De l’expulsion à l’exil : le collège de Bollengo (1907-1919)
p. 145-159
Texte intégral
1La Compagnie de Jésus a fait une expérience presque cyclique de l’exil, dans l’Europe du XIXe siècle : selon la conjoncture politique en Espagne, en France, en Italie, voire en Allemagne ou au Portugal, ses pères et ses collèges franchissent les frontières, se réfugient dans un pays qu’ils ont dû quelquefois quitter au cours d’une précédente génération. Des Italiens puis des Espagnols ont trouvé refuge en France, en 1848 ou dans les années 1930 ; des Espagnols ont brièvement investi les bâtiments de Jersey ou Bollengo, délaissés par leurs collègues français à la fin de la Première Guerre mondiale. Ces chassés-croisés, ce phénomène de vases communicants d’un pays à l’autre, sont relativement bien maîtrisés par une société religieuse internationale et gouvernée depuis Rome ; ils constituent le prix que la Compagnie doit payer à sa puissance réelle et supposée, à la durée et au renouvellement des phantasmes de l’antijésuitisme, caractéristiques d’une culture du soupçon dans les démocraties qui s’affermissent au XIXe siècle. Les jésuites, du reste, ont leur part de responsabilité dans ces politiques hostiles et dans le redoutable affrontement des « doctrines de haine » que l’on observe dans la France des années 1880-1910, l’antisémitisme des uns apparaissant comme le double inversé de l’antijésuitisme des autres, et vice-versa. Dès lors que le pouvoir se conquiert par l’élection, la formation des esprits et de l’opinion devient un enjeu décisif : chaque camp redoute les réseaux de l’autre, occultes ou officiels, à commencer par son appareil d’enseignement primaire et secondaire. À lycée napoléonien, collège jésuite ; à couvent huppé, lycée de jeunes filles ; ici une laïcité embrassée avec passion par les minorités juive et protestante, élites montantes ; là le catholicisme des élites historiques, aristocratie et bourgeoisie. D’un réseau à l’autre, une sorte de « vendetta » législative et scolaire prend place : les attaques de Michelet et Quinet, en 1844, sont effacées par la loi Falloux, elle-même démantelée par les lois des années Ferry, les décrets de mars 1880, puis les lois combistes de 1901 et 19041. La législation républicaine est à son tour rayée de la carte par la « réparation » pétainiste, qui ne manque pas de sanctionner les écoles normales laïques ou la clientèle juive de l’ancienne excellence républicaine. Dans une histoire aussi tumultueuse, les collèges jésuites occupent une place de choix : chacun en fait un symbole, et victoires et défaites politiques se priment ou se payent au prix fort. Étrange histoire de la France contemporaine, qui voit une partie de ses élites catholiques se former, pour des périodes inégalement longues (plus de cinquante ans au total, de 1828 à 1919), de l’autre côté des frontières, dans un studieux exil de château.
Généralités sur l’exil des collèges jésuites2
2Évoquons, brièvement, l’existence chaotique des collèges de la Compagnie. Les ordonnances de Charles X, en 1828, conduisent les jésuites à créer ou agrandir les établissements du Passage (Espagne) et de Fribourg (Suisse) ; en 1834, ils fondent Brugelette, en Belgique, pour reprendre l’héritage du Passage condamné par la victoire des libéraux espagnols, avant d’y accueillir les élèves de Fribourg fermé en 1848 à cause du Sonderbund. Tout rentre dans l’ordre avec la loi Falloux, qui entraîne logiquement la fermeture de Brugelette (1853), au moment où la France est ouverte, pour ne pas dire littéralement abandonnée, à l’expansion enseignante de la Compagnie. Les décrets Ferry, une génération plus tard, relancent l’exil : deux collèges sont ouverts à Cantorbéry et sur l’île de Jersey (École de la marine, pour préparer à l’École navale). Le premier est abandonné en 1890, du fait de la rentrée discrète des jésuites en France, le second est contraint à la fermeture en 1900, à la suite d’une campagne menée à la Chambre des députés par des anticléricaux extrémistes qui refusent de voir l’élite de la marine républicaine formée par les jésuites en exil3. Mais déjà la loi de 1901 entraîne le plus important déploiement de collèges de l’autre côté des frontières : pas moins de neuf établissements4, situés en Belgique (Antoing, Florennes, Le Tuquet, Marneffe), Angleterre (Higham), Jersey à nouveau, Espagne (Hernani), Monaco et Italie (Bollengo). Au même moment, la totalité des établissements de formation sont expatriés : écoles apostoliques, noviciats et scolasticats, la Hollande s’ajoutant à la carte de l’exil jésuite des années 1900.
3Contrairement à 1828 et même 1880, des milliers, sans doute quelques dizaines de milliers, de religieux et religieuses de tous ordres et congrégations sont également partis en exil, avec leurs novices et petits novices pour ceux qui l’ont pu. Tous n’ont pu trouver refuge dans les pays limitrophes : le Canada, les États-Unis, l’Amérique latine, le Levant, et jusqu’à l’Asie (Chine, Japon, Philippines) et à l’Australie, en ont accueilli beaucoup. La plupart étant des enseignants frappés par la loi de juillet 1904 interdisant l’enseignement congréganiste, ils ont cherché avec succès à conquérir de nouvelles clientèles scolaires, soit dans les milieux populaires, soit dans les élites, ce qui a valu à la langue et à la culture françaises un extraordinaire essor, que certes la République n’avait pas envisagé, mais qu’elle n’en a pas moins soutenu au Levant, par exemple. D’autres religieux se sont « sécularisés », à la demande de leurs supérieurs, pour sauver l’enseignement catholique, le recrutement des vocations, et l’avenir même de leur congrégation dès qu’un retour serait possible. C’est un trait, en effet, des exils politiques et religieux, que leurs acteurs sont persuadés d’un prompt retour dans la patrie.
