
24Ces efforts d’homogénéisation du territoire national n’ont pas donné les résultats escomptés. La montée en puissance de Bucarest, indissociable d’une volonté centralisatrice, a créé des jalousies régionales, notamment de la part de Iaşi, Craiova, Timişoara et Cluj, écartant la perspective de donner à Bucarest son rôle de lieu central national. L’échelon des grandes villes régionales a bien résisté, ces dernières s’étant maintenues jusqu’en 1992 au même niveau qu’en 1931. En dépit de politiques volontaristes, qui ont atteint un sommet durant la période communiste, la hiérarchie des grandes villes n’a pas été modifiée. Seuls des ajustements ont été obtenus, notamment à travers l’impulsion donnée aux petites et moyennes villes. La force de résistance des organisations urbaines régionales construites au fil de l’histoire s’est révélée redoutable, face aux immixtions du politique.
25Le réseau urbain roumain a plutôt eu tendance à évoluer dans le cadre des sous-systèmes régionaux que dans le cadre d’un système national. Ainsi, par rapport à la capitale, la hiérarchie démographique des dix plus grandes villes qui la suivent est restée presque inchangée entre 1931 et 1992, et le caractère régional des dynamiques urbaines a continué de prévaloir, en liaison avec le poids des effets géopolitiques de modifications de frontières. Quoique moins sensible à ces accidents historiques, la capitale n’a eu qu’un pouvoir fédérateur limité par rapport à la vigueur des sous-systèmes urbains régionaux.
26Une analyse détaillée des trois sous-systèmes urbains montrerait bien ce comportement régional des villes roumaines, même si, parallèlement, une certaine construction d’un système urbain unitaire transparaît, surtout après 1956. La convergence des conclusions issues de ces analyses spatiales et des observations de l’empirie quotidienne du présent, telles la généralisation des appellations historiques dans les mass media, l’apparition de partis politiques régionaux et ethniques, l’apparition de débats divers sur les questions régionales, les comportements des populations impliquées, conduit à la conclusion suivante : parce que les grandes villes régionales ont continué à évoluer comme si elles relevaient de systèmes urbains différents, des identités régionales se sont maintenues et ont pu rester très fortes à l’intérieur de l’espace roumain.
27Une explication possible du caractère prémoderne de l’architecture spatiale du territoire roumain actuel dérive de cette conclusion. La négation des spécificités régionales par le pouvoir central, au nom de l’unité nationale, a engendré un renforcement des identités locales et régionales : l’espace cognitif de type prémoderne, porteur de sens au niveau local/régional, est devenu le refuge contre l’agression de l’espace moral de la construction de l’identité roumaine, fortement idéologisé et imposé à travers le discours politique. Ce renforcement s’est opéré dans le cadre des anciennes régions historiques. Il a diminué les chances de découverte de l’autre, et donc celles de l’altérité comme mode de vie.
4. Industrialisation et urbanisation, sources d’ambiguïtés identitaires
28Pourtant de puissants leviers de changement ont été mis en action durant la période communiste, tels que l’exode rural, l’urbanisation et l’industrialisation massive, le soutien apporté à des flux interrégionaux massifs de population, des réformes administratives, une idéologisation des masses. Pourquoi ces dynamiques n’ont-elles pas ouvert les voies d’une vraie modernité territoriale ? Pourquoi les déplacements massifs de population d’un bout à l’autre du pays n’ont-ils pas contribué à la construction d’un espace cognitif national du vivre avec les autres comme différents, et ont laissé place à la construction d’un espace moral profondément idéologisé ? Un éclairage à cette interrogation peut être apporté par la spécificité de l’industrialisation de la période communiste, laquelle a sa source dans la façon dont le processus a combiné caractères prémodernes et modernes de l’espace roumain.
