Athènes : une centralité stérilisante ?
Is Centrality Making Athens Sterile ?
p. 265-274
Résumé
It is a fallacy to believe that the Greek state’s territory matches up the historical Greek spaces. The process of national construction and state building led to a Western-style state, which is defined by precise borders and inhabited by a population clearly different from its neighbours. Yet, for the Greek national construction, territory has not been the sole “geographical instrument”. Putting Athens at the heart of the Greek political life, the Occident realised the philhellenic project : making again the myth of Antiquity alive. The strength of Athens has been gradually built on an undisputed political, economical and also ideological centrality. Yet, the legitimacy of Athens remains fragile. The forced march towards centralisation has left a tricky legacy to deal with.
Texte intégral
1Contrairement aux idées reçues, le territoire de l’État grec ne correspond que peu aux espaces historiques grecs. Pendant l’Antiquité, le monde grec s’organisait sous la forme d’un espace réseau composé de cités reliées par des routes maritimes. Ce réseau, qui s’étendait sur l’ensemble de la Méditerranée, a été prolongé par Alexandre le Grand jusqu’en Asie centrale. Les Empires romain puis byzantin ont modifié cette tradition réticulaire, qui pourtant a été préservée dans l’organisation de l’Église. L’Empire ottoman a renforcé la réticularité du monde grec puisque l’identité grecque s’est appuyée sur l’orthodoxie. Au début du XIXe siècle, à la veille de la fondation de l’État grec, l’espace grec se présentait discontinu, dispersé et très étendu. Les Grecs se trouvaient certes dans le sud des Balkans, mais aussi en Asie Mineure, autour de la mer Noire, en Égypte, en Russie, en Autriche. La cohabitation de plusieurs groupes religieux, linguistiques, etc., était la règle partout où vivaient les Grecs (Bruneau, 1992).
2La géographie culturelle de l’hellénisme pendant la période ottomane se complique plus encore, par le fait que les limites identitaires étaient aussi vagues que les limites territoriales (Prévélakis, 1994). Si la communauté religieuse orthodoxe constituait une entité claire au sein de la société ottomane, la définition d’un groupe spécifiquement grec au sein de cette communauté pose toute une série de problèmes de méthode. Qui étaient les Grecs ? Les Phanariotes, élite orthodoxe d’Istanbul qui avait préservé une expression linguistique grecque byzantine ? Les marchands balkaniques pour lesquels le grec, enseigné par les prêtres, servait de langue de commerce, de langue véhiculaire dans les Balkans ? Doit-on lier l’identité grecque à une élite urbaine, bureaucratique et marchande, ou doit-on y inclure les populations rurales, hellénophones à des degrés variables, puisque leur expression était fortement influencée par les autres langues pratiquées dans les Balkans et en Asie Mineure ? Hellénophonie, slavophonie, albanophonie, turcophonie, valacophonie se mélangeaient en créant une diversité linguistique régionale qui ne peut se fermer dans la codification rigide des langues nationales, dont la définition a accompagné la construction nationale du XIXe siècle.
3À partir de cette situation qui, à nos yeux habitués aux catégories identitaires et territoriales occidentales, paraît complexe, le processus de construction nationale et étatique a produit un État à l’occidentale, contrôlant un territoire aux limites précises et habité par une population qui se distinguait clairement des populations environnantes. La Grèce a créé les Grecs autant que les Grecs ont créé la Grèce.
4Pourtant la Grèce n’a pas été créée par les Grecs seuls. Le rôle de l’Occident a été capital dans la mutation de ce territoire ottoman. Autant que de la guerre menée contre les troupes de la Porte par les insurgés, la fondation de l’État, l’indépendance ont résulté d’une bataille navale entre une flotte française, anglaise et russe d’un côté et la flotte ottomane de l’autre. Pendant et à la suite de la guerre d’Indépendance, dans l’effort d’organiser un État, une économie et une société nouvelles, les puissances occidentales ainsi que les opinions publiques européennes ont soutenu la Grèce. Les raisons de ce parti pris favorable aux acteurs de contestation du statu quo ottoman étaient certes liées à la volonté de l’Europe de s’immiscer dans les affaires orientales, de créer une tête de pont dans l’énorme espace contrôlé par un empire dans la voie du déclin. On ne doit pas exclure pourtant les autres raisons, celles qui expliquent l’émergence d’un mouvement profond de philhellénisme au sein des élites intellectuelles occidentales. Lord Byron, mort à Missolonghi, n’a pas été le pionnier d’un impérialisme occidental en Orient. Il a sacrifié sa vie à un idéal romantique qui voyait dans l’insurrection contre les Ottomans la lutte de la lumière contre les ténèbres, la répétition des guerres contre les Perses. La réalité grecque des premières années de l’indépendance reflétait ce mélange d’une culture politique qui restait orientale et d’influences occidentales. La création de l’État fut le résultat de négociations menées par des diplomates et des militaires européens : français, anglais, russes. Dans la définition du territoire, ils ont imposé une certaine vision de la Grèce fortement inspirée des enseignements des hellénistes. La vraie Grèce, c’était Athènes, Sparte, Corinthe et les territoires environnants. La géographie historique a joué un rôle fondamental : c’est en lisant Hérodote et Strabon que l’on a imaginé la forme géographique du premier État moderne issu de l’Empire ottoman.