4Dans ce tableau, les jésuites occupent une place un peu particulière. Ils ont réussi à sauver bien des collèges, en les confiant à des prêtres séculiers ou à des associations de pères de famille, comme à Mongré, Avignon, Toulouse, Bordeaux ; mais ils ont tenu aussi à reconstituer, au prix de l’exil, d’authentiques collèges jésuites, avec un personnel exclusivement composé de pères et de frères. Il en va, à leurs yeux, de la continuation d’un modèle pédagogique, spirituel et social. En même temps, il est impensable, y compris au vu de dispositions explicites conditionnant leur accueil, comme à Bollengo, de recruter sur la terre d’exil une partie au moins de la clientèle de leurs établissements : ils doivent donc expatrier leurs élèves français, et convaincre les familles de renoncer à leurs enfants pour de longs mois, parfois une année entière, et de s’acquitter de sommes importantes. Certes, ils peuvent s’appuyer sur des familles fidèles : plusieurs des pères qui s’apprêtent à leur confier leurs fils sont eux-mêmes des anciens du Cantorbéry ou du Jersey des années 1880, et au moins dans les familles aristocratiques on peut considérer que la scolarité dans un internat exilé, sans être fondamentalement différente de la vie même de l’internat, offrira un élément supplémentaire de formation du caractère et de l’aptitude à la discipline à exiger de soi et des autres. Car ce sont évidemment de jeunes chefs que forment les collèges. Les différentes provinces choisissent néanmoins le site d’exil au plus près de la France, de l’autre côté de la frontière : Toulouse fonde à Hernani, dans le Pays basque espagnol ; Paris et la Champagne, en Belgique francophone mais aussi à Jersey et dans le sud de l’Angleterre ; Lyon, enfin, à Monaco et à Bollengo, dans le Piémont, au débouché des Alpes.
5On ne construit pas, tout d’abord, car l’on pense les choses temporaires, comme après 1880 : on loue, puis l’on achète en engageant divers aménagements et agrandissements. Inutile, donc, de partir en quête de quelque architecture jésuite de l’exil : on n’a pas affaire à des « collèges », mais à des villas (Hernani) ou des châteaux, peu adaptés à l’origine à une utilisation pédagogique, mais qui présentent le double avantage de l’ampleur et de la disponibilité. En outre, ils ne « dépaysent » nullement, du point de vue de l’habitat et de l’habitus, une forte partie des élèves, dont les documents administratifs révèlent que les adresses d’été sont souvent des châteaux de la France profonde : 29 % des élèves d’Antoing, 30 % de ceux de Marneffe portent des noms à particule. La lecture des listes d’élèves fait défiler une grande partie de l’armorial français, ancien ou récent, et bien des noms illustres ou appelés à le devenir. On ne citera ici que les de Gaulle, Aboville, Manoir, Robien, Virieu, Montcheuil, Hauteclocque, Teilhard de Chardin, La Tour du Pin, Lur-Saluces, Curières de Castelnau, Broglie, Bourbon-Busset, Colbert, Maistre, Orléans, Mollat du Jourdin, Saint-Exupéry, Solages, Mun, Sonis, Harmel, Féron-Vrau, Bazin, Lamarzelle, Veuillot… Bollengo s’enorgueillit ainsi d’accueillir le prince d’Orléans, sans évidemment pressentir que l’un de ses brillants élèves deviendra un ministre important de la Quatrième République : Georges Bidault.
6De 1902 à 1919, les neuf collèges jésuites en exil ont accueilli au total, pour des durées très variables (de quelques mois à toute une scolarité), un peu plus de 5 000 jeunes gens : 350 à 400 pour Hernani et Higham, 400 à Marneffe, 414 à Bollengo, 453 à Monaco, 624 au Tuquet, 668 à Antoing, 818 à Florennes, 1 025 à Jersey5. Les recrutements sont assez fortement régionaux : Le Tuquet, Antoing, Florennes drainent le nord de la France (50 % d’originaires du Nord et du Pas-de-Calais à Antoing) ; Marneffe accueille les Parisiens ; Jersey, les originaires de la France bretonne et atlantique ; Monaco et Bollengo, les Lyonnais, Stéphanois, Alpins et Provençaux (28 % des élèves de Bollengo viennent de Lyon en 1913, 19 % de l’Isère, 13 % des Bouches-du-Rhône).
Histoire d’un collège : Bollengo
7Comme d’autres provinces, Lyon a cherché un point de chute à l’extérieur des frontières pour accueillir une partie au moins des clientèles de Mongré et de l’externat Saint-Joseph. Dans un premier temps, Monaco offre une solution : l’ancien monastère de la Visitation abrite depuis 1871 un collège jésuite de la province de Turin, mais l’influence italienne décroît tellement dans la ville qu’en 1897 une section française a été confiée à des jésuites français. Leur contingent est renforcé en septembre 1901, et le transfert d’une province à l’autre, officiel l’année suivante. Le prince Albert et l’évêque, monseigneur Arnal du Curel6, l’ont puissamment soutenu. L’essor est rapide : cent huit pensionnaires et quatre-vingts externes en 1904, deux cents élèves en 1906, l’année de l’apogée, encadrés par une trentaine de pères, frères et scolastiques. Marseille et Lyon sont les principaux viviers du recrutement. Outre l’étroitesse des bâtiments, qui conduit à envisager de construire ailleurs, la principale faiblesse du collège de la Visitation est politique : la principauté ne vit-elle pas à l’ombre d’une « République susceptible », comme le note délicieusement la notice du Delattre ? L’épisode qui précipite la fin du collège, en 1909-1910, a quelque allure de Clochemerle monégasque. Seule une rue sépare ses bâtiments du musée océanographique, inauguré en grande pompe en 1909. Le président de la République française, Armand Fallières, a accepté l’invitation du prince Albert. « Au moment de l’arrivée du cortège officiel, les élèves, rangés sur une terrasse, saluèrent. Le Président rendit le salut, puis se penchant vers le Prince, demanda qui étaient ces enfants. Il fallut nommer le Collège des Jésuites. Et selon toute vraisemblance, on ne s’en tint pas là. »7 Quelques mois plus tard, le prince Albert, jusqu’alors désireux de reloger très au large le collège, explique à son recteur, puis au provincial de Lyon, qu’il renonce à ses projets et laissera les jésuites bâtir à leurs risques et périls, mais sans pouvoir admettre aucun élève venu du dehors. Cette clause vaut condamnation : le collège est fermé à la fin de l’année scolaire 1910. Bollengo était déjà ouvert et prêt à prendre le relais en accueillant une partie des quatre-vingt-dix élèves qui ont vécu les dernières heures du collège de Monaco.
