Épilogue
Juger sous contrainte : le procès de Nuremberg et la color line
p. 227-237
Texte intégral
Aujourd’hui le Sud a abdiqué tous droits à de quelconques liens avec la race humaine, me haranguait Nathan. Tous les Blancs du Sud sont personnellement responsables de la tragédie de Bobby Weed. […] même dans les camps de concentration, les brutes qui gardaient les détenus n’auraient pas été capables de s’abaisser à une bestialité pareille ! […]
L’avalanche de détails empoisonnés, la masse des faits qui s’accumulaient à Nuremberg et ailleurs devant d’autres tribunaux, comme d’innombrables et monstrueux tas d’immondices, commencèrent à proclamer plus de choses que la conscience de la plupart des gens ne pouvait en supporter. […]
N’était-ce pas en Pologne, disait-il, que de jeunes et inoffensifs étudiants juifs s’étaient vu frappés par la ségrégation, obligés de s’asseoir sur des sièges séparés dans les écoles et traités pire que des Noirs dans le Mississippi ? Et au nom de quoi les gens pensaient-ils que ce genre de choses ne risquait pas d’arriver en Amérique, des choses comme ces « bancs ghettos » pour les étudiants ?1
1La politique criminelle du régime national-socialiste n’a pas seulement, de 1933 à 1945, placé ses victimes devant des dilemmes difficilement surmontables, des choix qui, en situation ordinaire, paraissent inconcevables. Elle a aussi représenté un défi pour les Alliés et tous ceux qui, dans l’après-guerre, ont cherché à punir les crimes de l’Axe, à traduire leurs auteurs en justice. La justice d’après-guerre a été soumise à de fortes contraintes. Ces contraintes ont été particulièrement aiguës dans le cas des tribunaux internationaux, dont le caractère « ad hoc », taillé en quelque sorte sur mesure pour juger les leaders nazis et japonais, entre d’emblée en tension avec la rationalité juridique (à prétention universelle) dont se réclament les juristes alliés. À bien des égards, le statut du tribunal de Nuremberg crée en effet un droit particulier pour un cas particulier, à rebours donc des processus de rationalisation formelle qui, selon Max Weber, caractérisent la modernité bureaucratique d’inspiration libérale2.
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2Aux États-Unis, les discriminations raciales du passé et du présent ne sont presque jamais pensées dans les termes du droit international (notamment dans sa variante pénale). Lorsqu’ils cherchent à définir les hate crimes, lorsqu’ils étudient d’improbables réparations pour l’esclavage ou pour les violences endémiques accompagnant la ségrégation, juristes, responsables politiques et activistes se réfèrent essentiellement à des normes internes3.
3Pourtant, dans l’immédiat après-guerre, de 1945 à 1949, les experts du gouvernement américain ont activement contribué à produire les normes internationales réprouvant les discriminations raciales. Comme je le montre dans Le moment Nuremberg4, cette période apparaît comme une brève parenthèse multilatérale dans l’histoire des États-Unis depuis la fin du xixe siècle. Une des expressions majeures de cet éphémère internationalisme a été le procès des 24 leaders nazis à Nuremberg, une entreprise judiciaire inédite et largement expérimentale, dans laquelle l’État fédéral a investi des moyens et une énergie considérables. Rappelons que le Tribunal militaire international (TMI), créé en août 1945 par les quatre vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, a siégé pendant près d’une année à Nuremberg, du 20 novembre 1945 au 1er octobre 1946, pour juger 22 des principaux leaders nazis encore en vie ainsi que 7 organisations réputées criminelles. Au terme du procès, 10 des 12 condamnés à mort ont été exécutés.
4Le travail que j’ai conduit sur ce procès atypique assume un double parti pris. Le détour par une sociographie des acteurs, aussi précise que possible, m’a paru indispensable à la compréhension de leurs pratiques effectives. C’est pourquoi j’ai commencé mon enquête par une analyse systématique des carrières des juristes et experts employés par le TMI de Nuremberg. Corollaire de ce qui précède, il convient de ne pas confondre les idées juridiques et les pratiques effectives de ceux qui les avancent. Pour apprécier à leur juste mesure les innovations majeures de Nuremberg, j’ai cherché à croiser et à mettre en regard aussi précisément que possible deux types de trajectoires que la littérature sur les procès d’après-guerre peine à distinguer : la trajectoire des idées d’un côté ; celle, individuelle et collective, des acteurs de l’autre, en tenant compte des contraintes qui ont pesé sur leur action.
