Chapitre 5
Le témoignage troublant d’un chef de Block juif communiste sur la conduite du Sonderkommando le 23 octobre 1943 à Birkenau
p. 113-144
Note de l’auteur
Les événements décrits dans ce texte défient l’usage de tout adjectif. C’est pourquoi nous avons pris le parti du style le plus sobre possible. C’est également la raison pour laquelle nous bornerons nos propres commentaires au strict minimum. Il va de soi que les transcriptions de documents sont littérales. Pour une présentation du débat sur la conduite des Sonderkommandos, en particulier lors de la parution de Treblinka de Jean-François Steiner en 1966, prière de se rapporter à la seconde partie de notre livre : Jean-Michel Chaumont, Survivre à tout prix ? Essai sur l’honneur, la résistance et le salut de nos âmes, Paris, La Découverte, 2017. Jean-François Steiner, Treblinka, Paris, Fayard, 1966 (préface de Simone de Beauvoir).
Texte intégral
Introduction
1L’objectif de ce texte (qui s’appuie sur des archives du Parti communiste français) est de présenter un témoignage inédit sur un événement survenu dans le camp d’Auschwitz-Birkenau. Cette présentation critique s’articulera en trois temps : tout d’abord, nous présenterons le contenu du témoignage et l’événement auquel il se rapporte. Nous nous attacherons ensuite à son auteur et au contexte très particulier dans lequel son témoignage a été produit. Troisièmement, nous confronterons sa version des faits à d’autres témoignages directs et indirects. Au terme de cet exercice de critique des sources, il ne nous sera possible ni de valider ce témoignage, ni de l’invalider. Il nous apparaîtra comme au moins aussi fiable que d’autres mieux connus. Nous conclurons donc en appelant les commentateurs à la plus grande prudence face à notre ignorance de ce que fut la conduite véritable des membres des Sonderkommandos, désormais indiqués « SK », puisque c’est bel et bien d’eux qu’il s’agira.
Le contenu du témoignage
2Le témoignage, daté du 22 août 1945, consiste en deux phrases que voici :
Il était très difficile de combattre la vague de mépris et de manque de confiance envers les Juifs en automne 1943, après l’attitude lâche et indigne de l’Aufraumungskommando1 et du Sonderkommando pendant la révolte du crematorium où a été tué le Rapportführer Schillinger. Les hommes du convoi renoncèrent à la révolte sur la rampe sur la foi des déclarations apaisantes des détenus et lorsque la fusillade commença les détenus de la Sonderkommando firent claquer la porte de la chambre à gaz, de sorte que ceux qui s’y trouvaient ne purent pas en sortir.2
L’événement
3L’événement auquel l’extrait ci-dessus se rapporte est facilement identifiable par la mention du décès du Rapportführer Schillinger. Quoique certains le datent différemment, il est le plus souvent situé le samedi 23 octobre 1943.
4Nous nous intéresserons exclusivement à la conduite des membres du SK, mais quelques mots sont nécessaires sur l’action et les autres acteurs présents.
5L’auteur du témoignage qualifie l’action de « révolte du crematorium » : encore que l’expression soit correcte dans le jargon du camp où le « crematorium » désignait l’ensemble des installations de mise à mort, il serait plus exact de parler de révolte dans le crematorium, et plus précisément encore dans le vestiaire où les victimes devaient se déshabiller avant de pénétrer dans les fausses salles de douche où elles allaient être assassinées.
6Toujours selon le témoin, « les hommes du convoi renoncèrent à la révolte » quoique dans le vestiaire où Schillinger fut abattu, ce sont des femmes qui furent les protagonistes.
7Une femme en particulier, romantiquement appelée « la danseuse de Varsovie » par Lanzmann3, joue le rôle central puisque, pour des motifs et selon des modalités qui diffèrent selon les versions, elle a tiré les coups de revolver mortels sur Schillinger.
8Pas plus qu’aucun membre de son convoi, elle n’a survécu à son action unanimement qualifiée d’héroïque par les témoins détenus – non par les témoins allemands évidemment, à commencer par Höss4, le commandant du camp appelé d’urgence sur place. Selon plusieurs témoignages de détenus présents à Birkenau (Auschwitz II) et même dans le camp principal (Auschwitz I), l’événement fut aussitôt entouré d’une aura légendaire.
9Les représailles apparemment spontanées suscitées par l’assassinat de Schillinger témoignent de l’exceptionnalité de l’événement : le lendemain, dimanche 24 octobre, des gardiens mitraillèrent le camp depuis plusieurs miradors, faisant 13 morts et plus de 45 blessés selon le Kalendarium d’Auschwitz-Birkenau5.
10Concernant le convoi dont cette femme faisait partie, les témoignages diffèrent eux aussi : il est le plus souvent question d’un convoi venu du camp de Bergen-Belsen et composé d’environ 1 800 Juifs polonais qui croyaient, pour un certain nombre d’entre eux, avoir pu acheter leur liberté à la faveur d’un échange de prisonniers (« Austauschjuden ») et, munis des passeports nécessaires, se rendre en Amérique du Sud, notamment au Paraguay. Parfois le nombre est réduit à environ 200 personnes, parfois encore ils sont censés venir d’ailleurs : ce sont bien sûr des informations importantes pour l’historien de ce convoi, mais qui nous importent moins, sauf pour certaines dimensions sur lesquelles nous reviendrons, puisque c’est seulement à partir de l’arrivée à Birkenau qu’interviennent, sur la rampe, des membres de l’Aufräumungskommando, et, dans l’enceinte des installations de mise à mort, des membres du Sonderkommando dont la conduite seule nous intéresse ici. À noter que la plupart des témoignages ne mentionnent pas les premiers – familièrement appelé « Canada », soit le nom donné aux baraques où étaient triées et préparées pour expédition les possessions récupérées dans les bagages des déportés –, mais il est plausible qu’ils aient joué un rôle, sinon le rôle que ce témoignage leur attribue.
L’auteur du témoignage
11L’auteur du témoignage se nomme Eleazar Grunbaum – son nom fait l’objet de graphies multiples –, alias Léon Berger selon son nom de guerre quand il fut brigadiste en Espagne. Son histoire est connue des spécialistes. Une biographie lui a été consacrée, dont nous extrayons la plupart des informations ci-dessous6, mais nous ne voulons connaître de son existence que les éléments qui permettent d’apprécier la valeur de son témoignage.
12Il est né à Varsovie le 27 novembre 1908 dans un milieu aisé ; il est mort dans des circonstances suspectes7 au début de la guerre d’indépendance d’Israël, le 21 ou le 22 mai 1948.
13Son père, Izaak Grunbaum (1879-1970), était un politicien sioniste notable : il siégea au parlement polonais de 1919 jusqu’à son départ vers la France en 1932, qu’il quitta pour la Palestine en 1933. Durant la guerre, il exerça la présidence du Rescue Committee et, après la Déclaration d’indépendance de l’État d’Israël dont il fut l’un des signataires, il exerça la charge de ministre de l’Intérieur du gouvernement provisoire. Il fut encore candidat malheureux à la présidence de l’État hébreu en 1952. Autant de fois que nécessaire, il semble avoir apporté son soutien à son fils malgré leur opposition sur le plan politique.
14Son fils Eleazar a en effet rompu avec le sionisme à l’âge de 17 ans et adhéré au communisme. Il est âgé de 20 ans lorsqu’il est arrêté une première fois en Pologne pour appartenance au parti communiste illégal et condamné à 54 mois de prison8. Libéré avant terme grâce aux relations de ses parents en 1931, il se rend à Paris où il entame des études de droit – en juillet 1936, il est reçu au barreau – puis d’économie politique tout en militant au sein du Parti communiste de Pologne (dirigé depuis Paris et Moscou après la fermeture de son bureau de direction à Berlin en 1934)9.