5Cette projection d’une cartographie mentale occidentale sur l’espace balkanique ignorait par définition les réalités locales. Elle a fonctionné comme un lit de Procruste puisqu’elle s’inscrivait dans un processus – ou même un projet – d’adaptation de ces réalités aux représentations et aux modèles occidentaux. La définition et la délimitation du territoire ont apporté le cadre – un cadre qui d’ailleurs n’allait pas rester immuable – de ce processus. La territorialisation du projet révolutionnaire grec a apporté une réponse claire à la question de l’appartenance à la nation grecque : étaient Grecs ceux qui vivaient au sein du royaume de Grèce et ceux qui aspiraient à y vivre.
6Pourtant, le territoire n’a pas été l’unique instrument géographique de la construction nationale grecque. Si le territoire a apporté la scène, il fallait aussi des acteurs – et surtout un protagoniste. Ce rôle ne pouvait appartenir qu’à la ville la plus illustre de l’Antiquité, Athènes. En plaçant Athènes au centre de la vie politique grecque, l’Occident achevait ainsi le projet philhellène : faire revivre le mythe de l’Antiquité.
1. Athènes dans la construction étatique : d’une centralité symbolique à une position hégémonique
7La ville d’Athènes avait perdu son prestige antique depuis longtemps. Dans l’Empire ottoman, elle était une ville de troisième ordre, loin derrière les grands centres économiques comme Constantinople ou Salonique, devancée même par des villes administratives, comme Tripolis dans le Péloponnèse. En plus, Athènes fut dévastée pendant la guerre d’Indépendance. Au début des années était une ville fantôme, avec à peine deux mille habitants. Elle se trouvait loin du centre de gravité du territoire, proche de la frontière avec l’Empire ottoman, dans une région de peu d’intérêt économique. Les zones prospères étaient les littoraux péloponnésiens, là où la production de raisin sec avait créé une nouvelle économie monétaire.
8Le choix d’Athènes comme capitale ne s’explique donc ni par des critères de défense ni par des critères économiques. Il s’est agi d’un geste politique et idéologique qui a montré le caractère essentiellement géopolitique de la fondation de l’État grec. Le rôle de ce nouvel État était déterminé beaucoup plus par la projection d’une vision hégémonique occidentale que par les conditions locales ou même régionales. Puisque l’Occident soutenait la Grèce, qu’importaient les conditions internes ? Le processus géopolitique grec était surdéterminé. Athènes donc, en tant que capitale, ne reflétait point les réalités de son territoire. Au contraire, c’était le territoire qui devait, à terme, s’adapter à la règle athénienne. Athènes était l’instrument de la première européanisation des Balkans. Elle devait devenir le phare de la modernité, une modernité sans concession avec la culture politique traditionnelle, perçue comme rétrograde et quasi barbare. Ainsi Athènes fut, dès le début, chargée d’une extraordinaire centralité symbolique.