5Une des innovations bien connues du moment Nuremberg est la notion de crime contre l’humanité. Cette catégorie, on l’oublie parfois, introduit une nouvelle classe de crimes motivés par une idéologie raciale ou raciste – un type de crimes jusqu’ici inconnu en droit national comme international5. Toutefois, la définition du crime contre l’humanité est plus limitée qu’on ne l’imagine. En effet, elle résulte largement d’un patient travail de limitation, voire de neutralisation des effets juridiques potentiels de cette catégorie sur d’autres crimes que ceux alors reprochés aux leaders nazis. Cette question est un point aveugle de l’ample littérature consacrée au procès de Nuremberg, qui s’est enrichie récemment de contributions importantes6.
6Dans ce qui suit, je soulignerai d’abord le lien discret entre Nuremberg et la question raciale étatsunienne. J’évoquerai ensuite les tergiversations, sur cette question, du juge à la Cour suprême et procureur en chef des États-Unis à Nuremberg Robert Jackson, de 1945 à sa mort en 1954. Je me pencherai enfin sur la manière dont le précédent de Nuremberg a été mobilisé, par des militants africains-américains, pour combattre le racisme institué aux États-Unis.
La color line comme contrainte : la neutralisation du crime contre l’humanité
7Mon travail s’est attaché à mettre en évidence un processus d’innovation juridique sous contrainte. Je n’aborderai pas ici les contraintes socioprofessionnelles qui pèsent lourdement sur le moment Nuremberg, dans la mesure où ce sont des praticiens du droit – notamment les lawyers étatsuniens – qui dominent le procès et sa préparation et lui impriment une orientation particulière7. C’est un autre type de contrainte ou de biais, d’ordre ethnoracial cette fois, qui retiendra ici mon attention.
8On en trouve la trace dans la manière de définir et de sanctionner les crimes motivés par une idéologie raciale. C’est une des innovations majeures du procès de Nuremberg. Selon l’article 6(c) de la Charte du TMI, les « persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux » font en effet partie des « crimes contre l’humanité ». Cependant, on le sait, cette définition est très restrictive, dans la mesure où il ne s’agit pas d’un crime autonome ; le crime contre l’humanité est subordonné à la commission de crimes de rang supérieur, à savoir un plan concerté (conspiracy) visant à déclencher des guerres d’agression. En pratique, la charge de la preuve s’en trouve alourdie puisqu’une condamnation pour ce chef d’accusation suppose de démontrer que l’anéantissement des Juifs européens par le IIIe Reich découle du projet d’agression militaire mis au point par le régime. Pour cette raison, les juges ont finalement estimé que les persécutions antérieures au 1er septembre 1939 n’étaient pas du ressort du Tribunal.
9Dans un mémorandum de septembre 1944, où il jette les bases du futur procès des leaders nazis, l’avocat d’affaires new-yorkais Murray C. Bernays (1894-1970), alors expert au War Department, estime que la répression des crimes racistes pose ce qu’il appelle le « problème des minorités » :
Qualifier [l]es atrocités [raciales] de crimes de guerre créerait […] un précédent en droit international, permettant de juger de la conduite des différents États envers leurs propres ressortissants. Cela aurait des conséquences incalculables et soulèverait de graves problèmes de politique.8
10Il propose donc de ne punir ces atrocités raciales que dans la mesure où elles servent directement le complot nazi pour une domination mondiale. Dès lors, l’élaboration de ce qui deviendra le crime contre l’humanité en juillet 1945 correspond à une innovation sous contrôle, les experts étatsuniens veillant à ne pas créer une catégorie universelle à même d’être utilisée contre les accusateurs. Au cours du processus interne de révision du plan Bernays, affleure régulièrement la crainte de voir les lois Jim Crow9 ou la pratique du lynchage dans les États du Sud tomber sous le coup de la loi internationale. Les archives américaines font entendre cette petite musique, insistante, dont je donne de nombreux exemples dans mon livre.