15En mars 1938, il rejoint l’Espagne et combat quelques mois sous le nom de Léon Berger avant de regagner la France où il est interné, à l’instar de beaucoup d’autres combattants républicains défaits, au camp de Saint-Cyprien. Sa mère, revenue spécialement de Jérusalem, parvient à le faire libérer. En mars 1939, il est de retour à Paris où il achève ses études.
16À la déclaration de guerre, il veut s’engager dans l’armée française, mais seule la Légion étrangère lui est accessible et il y renonce. En janvier 1940, il s’engage dans l’armée polonaise de France mais ne suit pas son repli à Londres. Sans doute est-ce à cette époque qu’il fréquente Jean Jérôme10 dans le cadre du Secours populaire polonais11.
17Il est à nouveau arrêté comme communiste le 1er avril 1941 et interné jusqu’à la mi-mai au camp des Tourelles puis à Beaune-la-Rolande, deux camps d’internement du régime de Vichy. Là, il participe à la direction clandestine communiste du camp, composée de 3 militants, notamment Jacques Furmanski qui témoignera durement à charge contre lui en 1945.
18Il est déporté à Auschwitz le 28 juin 1942. Sur instruction du Parti, il devient l’adjoint (Stubendienst) du chef du Block 9, un droit commun polonais, à Birkenau dès le mois de juillet où il restera, avec quelques interruptions, jusqu’au début de 1943. En janvier 1943, il devient lui-même chef de Block. Il occupe cette fonction jusqu’en janvier 1944 quand les Juifs sont destitués des postes à responsabilités.
19Il passe alors brièvement par Buna (Auschwitz III) et se retrouve ensuite dans le sous-camp de Jawischowitz (mine de charbon)12. Dès ce moment et par la suite, à Auschwitz et à Buchenwald, sa conduite fait l’objet de plusieurs enquêtes clandestines dont les conclusions sont apparemment mitigées13.
20En janvier 1945, il est évacué vers le camp de Buchenwald où il est pris sous la protection des communistes parce qu’il figure sur une liste de cadres à sauver14.
21Après son retour en France, reconnu et dénoncé par d’anciens déportés (en septembre 1945 selon son biographe), il est arrêté par les autorités, mais la justice française s’estime incompétente pour juger un ressortissant étranger ayant commis des actes délictueux dans un pays tiers. Il est libéré en mai 1946 et rejoint ses parents en Palestine.
22Antérieurement à cette procédure judiciaire, une enquête interne avait été diligentée par le Parti communiste de Pologne et menée, en polonais, à Paris entre fin mai et septembre 1945. C’est dans le dossier conservé de cette enquête interne que se trouve le témoignage de Grunbaum.
La source archivistique
23Le dossier de « l’affaire Berger » se trouve dans les « archives de la commission centrale de contrôle politique du Parti communiste français relatives à la Seconde Guerre mondiale »15.
24Il comporte 17 pièces dont 11 sont des déclarations de taille variable, par des connaissances, généralement communistes, de Berger. Aucune ne prend sa défense même si les accusations ne sont pas toutes aussi virulentes.
25Berger est partie active dans trois pièces du dossier : 1) son interrogatoire par deux camarades le 13 août 1945 qui comporte neuf pages dactylographiées (traduites du polonais) ; 2) une brève lettre manuscrite en polonais datée du 21 juillet 1945 ; 3) une lettre-plaidoyer de quatorze pages dactylographiées, datée du 22 août 1945. C’est dans cette lettre que l’on trouve son témoignage sur la conduite du SK le 23 octobre 1945. À lire son biographe, quelques pièces supplémentaires figurent dans des archives polonaises, mais elles ne nous semblent pas indispensables pour une contextualisation de son témoignage16.
26Pour comprendre pourquoi il en vient à évoquer « l’attitude lâche et indigne » du SK, il importe d’abord de préciser les accusations dont il fait l’objet, en particulier l’accusation, formulée telle quelle par ses accusateurs, d’« antisémitisme juif ».
Les accusations portées contre Grunbaum
27Comme le dossier Berger ne nous intéresse pas en tant que tel, nous n’avons ni besoin d’identifier les auteurs des accusations, ni surtout de vérifier jusqu’à quel point elles correspondent à la réalité. Pour bien comprendre son plaidoyer, il nous suffira de savoir de quoi il se sait accusé et donc de quelles accusations il doit se défendre.
28De manière générale, on lui reproche une conduite égoïste (« Ici chacun doit se débrouiller tout seul », aurait-il répondu à un camarade récemment déporté cherchant de l’aide pour des camarades plus jeunes) et brutale, pouvant aller jusqu’au meurtre de codétenus (trois meurtres précis lui sont reprochés). On lui reproche également de s’être acoquiné à des détenus polonais réactionnaires et antisémites qui volaient et « frappaient sans pitié les non-polonais », en particulier les détenus juifs. Considéré par certains comme vendu corps et âme aux SS, Grunbaum aurait « fait siens tous les procédés du camp nazi ». Non content d’être brutal envers les détenus de son Block, il aurait prêté main-forte aux SS lorsque des détenus immatriculés étaient sélectionnés pour la chambre à gaz – ainsi dit l’un de ses accusateurs, un dimanche fin août 194317 : « il a joué un triste rôle pendant qu’on conduisait plusieurs milliers de personnes au gaz. Les SS étaient dehors et les blockaelteste [sic], dont Grynbaum [sic] se sont chargés de tout le travail ». Un ancien compagnon de Grunbaum rapporte également qu’il se moquait des victimes juives conduites à la chambre à gaz : « on savait qu’en tant que chef de bloc, B[erger] aidait à charger les Juifs (vivants) sur des camions pour aller au four. Comme chef de bloc, il était forcé de le faire, mais il le faisait avec une indifférence parfaite. Je l’ai vu moi-même se moquer des Juifs allant à la mort qui priaient, au lieu de se révolter ». Bref, il faisait preuve d’un « antisémitisme juif » qui, ajoute une connaissance de Grunbaum depuis l’époque de Varsovie, nuisait aux communistes car il était identifié comme un membre du Parti.
Le plaidoyer de Grunbaum
29Le 13 août 1945, Grunbaum est interrogé. Le 22, il envoie à des « Chers Camarades » non identifiés, mais qui étaient très probablement les cadres du Parti chargés d’examiner son cas, une lettre destinée, écrit-il, à « compléter les explications que je vous ai données par un aperçu sur la situation dans le camp mettant en lumière surtout les moments politiques ».
30Il commence par expliquer qu’il désirait que les détenus, à commencer par les communistes juifs dont il faisait partie, se fissent plus activement résistants : qu’ils ne se contentent pas d’organiser la solidarité matérielle et morale entre les camarades, mais s’engagent dans des actions de sabotage et d’évasion collectives et individuelles. Toutefois, déplorait-il, les rumeurs constantes faisant état d’une victoire prochaine des Soviétiques paralysaient ses initiatives et déterminaient ses camarades à se cloîtrer dans un attentisme qui, selon Grunbaum, masquait « tout simplement la lâcheté ».