8Si l’installation dans la principauté avait représenté une opportunité saisie sans tarder, l’exil à Bollengo répond à une volonté réfléchie et à de nombreuses investigations. Comme bien d’autres responsables religieux, le recteur du collège de Mongré, le père Louis Perroy (1858-1925), a sillonné l’Italie du Nord en quête d’une maison susceptible d’accueillir un collège. Selon une note dactylographiée conservée dans les archives de Vanves8, il réussit à sa seizième tentative : parti de Turin en direction de la vallée d’Aoste, il aperçoit, à quelques kilomètres de la ville d’Ivrea (Ivrée), dominant la plaine de son imposante masse blanche et de la verdure qui l’entoure, le Castello di Bollengo, ancienne propriété du comte Nigra (qui venait de mourir), l’ami de Cavour et ambassadeur d’Italie en France. C’est le coup de cœur. Les tractations aboutissent rapidement : le gouvernement italien met pour seule condition à son acceptation que « jamais l’on n’admette comme élève un Italien ». En juillet 1907, le château est loué pour cinq ans ; en août 1909, grâce à la générosité de trois amis de la Compagnie, il est acheté et surélevé d’un étage9. Très vite, on lui adjoint un bâtiment parallèle, qui double presque sa capacité d’accueil, puis une piscine ; la source qui l’alimente est achetée, des arbres sont plantés.
9Les effectifs des premières semaines sont des plus modestes : quinze élèves inaugurent les locaux, le 8 octobre 1907. Ils sont accueillis par trois pères dont le père Perroy, premier recteur, et le père Théophile Descourvières, l’ancien supérieur de La Louvesc (Ardèche), et un frère coadjuteur. Deux ans plus tard, les élèves sont au nombre de soixante-huit et les jésuites pas moins de vingt (huit pères, neuf scolastiques, trois coadjuteurs). À la rentrée de 1910, on compte cent dix élèves (un contingent de vingt anciens de Monaco vient renforcer l’effectif) et quatorze pères, six scolastiques et quatre coadjuteurs. Le père Perroy, qui a regagné la France, est remplacé par un nouveau recteur, le père Alfred Mulsant (1866-1943), qui reste à la tête du collège jusqu’à la fermeture en 1919 et prend ensuite la direction de Mongré à nouveau confié aux jésuites. Parmi les jeunes jésuites que le corps enseignant de Bollengo a comptés, deux au moins devaient se faire un nom dans la Compagnie : le père François Charmot (1881-1965), futur auteur estimé, et le père Christophe de Bonneville (1888-1947), qui allait être le grand animateur de l’apostolat en terre d’Islam proche-orientale10. Le collège accueille, dans les années 1910, cent à cent cinquante élèves11. Un rapide calcul permet de remarquer que l’on y a employé environ un jésuite pour huit élèves, non compris les scolastiques et coadjuteurs (en comptant ces deux groupes, on aboutit à un jésuite pour cinq élèves environ !) : ce surencadrement en dit long sur les sacrifices consentis par la Compagnie pour assurer la formation de leur choix à quelques dizaines de familles aussi fidèles que privilégiées. Ce sont autant d’énergies qui ont manqué aux missions ou à d’autres œuvres : bien des congrégations devaient s’interroger, à la longue, sur le bien-fondé d’une telle stratégie. Il est vrai qu’elles attendaient de leur investissement des fruits en termes de vocations : un élève de Bollengo sur treize est entré dans la Compagnie (31 sur 414), un sur dix, au total, s’est consacré à l’Église.
10Les fondateurs du nouveau collège Saint-Louis de Gonzague n’étaient donc, en octobre 1907, que quinze. Voici le récit de leur voyage :
Il y a bientôt vingt-trois ans, remplissant à peine un compartiment, une minuscule troupe d’enfants quittait Perrache pour un grand voyage. Ils s’en allaient vers un nouveau collège que nul souvenir encore ne pouvait dessiner, mais que l’attente et l’inconnu coloriaient déjà dans leur imagination de riches nuances. À Chambéry, un deuxième groupe rejoignait le premier. Et voilà, dans deux compartiments, où il était au large, tout le collège, tout le Bollengo d’alors qui, le lendemain, débarquait au pied de la Moraine.
Dans un cadre tout nouveau et qui ressemble si peu à un collège – un château (car il était alors beaucoup plus petit que celui que la plupart ont connu) –, quinze enfants, une famille.
Et je crois que cette première année à pesé beaucoup dans la suite pour faire de Bollengo ce qu’il a toujours été, quelque chose de très à part, de familial, d’intime, et pas du tout la geôle dont certains se plaisent à associer le nom à celui de pension.12
11Un prospectus des années 1910 signale que le collège dispense l’enseignement classique pour les diverses parties du baccalauréat (que les élèves passent à Grenoble). Un soin spécial est apporté aux langues vivantes, allemand, anglais, italien13. Un bulletin de notes hebdomadaire est envoyé aux familles. L’année scolaire débute en octobre et s’achève à la fin du mois de juillet, après la distribution des prix. Les vacances du jour de l’an (cinq jours) sont facultatives. La pension s’élève à 1 100 francs par an (1 300 francs à Marneffe comme à Jersey), non compris les leçons particulières de dessin, d’escrime, de musique et de gymnastique (100, 150, 175 et 60 francs respectivement, pour deux leçons hebdomadaires). Des réductions sont accordées en cas de présence simultanée de deux, trois ou quatre frères, une situation qui est presque la norme, à observer les listes d’élèves. Il n’y a pas d’uniforme, sauf la casquette, fournie par le collège. Terrain de football et bassin de natation sont à la disposition des élèves ; les parents désireux de se rendre à Bollengo peuvent être accueillis près du collège, dans une maison tenue par des religieuses françaises en exil. Un témoignage du père Louis Doutreleau, élève en 1918-1919, ajoute que les Dames du Sacré-Cœur14 avaient leur propre pensionnat non loin de Bollengo, à Avigliana ou Rivoli Torinese (Turin), dans une ancienne résidence des souverains du Piémont15. Frères et sœurs voyageaient dans le même train à destination de leurs collèges respectifs ; les élèves de Bollengo pouvaient parfois rendre visite à leurs sœurs à Avigliana16. Les mariages entre élèves de Bollengo et de Rivoli ne furent pas rares17, contribuant à renforcer le sentiment d’appartenance à un même milieu étroitement uni par les origines sociales et le train de vie, mais aussi par la religion et l’exil.