11Lors des négociations de Londres, en juillet 1945, le juge suprême Robert Jackson, chef de l’accusation américaine, met les points sur les « i » en déclarant à ses homologues alliés :
La manière dont l’Allemagne traite ses habitants […] n’est pas plus notre affaire que ce n’est l’affaire d’un autre gouvernement de s’interposer dans nos problèmes. […] Nous avons parfois des circonstances regrettables dans notre propre pays où les minorités sont injustement traitées.10
12Et, de fait, pendant près de deux ans, de la formulation du plan Bernays au jugement des « grands criminels de guerre », on observe un processus continu de neutralisation et de restriction de la définition des crimes raciaux. Comment expliquer ce processus ?
13La première raison tient à l’existence aux États-Unis d’un ordre racial profondément inégalitaire. Au sortir de la guerre, la question raciale oscille, dans ce pays, entre secret public et impensé naturalisé11. Le cas de Herbert Pell illustre bien ce point : ce diplomate autodidacte lutte en vain, en 1944, pour élargir le champ du droit de la guerre aux crimes contre les ressortissants juifs des pays ennemis. Il se heurte alors à l’antisémitisme à peine voilé du State Department. Or, ce même Pell prononce en 1946 un discours où il assimile lutte contre le nazisme et défense de la race blanche. On pourrait multiplier les exemples : l’avocat du Sud Sidney Alderman, proche conseiller de Jackson, confie ainsi à son journal, lors des négociations de Londres, combien « le juge était friand de nos blagues du Sud »12. Il rapporte à cette occasion une de ces blagues où, immanquablement, les Noirs sont tournés en ridicule.
14Ensuite, l’intériorisation de la rigide color line se conjugue, chez les juristes au service du gouvernement fédéral, à un rapport à l’État relativement classique chez les légistes, que l’on pourrait qualifier de double bind, ou « double dépendance » : en théorisant la souveraineté, ces experts légitiment l’État qui, en échange, garantit l’autonomie de leur activité13. C’est ainsi, il me semble, que la défense de la souveraineté est indissociable de la préservation de la sphère domestique – au double sens anglo-saxon de ce terme : le racisme est une histoire de famille à régler en famille, une affaire intérieure jalousement soustraite aux regards extérieurs, c’est-à-dire qui ne peut faire l’objet d’aucun examen international14.
Le cas Robert Jackson : de Nuremberg à Brown v. Board of Education
15On ne sera pas surpris que les lawyers comme Bernays, qui ont jeté les bases du procès de Nuremberg, n’aient pas été des partisans enthousiastes du droit international créé dans l’après-guerre. Ils partagèrent souvent les préventions conservatrices des élites étatsuniennes contre la Déclaration universelle des droits de l’homme ou la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, deux textes adoptés en décembre 1948. Un cas particulièrement instructif est ici celui du juge à la Cour suprême Robert H. Jackson (1892-1954), nommé par le président Truman chef du parquet américain auprès du futur TMI dès le mois de mai 1944.
16On sait que Jackson a voté à contrecœur, peu avant sa mort, le fameux arrêt Brown v. Board of Education, du 17 mai 1954, qui met fin à la ségrégation dans l’enseignement secondaire. Dans une série de mémorandums non publiés, Jackson estime difficile pour la Cour suprême d’éradiquer « peurs, orgueils et préjugés » dans la société ; il lui paraît délicat de « renverser » la jurisprudence « séparés, mais égaux » (1896) dans la mesure où, selon lui, rien dans la Constitution ne prohibe la ségrégation, pas même le 14e amendement (1868) qui garantit la citoyenneté à toute personne née aux États-Unis, y compris les anciens esclaves : « Si nous devons [écrit-il] tenir compte des sentiments […] de ceux à qui l’on impose la ségrégation, […] nous devons aussi considérer le [point de vue de ceux] qui sont forcés à y renoncer »15.
17Ce positionnement pour le moins paradoxal s’éclaire à la lumière du parcours de Jackson. Ses dispositions à un certain conservatisme juridique s’expliquent d’abord par sa socialisation provinciale, dans l’Upstate New York, où il débute comme lawyer. À partir de 1934, ce proche de Franklin D. Roosevelt entame une carrière gouvernementale qui le conduit à la tête du ministère de la Justice en 1940. Durant ces années à Washington, il fait l’expérience de l’inflexibilité des démocrates sudistes, tout en sympathisant avec plusieurs d’entre eux.