31À ce stade de son texte, il n’est pas évident de déterminer, au moins dans la traduction, quand il évoque ses camarades communistes, notamment juifs, et quand il parle plus généralement de la population juive du camp. Il semble en fait glisser insensiblement de la critique de la politique trop timorée menée par ses camarades communistes à une critique plus globale de « l’élément juif » du camp. Pour justifier sa recherche d’alliés en dehors de la population juive détenue, il écrit :
J’ai pu constater que l’élément juif arrivant au camp était, en grande partie, privé de ses éléments les meilleurs et les plus actifs. Surtout l’élément arrivant de Grodno et d’autres territoires soviétiques s’est avéré mauvais. Les éléments les plus actifs s’étaient retirés avec l’Armée Rouge. De Pologne arrivaient surtout les survivants des ghettos, comprenant un grand pourcentage d’éléments qui s’étaient maintenus jusqu’au bout par des pistons, des combines et des rançons, alors que l’élément populaire était tombé victime des premiers transferts. Les Juifs étaient considérés par le commandement du camp comme l’élément le moins dangereux. Les commandos où l’évasion était le plus possible étaient composés de Juifs. De même, de nouveaux camps auprès d’entreprises (ainsi Jawiszowice en août 1942) étaient formés uniquement de Juifs. À la fin de l’année 1943, le Commandant d’Auschwitz s’adressa à Berlin en demandant le départ des Polonais et des Russes et leur remplacement par des Juifs. En août 1942, tous les Polonais employés dans le commando travaillant aux transports furent remplacés par des Juifs (Aufraumungskommando appelé le Canada).
32En quête de camarades plus combatifs, il se tourna alors vers d’autres « éléments », nommément les détenus russes et polonais que ses camarades juifs considéraient comme d’incurables et farouches antisémites. Il convient d’être attentif à son argumentation, car c’est ici qu’il va mentionner la conduite du SK après l’agression de Schillinger.
33Dans un premier temps, il manifeste son désaccord avec l’opinion commune parmi ses camarades juifs :
La plupart des c[amara]des juifs considéraient a priori les Polonais comme un peuple d’antisémites servant Hitler et l’aidant à exterminer les Juifs. Selon moi, il était faux de traiter d’antisémitisme tout symptôme de malveillance envers les Juifs et de traiter d’hitlérien ou de fasciste tout Polonais qui se laissait travailler par la propagande antisémite. Il y avait dans le camp beaucoup de Polonais, et même de Russes, qui étaient travaillés par la propagande antisémite et, en même temps, condamnaient sévèrement, et parfois par des actes, la politique d’extermination des Juifs, qui désiraient la lutte contre l’hitlérisme et l’alliance avec l’URSS. Il était inadmissible de mettre ces Polonais dans le même sac que les éléments ONR18 louant Hitler pour « la solution du problème juif en Pologne ».
34Désireux de collaborer avec des éléments polonais et russes contaminés par la propagande antisémite mais sincères opposants à l’hitlérisme, Grunbaum se proposait de leur expliquer que tous les Juifs ne ressemblaient pas à la population juive détenue dans le camp. C’est le second moment de son argumentation :
Il fallait critiquer ces faits, en particulier moi comme Juif, montrer quel élément était prépondérant au camp, dire l’existence dans le camp et à l’extérieur d’un autre élément juif. À ce propos j’ai largement popularisé parmi les Polonais dans le camp l’insurrection dans le ghetto de Varsovie. J’ai mené cette action en accord avec le c[amara]de Jagiello en mai 1943. Malheureusement, un convoi de Juifs de Majdnek [sic], qui se faisaient passer pour des insurgés du ghetto et parlaient de l’insurrection en mettant surtout en relief l’attitude de la population polonaise et niant toute aide de sa part, a, dans une large mesure, contrebalancé cette action.
35Non seulement ces Juifs venus du camp de Maidanek et dénonçant l’absence de solidarité de la population polonaise aux insurgés du ghetto durant le printemps 1943 leur auraient aliéné la sympathie, que l’insurrection n’aurait pas manqué d’inspirer aux résistants polonais, mais en outre la conduite du SK valait à tous les Juifs le mépris et la méfiance des autres détenus. Rappelons :
Il était très difficile de combattre la vague de mépris et de manque de confiance envers les Juifs en automne 1943, après l’attitude lâche et indigne de l’Aufraumungskommando et du Sonderkommando pendant la révolte du crematorium où a été tué le Rapportfuhrer Schillinger. Les hommes du convoi renoncèrent à la révolte sur la rampe sur la foi des déclarations apaisantes des détenus et lorsque la fusillade commença les détenus de la Sonderkommando firent claquer la porte de la chambre à gaz, de sorte que ceux qui s’y trouvaient ne purent pas en sortir.
36Mais, poursuit-il :
au lieu d’expliquer aux autres « éléments » que cette conduite était liée à la piètre qualité des Juifs de ces deux Kommandos, les camarades juifs préféraient imputer mépris et méfiance à l’antisémitisme estimant que la meilleure réponse aux reproches envers les Juifs est de nommer chaque Polonais et Russe cédant aux influences antisémites : antisémite, fasciste. […] Officiellement on me reproche de m’être moqué de ceux qu’on conduisait dans les chambres à gaz et d’avoir glorifié ce procédé contre les Juifs comme une bonne méthode de lutte contre la spéculation.
37Et de soutenir qu’au lieu de considérer les Juifs comme une population homogène, il fallait discriminer le bon grain et l’ivraie :
Quand un transport de collaborateurs russes de Polock est arrivé au camp, les c[amara]des russes disaient ouvertement que ces chiens ne méritaient rien d’autre. Quand on amenait au camp des agents de la Gestapo polonais, les Polonais les critiquaient, les traquaient et les tuaient, mais critiquer les Juifs qui servaient les Allemands, les blâmer, etc., s’appelle de l’antisémitisme. Il est vrai que nous avons, moi et d’autres c[amara]des comme Walter Blas, Max Wilner, etc., critiqué l’attitude des Juifs allant dans les chambres à gaz et que nous disions que nous n’irons [sic] pas à la mort sans résister. Nous avons donné l’exemple de la résistance des Juifs à Sachsenhausen pendant le transport à Oswiecim et d’autres encore. Faire des prières ou chanter l’hymne juif, nous ne pouvions pas glorifier ces actes comme héroïques. Il fallait critiquer l’acceptation sans résistance de la mort parce que ceux devant qui on faisait cette critique étaient des candidats pour la prochaine sélection. Je ressentais un désespoir extrême devant les autos transportant les femmes qui chantaient l’Internationale dans les chambres à gaz. Chez nous, on chantait « Hatikvo » [sic : hymne juif]. Cela voulait dire qu’il n’y avait pas de c[amara]des ni de sympathisants.
38Ce passage marque la fin de son explication relative à l’accusation d’antisémitisme juif et il examine ensuite d’autres griefs qui lui sont reprochés. Sur les 41 800 caractères que compte son plaidoyer, environ 7 500 y sont consacrés.
39Que pouvons-nous conclure à ce stade ? Grunbaum n’est évidemment pas un témoin fiable de ses propres agissements : il cherche à se justifier, nie des dépositions corroborées, minimise sa brutalité, invoque l’oubli et parfois même se réfugie dans l’alibi d’un état second. S’il confesse en finale ses doutes quant à la justesse de la politique consistant à occuper des postes à responsabilité, il croit néanmoins encore possible de tirer un bilan globalement positif de son activité19 et, fait significatif, s’indigne que des camarades rescapés des SK osent lui faire la moindre critique : « Je suis indigné qu’on me reproche de ne pas avoir empêché l’assassinat de quelques provocateurs et dénonciateurs, tandis que les c[amara]des qui assistaient aux centaines d’assassinats et n’essayaient même pas de les empêcher se considèrent maintenant en droit de me couvrir de boue ». Mais, précisément parce qu’il n’est pas personnellement concerné et qu’il s’agit d’une remarque incidente, son témoignage indirect sur la conduite du SK nous semble moins sujet à caution que le reste de ses affirmations. Il fait état de cette vague générale de mépris pour les détenus juifs consécutive à la conduite de deux Kommandos comme s’il s’agissait d’un fait bien connu et qui vient seulement illustrer la difficulté de son prétendu travail contre l’antisémitisme indiscriminé de ses amis polonais et russes. Il est temps de confronter son propos à d’autres témoignages.