12La vie quotidienne à Bollengo peut être approchée à partir des deux cahiers de Consultes conservés à Vanves18. On les suivra comme des éphémérides. Au moment de l’installation, les dispositions suivantes sont prises : les listes d’élèves (avec leur nationalité) et des professeurs seront envoyées chaque premier trimestre au maire de Bollengo ; l’inspecteur d’Académie recevra une carte à l’occasion du jour de l’an ; les curés et vicaires des environs, ainsi que le médecin, seront invités. Pour la première année scolaire (1907-1908), le collège fait l’acquisition d’un matériel de théâtre (toiles et accessoires, pour 250 francs). Pour le carnaval, une loterie est organisée : les billets s’achètent par des notes, un certain nombre de A donnent droit d’office à un lot, les autres sont départagés par tirage au sort. L’été venu, les enfants sont conduits en voiture à la piscine d’Ivrea. En juin, le congé pour la fête du recteur leur a valu une excursion au lac Majeur. L’année suivante, on note qu’une trentaine de parents sont attendus en mai, sans doute pour les communions ; en 1910, on précise que les deux jours de voyage ne doivent pas être compris dans les cinq jours de vacances consentis pour le jour de l’an. Aucun laxisme, toutefois : les pères décident cette même année de maintenir le lever à cinq heures et demie, et même à cinq heures pour les grands (en été) ; ils tentent l’année suivante d’avancer le lever à cinq heures et quart, afin d’allonger un peu l’étude du matin et de faciliter ainsi les communions quotidiennes. Des frères maristes sont appelés pour la classe de septième, mais celle-ci est bientôt supprimée faute de place. On ne cesse pourtant de construire et d’aménager, y compris la cour de récréation, où les jeux sont gênés par une rangée d’arbres, qui sont déplacés à l’automne 1911. La scarlatine à deux reprises, puis la grippe espagnole (un frère coadjuteur meurt en soignant les enfants) contraignent à renvoyer un temps les élèves dans leurs familles.
13Ainsi va le quotidien d’un collège en exil, tel du moins qu’on peut le percevoir à travers cette feuille de route que sont les Consultes, et où l’on parle peu de pédagogie19, encore moins de spiritualité, mais d’électricité, d’acétylène et de téléphone ; de menus, de gras et de maigre (café au lait, chocolat, vin, œufs, fromage, desserts) ; de l’élevage des lapins ; de la coupe des cheveux des élèves, et de leurs chaussures ; d’un voisin acariâtre qui interdit un sentier aux enfants et en fait barrer un autre (des mesures de rétorsion, du même ordre, sont prises) ; de l’endroit où les pères passeront leurs vacances d’été, une fois le collège vidé de ses élèves ; ou du taux de change avec la France, qui permet au collège, en 1917-1918, de réaliser 20 % de bénéfices sur les pensions des élèves20.
14La presse mise à disposition de ces derniers est soigneusement choisie : L’Illustration est remplacée en 1910 par Il movimento, un quotidien italien ; un abonnement au Nouvelliste est pris l’année suivante ; en mars 1915, on s’interroge sur la nécessité de supprimer La Stampa, qui laisserait à « désirer pour l’esprit religieux ». « On répond que le danger n’est pas sérieux, d’autre part ce journal est le mieux renseigné sur les faits de la guerre, les journaux catholiques se montrant même hostiles à la France. On supprimera la page du milieu, la seule qui contienne quelques articles répréhensibles. »21 C’est la seule allusion politique dans les Consultes : les jésuites s’y montrent conscients de l’hostilité à la France laïque dans certains milieux catholiques étrangers, à cause même de l’anticléricalisme qui leur a valu l’exil. Sur leur propre attitude face à la République, on peut simplement relever que les Consultes ne contiennent pas la moindre allusion au 14 juillet, la grande fête annuelle de fin d’année étant celle du recteur, en juin22, et que le collège accueille un interne au nom célèbre, le prince Charles-Philippe d’Orléans. En 1918, le provincial avertit : « Actuellement, il ne faut pas songer à s’établir en France »23 ; le collège est invité à préparer la rentrée scolaire de l’automne 1918, qui a effectivement lieu. Mais la situation évolue très vite : l’école apostolique est rapatriée d’Italie à Thonon (1918), et les collèges de France recommencent à prospérer dans le climat de liberté religieuse qui suit la Première Guerre mondiale. Selon une note interne, prolonger l’expérience de Bollengo, ce serait puiser dans les ressources humaines et financières de la province pour un résultat médiocre, car le nombre des inscriptions baisse et le risque existe de voir arriver des élèves rejetés par d’autres établissements.
15La fermeture, décidée en mai 1919, est annoncée à la fin de l’année scolaire. En novembre, on demande à l’évêque d’autoriser l’adoration du Saint-Sacrement le dimanche 16, afin d’obtenir de bonnes élections. Du mobilier est transféré à Alger ; Bollengo devient pour deux ans un lieu de repos pour les jésuites des provinces de France, avant d’être vendu à la commune de Turin, qui confie aux religieuses de Saint-Vincent-de-Paul une maternité, un orphelinat et une œuvre pour handicapés. La proclamation de la République en Espagne (1931) entraîne la vente du château aux jésuites espagnols, qui installent un noviciat et un juvénat avant de regagner leur pays au lendemain de la victoire du général Franco.
16Il y a eu parmi les « bollengistes », ainsi que les anciens élèves se sont désignés, un véritable esprit, lié à l’exil, au fort encadrement religieux, à ce mélange inimitable de stricte discipline, de proximité des maîtres et de vie de château. Qu’on en juge à travers ces deux souvenirs d’anciens élèves, devenus l’un et l’autre, il est vrai, jésuites. En 1930, Pierre Drujon (né en 1898) se demande s’il est souhaitable de renouveler l’expérience d’un Bollengo. Sa circonspection est d’abord un hommage à son ancien collège :
Il faudrait recréer un milieu dans lequel, par suite du contact étroit entre un petit nombre d’élèves et un personnel entièrement ou en grande majorité composé de Pères, puisse s’établir cette bienfaisante intimité qui permettait d’atteindre au fond des âmes. […] Il semble, en outre, que ce qui permettait aux âmes d’adolescents, formées à Bollengo, de se livrer en pleine confiance et sans résistance à leurs maîtres, c’était, pour une part, le fait d’être totalement soustraites à leur milieu familial et social par suite de l’exil qui, pour un bon nombre, durait sans interruption six mois de l’année. Néfaste dans un collège-caserne, cet éloignement favorisait ici le rapprochement des cœurs.24
17C’est ici l’éducateur qui revient sur une expérience, et vante cette « dépossession de soi », cette « formation par contagion », que l’exil facilitait d’autant. Écoutons maintenant le père Louis Doutreleau, capable, en 2002, de retrouver la vivacité des jeux enfantins dans l’hiver de Bollengo, au début de 1919 :
Les gens d’aujourd’hui pensent que nous ne pouvions soutenir le règlement auquel nous étions soumis ; il n’en est rien. Ainsi entre octobre et Pâques, il n’était pas question de retourner en famille : la fin de la guerre, la pagaille des chemins de fer, etc., les familles ne regimbaient pas ; nous non plus. Il avait fait très froid. Les lacs des alentours étaient gelés, spécialement le lac Pré. Jours de fête, dimanches, occasions procurées, nous partions dans la moraine, patins sur les épaules, sacs chargés de victuailles et de gâteaux. Il fallait voir, à l’arrivée au lac, l’empressement à chausser les patins. Qui serait le premier sur la glace ? Et les Pères, et le Père Recteur (P. Mulsant) n’étaient pas les derniers. Vous auriez vu ces virevoltes, ces retournements, ces farandoles, ces soutanes de Pères que l’on essayait de saisir au vol, et ces chutes et le Père Infirmier avec son flacon d’alcool et sa fiole de teinture d’iode. Le Père Recteur était d’un entrain formidable. Il avait une sacoche que tout le monde connaissait, que tout le monde surveillait. Il y plongeait la main de temps en temps et jetait à poignées sur la glace les barattis – ces caramels italiens dont nous raffolions – qui partaient de tous côtés, qu’on se disputait à qui mieux mieux, qu’on ramassait à toute vitesse et qu’on suçait avec ravissement, jusqu’au ramassage suivant où on le chipait par derrière à qui ne se méfiait pas. Ces barattis vivent tellement dans la mémoire que certains ont fait plus tard, m’ont-ils dit, le « pèlerinage » de Turin pour retrouver les fameux barattis de leur enfance et les offrir en souvenir à leurs petits-enfants.