9Pourtant cette centralité symbolique ne suffisait pas pour imposer le modèle athénien à des populations rurales qui avaient leurs propres habitudes de gouvernance. L’idéal occidental d’un État rationnel et centralisé ne disait pas grand-chose aux paysans, aux pêcheurs et aux éleveurs de montagne qui avaient appris à faire confiance à leurs notables qui les dominaient – mais qui les protégeaient aussi en cas de besoin. Les élites, qui avaient mené la guerre pour monopoliser un pouvoir qu’elles partageaient auparavant avec les notables musulmans – certes de manière peu égalitaire –, ne faisaient pas preuve d’un grand enthousiasme devant la perspective d’un nouveau partage encore plus inégal avec les institutions étatiques centralisatrices. Ainsi, dès l’institution d’un pouvoir centralisé, des tensions centre-périphérie ont vu le jour, tensions qui ont conduit à la guerre civile pendant les premières années de l’indépendance. C’est pour sauver la Grèce une deuxième fois que les puissances sont intervenues en imposant un roi, le prince Othon de Bavière. C’est ce nouveau roi qui a décidé d’installer sa capitale à Athènes : geste symbolique, qui s’adressait plus à l’extérieur qu’à l’intérieur. Pourtant, ce geste était bien choisi ; à terme il a permis la mise en place d’une centralité qui était beaucoup plus que symbolique. Si le choix d’Athènes comme capitale a créé un visage reconnaissable de la Grèce à l’extérieur, le premier acte centralisateur a été militaire. Le nouveau roi était accompagné par une armée étrangère mercenaire, dont la tâche fut d’écraser dans le sang toute tentative de rébellion. Ainsi les notables qui avaient mené la lutte contre le pouvoir ottoman se sont trouvés face à une répression bien plus redoutable que celle des Turcs. Ils ont dû se plier à la volonté athénienne, même si la survie du brigandage jusqu’à la fin du XIXe siècle montre que la résistance de la périphérie n’avait pas complètement disparu.
10Un pouvoir ne peut survivre très longtemps sur la base de la simple violence. Après la centralisation militaire, il était nécessaire d’opérer une centralisation politique. Après avoir pacifié le pays, le roi et ses conseillers se trouvaient en position de force pour renégocier les rapports de force politiques avec les traditionnels détenteurs du pouvoir : les notables. Ainsi, on a invité les grandes familles à envoyer leurs fils et leurs filles à Athènes pour être intégrés à la cour royale. Une partie considérable de la classe des notables s’est installée dans la capitale. Les notables locaux ont échangé ainsi une large partie de leur pouvoir autonome contre une parcelle de pouvoir central dépendant de la volonté royale. Échange certes inégal, mais inévitable étant donné la centralisation militaire, qui laissait peu de marges de manœuvre. Athènes est donc devenue le centre politique incontesté du pays en combinant le nouveau pouvoir moderne avec un ensemble de mini-pouvoirs traditionnels transférés de la périphérie. Les notables immigrés à Athènes ont fonctionné comme une articulation entre le centre et la périphérie. Grâce à leur participation au pouvoir central, ils pouvaient rendre service à leurs clients politiques locaux. Grâce à leur influence locale traditionnelle, renouvelée par leur présence à Athènes, ils pouvaient en même temps rendre service à l’État en assurant la loyauté de leur région à la nouvelle centralité politique. Ils transmettaient constamment des messages politiques du centre vers la périphérie et vice versa. Leur rôle dans la cohésion politique du nouvel État a été inestimable. Le système politique grec actuel a préservé une grande partie de cet héritage politique sous la forme du clientélisme politique.
11La centralisation économique a suivi la centralisation politique. Elle fut le résultat d’une série de mutations technologiques de la deuxième moitié du XIXe siècle, qui ont radicalement modifié les conditions de circulation, et qui ont rendu caducs les avantages comparatifs de situation des anciens emporia. La navigation à vapeur permettait des traversées beaucoup plus longues. Le chemin de fer a permis, pour la première fois, de transporter des produits par voie de terre à des prix raisonnables. Cet énorme bouleversement des conditions de circulation a déstructuré la logique économique méditerranéenne, qui était essentiellement insulaire (Braudel, 1987) et qui conduisait vers le polycentrisme. Les conditions technologiques et économiques pour une centralisation étaient ainsi réunies à la fin du XIXe siècle. Au sein du territoire grec, une ville allait se distinguer des autres centres ; cette ville ne pouvait être qu’Athènes. Ses avantages étaient beaucoup plus politiques qu’économiques. Pourtant, à une époque où les progrès des transports apportaient une nouvelle liberté, et dans un pays qui ne disposait pas de pôles économiques suffisamment importants pour pouvoir résister à l’influence athénienne, les avantages politiques ont déterminé l’économie. Ainsi, déjà à la fin du XIXe siècle, Athènes et son port, le Pirée, avaient concentré l’essentiel des activités portuaires, commerciales et industrielles du pays.