Confrontations
40Sans pouvoir prétendre à l’exhaustivité20, nous avons examiné tous les témoignages qui nous sont connus sur l’événement. Soit cinq témoignages directs et indirects de membres du SK et six témoignages surtout indirects (mais pas exclusivement, on le verra) d’autres détenus à Auschwitz au moment des faits. Nous examinerons ensuite les versions retenues par deux historiens : Bernard Mark et Raul Hilberg.
Témoignages de membres du Sonderkommando
41Au moins deux témoignages proviennent de membres du SK qui affirment avoir été témoins oculaires de l’événement : celui de Filip Müller et celui de Shlomo Dragon. L’historien Gideon Greif, partisan déclaré d’une réhabilitation des SK, prétend dans une note que « cet incident, qui survint le 23 ou le 24 octobre 1943, fut décrit, avec de légères différences de détail [with slight differences in detail] par tous les membres survivants du Sonderkommando »21. Mais pour ces deux témoins, nous allons le vérifier tout de suite, les différences ne portent pas seulement sur de menus détails.
Filip Müller
42Le témoignage de Müller se trouve dans son livre publié en 1979, préfacé par Claude Lanzmann dans la traduction française publiée l’année suivante. Lanzmann lui-même, qui s’est longuement entretenu avec Müller, estime que « chaque épisode y est marqué du sceau du vrai »22.
43Filip Müller consacre presque dix pages à sa relation.
44Alors qu’il était de l’équipe de nuit du crématoire II (environ une centaine de détenus sous la direction du Kapo Kaminski), il fait d’abord état des efforts des SS « pour créer une ambiance spécialement accueillante »23 et observe l’arrivée d’une file de camions dont les occupants sont débarqués par leurs gardiens
en les traitant d’une manière correcte tout à fait inhabituelle. […] En quelques instants, un millier de personnes, en majorité des hommes, étaient rassemblées dans la cour. Elles étaient bien habillées et n’avaient pas de bagages. Cela aussi était inhabituel.24
45Un Obersturmführer (officier SS) introduisit un civil qui tint un discours rassurant sur la nécessité d’une désinfection, prétendument exigée par les autorités helvétiques, avant la poursuite du voyage de ces personnes vers la Suisse. Apparemment convaincus, les hommes sont menés au vestiaire tandis que le SK, dissimulé dans le corridor, reçoit l’ordre « de se tenir prêt à toute éventualité avec ses 18 détenus, dont je faisais partie »25. Ils sont introduits dans le vestiaire et se placent face aux nouveaux arrivés : « Notre arrivée excitait visiblement leur curiosité et eut pour effet de ramener le calme »26. Le civil, identifié par Müller comme étant en fait Hössler, qu’il dit être du bureau de la Gestapo du camp, en profite pour essayer d’apaiser à nouveau les détenus mais avec moins de succès : sa « harangue terminée, les détenus échangèrent leurs impressions avec animation. Plusieurs d’entre eux parlaient avec nervosité, le visage congestionné. Je pus me rendre compte, à certaines bribes de conversations, qu’ils s’entretenaient en yiddish et qu’ils étaient méfiants »27. Certains se déshabillent, « beaucoup d’autres demeuraient indécis »28. Les SS conduisent les personnes déshabillées, environ la moitié du groupe, vers la chambre à gaz tandis que les autres donnent à Müller l’impression de vouloir gagner du temps.
Mais que pouvaient-ils attendre et espérer ? Le crématoire était déjà entièrement cerné par des SS armés et, de notre côté, il était inconcevable de participer avec eux à une tentative de libération insensée et irréalisable. Il était également exclu de faire comprendre à ces gens que les nazis allaient les gazer.29
46Les SS quittent le vestiaire puis reviennent armés de matraques et ils adoptent leurs façons de faire habituelles : ordres beuglés et coups. La confusion est grande quand soudain
une jolie femme, à la chevelure bleu-noir, attira l’attention des SS. Elle retirait ses souliers avec des gestes presque mécaniques, et ayant remarqué qu’elle était l’objet de la curiosité des soldats, tentait de les aguicher. Elle avait une bouche sensuelle et un visage séduisant. Souriant d’un air complice, elle entreprit alors de relever sa robe de manière à laisser voir ses jarretelles. Puis, détachant gracieusement un bas, elle le tira jusqu’à sa cheville, observant discrètement le résultat de son manège. Visiblement très excités, les Allemands ne s’occupaient plus de rien d’autre. Ils la dévoraient des yeux, les poings aux hanches, la matraque pendant à leur poignet.
Elle se débarrassa alors de son corsage et resta ostensiblement quelques secondes en soutien-gorge devant ses admirateurs. Puis, s’appuyant du bras gauche contre un pilier de béton, elle leva son pied assez haut pour pouvoir enlever ses souliers. La scène qui suivit se déroula à la vitesse de l’éclair. D’un coup rapide du talon de son soulier, elle frappa violemment un SS au front. C’était Quakernack, qui, grimaçant de douleur, se couvrit le visage de ses mains. Au même moment, la jeune femme se précipita sur lui et lui arracha brusquement son revolver. Un coup de feu retentit, et un deuxième SS, Schillinger, tomba à terre en poussant un cri. Faisant feu pour la seconde fois, la femme tira alors sur Quakernack, mais le manqua. Un mouvement de panique s’empara de tout le monde. La jeune femme qui avait tiré les deux coups de feu venait de disparaître dans la foule. Elle pouvait à tout instant surgir n’importe où et tirer sur un autre bourreau. Les SS comprirent le danger, ils se glissèrent dehors discrètement, l’un après l’autre, laissant Schillinger inanimé sur le sol. Comme, quelques instants plus tard, plusieurs de ses camarades venaient le chercher, un troisième coup de feu claqua, atteignant l’un d’eux, qui s’enfuit précipitamment vers la porte du vestiaire en boitant.30
47Le vestiaire est alors plongé dans le noir, les membres du SK enfermés dedans avec les victimes. Müller rapporte avoir entendu un dialogue entre un membre du SK et un déporté qui lui déclare avoir obtenu à prix d’or un sauf-conduit pour le Paraguay, mais il est interrompu lorsque la porte est brusquement ouverte et que retentit l’ordre donné au SK de sortir immédiatement. Ils s’exécutent et se retrouvent dans la cour où Müller observe l’arrivée du commandant Höss et, de suite après, des mitrailleuses qui tirent. Le massacre prend quelques minutes, les quelques survivants sont abattus individuellement. « Entre-temps, les “désinfecteurs” avaient projeté leurs mortels cristaux de Cyclon B dans la chambre à gaz où étaient entrés sans méfiance les déportés qui s’étaient laissés persuader par les propos fallacieux de Hössler »31.
Shlomo Dragon
48Le témoignage de Shlomo Dragon a été recueilli par Gideon Greif en même temps que celui de son frère Abraham, survivant lui aussi du SK, dans le domicile de ce dernier en Israël. La date de l’entretien n’est pas indiquée (mais il s’est probablement déroulé dans le courant des années 1990).
49La mention de l’événement a lieu vers la fin de l’entretien, quand Greif lui demande de quel convoi il se souvient le mieux de l’époque où il « travaillait » dans le vestiaire (« Which transport do you remember best from the time that you worked in the undressing hall ? »)32.
50Comme Müller, Dragon souligne d’emblée combien l’apparence des membres de ce convoi différait : « Ils étaient bien habillés. Certaines des femmes portaient des manteaux de fourrure et des bijoux en or. Elles avaient des sacs en cuir de différents types. Très raffinés. Ils semblaient venir d’un monde totalement différent ». Il rapporte également qu’ils furent au début traités avec courtoisie.