29S’il ne fait aucun doute que l’industrialisation a beaucoup renforcé le poids de certaines grandes villes telles que Constanţa, Braşov et Timişoara, il est tout aussi évident qu’elle n’a pas été porteuse d’une évolution des capacités spontanées de polarisation de la majorité d’entre elles. En effet l’industrialisation et l’urbanisation socialistes ont prioritairement été inscrites dans le maillage administratif communal et départemental, lequel fut constitué non pas selon une logique de gestion des ressources locales et d’efficacité économique, mais suivant une logique de contrôle hiérarchique d’une distribution centralisée des ressources nationales. Dans cette logique la plupart des unités administratives ont été équipées a posteriori d’un centre ; ce qui est l’inverse de la tendance observée à l’ouest de l’Europe où les unités administratives ont été organisées en général autour d’un ou de plusieurs pôles préexistants. Le caractère moderne de limite absolue des unités administratives s’est donc imposé à l’intérieur même du territoire national, devenant visible à tous les niveaux de l’organisation territoriale officielle, bien qu’avec des intensités différentes. Le caractère de limite absolue a été très fort au niveau des départements (judeţe), dans l’organisation des systèmes scolaires et de santé, dans celle des réseaux routiers et de desserte d’autobus… Dans ces conditions les possibilités de déplacement efficace des personnes étaient réduites à l’espace intra-départemental. Il n’est donc pas étonnant que, suite aux investissements massifs dans l’industrie, qui créaient un nombre d’emplois nettement supérieur à la capacité des villes, de vastes mouvements migratoires journaliers se soient mis en place essentiellement à l’intérieur du département. Ces mouvements de navetteurs, combinés aux efforts d’équipement de l’État (énergie électrique, téléphone, télévision, enseignement obligatoire, assistance sanitaire gratuite, subvention aux voyages), ont ouvert pour la première fois le village à la modernité, plus exactement à une certaine modernité, et ont construit de nouvelles dynamiques spatiales.
30Développées dans le cadre d’un régime politique autoritaire, ces dynamiques spatiales ont cristallisé deux tendances : la mise en place des structures d’une modernité inachevée et la création d’une constellation de lieux centraux intra-départementaux, constituée de villes petites et moyennes dont la population a augmenté artificiellement au gré des accélérations de la politique d’industrialisation.
La tendance à la pérennisation d’une modernité inachevée
31Pour expliquer la modernisation avortée, il faut en premier lieu rappeler l’absence de propriété privée et la sous-capitalisation de l’agriculture associative, qui ont toutes deux continué à rendre impossible la création d’une véritable économie monétaire et ainsi empêché la familiarisation du citoyen avec l’autre comme inconnu indifférent. Les travaux sociologiques sur la Roumanie ont bien décrit le système de relations sociales qui, allant du vol compensatoire ou légitime jusqu’à l’entraide, partageait les gens entre nous et eux. Nous représentait les amis, les connus, ceux capables d’inventer et de respecter des règles de conduite permettant la survie et l’humanisme. Eux étaient les étrangers, les ennemis, ceux qui essayaient d’empêcher la vie normale, les acteurs des structures du pouvoir autoritaire essayant d’imposer un projet identitaire creux et sans racines territoriales. Dotées d’une forte charge affective, de telles relations ont interdit l’affirmation de la ville comme espace d’apprentissage, comme terrain de création d’espaces de transaction. La réduction des décalages entre la ville et la campagne, si désirée par le pouvoir, a bien réussi, mais pas dans le sens du discours officiel. La campagne ne s’est pas rapprochée de la ville. C’est la ville qui, à travers les immenses ensembles des blocs-dortoirs où logeaient les premières générations de citadins, est devenue une extension du village. Ces grands ensembles n’ont fait que transposer la façon rurale de construire des espaces cognitifs dans le cadre de la ville. Ce n’est pas par hasard si ces grands ensembles sont devenus après 1989 les espaces les plus immobiles économiquement et les plus réfractaires aux innovations (Mănăştur à Cluj, Alexandru cel Bun à Iaşi, Ferentari, Berceni, Rahova ou Colentina à Bucarest, etc.).
32La modernisation effective a aussi été limitée par la dilution de l’espace cognitif et par l’affirmation de plus en plus évidente de l’espace moral individuel, signe d’une société atomisée. Cette dilution de l’espace cognitif, qui illustre en effet le rejet de l’espace moral officiel, celui des règles communautaires imposées par le pouvoir, n’était pas le signe d’un postmodernisme naissant, mais celui d’un retour vers le prémodernisme, vers le retranchement de l’individu sur sa famille ou sur le cercle des proches. Cela n’a pas donné naissance à des réseaux d’intérêts économiques, mais à des réseaux de survie, à des cellules sociales élémentaires de type clanique, dont la maisnie diffuse3 est un exemple. Le phénomène a trouvé des racines profondes, autres que celles de la précarité économique des citadins, souvent invoquée.
33La question de la démodernisation vers du pré-ou du postmoderne n’échappe pas au contexte dans lequel les individus l’affrontent. Zygmunt Bauman affirme que, paradoxalement, l’État et le marché modernes démodernisent les individus exposés à leur action, les deux réduisant au minimum la plus moderne des qualités d’une personne moderne, c’est-à-dire sa capacité de choisir de façon autonome et de choisir là où cela compte vraiment.