18Nommé juge à la Cour suprême en 1941, Jackson apparaît plutôt en retrait, par rapport à ses collègues, sur les questions de discrimination. Au sein des Cours Stone, Vinson puis Warren16, réputées libérales, seuls 61 % des votes de Jackson dans les 35 affaires touchant aux droits civiques examinées pendant son mandat (1941-1954) sont favorables aux Africains-Américains, l’un des taux les plus bas. Par la suite, Jackson défend en privé la poll tax, l’un des obstacles majeurs, pour les Noirs, à l’exercice de leur droit de vote. Il tergiverse particulièrement au sujet de la ségrégation scolaire et universitaire, se montrant soucieux de l’image de la Cour auprès des Blancs du Sud. Il confie à ses proches que le sujet est, pour lui, une source de tourments. Certes, son conservatisme juridique se combine, chez ce New Dealer convaincu, à un réformisme social et politique. Il exprime, dans un avis dissident, sa réprobation du racisme dans l’affaire Korematsu, concernant l’internement de citoyens d’ascendance japonaise (décembre 1944). Cependant, l’écart fréquent entre ses déclarations publiques et son extrême prudence politique, après 1946, dénote un habitus pour le moins « clivé »17. Source de conflits intérieurs, le clivage du moi peut autant favoriser des compétences critiques que nourrir, comme dans le cas de Jackson, une vision sceptique du monde social : celle d’un être écartelé entre Jamestown et Washington, l’ancrage provincial et l’élite scolaire, l’ordre du Sud et l’esprit de la Constitution.
19En public, il évite soigneusement de tirer des conclusions « domestiques » de son expérience à Nuremberg. Le 30 novembre 1947, Jackson salue l’œuvre accomplie par le Tribunal militaire international lors de la convention annuelle de la National Bar Association, principale association de juristes africains-américains : il se félicite de la condamnation universelle du racisme sans faire allusion à la situation interne des États-Unis. En revanche, l’orateur suivant, Francis E. Rivers (1893-1975), « premier » juge noir à la City Court de New York, saisit la balle au bond :
Nous aimerions voir les principes de Nuremberg irriguer la pensée des gens civilisés. […] Il faut que la discrimination contre les minorités soit vue comme un crime par tous les Américains.18
Le procès de Nuremberg comme ressource dans les luttes contre le racisme étatsunien
20Comme nous venons de le voir, la question raciale étatsunienne a discrètement, mais non moins puissamment, entravé l’universalisation du droit international forgé à Nuremberg, pesant comme une contrainte objective dans le travail de catégorisation juridique des crimes motivés par une idéologie raciale. Cependant, en jugeant et en condamnant à Nuremberg des auteurs de crimes définis comme racistes, les juristes alliés ont créé un précédent notable. Et de fait, avant même son ouverture en novembre 1945, le procès de leaders nazis a servi d’appui aux mobilisations, aux États-Unis, contre le racisme domestique.
21Le procès de Nuremberg a été invoqué, d’abord, dans les mobilisations judiciaires pour les droits civiques, conduites devant les tribunaux du pays. Les avocats militants de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) ont mis au point, à partir des années 1930, la stratégie du « test case » consistant à sélectionner quelques affaires clés, puis à les porter, après épuisement des recours, devant la Cour suprême. Dans leurs mémoires juridiques en faveur des victimes de la ségrégation, ces avocats invoquent fréquemment, à partir de 1945, outre la Constitution américaine, les traités internationaux signés par le gouvernement fédéral et, dans le cas de la Charte des Nations unies, ratifiés par le Sénat. Si les articles qui, dans cette Charte, proscrivent les discriminations raciales sont abondamment cités, le statut et le jugement du TMI le sont en revanche beaucoup moins. L’un des rares cas où le crime contre l’humanité est invoqué est celui des clauses raciales des contrats de propriété, qui ont été déclarées contraires à la Constitution à la fin des années 194019. Par conséquent, dans l’immédiat après-guerre, les droits de l’homme semblent plus ajustés à la stratégie judiciaire nationale que le droit de Nuremberg, en particulier le crime contre l’humanité, dont les civil rights lawyers connaissaient pertinemment la portée limitée.