51Mais ensuite, les témoignages de Müller et Dragon divergent. Selon Dragon, ils parlaient anglais et français, et il dit avoir appris ensuite qu’il s’agissait de citoyens américains et français qui se trouvaient malencontreusement en Pologne quand la guerre a éclaté. Autre divergence, il dénombre beaucoup moins de personnes que Müller : entre 120 et 200. Il explique qu’elles se sont déshabillées dans le vestiaire et, alors que nombre d’entre elles se trouvaient déjà dans la chambre à gaz, les membres du SK reçurent l’ordre de récupérer les « choses » laissées dans le vestiaire.
Une femme élégamment vêtue se tenait dans la pièce avec sa fille. Schillinger, de la SS, était dans la pièce à ce moment-là. La femme ne voulait pas se déshabiller totalement et gardait son soutien-gorge et sa culotte. Schillinger s’est tourné vers elle et a hurlé : « Non ! Non ! Déshabillez-vous entièrement ! » et il a pointé son revolver sur son soutien-gorge. La femme a défait son soutien-gorge, l’a agité devant lui et l’a frappé au bras. Son revolver est tombé sur le sol. La femme s’est rapidement baissée, a attrapé l’arme, l’a dirigée vers Schillinger et l’a abattu.33
52Greif l’interroge sur Schillinger avant de demander ce qui est arrivé ensuite, et Shlomo répond :
Un tumulte a éclaté dans le vestiaire. Les Allemands avaient peur qu’elle pointe son pistolet sur eux aussi. Ils ont fait sortir tout le monde du vestiaire et l’ont abattue. Ce n’est qu’ensuite qu’ils ont laissé les prisonniers du Sonderkommando retourner dans le vestiaire. Sur le sol, le corps de la femme était étalé à côté de celui de Schillinger. Lorsque la nouvelle de la mort de Schillinger s’est répandue, le camp a explosé de joie. Lorsque nous sommes retournés au camp, dans le bloc du Sonderkommando, et que nous avons annoncé la mort de Schillinger, il y a eu une véritable fête.34
53Greif lui demande enfin à quelle distance il se trouvait de la femme, et Shlomo répond :
J’étais très proche d’elle, peut-être à cinq mètres. Il ne restait plus beaucoup de personnes dans la pièce à ce moment-là, et la femme était l’une des dernières. J’ai donc vu de près ce qui s’est passé.35
54Greif pose une dernière question sur l’identité de la femme, et Shlomo répond qu’on leur a dit ensuite qu’il s’agissait d’une actrice mais qu’ils n’ont jamais su qui exactement.
55Que ni Müller ni Dragon ne corroborent la version rapportée par Grunbaum concernant la conduite du SK n’est évidemment pas surprenant puisqu’ils s’accuseraient alors eux-mêmes d’une participation directe aux meurtres. Mais la divergence des deux versions est immense pour deux individus qui sont censés avoir été témoins directs de la scène. Indépendamment des autres différences, l’attitude de la jeune femme est en effet complètement opposée dans l’une et l’autre version. On doit minimalement en conclure qu’au moins une des deux versions est erronée.
Alter Feinsilber, alias Stanisław Jankowski
56Également membre du SK de Birkenau de mars 1943 à janvier 1945, le témoignage d’Alter Feinsilber, alias Stanisław Jankowski, tranche sur les deux précédents en ce qu’il fut produit devant la commission d’enquête polonaise sur les crimes nazis à Auschwitz dès le 18 avril 1945 :
Au cours de l’hiver 1943/44, Birkenau a reçu un transport de citoyens américains en provenance de Varsovie, qui comptait 1 750 personnes, dont des hommes, des femmes et des enfants. On a dit à ces personnes qu’elles allaient en Suisse. Après leur arrivée à Birkenau, ils ont demandé aux prisonniers du Canada pourquoi ils avaient été amenés ici, ce qui les attendait, et s’ils allaient être assassinés ici, puis ils ont demandé à ces prisonniers du Canada de les aider, car ils avaient des armes, et en travaillant ensemble, ils pouvaient s’échapper. Mais les prisonniers du Canada ne leur ont pas répondu. Tout le convoi a été déplacé vers les crématoires I et II. Là, quelqu’un leur a dit qu’ils allaient être tués. Puis, une femme du convoi a pris l’arme de Quakernack et a tiré sur le Rapportführer Schillinger. D’autres femmes ont attaqué les SS, utilisant tout ce qui leur tombait sous la main. Les SS ont demandé des renforts, et ils sont arrivés – la majorité des membres du convoi ont été abattus et tués à la grenade, et les autres ont été gazés dans le crématoire II, tous les cadavres étant incinérés.36
57On notera que si ce témoignage ne mentionne quasiment pas le SK, il mentionne bien le « Canada », autrement dit l’Aufräumungskommando. Ce dernier aurait refusé son soutien à ceux des arrivants qui, disposant d’armes, semblaient déjà résolus à tenter une évasion. Comme Müller, il indique que l’arme aurait été subtilisée au SS Quakernack. Mais, à la différence de Müller et de Dragon, il fait commencer la rébellion dès le débarquement du convoi.
Zalmen Gradowski
58Membre du SK et auteur des manuscrits enfouis retrouvés après-guerre les plus achevés sur l’état d’esprit régnant au sein du SK, Gradowski mentionne l’événement dans un texte rédigé entre mars et octobre 1944 (date de son décès durant la tentative d’évasion du SK). Il ne se présente pas comme témoin direct et ne dit rien sur la conduite du SK. Voici l’extrait :
Nous avions déjà vu passer sous nos yeux des centaines de milliers de vies jeunes et robustes, au sang vigoureux, tant de transports de Russes, de Polonais et aussi de Tsiganes, qui savaient qu’on les conduisait ici à la mort, et personne n’avait jamais tenté d’opposer une résistance ou de livrer un combat, tous étaient allés comme des moutons à l’abattoir. En ces 16 mois, on ne peut citer que deux exceptions. Au cours d’un transport de Bialystok, un jeune homme intrépide et courageux s’était jeté sur les gardes avec des couteaux et avait poignardé plusieurs d’entre eux avant d’être abattu dans sa fuite. Le second cas, devant lequel je m’incline avec une profonde déférence, est celui du « transport de Varsovie ». C’était un groupe de Juifs de Varsovie devenus citoyens américains, parmi eux certains nés en Amérique ; tous ensemble ils devaient être transférés d’un camp d’internement en Allemagne pour la Suisse, où ils seraient placés sous l’égide de la Croix-Rouge. Mais le magnifique pouvoir hautement « civilisé », au lieu d’envoyer les citoyens américains en Suisse, les avait amenés ici au feu du crématoire. C’est alors que s’était produit cet acte de bravoure d’une héroïque jeune femme, une danseuse de Varsovie37, qui avait arraché son revolver à l’Oberscharführer de la section politique d’Auschwitz, Kwakernak, et avait abattu le Rapportführer, ce bandit notoire, l’Unterscharführer Schillinger. Son acte avait donné des ailes à d’autres femmes courageuses, qui avaient frappé, lancé bouteilles et autres projectiles à la figure de ces bêtes sauvages et enragées, les SS en uniforme.38
Ya’akov Silberberg
59Également membre du SK interrogé par Greif, à une date indéterminée, Silberberg donne l’événement pour le seul cas de résistance de victimes sélectionnées à l’arrivée. Son témoignage est plus succinct que les précédents et Silberberg ne prétend pas non plus en avoir été un témoin direct :
Je me souviens d’un cas où des Juifs qui vivaient à Varsovie avec des papiers américains sont arrivés dans un transport. Ils avaient été victimes d’une tromperie nazie, bien sûr. Ils étaient bien habillés et tout le transport a été conduit au crematorium. L’une d’elles était une danseuse, une belle femme. Elle a agressé un SS et l’a tué. Je ne sais pas comment, mais elle a réussi à attraper son pistolet et à le tuer avec. Cela a laissé une énorme impression à Auschwitz. Ensuite, ils l’ont étranglée avec tous les autres.39
60Silberberg ne donne aucune indication sur la conduite du SK.