2. La centralité idéologique : instrument décisif du rôle d’Athènes dans la construction nationale
12Centralisation militaire, politique et économique ont contribué à la construction étatique. À la fin du XIXe siècle, le territoire grec était intégré, polarisé, et modernisé. À côté néanmoins de la construction étatique, il y avait aussi la construction nationale, sans laquelle la modernisation serait inachevée. Si l’analyse de la construction étatique et territoriale sous le prisme de la centralité athénienne paraît relativement simple, le rôle d’Athènes dans la construction nationale semble plus complexe. Pour comprendre son importance, il faut partir de l’hypothèse que même si les Grecs existaient avant la création de l’État grec, l’État grec a introduit une définition nouvelle du Grec. La nation diasporique grecque a été transformée en nation territoriale. Une fois encore, l’acteur de cette transformation a été Athènes.
13La société athénienne était un mélange assez particulier d’éléments hétérogènes : notables traditionnels, Phanariotes venus chercher fortune dans l’administration du nouvel État, diplomates, philhellènes, militaires étrangers, archéologues et hellénistes. Cosmopolitisme et provincialisme se côtoyaient – ainsi que les intellectuels de haut niveau avec les marchands de tapis orientaux. Cette société exprimait assez fidèlement le rôle d’Athènes comme tête de pont de l’Occident en Orient. C’est au sein de cette société que le nouveau modèle du Grec a vu le jour, l’homo hellenicus. Il s’agissait de répondre à un besoin géopolitique. En effet, avec la délimitation d’un territoire grec, tous ses habitants sont devenus citoyens grecs ou, tout simplement, Grecs. Pourtant, ces Grecs de jure ne correspondaient pas toujours à l’image, assez vague d’ailleurs, du Grec diasporique, qu’il fût ottoman, autrichien ou russe. Les populations rurales étaient loin du modèle élitiste d’un hellénisme d’ecclésiastiques, de bureaucrates, de riches marchands ou banquiers, de médecins de la Sublime-Porte. Sur le plan linguistique, la situation était chaotique : plusieurs formes de grec mélangé avec les autres langues balkaniques coexistaient avec d’autres mélanges où le grec était minoritaire. À quelques kilomètres du Parthénon, les villageois parlaient un dialecte albanais. Le seul élément d’unité de cette population était la religion, les musulmans ayant quitté le territoire grec après l’indépendance laissaient derrière eux une écrasante majorité de chrétiens orthodoxes.
14Cette situation imposait une action concertée pour homogénéiser une population fortement hétérogène du point de vue culturel. Pour mobiliser les instruments classiques de l’État (l’École et l’Armée) afin de diminuer les différences culturelles au sein d’une communauté définie par la territorialité, il fallait pourtant disposer d’un modèle, d’une norme, d’un idéal type. Ce modèle fut fabriqué à Athènes. Athènes a ainsi joué doublement le rôle d’acteur culturel. En tant que centre politique, elle fut le point de départ des messages homogénéisateurs ; c’est à partir d’Athènes que l’École et l’Armée ont joué leur rôle de diffusion d’un unique modèle identitaire. La deuxième fonction d’Athènes fut la polarisation identitaire : créer le modèle qui allait s’imposer dans l’ensemble du territoire étatique et ensuite en diaspora. La force centralisatrice d’Athènes dans le domaine identitaire et culturel fut donc énorme.