Je m’excuse de ce coup d’envol. Il vous indique le climat dans lequel les Pères savaient maintenir leurs élèves, en dépit de ce que nous tiendrions aujourd’hui pour les duretés de l’internat. De duretés, il y en avait ce qu’il fallait pour forger des caractères et, tous les Anciens vous le diront, ce n’est pas cela qui reste, mais ce qui, au-delà de la mémoire, a fait l’homme.25
18De fait, les photographies conservées montrent les jeunes jésuites et les enfants jouant sur les lacs gelés, sautant à la barre ou se préparant à une rencontre de football26. La nostalgie a conduit nombre d’entre eux, à partir de 1928-1930, à se retrouver en amicale27, et ce jusque tard dans le XXe siècle28. L’annuaire des anciens élèves regroupe, en 1931, trois cent cinquante-trois noms (85 % de l’effectif total). En 1963, une plaque commémorative est apposée sur le mur de la mairie de Bollengo. Elle déclare (en italien dans le texte) :
Les anciens élèves
du collège français « St Louis de Gonzague »
fondé en 1907 par les pères jésuites,
contraints
à chercher hors de la patrie un lieu où ils puissent recevoir
une éducation chrétienne,
se souvenant
de l’hospitalité reçue sur la terre de Bollengo, de 1907 à 1919,
belles années de leur jeunesse,
ont dédié
cette plaque en témoignage
de leur profonde reconnaissance et de leur affection.
Bollengo, Pentecôte 1963.29
Les élèves
19De quels milieux provenaient, et que sont devenus, les quatre cent quatorze élèves de Bollengo ? Il n’est pas si facile de répondre à la première question, dans la mesure où les documents internes font défaut30. La plupart des noms, toutefois, sont suffisamment connus, soit au niveau national, soit surtout au niveau régional, pour permettre à un spécialiste de l’aristocratie et de la bourgeoisie lyonnaises ou stéphanoises, par exemple, de commenter les listes d’élèves et d’anciens élèves que conservent les archives de Vanves. Une prosopographie des élites régionales, de fait, devrait intégrer la formation reçue dans la double excellence du collège jésuite et de l’exil, et comparer notamment les listes d’anciens élèves, ceux de Fribourg dans les années 1830 et 184031, ceux de Brugelette ensuite, puis de Bollengo, pour vérifier la fidélité des familles à la Compagnie de Jésus. Elle se marque aussi dans leur appartenance à la Congrégation des Messieurs, cette société secrète fondée à Lyon en 1802 sous l’autorité spirituelle des pères. Relations et alliances semblent étroites entre familles du catholicisme intransigeant lyonnais. Les listes d’élèves de Bollengo signalent par exemple la présence de plusieurs Meaudre (des Gouttes), d’un Lucien-Brun, d’un Saint-Olive. Or l’un des quatre fils de Lucien Brun, sénateur inamovible de la Troisième République, lui-même juriste et un des rédacteurs de la Revue catholique des institutions et du droit, a épousé une Meaudre. Et en 1901, Madeleine Meaudre, membre du comité fondateur de la Ligue des femmes françaises32, est l’épouse du banquier lyonnais Fernand Saint-Olive. Les Lucien-Brun sont proches des Duquaire, dont l’un des fils séjourne également à Bollengo33. Si l’on passe à la région stéphanoise, on peut citer les Balaÿ, vieille famille du patriciat industriel, habituée du collège jésuite Saint-Michel de Saint-Étienne. Plusieurs familles sont proches des réseaux agrariens de l’Union du Sud-Est des syndicats agricoles, elle-même liée à l’organisation de la rue d’Athènes. Un ancien de Bollengo, Paul Courbon-Lafaye, maire de Marlhes (Loire), a présidé le Groupement interprofessionnel laitier proche de l’Union du Sud-Est. Il faut ici recourir aux travaux de Catherine Pellissier34 et de Bruno Dumons35, qui m’a apporté son aide dans les lignes précédentes, pour vérifier l’appartenance de la clientèle bollengiste aux élites catholiques de Lyon et de sa région.
20Que sont devenus les anciens de Bollengo – vingt-sept d’entre eux étant morts lors de la Première Guerre mondiale ? Les annuaires d’anciens nous donnent à cet égard des informations sommaires mais exploitables. La Compagnie elle-même n’a pas manqué de compter les vocations issues de Bollengo : pas moins de trente et un jésuites36, nous l’avons dit ; sept ou neuf prêtres diocésains (selon les sources), quatre bénédictins, un dominicain ; au total, plus de 10 % de l’effectif. Parmi les jésuites, on citera André d’Alverny (1907-1965), qui vécut au Liban, auteur de manuels d’arabe dialectal et classique, et Henri Charles (1900-1978), collaborateur de la revue En terre d’Islam, installé à Damas puis fondateur, après la guerre, du collège de Jamhour (Liban) ; Louis Barjon (1901-1986), critique littéraire aux Études, auteur d’ouvrages sur Le silence de Dieu dans la littérature contemporaine (Éditions du Centurion, 1955), Paul Claudel (1958, avec une préface du poète), Mondes d’écrivains, destinées d’hommes (Casterman, 1960), De Baudelaire à Mauriac, l’inquiétude contemporaine (Casterman, 1962), et, en collaboration avec son confrère Pierre Leroy, La carrière scientifique de Pierre Teilhard de Chardin (Éditions du Rocher, 1964) ; son frère Victor Barjon (1902-1949), l’un des fondateurs de la mission du Tchad ; Paul Goubert (1901-1967), auteur de pièces de théâtre et de deux volumes sur Byzance avant l’islam (Picard, 1951 et 1956), enseignant à l’Institut catholique de Lyon et à l’Institut pontifical oriental de Rome ; ou Victor Pruvot (1900-1969), recteur du collège et des facultés de Beyrouth, puis du Caire dans les années 1945-195937. Olivier de Dompsure est bénédictin à l’abbaye de Hautecombe (Savoie) ; Henri de Maillardoz, secrétaire de l’administration spéciale du Saint-Siège.