Témoignages de détenus non membres du Sonderkommando
Jerzy Wesołowski
61D’autres témoignages de détenus rapportent également l’événement sans pour autant mentionner nécessairement le SK.
62Parmi les plus anciens, il y a la mention faite par Jerzy Wesołowski, alias Tabeau, évadé d’Auschwitz, dans son texte transmis au département d’État américain en 1944 et connu comme le « rapport du major polonais ». Voilà l’extrait pertinent :
Les Juifs condamnés faisaient généralement face à leur destin avec calme, même si ceux qui arrivaient en 1943 avaient une idée plus claire de ce qui les attendait. Les tentatives sporadiques de rébellion et d’évasion massive, lors du déchargement des wagons de marchandises à l’arrivée, furent repoussées dans le sang. La voie ferrée spéciale réservée aux convois était entourée de projecteurs et de mitrailleuses. En une occasion, ces malheureux ont remporté un petit succès. Ce devait être en septembre ou octobre 1943, après l’arrivée d’un transport de femmes. Les SS qui les accompagnaient leur avaient ordonné de se déshabiller et étaient sur le point de les conduire dans la chambre à gaz. Ce moment était toujours utilisé par les gardes comme une bonne occasion de piller, et les bagues et les montres étaient arrachées des doigts et des bras des femmes. Dans la confusion résultant d’une telle attaque, une femme a réussi à arracher le pistolet du chef de groupe SS Schillinger et à lui tirer trois coups de feu. Il fut gravement blessé et mourut le jour suivant. Ce fut le signal pour les autres d’attaquer les bourreaux et leurs sbires. Un SS a eu le nez arraché, un autre a été scalpé, mais malheureusement aucune des femmes n’a pu s’échapper. Bien que l’on ait tenté de garder cet incident secret, il a entraîné la publication d’un ordre interdisant aux SS de rester dans le camp après 20 heures.40
Hermann Langbein
63Détenu dans le camp principal d’Auschwitz entre août 1942 et août 1944, Hermann Langbein rapporte l’événement dans le chapitre consacré aux « Contre-attaque et rébellion » de son livre sur la résistance dans les camps de concentration. La source principale qu’il mobilise est le témoignage de Rudolf Höss, le commandant du camp à l’époque :
Un acte de défense est mieux connu, en raison de ses suites. Le 23 octobre, une fois encore, 1 700 juifs furent escortés jusqu’aux chambres à gaz. Déportés de Varsovie à Bergen-Belsen où on leur avait fait espérer qu’ils iraient en Suisse, ils furent au lieu de cela transférés à Auschwitz pour y être exterminés. Ils savaient ce qui les attendait, car ils avaient déjà recueilli des renseignements. Aussi quand deux tiers d’entre eux environ – surtout des hommes – furent dans la chambre à gaz, « il éclata parmi le dernier tiers qui se trouvait encore dans la salle où l’on se déshabillait une mutinerie », selon le terme du commandant Rudolf Höss. « Trois ou quatre des sous-officiers SS pénétrèrent avec leurs armes dans la pièce pour hâter le déshabillage… À ce moment les fils électriques furent arrachés, les SS attaqués, dépouillés de leurs armes et l’un d’eux fut poignardé. Comme l’obscurité était désormais totale dans cette pièce, une fusillade effrénée éclata entre les sentinelles qui se trouvaient à la sortie et les détenus à l’intérieur. À mon arrivée, je fis fermer les portes et achever l’asphyxie des deux premiers tiers ; puis je pénétrai dans la pièce avec des lampes torches et des sentinelles, et nous repoussâmes les détenus dans un coin dont ils furent ensuite tirés un à un pour être fusillés sur mon ordre avec de petits calibres dans une salle voisine du crématoire. » Ainsi Höss conclut-il son récit. Le Rapportführer détesté Schillinger mourut de ses blessures et le Unterscharführer Emmerich fut gravement atteint. Autour de cet épisode qui montra aux détenus que les SS étaient « mortels eux aussi », comme l’écrit Wiesław Kielar, les légendes ont foisonné. Schillinger aurait arraché le soutien-gorge d’une femme dans la salle de déshabillage – une danseuse prétendit-on – qui se défendit et lui arracha son pistolet. Kielar se rappelle en outre que dans l’après-midi du même jour, des hommes s’étaient rebellés devant le crématoire IV. Entendant tirer, il essaya de savoir ce qui se passait. « Le petit bois (à côté du crématoire) était jonché de cadavres, surtout des hommes, encore habillés. »41
Wiesław Kielar
64Résistant polonais détenu à Auschwitz dès juin 1940, Kielar y est resté jusqu’à l’évacuation du camp en janvier 1945. D’après ce qu’il écrit, il se serait trouvé à Birkenau dans le Block 15 le jour dit. C’est surtout le retentissement de l’événement qu’il rapporte :
Une nuit, il se produisit un événement sortant de l’ordinaire. Alors que l’on procédait à la liquidation d’un des innombrables transports, l’Oberscharführer Schillinger, Rapportführer du camp des hommes à Birkenau et un des SS les plus sadiques et les plus haïs des détenus – Schillinger donc – fut tué. La nouvelle se répandit comme un feu de brousse dans tout le camp créant une atmosphère presque joyeuse. « C’est la main de Dieu », disaient les uns. « Le sort a puni cet assassin », affirmaient les autres. Les nouvelles circulaient vite ; il ne nous a fallu que quelques heures pour que nous connaissions tous les détails, d’ailleurs plausibles, de cet événement. Il avait été tué par une femme – il avait toujours eu une faiblesse pour le beau sexe, et cela avait fini par causer sa perte.
Cela se serait déroulé comme suit : toujours plein de zèle, Schillinger était venu prêter main-forte aux autres SS pour accueillir un « train de nuit » sur la rampe, en compagnie de son inséparable compagnon le Hauptscharführer Emerich. Quelque peu éméchés, tous deux accompagnèrent le transport jusqu’au crématoire. Ils allèrent jusqu’à pénétrer dans le vestiaire où les femmes devaient se déshabiller, peut-être poussés par le désir de commettre un petit larcin, ou pour se repaître du spectacle de ces femmes nues, apeurées et sans défense, qui un moment plus tard allaient mourir dans les souffrances de la chambre à gaz. Connaissant les goûts sadiques de Schillinger, surtout lorsqu’il était ivre, cette dernière version me paraît la plus vraisemblable. Toujours est-il que son attention fut attirée par l’une de ces femmes, jeune, et, disait-on, belle, qui refusait de se dévêtir en présence des SS. Fou de rage, Schillinger se précipita sur elle pour lui arracher son soutien-gorge. Au cours de la mêlée, la femme réussit à prendre le pistolet de Schillinger. Elle le tua et blessa à la jambe Emerich, qui arrivait à la rescousse.
Pendant ce temps d’autres Juives essayaient de verrouiller la porte de l’intérieur. Attirés par les coups de feu, les SS restés dehors se ruèrent dans le vestiaire. Comprenant ce qui s’était passé, ils se mirent à les massacrer systématiquement. Aucun Juif de ce groupe n’est mort dans la chambre à gaz. Tous furent abattus par les SS fous furieux.