15Quel fut le secret de cette réussite ? Il réside probablement dans la combinaison d’éléments à la fois orientaux et occidentaux qui caractérisaient la société athénienne. Certes les intellectuels nationalistes grecs du XIXe siècle, souvent d’origine phanariote, comme Constantin Paparighopoulos, ont joué un rôle fondamental dans la construction d’une mythologie nationale astucieuse, cohérente, efficace. Pourtant peut-on ignorer le rôle d’intellectuels de la diaspora qui apportaient constamment les messages de la modernité de Paris, de Londres ou de Berlin ? Peut-on oublier l’influence des étrangers – Français, Anglais, Allemands, Américains – qui devenaient souvent plus grecs que les Grecs, comme les princes étrangers devenus rois ou les membres des écoles archéologiques ? L’efficacité culturelle d’Athènes fut liée à sa fonction de carrefour d’influences diverses. Cette centralité idéologique extraordinaire a trouvé son expression à travers des institutions comme l’Université ou l’Académie, qui ont bénéficié d’un soutien généreux de la part des evergètes, riches Grecs de la diaspora qui ont financé les beaux bâtiments néoclassiques qui les ont abrités. Ces institutions ont constitué les principaux outils de la création de l’homo hellenicus en définissant ses caractéristiques. La religion, héritage traditionnel, ne pouvait en être absente puisqu’elle constituait le seul élément d’unité de la population. Les autres éléments devaient être définis, élaborés, affinés. La question linguistique fut un des principaux enjeux. À partir de l’énorme diversité linguistique, il fallait élaborer une langue standardisée. Fallait-il s’appuyer sur le grec byzantin, préservé par l’Église, ou opérer une nouvelle synthèse plus proche de la langue parlée ? Ce débat, qui a constitué un enjeu politique majeur, montre l’importance de l’homogénéisation linguistique dans la construction nationale. Le choix de la bonne stratégie linguistique constituait une question vitale. L’efficacité de l’élite athénienne dans l’invention d’un modèle grec ou dans l’imposition de son hégémonie politique et économique s’appuyait certes sur le réseau clientéliste, sur une série d’articulations entre le centre et la périphérie. Pourtant sa survie et son développement avaient besoin d’une source supplémentaire de légitimité. Les contestations ne manquaient pas et il fallait les combattre par un idéal plus puissant que la simple gestion d’un territoire.
16À la fin du XIXe siècle, la centralisation athénienne était achevée. Centre militaire, centre politique, centre économique, centre idéologique, en moins d’un siècle Athènes avait réussi à polariser un espace ex-ottoman, à le transformer en un territoire fonctionnant, plus ou moins, à l’occidentale, à imposer une hégémonie écrasante sur la Grèce.
3. Inventer une légitimité au pouvoir athénien
17Cette hégémonie rencontrait des résistances. Une première contestation venait du centre traditionnel de l’hellénisme, Constantinople, ville ottomane où près de la moitié de la population était chrétienne orthodoxe. Le patriarcat de Constantinople et le milieu bourgeois qui l’entourait voyaient avec beaucoup d’ambiguïté l’émergence de la centralité athénienne. Pris entre le nationalisme grec montant et la loyauté à l’État ottoman qui l’abritait, le patriarcat se trouvait dans une position intenable. Sa contestation de la centralité athénienne ne pouvait pas devenir une véritable source de problèmes pour la nouvelle capitale. Athènes représentait l’avenir qui empruntait la forme du nationalisme, tandis que Constantinople cherchait à préserver un héritage impérial de plus en plus caduc. Les autres grands centres de la diaspora grecque, comme Smyrne (Izmir) et surtout Alexandrie, portaient un regard méprisant sur Athènes, ville nouvelle avec une société sans racines. Le cosmopolitisme d’une bourgeoisie grecque qui s’exprimait souvent en français donnait à ces centres des réflexes de supériorité envers la nouvelle capitale avec ses aspects de cité balkanique, en dépit des constructions et des tracés inspirés du néoclassicisme. Pourtant, là aussi, la lutte pour l’influence était inégale. Même si Alexandrie a donné le plus grand poète grec du XIXe siècle, Constantin Cavafy, son destin était scellé. Le monde des empires auquel appartenait cette ville multiculturelle allait disparaître en emportant les élites diasporiques. Cavafy l’avait compris quand il finissait l’un de ses poèmes par ce vers : « Salue Alexandrie que tu perds. »
18La véritable contestation de la centralité athénienne ne pouvait venir que de l’intérieur du territoire. La polarisation agressive créait constamment des tensions centre-périphérie. Ces tensions se multipliaient avec les diverses phases d’extension du territoire grec, qui ajoutaient des nouvelles périphéries à soumettre à la norme athénienne. Comment légitimer l’hégémonie athénienne afin de créer suffisamment de forces centripètes ? La récupération des élites locales fut une méthode efficace, pourtant elle ne suffisait pas. Les notables restaient utiles tant qu’ils réussissaient à préserver le lien avec leur clientèle. Si le message athénien qu’ils devaient transmettre était trop éloigné du sentiment populaire, la rupture devenait inévitable. Une légitimation plus large était nécessaire.