21Parmi les laïcs, la liste des anciens établie en 1931 montre que beaucoup habitent Lyon ou le reste du département du Rhône (31 %), l’Isère (11 %), les Bouches-du-Rhône (10 %), la Loire (6 %), la Saône-et-Loire, les Savoie, etc.38 « Lyonnais » ou « marseillais », également, un certain tropisme colonial a conduit une quinzaine d’anciens à s’installer en Tunisie, Égypte, Algérie, Maroc, Syrie, Indochine. Georges de Dompsure travaille dans la Société commerciale de l’Ouest africain, au Nigeria. Henri Duquaire, licencié ès lettres, est rédacteur en chef du Petit Casablancais. Charles Durand, frère d’un jésuite de Fourvière, œuvre à la Compagnie des phosphates (Tunisie). Les trois frères Guirimand dirigent des domaines en Tunisie : La Moselle, par Agareb ; Épargneville, par Sfax ; Sainte-Suzanne, par Maharès. En métropole, un fait frappe : la rareté des carrières de fonctionnaires, alors qu’on imagine qu’un annuaire des anciens élèves de tel ou tel lycée public abonderait en ce sens. Seuls quelques militaires servent l’État. En revanche, on note une majorité d’ingénieurs et de commerçants, de petits industriels et fabricants, de notaires, d’assureurs, de banquiers, de médecins : toute une sociologie de classes dirigeantes au sein d’une province industrieuse et négociante. La soie et la banque lyonnaises, l’huile et le savon marseillais, le fer, l’électricité, l’automobile sont bien représentés. On note quelques belles réussites : Louis Giletta de Saint-Joseph, notaire à Nice, a présidé la Caisse d’épargne de la ville ; Jacques Rastoin, celle des Bouches-du-Rhône ; son frère Édouard, polytechnicien, directeur de la société Huilerie nouvelle, a présidé la chambre de commerce de Marseille (1951)39, tout comme Francis-Antonin Dufour, ancien de l’École des hautes études commerciales (HEC). On note un certain nombre d’« agriculteurs », tous châtelains. Plusieurs portent un nom qui a compté ou allait compter dans l’histoire régionale ou nationale : ainsi de Charles-Albert de Boissieu, de trois Bonnet-Eymard, de Hubert de Certeau (Duingt, Haute-Savoie), de Bernard Costa de Beauregard, de Pierre et Xavier Fabre-Luce, de Bernard de Malbosc (château de Berrias, Ardèche), de Jacques, Paul et Xavier de Maistre, de Benoît de Menthon (château de Menthon, près d’Annecy)…
22Une poignée d’anciens élèves ont tâté de la politique, dont pas moins de trois ministres ou secrétaires d’État. Édouard Boisson de Chazournes et Paul Courbon-Lafaye sont conseillers généraux, respectivement, du Rhône et de la Loire ; Jean Filippi, inspecteur des Finances, est conseiller général de la Corse et sous-secrétaire d’État ; Jacques Rastoin, déjà nommé, est premier adjoint au maire de Marseille ; Henri Fouques-Duparc a été député, maire d’Oran, sénateur, sous-secrétaire d’État. Et il y a bien sûr Georges Bidault (Moulins, 1899-1983), qui a fait toute sa scolarité, de 1909 à 1916, à Bollengo.
23Le futur agrégé d’histoire est un élément brillant : à la distribution des prix de 1912, il a remporté les premiers prix en Excellence, Diligence, Thème latin, Orthographe et Langue française, les seconds prix en Instruction religieuse, Version latine, Histoire et géographie, un accessit en latin. Et les palmarès se succèdent d’année en année. Bidault est à Bollengo ce que Charles de Gaulle est à Antoing : la preuve que des hommes politiques de premier plan ont pu recevoir leur formation en exil, auprès de jésuites alors indésirables en France, et pour beaucoup d’entre eux hostiles à la République ; encore a-t-il fallu pour y parvenir et la défaite de la France en 1940, et la fin d’une certaine laïcité, et la réconciliation historique entre l’Église catholique et les Quatrième et Cinquième Républiques.
24Aux côtés de Bidault, deux autres anciens de Bollengo, inégalement connus, méritent une mention particulière. Gabriel Madinier (1895-1958) est l’un des quinze fondateurs du collège, en 1907. Fils d’un médecin de Lyon, il rejoint un oncle maternel, le père Boffard, surveillant à Bollengo. « Il y fit, dans un site qui l’enchantait, de solides études secondaires, sous la direction de maîtres éprouvés auxquels il conserva toujours une vive reconnaissance. » Entré à l’École normale supérieure à l’occasion du concours spécial d’octobre 1919, agrégé de philosophie, il enseigne dans les lycées d’Alençon, Bourges et Lyon, puis à l’université de Lyon. Ami de Henri Gouhier ou d’Abel Miroglio, disciple de Léon Brunschvicg, « en dépit de la différence des attitudes religieuses », note son biographe, il consacre plusieurs ouvrages à une théorie de la conscience40.