Cet événement, colporté de bouche à oreille et diversement commenté, prit une dimension de légende. Il est certain que cet acte héroïque d’une femme promise à une mort inéluctable renforça le moral des détenus. Nous prîmes soudain conscience que, dès que nous avions le courage de lever la main, cette main pouvait tuer. Les SS aussi étaient mortels. Craignant les suites de cet acte lourd de signification, les SS tentèrent de terroriser le camp. De ce jour, les méthodes se durcirent et l’on entendit siffler les balles dans les allées du camp. Mais cela ne changeait évidemment rien au fait que le Rapportführer Schillinger avait trouvé la mort au crématoire, ce même crématoire où il avait envoyé des milliers d’hommes et de femmes au nom de l’idéologie nationale-socialiste. Les conséquences ne se firent pas attendre. Les détenus relevaient la tête ; l’espoir renaissait. Une action d’autodéfense spontanée, encore faible, mais bien réelle, vit le jour.
L’après-midi de ce même jour, une partie des prisonniers qui attendaient en rang dans le petit bois proche du crématoire IV commencèrent à se défendre activement. En entendant un tir nourri, je courus en compagnie de Waldek à notre poste d’observation du Block 15. En fait tout était déjà terminé. On n’entendait plus que quelques coups de feu isolés. La forêt était jonchée de cadavres. Surtout des hommes. Ils avaient encore leurs vêtements.
En général, lorsqu’il s’agissait d’un transport important, le vestiaire ne pouvait accueillir tous les déportés, et on leur ordonnait de se déshabiller dans le bois. C’est ce qui s’était produit cette fois. Apparemment, les femmes et les enfants s’étaient dévêtus en premier et étaient allés former une longue file derrière la haie avant de disparaître dans le vestiaire. Affolés par les coups de feu, ils se précipitèrent vers l’« abri » qu’offrait le vestiaire, se cramponnant à leurs ballots de vêtements, se bousculant, se piétinant. Aux cris aigus des enfants, aux hurlements déchirants des femmes et aux gémissements de ceux que l’on piétinait se mêlait le bruit sourd des coups de crosse que les SS distribuaient généreusement – sur les têtes, les épaules, le dos des hommes à moitié dévêtus. Ceux qui vivaient encore étaient allés se joindre à la foule qui se pressait près du crématoire. Inutile de gaspiller une balle pour ceux-là. Les menaces, les cris et les coups suffisaient. Dès que les derniers eurent disparu dans le vestiaire, un silence absolu retomba. Quelques minutes plus tard, un groupe du commando spécial sortit par la porte latérale du crématoire. Incitée à la hâte par les SS, une partie du groupe déshabilla les tués, tandis que les autres disposaient les corps en tas dans la cour du crématoire. Perçant l’épaisseur des murs étanches, le cri sourd de centaines de bouches s’éleva de l’intérieur de la chambre à gaz. Le Zyclon B agissait déjà.42
65Dans la mesure où Kielar, résistant polonais, commente plus que n’importe quel autre témoin le retentissement de l’événement dans le camp et, en outre, mentionne à titre de témoin direct l’activité du SK, le fait qu’il ne fasse aucun commentaire dépréciatif à son égard nous semble devoir être retenu comme un argument fort contre le témoignage de Grunbaum43.
Janda Weiss
66Détenu à Birkenau, âgé de 15 ans en 1945, Janda Weiss a produit son témoignage devant la commission d’enquête sur les atrocités nazies dirigée par le lieutenant Albert G. Rosenberg (et diligentée par la section psychologique de l’État-major allié) à laquelle participait notamment Eugen Kogon, anciennement détenu à Buchenwald :
Un jour, une femme italienne, une danseuse, a été amenée au crematorium. Ce porc ivre, le Rapportführer Schillinger, lui a ordonné de danser nue. Elle a profité d’un moment favorable, s’est approchée de lui, lui a pris son pistolet et l’a abattu. Dans l’échange de coups de feu qui suivit, les SS gagnèrent bien sûr.44
67Chez lui non plus, aucune indication sur la conduite du SK.
Tadeusz Borowski
68Dans Le monde de pierre, publié dès 1948 en Pologne (soit trois ans avant le suicide de Borowski), on retrouve, avec un style différent, la veine exploitée au même moment par David Rousset dans Les jours de notre mort : le ressort romanesque y est mis au service d’une quête de véracité qui ne se satisfait pas d’une description des horreurs. Un chapitre est explicitement consacré à « La mort de Schillinger » présenté comme remplissant, avec brutalité et assiduité, les obligations de Lagerführer au moment des faits :
En août 1943 courut dans le camp la nouvelle que Schillinger était mort dans des circonstances non encore éclaircies. On a avancé diverses relations, de l’événement, qui toutes étaient contradictoires. Personnellement, je serais enclin à croire un Vorarbeiter du Sonderkommando de ma connaissance, qui, par une belle après-midi, assis près de moi sur un châlit où il attendait qu’un lot de boîtes de lait condensé lui parvienne du camp des tziganes, me parla de la mort du sergent-chef en ces termes :
– Un dimanche, après l’appel de midi, Schillinger est venu dans la cour du crématoire rendre visite à notre chef. Mais le chef n’avait pas le temps car, justement arrivaient du quai les premières voitures du transport de Bedzin.45
69La conversation imaginaire se poursuit sur le même ton badin jusqu’à la description de l’événement :
Le transport était inquiet, tu sais, ce n’étaient pas ces marchands de Hollande ou de France qui se voyaient tout de suite fonder dans le camp une affaire pour les internés d’Auschwitz. Nos Juifs savaient très bien. C’est dire que ça grouillait de SS, et Schillinger, voyant ce qui se passait, avait sorti son revolver. Tout aurait marché comme sur des roulettes si un corps de femme n’avait plu à Schillinger, là j’avoue, une architecture classique. C’est sûrement pour ça qu’il était venu voir le chef. Il s’est approché de la femme et l’a prise par la main. C’est alors que la femme nue s’est tout à coup baissée ; elle a ramassé du sable et le lui a jeté aux yeux, et quand Schillinger, criant de douleur a lâché le revolver, la femme a empoigné l’arme et tiré deux coups dans le ventre de Schillinger. Sur place, c’était la panique. Les gens à poil se sont précipités sur nous avec des cris. La femme a tiré encore un coup sur le chef et l’a blessé au visage. C’est alors que le chef et les SS ont pris la fuite en nous laissant seuls.46
70Borowski introduit ensuite trois phrases sur la conduite du SK : « Grâce à Dieu, on a pu s’en sortir. À coups de bâtons on a repoussé le transport dans la chambre, vissé les portes et puis on a appelé les SS pour qu’ils envoient le Cyclon. Il faut dire qu’on avait un peu la main »47.
Arnošt Lustig
71Plus fictionnel encore que la nouvelle de Borowski, le roman intitulé La danseuse de Varsovie. Prière pour Katarzyna Horowitz (1964), de l’écrivain tchèque Arnošt Lustig (1926-2011), déporté de Terezin à Birkenau à l’automne 194448 (avant d’être évacué vers Buchenwald quelques semaines plus tard), est problématique : d’une part, le convoi de 19 Juifs américains très fortunés qu’il imagine avoir été arrêtés en Italie, ses tribulations, l’adjonction de la « danseuse de Varsovie » à l’initiative d’un des 19 hommes sont à notre connaissance sans aucun lien avec le convoi venu de Bergen-Belsen le 23 octobre 1943 ; d’autre part, les dernières pages dédiées à l’assassinat de Schillinger, explicitement nommé, sont au contraire tout à fait en phase avec les témoignages connus et le rôle qu’il fait jouer au SK après que son héroïne a abattu Schillinger est encore pire que chez Grunbaum et Borowski. Qu’on en juge :
– Les hommes du commando spécial, allez-y !