19La source de légitimité du pouvoir athénien a été trouvée assez tôt. Déjà pendant les années 1840, l’idée expansionniste a vu le jour. La soumission aux normes athéniennes avait dès lors un but. Il fallait accepter la discipline athénienne afin de pouvoir réaliser la Grande Idée, la conquête de Constantinople pour rétablir un empire grec. La Grande Idée a fonctionné, au sein du nationalisme grec, comme la frontier de Turner au sein du nationalisme américain. L’Empire ottoman paraissait aux Grecs du royaume comme un énorme vide géopolitique, un espace de conquête, un espace d’expansion. La frontière grécoottomane devenait ainsi un front pionnier.
20Malgré les disputes sur la stratégie ou sur le choix d’alliances, la cohésion nationale autour de la centralité athénienne a tenu assez longtemps. C’est la défaite de l’armée grecque en Asie Mineure en 1922 qui a modifié radicalement cette situation en brisant les anciens équilibres. Du coup, l’expansionnisme a été bloqué. La Grèce devait vivre avec son territoire, sans espoir de nouvelles conquêtes. Cette fin de la frontière a déstabilisé les fondements de l’hégémonie athénienne malgré les efforts du gouvernement d’entre les deux guerres pour inventer des nouveaux défis, en particulier avec la mise en valeur des nouveaux territoires. La morosité a caractérisé la vie intellectuelle athénienne, qui avait abandonné définitivement les grands thèmes nationalistes. Seul vrai moment d’enthousiasme depuis 1922, la guerre victorieuse contre les troupes de Mussolini, qui ont envahi la Grèce à partir de l’Albanie en 1940, n’eut qu’une répercussion limitée dans le temps. L’entrée de la Wehrmacht dans les Balkans, la défaite de l’armée grecque et l’occupation allemande qui s’est ensuivie, ont porté le coup fatal à la légitimité de l’élite athénienne. Avec la guerre civile qui a suivi, la périphérie a cherché à prendre sa revanche. L’idéologie communiste et le soutien des pays communistes ont permis à ces forces sourdes et souterraines de s’organiser et de réussir à contester efficacement la centralité. La Grèce de la guerre civile est revenue au polycentrisme du début du XIXe siècle : polycentrisme économique avec la destruction des infrastructures ferroviaires, routières et même maritimes, polycentrisme politique et militaire avec l’apparition de chefs de guerre locaux, polycentrisme culturel avec le retour à des expressions linguistiques populaires (selon le vocable communiste), c’est-à-dire antérieures à l’homogénéisation culturelle.
21Ce retour à la case de départ n’était pas supportable par les puissances occidentales. Les Britanniques d’abord, les Américains par la suite, sont intervenus militairement et économiquement pour rétablir la centralité athénienne qui assurait à l’Occident le contrôle géopolitique du territoire grec. En 1949 la guerre civile a pris fin et un nouvel âge d’or commença pour Athènes. Le slogan de la Prospérité a remplacé celui de la Grande Idée. Des investissements considérables et une sage politique de reconstruction et de réaménagement menée par Constantin Karamanlis ont permis à Athènes de redorer son blason.
4. La gestion des héritages d’une marche forcée vers la centralisation
22Pourtant, les problèmes profonds persistent. La légitimité athénienne reste fragile. L’héritage d’une marche forcée vers la centralisation est difficile à gérer. Puisque Athènes ne peut plus aujourd’hui proposer des exploits héroïques d’expansionnisme territorial, elle a besoin d’autres promesses pour asseoir son influence. La prospérité généralisée a constitué le principal produit de remplacement de l’expansionnisme territorial. Elle implique pourtant une capacité à attirer de plus en plus d’investissements, de plus en plus de capitaux. L’aide américaine des années 50 a constitué une première réussite, grâce à laquelle Athènes a pu pacifier le pays. Ensuite, la croissance des Trente Glorieuses a permis la stabilisation du régime. L’adhésion de la Grèce à la CEE en 1981 est arrivée au bon moment pour permettre à Athènes de construire un énorme mécanisme distributif. Les fonds européens ont trouvé peu d’utilité en ce qui concerne les infrastructures et la modernisation du pays. Ils ont par contre permis le développement d’une société de consommation qui constitue le principal appui du pouvoir. Tant que l’arrivée de la manne européenne continue, les tensions centre-périphérie seront maîtrisables. Le problème est que l’élargissement risque de priver la Grèce de sa situation privilégiée. Que trouvera le centre pour réaffirmer son hégémonie ?