25Madinier n’a pu croiser à Bollengo un élève dont la carrière n’a sans doute pas manqué de surprendre ses anciens maîtres : le Provençal Léo Joannon (1904-1969), présent au collège de 1915 à 1919, a entamé des études de droit avant de passer au cinéma. Il publie d’abord des romans illustrés tirés de films (Nostalgie ou Quand on aime à seize ans. Grand roman d’amour d’après le film « Sofar », 1929). Entré chez Gaumont, il est cameraman et scénariste de films commerciaux avant d’être l’assistant à la mise en scène d’un Pabst ou d’un Genina. Il entame ensuite une carrière de réalisateur populaire fécond, recourant à des interprètes comme Suzy Delair, Edwige Feuillère, Jean Carmet, Laurel et Hardy, Pierre Fresnay, Sophie Desmarets, Ralf Vallone, Annie Girardot, Bourvil. Après des films opérettes dans les années 1930 (Six cent mille francs par mois et Bibi la Purée, 1934 ; Train de plaisir, 1935 ; Mais n’te promène donc pas toute nue, 1936), il obtient le grand prix du cinéma français pour Alerte en Méditerranée (1938). Pendant l’Occupation, il n’hésite pas à travailler pour les Allemands de la Continental ; inquiété à la Libération, il reprend sa carrière de cinéaste populaire (L’homme aux clés d’or, 1956 ; L’assassin est dans l’annuaire, 1961, etc.), préparant, sur mai 1968, un Alibi barricade, au moment où la mort l’emporte41.
26Ce dernier parcours ne doit pas masquer la fonction de reproduction sociale et religieuse assumée avec succès par Bollengo. Ni la Compagnie ni quelque deux cents familles n’ont hésité à sortir de France, à investir à l’étranger, à séparer les enfants de leur foyer pendant de longs mois, pour sauvegarder un modèle de formation. Il est certes habituel, dans l’histoire des élites européennes, d’aller parfaire une formation à l’extérieur des frontières, mais ce stage intervient beaucoup plus tard, alors qu’il s’agit ici d’enfants ou de très jeunes adolescents. Il ne s’agit pas non plus d’exil, puisque à proprement parler seuls les pères sont en exil, les élèves étant appelés à revenir en France, à y passer le baccalauréat et à y faire leur carrière et leur vie. C’est une étrange situation, à la vérité, que celle des collèges jésuites en exil : une situation qui s’est peu à peu normalisée, à tel point que des champions de l’anticléricalisme ont cherché à tarir leur recrutement, comme ils l’avaient fait à la fin des années 1890, en faisant voter l’amendement suivant, le 19 juillet 1913, au cours de la discussion devant aboutir à la loi militaire des trois ans : « Nul ne sera admis à passer le concours d’admission à l’école spéciale militaire et à l’école polytechnique s’il ne justifie avoir fait en France les trois dernières années d’études qui ont précédé le concours. »42 C’était condamner le recrutement des classes préparatoires à Saint-Cyr et Polytechnique, installées dans les collèges de Belgique et de Jersey.
27Bollengo n’avait pas de telles ambitions, sinon celle de contribuer à consolider la texture catholique des milieux dirigeants de Lyon, Grenoble ou Marseille. Pendant une vingtaine d’années environ, couvents et collèges se sont ainsi délocalisés dans le Piémont et la Riviera italienne en accueillant quelques centaines ou milliers d’enfants et adolescents français des deux sexes : un pied de ce côté-ci des Alpes, au prix de la sécularisation factice des religieux (ses) et d’un double jeu généralisé, un pied de l’autre côté, au grand jour, au prix d’un exil au moins temporaire. À l’arrivée, en 1919, l’essentiel a été sauvegardé, sans solution de continuité d’une génération à l’autre : des compagnies civiles immobilières ont conservé les bâtiments, une élite de familles a gardé sa fidélité à la Compagnie en continuant à lui confier ses fils. L’avenir est assuré ; il le sera au-delà de toute espérance, aux lendemains de 1945, lorsque d’anciens élèves des châteaux de l’exil contribueront à définir la politique de la France.
Notes de bas de page
1 C’est Waldeck-Rousseau qui fait voter la loi de juillet 1901 sur les associations, dont le titre III vise les congrégations religieuses, mais c’est le gouvernement de Combes qui choisit de l’appliquer à la rigueur, à partir de l’été 1902, ce qui toutefois ne concerne pas les jésuites, partis dès l’été 1901.
2 Je prends la liberté de renvoyer à un travail antérieur, résumé à grands traits dans les pages qui suivent : « Le grand exil des congrégations enseignantes au début du XXe siècle. L’exemple des Jésuites », L’enseignement catholique en France aux XIXe et XXe siècles, actes du colloque de Toulouse, Revue d’histoire de l’Église de France, janvier-juin 1995, p. 207-217.
3 Ils réussissent, en 1900, à faire appliquer à Navale un point du règlement en vigueur pour Polytechnique et Saint-Cyr, stipulant que les candidats doivent s’inscrire à la préfecture du département dans lequel ils effectuent leurs études, et non plus dans celle dont dépend leur domicile familial. C’est la condamnation immédiate de Jersey, qui ferme ses portes. P. Cabanel, « La République contre les catholiques ? », Serviteurs de l’État. Une histoire politique de l’administration française, 1875-1945, M.-O. Baruch et V. Duclert éd., Paris, La Découverte, 2000, p. 169-182.
4 J’en avais compté huit dans l’article cité note 2, pour avoir négligé Monaco…
5 L’École de la marine en avait accueilli 1 116 de 1881 à 1900.
6 Originaire d’Alzon (Gard), ce bourg de la « Vendée cévenole » dont le père d’Alzon porte le nom.
7 A. Demoment, « Monaco », Les établissements jésuites en France depuis quatre siècles, P. Delattre éd., Enghien, Institut supérieur de théologie, t. III, p. 429. La notice de Bollengo se trouve dans le tome I du même ouvrage, p. 732-733.
8 Archives françaises de la Société de Jésus (AFSJ), fonds « Bollengo » (8 boîtes et dossiers, non cotés) ; cette note de 4 pages a été utilisée dans l’ouvrage de P. Delattre cité ci-dessus.
9 Les pères ont pensé un moment devoir rejoindre Lanzo, près de Turin, où l’école apostolique d’Avignon, venue de Salussola (province de Novare), s’établit en 1909 dans un bâtiment acheté la même année à un groupe de trappistes d’Aiguebelle.
10 Notices dans P. Duclos éd., Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine, I. Les jésuites, Paris, Beauchesne, 1985. Pour les pères Perroy et Mulsant, AFSJ.
11 Cent cinquante-quatre en 1917-1918, le maximum.
12 Père P. Drujon, « Dix ans après… Le collège de Bollengo », Lettres de Fourvière, 1930, p. 191-203.
13 Il est significatif de noter que les élèves ne choisissent pas l’italien, sauf exception, mais l’allemand ou l’anglais.