22Le procès des leaders nazis a été en revanche souvent invoqué en dehors des tribunaux, par exemple dans le cadre de mobilisations contre les lynchages dans les États du Sud. En septembre 1946, alors que le procès de Nuremberg entre dans sa phase finale, une manifestation contre le lynchage est organisée à Washington par le célèbre artiste Paul Robeson. Elle donne lieu à un échange plutôt tendu entre les organisateurs et le président Truman. « La discrimination raciale dans ce pays [déclare une participante] est tout aussi néfaste que le racisme dans l’Europe nazie. Ceux qui lynchent des Noirs dans ce pays ne sont pas moins coupables que les gens que nous jugeons à Nuremberg. » Ce à quoi le président rétorque : « Les problèmes intérieurs sont des problèmes intérieurs et les problèmes extérieurs sont des problèmes extérieurs »20. Fin de la courte entrevue.
23De fait, les appropriations militantes du procès de Nuremberg ont largement débordé l’enceinte judiciaire : dans le cadre d’une stratégie visant à globaliser la lutte pour les droits civiques, plusieurs pétitions sont présentées aux Nations unies par des organisations africaines-américaines. Ces documents sont remarquables à deux titres au moins : ils attestent, d’abord, d’une forme d’action plus radicale par changement d’échelle et appropriation autonome du droit international. Ensuite, ces pétitions s’inspirent directement de l’accusation américaine à Nuremberg, et embrassent résolument la forme du procès international inaugurée par le TMI. C’est le cas de la pétition We Charge Genocide, mise au point en 1951 par l’avocat communiste William Patterson, avec le soutien de Robeson. Par sa composition et sa forme, ce document de 273 pages, fruit d’une enquête minutieuse, s’apparente à un acte d’accusation : il s’ouvre par un rappel de la Convention de 1948, suivi d’une introduction de Patterson. La première partie – « The Opening Statement » – prend explicitement modèle sur le discours d’ouverture de Jackson à Nuremberg, qui est abondamment cité. Les auteurs de la pétition détaillent ensuite avec précision les crimes qui, selon eux, relèvent d’une politique délibérément génocidaire, sur la base des articles de la Convention de 194821.
24Pour conclure, la neutralisation, par les juristes alliés, des crimes « au motif de la race » illustre bien le processus d’innovation juridique sous contrainte qui caractérise le moment Nuremberg. Des contraintes d’ordre professionnel, bureaucratique, mais aussi racial (la color line étatsunienne) ont largement entravé la rationalisation du droit de Nuremberg : si l’on reprend les analyses de Max Weber, le droit international forgé en 1945 comporte des éléments d’irrationalité formelle et matérielle. Le crime contre l’humanité notamment, dans sa définition corsetée du 8 août 1945, crée un droit particulier pour un cas particulier22.
25Pour cette raison, on est frappé par le contraste entre la postérité institutionnelle et professionnelle de Nuremberg qui est jusque dans les années 1990 très maigre, sinon inexistante, et la vitalité de ses appropriations militantes et, faut-il ajouter, artistiques. À y regarder de près, le procès de Nuremberg occupe une place très singulière dans l’histoire des pratiques juridiques internationales : il est largement déconnecté de plusieurs processus parallèles (comme le développement des droits de l’homme). De plus, Nuremberg relève d’une brève parenthèse dans l’histoire du rapport étatsunien aux normes internationales. Mon travail invite en somme à se prémunir contre une illusion rétrospective : celle qui consiste à voir dans le procès de 1945-1946 un « point de départ » dans une histoire un peu héroïque qui conduirait sans accrocs de Nuremberg à La Haye.
Bibliographie
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Mouralis Guillaume, Le moment Nuremberg. Le procès international, les lawyers et la question raciale, Paris, Presses de Sciences Po, 2019.
Styron William, Le choix de Sophie [1979], M. Rambaud trad., Paris, Gallimard, 2018.
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Weber Max, Sociologie du droit [1922], préface de Philippe Raynaud, traduction et introduction de Jacques Grosclaude, Paris, PUF, 2013.
Notes de bas de page
1William Styron, Le choix de Sophie [1979], M. Rambaud trad., Paris, Gallimard, 2018, p. 136, 582 et 593.
2Max Weber, Sociologie du droit [1922], préface de Philippe Raynaud, traduction et introduction de Jacques Grosclaude, Paris, PUF, 2013.
3Guillaume Mouralis, « Nuremberg, La Haye, Minneapolis – sur l’état précaire de la justice internationale comme dispositif », AOC, 22 juin 2020. En ligne : [https://aoc.media/analyse/2020/06/21/nuremberg-la-haye-minneapolis-sur-letat-precaire-de-la-justice-internationale-comme-dispositif/].