23L’émergence de la centralité athénienne s’est produite parallèlement à la disparition graduelle du polycentrisme de l’hellénisme diasporique : Constantinople, Alexandrie, Smyrne, etc. À partir de la fin du XIXe siècle, une nouvelle diaspora grecque a cependant commencé à se constituer et, au bout d’un siècle, de nouvelles centralités ont été constituées : Boston, Melbourne ou Londres abritent des communautés grecques importantes. La globalisation favorise le retour des diasporas et l’on assiste à une affirmation de cette nouvelle diaspora grecque. La crise de Chypre en 1974 et l’efficacité de la mobilisation de la communauté grecque américaine ont montré l’importance des enjeux liés à cette diaspora qui est en train de prendre conscience d’elle-même et de se poser des questions sur sa place dans le monde. Ce phénomène arrive à un moment où la centralité athénienne semble à bout de souffle, au moins en ce qui concerne son hégémonie au sein du territoire grec. Depuis quelques années on assiste à toute une série de gestes et d’actes qui indiquent l’expérimentation par Athènes d’une nouvelle idée : essayer de centraliser la diaspora, comme elle l’a fait avec le territoire, afin de capter un maximum de bénéfices liés à la nouvelle vie des diasporas. La création d’un Conseil des Grecs à l’étranger en 1995 financé par le ministère des Affaires étrangères montre bien cette tendance.
24La situation actuelle d’Athènes du point de vue de la centralité est très évocatrice des ambiguïtés de notre époque, au croisement de diverses grandes tendances d’organisation de l’espace. Athènes, capitale d’une nation qu’elle a créée à partir d’éléments d’une ancienne diaspora, qui renaît aujourd’hui, montre bien comment l’ancien et le nouveau peuvent se combiner selon des formules inédites. Pendant l’ère conquérante du nationalisme, Athènes fut le pionnier de la modernité dans les Balkans et dans l’Empire ottoman. Elle a stimulé la construction nationale en structurant les forces sociales autour d’un idéal expansionniste. Arrivée aux limites de son projet, Athènes a cherché à préserver ses privilèges en inventant graduellement une stratégie de dépendance économique et politique. Avec l’Union européenne, la centralité athénienne est devenue stérilisante : elle contribue à transformer la Grèce en un pays assisté. Pourtant, cette stratégie semble aussi arriver à son terme. Que reste-t-il comme issue de secours ? Après avoir joué pendant un siècle et demi la carte du nationalisme et de la territorialité, Athènes envisagerait-elle de miser sur la globalisation et la diaspora ?
25La recherche d’un nouveau mélange entre centralité territoriale et centralité réticulaire n’est pas en soi une évolution négative. Ce qui importe est la capacité d’adapter la stratégie, voire même l’identité d’Athènes à ce nouveau contexte. Il n’est pas facile d’imaginer les nouvelles formes possibles d’une telle évolution, quoique quelques idées puissent être énoncées (Prévélakis, 2000). Imaginer un scénario négatif est plus facile. En effet, si le seul souci d’Athènes reste de préserver ses privilèges et d’utiliser son savoir-faire centralisateur territorial dans le domaine de la diaspora, il existe un risque important d’assister à une centralisation stérilisante de la diaspora par la diffusion de modèles provinciaux caducs, ultranationalistes, etc. Une telle évolution signifierait le début de la fin de la centralité athénienne, mais aussi un déclin accéléré de l’hellénisme, à la fois dans le territoire et en diaspora. Centralisation facteur de progrès, centralisation facteur de stagnation et de décadence ? Athènes peut fonctionner dans les deux sens. Au XIXe siècle, Athènes a réussi grâce à une extraordinaire capacité d’imagination. Aujourd’hui, il ne suffit plus de vivre avec le capital d’imagination accumulé depuis deux siècles. Il devient impératif de réinventer Athènes.
Bibliographie
Braudel F., 1987, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, 8e édition, 2 volumes, Paris, Armand Colin, 587 pages et 627 pages.
Bruneau M., 1992, « L’hellénisme : un paradoxe ethnogéographique de la longue durée », Géographie et Culture, n° 2, p. 55.
Prévélakis G., 1994, Les Balkans : cultures et géopolitique, Paris, Nathan, 1994, 192 pages.
——, 2000, Athènes : urbanisme, culture et politique, Paris, L’Harmattan, 146 pages.
Auteur
Géographe, spécialiste des questions de géographie politique et des Balkans, professeur à l’université Paris 1
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