34Pour les sociétés occidentales, dans les conditions d’une démocratisation de l’information et de l’existence d’une société civile forte, la démodernisation peut conduire vers des comportements postmodernes. À l’inverse, dans le cadre du système communiste caractérisé par le manque de choix et d’horizon et par l’inexistence d’une société civile, la démodernisation aboutit au prémodernisme. Cette évolution s’impose, parce que la société civile est encore à inventer la sortie du communisme, ce qui renvoie à une juste observation d’Alan Wolfe (1989), qui remarque que la société civile devient plus faible, au fur et à mesure qu’il est plus difficile d’être moderne, car trouver des voies pratiques pour équilibrer les obligations personnelles et les obligations imposées par la société devient de plus en plus hasardeux.
35Enfin, l’impossible modernisation communiste a résidé dans le renforcement de l’espace moral collectif induit par l’idéologie. Les actions de création de l’espace moral de type communiste ont achevé ce qui était depuis longtemps commencé, à savoir la cristallisation d’une identité nationale fondée sur un discours du type « nous sommes ici, entre les frontières, au-delà desquelles il y a le monde des sauvages, des ennemis ». Cette identification symbolique étroitement liée à la limite absolue de l’espace national reposait sur des mécanismes propres aux nations en voie de modernisation, aboutissant à la construction du nationalisme ethnique. Le recours aux (res)sentiments, tenant lieu de connaissance, a empêché le développement du nationalisme civique, attribut véritable de la modernité. Dans le cas de la Roumanie, diversifiée du point de vue ethnique, l’espace cognitif – déjà affaibli – n’était pas en tous points du territoire en concordance avec cet espace moral de la responsabilité nationale. C’est une des sources des tensions ultérieures, notamment avec la communauté magyare.
Les débuts du fonctionnement des villes moyennes comme lieux centraux
36Après les premières grandes vagues d’industrialisation (1950-1970), qui ont privilégié les villes régionales, la politique communiste s’est focalisée sur les villes petites et moyennes. Recevant d’importants investissements, ces localités urbaines ont structuré localement autour d’elles des champs d’attraction, venant se substituer à l’attraction des grandes villes. Or l’influence de ces villes petites et moyennes s’est développée dans le cadre strict de l’étau départemental, ce qui a limité l’identification fonctionnelle de la plupart des habitants à ce niveau administratif.
37Les identifications fonctionnelles intra-départementales associées aux déplacements ont introduit d’une manière discriminante l’effet de la distance au centre. Ainsi, pour les habitants des communes les plus proches de la ville centrale, l’espace cognitif s’était élargi, la ville commençant à devenir moins étrangère, à représenter un espace plus connu, au moins pour les parties fréquentées quotidiennement. Mais, au fur et à mesure qu’on s’éloignait de la ville, la modernité était de moins en moins présente.
38À travers ce mécanisme, le territoire roumain est devenu une construction alvéolée, structurée par des limites départementales rigides, qui commencent à constituer le niveau principal d’identification des habitants, alors même que ce niveau conçu pour le contrôle et la gestion n’avait pas d’enracinement identitaire originel. Cette émergence de repères identitaires nouveaux, à la fois symboliques et fonctionnels, sur un fond de départementalisation intentionnellement dessiné par le pouvoir communiste hors des matrices identitaires antérieures, s’exprime dans la structuration actuelle du territoire par le système urbain. L’analyse des polarités urbaines selon plusieurs méthodes4 souligne la force du chef-lieu départemental sur son aire de contrôle et gestion (figure 2). Cependant, quand on considère la polarisation par les grandes villes (supérieures à 200 000 habitants), les aires dessinées se rapprochent des limites des régions historiques : Oradea pour le Crişana, Timişoara pour le Banat, Craiova pour l’Olténie, Bucarest pour la Munténie, Constanţa pour la Dobrogea, Iaşi pour la Moldavie, Cluj pour la Transylvanie (figure 3). Le phénomène est encore plus visible si on dessine seulement les polygones correspondant aux villes de plus de 300 000 habitants – Bucarest, Constanţa, Iaşi, Timişoara, Cluj, Galaţi, Braşov et Craiova (Groza, 2001).
39Ainsi, le système administratif, création artificielle des dernières décennies, a tendance à remplacer les repères identitaires plus anciens (communes et régions) par des chrysalides départementales assez creuses, surtout à partir du moment où disparaît ce qui en donnait la cohésion fonctionnelle, à savoir les navettes résidence-usine supprimées par l’effondrement industriel. Cette structuration n’a guère vocation à construire un système de relations territoriales qui puisse assurer l’articulation fonctionnelle d’organisations spatiales aussi diversifiées que celles de la Roumanie. Le manque de cohérence entre cette architecture spatiale et les différents niveaux de centralité engendre plusieurs types de problèmes relatifs aux différenciations des identités territoriales.
40Le premier d’entre eux correspond au retour et au renforcement à divers échelons de la construction des espaces cognitifs, remettant à jour l’identification par rapport à ce qu’on connaît le moins sur les autres. Il en résulte des comportements socioculturels divergents, comme les tensions religieuses, l’apparition du vote ethnique, et la dichotomie libéralisme-conservatisme venant souligner une dualité villes-campagnes.