4Guillaume Mouralis, Le moment Nuremberg. Le procès international, les lawyers et la question raciale, Paris, Presses de Sciences Po, 2019.
5Selon l’article 6 de la Charte du TMI, annexée à l’accord de Londres du 8 août 1945, « les actes suivants, ou l’un quelconque d’entre eux, sont des crimes soumis à la juridiction du Tribunal et entraînent une responsabilité individuelle : (a) Les Crimes contre la Paix […] ; (b) Les Crimes de Guerre […] ; (c) Les Crimes contre l’Humanité : c’est-à-dire l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime ». Nous soulignons.
6Parmi les publications récentes, on citera notamment les livres de Francine Hirsch et de Sylvie Lindeperg : Francine Hirsch, Soviet Judgment at Nuremberg. A New History of the International Military Tribunal after World War II, Oxford, Oxford University Press, 2020 ; Sylvie Lindeperg, Nuremberg. La bataille des images, Paris, Payot et Rivages, 2021.
7G. Mouralis, Le moment Nuremberg, ouvr. cité.
8« Memorandum. Subject: Trial of European War Criminals (by Colonel Murray C. Bernays, G-1), September 15, 1944 », reproduit par Bradley F. Smith, The American Road to Nuremberg. The Documentary Record, 1944-1945, Stanford, Hoover Institution Press, 1982, p. 34. Nous traduisons.
9Les lois Jim Crow, en vigueur notamment des années 1870 aux années 1960 dans les États du Sud des États-Unis, imposaient une stricte ségrégation raciale. Ainsi nommées en référence à une caricature stéréotypée des Africains-Américains, elles ont été promulguées après la période de la Reconstruction, à partir de 1877, par les parlements régionaux du Sud aux mains du Parti démocrate. Elles restèrent en vigueur jusqu’en 1965, date de l’adoption par le Congrès du Voting Rights Act, une année après le Civil Rights Act. Quant aux lois prohibant les relations sexuelles interraciales (« miscegenation »), elles perdurèrent jusqu’en 1967.
10Robert H. Jackson, Report of Robert H. Jackson, United States Representative to the International Conference on Military Trials: London, 1945, A Documentary Record, Washington D. C., Office of Public Affairs, Division of Publications, 1949, p. 331. Nous traduisons.
11Michael T. Taussig, Defacement. Public Secrecy and the Labor of the Negative, Stanford, Stanford University Press, 1999.
12Harlan B. Phillips (interviewer), Reminiscences of Sidney S. Alderman, New York, Columbia University, Oral History Research Office, 1995, p. 1096. Nous traduisons.
13Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France. 1989-1992, Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012, p. 504-507.
14Voir, en ce sens, les analyses de Michel Foucault sur la souveraineté : Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978, Paris, Gallimard/Seuil, 2004, p. 101 et suiv. ; « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France. 1975-1976, Paris, Gallimard/Seuil, 1997, p. 32 et suiv.
15« Draft Memorandum », n. d. (décembre 1953 ou janvier 1954), Robert H. Jackson Papers, Washington D. C., Library of Congress, Manuscript Division, Box 184. Nous traduisons.
16Du nom des présidents successifs de la Cour suprême.
17Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 26-27.
18« Race Prejudice Blasted at Nat’l Bar Convention », The Pittsburgh Courier, 6 décembre 1947, p. 4. « Laoren Miller, de Los Angeles, introduisant le juge Jackson, [avait peu avant] suggéré que les procès pour crimes de guerre allemands servent à mettre en lumière les dangers de l’oppression raciale », ibid. Nous traduisons.
19Sur les affaires Shelley v. Kraemer et McGhee v. Sipes (1948), voir G. Mouralis, Le moment Nuremberg, ouvr. cité.
20Drew Pearson, « Washington Merry-Go-Round. Negro Singer Robeson Nettles Truman on Anti-lynch Bill », The Victoria Advocate, 29 septembre 1946, p. 2. Nous traduisons.
21William L. Patterson éd., We Charge Genocide. The Historic Petition to the United Nations for Relief from a Crime of the United States Government against the Negro People, New York, Civil Rights Congress, 1951.
22M. Weber, Sociologie du droit, ouvr. cité.
Auteur
Directeur de recherche au CNRS, Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP, CNRS/Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne/EHESS)
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