14 Les jésuites en assurent la direction spirituelle dans l’exil.
15 Sur le plafond d’une salle de classe, à Avigliana, est peint un angelot aux traits d’un prince décédé en bas âge ; à Bollengo, les lavabos des élèves sont… les mangeoires en marbre des chevaux de l’ancien propriétaire, témoignage d’Yves Montrozier, février 2003.
16 Le pensionnat s’est ensuite transplanté à San Remo. Lettre du père Doutreleau à l’auteur, décembre 2002 (copie déposée aux AFSJ, fonds « Bollengo »).
17 Trois anciens de Bollengo ont épousé les sœurs ou cousine de l’un de leurs camarades, Paul Jocteur-Montrozier (témoignage Y. Montrozier).
18 AFSJ, fonds « Bollengo ».
19 Sauf pour signaler un élève surpris avec Amours étrusques, de Rosny, et des gravures indécentes (deux autres élèves sont compromis).
20 Le bénéfice s’élève à 6 000 francs, alors que sans le change le déficit eût été de 25 000 francs (février 1918).
21 L’abonnement à La Stampa est néanmoins supprimé en février 1917, au profit du Movimento, de la Revue pratique d’apologétique et du Corriere della Sera (épisodiquement).
22 Le centenaire du rétablissement de la Compagnie, en 1914, est fêté avec éclat.
23 En mai, le consulat envoie au collège une enquête diligentée par le ministère des Affaires étrangères, portant sur l’état du collège, ses finances, son personnel. Les jésuites sont perplexes : « On examine la réponse qu’on pourrait donner à ce document, dont on ne saisit pas tout d’abord la portée, ni dans quel esprit il a été rédigé. »
24 Père Drujon, « Dix ans après… », p. 199-200.
25 Lettre à l’auteur, citée note 16.
26 AFSJ, fonds « Bollengo ».
27 Le banquet de janvier 1930 rassemble quatre-vingt-deux anciens élèves, cent vingt-huit se sont fait excuser (les deux nombres réunis forment la moitié de l’effectif total de Bollengo).
28 Un dernier annuaire des anciens est édité vers 1971, dans la brochure Bollengo, s. l. n. d.
29 « Gli ex-Allievi/del collegio francese “S. Luigi Gonzaga”/fondato nel 1907 dai padri gesuiti/costretti/a cercare fuori patria un luogo dove poter ricevere/une educazione cristiana/memori/dell’ospitalità ricevuta sulla terra di Bollengo, dal 1907 al 1919,/belli anni della loro giovinezza,/hanno dedicato/questa lapide in testimonianza/della loro profonda riconoscenza ed affetto. /Bollengo, Pentecoste 1963. »
30 On ne possède guère qu’un carnet d’adresses pour 1913-1914 (102 noms, dont 24 proposent une adresse d’été dans un château, non compris diverses « villas »).
31 Livre d’or des élèves du pensionnat de Fribourg en Suisse (1827-1847), Montpellier, Grollier, 1889.
32 La présidente adjointe, la baronne de Longevialle, est née Marie-Louise de Jerphanion : Bollengo accueille un de Jerphanion, mort enseigne de vaisseau en 1927.
33 Paul Duquaire (1859-1932), avocat, est élu sénateur du Rhône en 1920.
34 Notamment, La vie privée des notables lyonnais au XIXe siècle, Lyon, ELAH, 1996, et Loisirs et sociabilités des notables lyonnais au XIXe siècle, Lyon, ELAH et Presses universitaires de Lyon, 1996.
35 Outre son article dans le présent volume, citons « La Congrégation des Messieurs et la Société de Saint-Vincent-de-Paul à Lyon sous la Troisième République. Sociologie comparée » (en collaboration avec C. Pellissier), Revue d’histoire de l’Église de France, janvier-juin 1992, p. 35-56 ; « Réseaux identitaires et élites agrariennes. Les administrateurs de l’Union du Sud-Est des syndicats agricoles (1888-1940) », Agrariens et agrarismes, hier et aujourd’hui, en France et en Europe, J.-L. Mayaud éd., actes du colloque de Lyon, octobre 1999, 2005.
36 Outre neuf jeunes entrés au noviciat mais sortis avant l’admission aux ordres, et deux philosophes candidats au noviciat mais morts à la guerre.
37 Ces renseignements sont dus au père Robert Bonfils, directeur des AFSJ, Vanves, que je tiens à remercier spécialement, tout comme le père Doutreleau, Yves Jocteur-Montrozier et Bruno Dumons.
38 D’après les 331 adresses connues dans la liste des anciens élèves dressée en 1931.
39 P.-P. Zalio, Grandes familles de Marseille au XXe siècle, Paris, Belin, 1999, p. 144-146, rapporte l’excellent souvenir que Rastoin a gardé de son séjour à Bollengo.
40 Conscience et mouvement, étude sur la philosophie française de Condillac à Bergson, Paris, Alcan, 1938 ; Conscience et amour, essai sur le « nous », Paris, Alcan, 1938 ; Conscience et signification, essai sur la réflexion, Paris, PUF, 1953 ; La conscience morale, Paris, PUF, 1954. Articles et conférences ont été réunis en deux volumes, Vers une philosophie réflexive, Neuchâtel, La Baconnière, 1960, et Nature et mystére de la famille, préface de J. Lacroix, Paris, Casterman, 1961. Notice nécrologique par L. Husson, « Madinier (Gabriel) », Annuaire des anciens élèves de l’École normale supérieure, Paris, 1961, p. 39-42.
41 Dictionnaire de biographie française, M. Prévost, Roman d’Amat, H. Tribout de Morembert, J.-P Lobies éd., Paris, Librairie Letouzey et Ané, 1994, 18 volumes.
42 Journal officiel de la République française, Chambre des députés, 19 juillet 1913, p. 2729. Un nouvel article voté peu après spécifie que la disposition ne sera applicable que cinq ans après la promulgation de la loi.
Auteur
Professeur à l’Université de Toulouse-Le Mirail
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Acteurs et territoires du Sahel
Rôle des mises en relation dans la recomposition des territoires
Abdoul Hameth Ba
2007
Les arabisants et la France coloniale. 1780-1930
Savants, conseillers, médiateurs
Alain Messaoudi
2015
L'école républicaine et l'étranger
Une histoire internationale des réformes scolaires en France. 1870-1914
Damiano Matasci
2015
Le sexe de l'enquête
Approches sociologiques et anthropologiques
Anne Monjaret et Catherine Pugeault (dir.)
2014
Réinventer les campagnes en Allemagne
Paysage, patrimoine et développement rural
Guillaume Lacquement, Karl Martin Born et Béatrice von Hirschhausen (dir.)
2013