41Un deuxième problème réside dans la difficulté de construire un espace moral dans lequel vivre pour les autres signifierait les autres de la communauté territoriale, et non pas les personnes de la famille ou du groupe social des semblables. Cette difficulté renforce les failles identitaires existantes et engendre des revendications très puissantes de centralités symboliques, soit à l’échelon du système urbain (Miercurea Ciuc, Sfântu Gheorghe, Cluj, Arad, villes reliées à un passé très symbolique pour la communauté hongroise), soit à l’intérieur des villes (les lieux centraux, terrains d’opposition de symboles religieux notamment). Enfin, le manque de corrélation entre espaces cognitifs et espaces moraux facilite les comportements de détournement des problèmes soulevés par cette ambiguïté de l’identification territoriale. Ceci éclaire la recherche de voies latérales telles que l’avancée du prosélytisme des nouvelles églises, l’accroissement de l’émigration temporaire ou définitive, l’apparition des citadins-paysans…
Figure 2. Polarisations urbaines et structure départementale en Roumanie

Figure 3. Polarisations urbaines et structure régionale en Roumanie

42Les dynamiques en cours témoignent, d’une part, d’une très lente résurrection des comportements modernes et même postmodernes, comme le montre, par exemple, le remplacement du comportement électoral ethnique par un comportement électoral civique (Groza et Trofin, 2001), et d’autre part, d’un maintien des anciennes tendances centralisatrices du pouvoir en place, source de nationalisme viscéral et de patriotisme factice. Ce dernier aspect est visible à travers la lourdeur de l’application de la loi sur l’autonomie locale, le contour sinueux des régions de développement, qui recoupe soigneusement les limites des anciennes régions historiques, la méfiance devant les réajustements administratifs, et le refus de la création d’un niveau administratif régional. De telles attitudes risquent de faire perdurer les identités territoriales construites à partir de l’espace moral, et de freiner la construction d’un espace cognitif général, premier pas important vers l’altérité et donc vers la construction d’un niveau véritable d’identification européenne. Le risque était encore amplifié par le comportement des organisations euro-atlantiques. Celles-ci avaient tendance à enfermer la Roumanie entre ses propres frontières, à empêcher le contact effectif et massif avec l’extérieur, et donc à fermer les voies à travers lesquelles la majorité des Roumains auraient pu un jour saisir la différence entre le patriotisme ethnique et le patriotisme civique. L’intégration à l’OTAN (avril 2004), l’avancement significatif des négociations avec l’Union européenne, et surtout les expériences individuelles d’environ deux millions de Roumains intégrés dans la migration circulaire européenne auront sans doute un rôle très important dans la dissolution des espaces bâtis à travers des discours, au profit des espaces identitaires issus de la pratique commune du quotidien.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Pour rappel, le territoire étatique de la Roumanie est composé d’une part des deux principautés de Moldavie et de Valachie qui, sur le versant externe de l’arc carpatique, composent le royaume depuis 1859 (dit « Vieux Royaume » après 1918), et d’autre part de la Transylvanie rattachée au royaume en 1918.
2 En 1912, sur les 120 localités à statut urbain présentes sur l’espace actuel de la Roumanie, 70 seulement avaient plus de 10 000 habitants, et 10 dépassaient les 50 000. Parmi ces dernières, la plus grande, Bucarest, capitale du royaume depuis un demi-siècle, comptait 341 000 habitants. Elle était suivie par trois villes de plus de 70 000 habitants (Iaşi, Timişoara, Galaţi), quatre de plus de 60 000 habitants (Braila, Oradea, Arad, Cluj), et deux de plus de 50 000 (Ploieşti et Craiova).
3 La maisnie diffuse (gospodăria difuză) signifie les relations d’entraide (financière, alimentaire, etc.) établies entre les membres d’une même famille ou entre les membres d’un même village qui restaient dans les campagnes et ceux qui partaient pour travailler et habiter dans les villes.
4 Méthode du potentiel de polarisation de l’espace par les villes calculé avec le modèle probabiliste d’interaction développé par Claude Grasland et al. (2000). Méthode des polygones de Thyssen : ces polygones ont la propriété d’entourer tous les points les plus proches de la ville autour de laquelle ils ont été tracés, et donc les plus éloignés de toutes les autres villes ; on peut ainsi avancer l’idée que le polygone dessine l’aire d’influence de sa ville.
Auteur
Géographe, spécialiste de géographie économique et de géographie culturelle de la Roumanie, professeur à l’université Alexandru Ioan Cuza de Iaşi
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