Et encore, il [M. Brenske, l’officier allemand supérieur qui accompagne le convoi, un personnage central du roman] n’osa pas être plus précis. Quelques rayés, dont le tailleur, émergèrent cependant du coin où ils s’étaient mis à l’abri des balles perdues, relevèrent prestement les armes abandonnées et les retournèrent, non pas du côté où se dressait M. Brenske, mais – comme celui-ci s’y attendait en les sommant d’agir – contre le petit groupe de dix-neuf hommes et une femme.
Tous se laissèrent refouler dans la salle de douches, dont le commando claqua et verrouilla la porte extérieure.49
72Étant donné qu’il est passé par Birkenau presque un an après les événements, Lustig a pu entendre les différentes versions qui en étaient données. Sans doute a-t-il lu Borowski par la suite, mais il n’est pas dénué de signification qu’il ait choisi la version la plus sévère pour le SK.
Historiens (non détenus à Auschwitz)
Bernard Mark
73L’historien Bernard Mark fut, dès sa création et jusqu’à sa mort en 1966, le directeur de l’Institut historique juif à Varsovie. Proche du régime, c’est un personnage controversé, suspecté d’avoir parfois remanié des documents et déformé des témoignages, mais son livre traduit sous le titre Des voix dans la nuit donna longtemps la seule présentation en français des « rouleaux d’Auschwitz », soit les manuscrits de membres du SK. De par sa fonction, il avait accès comme personne à quantité de documents et de témoignages en Pologne et dans les pays sous domination soviétique. En l’occurrence, sa version ne manque pas de nuance :
Différents actes de résistance eurent ainsi lieu sur la rampe. Nous en connaissons un plus précisément. Il s’agit d’un convoi de Bergen-Belsen arrivé en octobre 1943, composé de Juifs latino-américains. Il s’y trouvait aussi des familles du ghetto et de la partie « aryenne » de Varsovie, victimes du piège de l’hôtel Polski, des Juifs hollandais, d’autres encore. Les informations varient. Selon certains témoins, la rébellion éclata sur la rampe de Birkenau ; pour d’autres, elle n’eut lieu que devant les chambres à gaz. Les événements se seraient déroulés comme suit : les SS qui accompagnaient le convoi avaient essayé de persuader les voyageurs de Bergen-Belsen qu’on les emmenait dans un pays neutre, peut-être la Suisse, où ils seraient échangés contre des prisonniers de guerre allemands. Et, en effet, les détenus avaient voyagé dans de bons wagons normaux et avaient pu emporter leurs bagages. L’illusion avait été entretenue dans les moindres détails, pour être convaincante. Combien fut terrible la déception lorsque les wagons arrivèrent à la gare d’Auschwitz…
Un groupe de jeunes femmes se révolta et le chef du convoi, le SS Josef Schillinger, essaya tout d’abord de les calmer par des paroles doucereuses, puis en les menaçant de son revolver pointé sur elles. Une jeune juive le lui arracha et le tourna contre lui, le tua et blessa un autre SS, Wilhem Emmerich. Ce fait est confirmé par un document officiel conservé dans les archives d’Auschwitz. Mais le nom de l’héroïne est resté inconnu. Certains témoins croient que c’était une actrice. La presse polonaise résistante opine pour une danseuse du ghetto de Varsovie, Franziska Mann, mais c’est sans doute une erreur car cette dernière avait mauvaise réputation parmi les Juifs.50
Après les tirs s’engagea une lutte corps à corps. Un groupe de jeunes femmes se battit avec acharnement contre les SS armés. Plus de trente combattantes juives seraient restées sur la rampe.
Selon une autre version, la révolte ne se serait pas déclenchée sur la rampe mais devant la chambre à gaz. Il est possible qu’elle ait vraiment commencé sur la rampe, où elle fut étouffée par les SS, pour éclater à nouveau devant les crématoires, lorsque les gens se rendirent compte qu’on les avait doublement trompés. D’après un seul témoin, le Sonderkommando juif aurait alors joué un rôle vil en refermant rapidement la porte de la chambre à gaz sur les victimes récalcitrantes. Mais il est difficile d’admettre la véracité de ce fait car cette porte était toujours fermée par les SS.51
Raul Hilberg
74Hilberg, généralement peu enclin à mentionner ce genre d’événement, fait ici une exception :
Il se produisit un jour un grave incident devant une chambre à gaz d’Auschwitz. Un convoi en provenance de Bergen-Belsen se révolta. L’incident survint alors que deux tiers des arrivants avaient déjà été poussés dans la chambre à gaz. Le reste du convoi, encore dans la salle de déshabillage, commençait à avoir des soupçons. Lorsque deux ou trois SS entrèrent dans la pièce pour hâter l’opération, la bagarre éclata. Les fils électriques furent arrachés, les SS débordés, l’un d’eux fut poignardé, les autres désarmés. Comme la pièce était plongée dans l’obscurité totale, une fusillade éclata entre le garde posté à la porte de sortie et les prisonniers à l’intérieur. Quand Höss arriva sur les lieux, il ordonna de fermer les portes. Une demi-heure s’écoula. Puis, escorté d’un garde, Höss entra dans la pièce, portant une torche électrique et repoussant les prisonniers dans un angle. De là, ils furent emmenés un par un dans une autre pièce et abattus.52
Conclusion
75Mais qu’en est-il finalement du témoignage d’Eleazar Grunbaum ?
76Qu’il ne soit certainement pas un témoin fiable en ce qui le concerne n’interdit pas qu’il puisse communiquer des informations fiables par ailleurs : on ne peut disqualifier son témoignage sur le simple argument de sa moralité douteuse, voire de son immoralité patente. Le contexte précis de son énonciation ne donne pas non plus de raison suffisante de l’invalider. Le chapitre consacré par Borowski à la mort de Schillinger constitue en revanche une corroboration majeure que l’on ne peut ignorer. Le choix d’Arnošt Lustig pèse lourd également. L’argument de Bernard Mark pour écarter cette hypothèse ne semble pas décisif : le fait que des SS se soient habituellement chargés de fermer les portes ne préjuge pas de ce qu’ils firent dans la situation tout à fait exceptionnelle en laquelle ils se sont trouvés le 23 octobre 1943. Même le témoignage de Filip Müller est compatible avec l’hypothèse de Grunbaum (puisque selon Müller les SS s’étaient tous retirés du vestiaire). Le fait que Grunbaum mentionne également la conduite du « Canada » – dont l’absence de solidarité est mentionnée dès avril 1945 par Feinsilber – plaide également en faveur de sa version. Cependant, que ni Kielar ni Gradowski ne mentionnent une éventuelle indignité du SK constitue à l’inverse un argument fort contre la version de Grunbaum : pour Gradowski passe encore puisqu’il rappelait l’épisode dans un contexte où il évoquait la conduite des victimes et pas du SK, mais Kielar aurait eu toutes les raisons de mentionner cette version. Bref, on ne peut pas la tenir pour suffisamment établie mais on ne peut pas l’exclure non plus.
77Une grande prudence s’impose donc en conclusion. Sous peine de méconnaître gravement la réalité contrastée des conduites en situations extrêmes, on ferait bien, à tout le moins, de s’abstenir en l’occurrence de tout jugement général sur les membres des SK, de jugements les qualifiant par exemple de « nobles figures, fossoyeurs de leur peuple, héros et martyrs tout à la fois »53.
Bibliographie
Archives consultées :
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Autres documents :
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Notes de bas de page
1Le Kommando chargé de récupérer les effets des déportés et de les amener au « Canada » où ils seront triés, rangés et parfois expédiés au bénéfice de la population allemande.
2Voir plus bas pour la source de la citation.
3Claude Lanzmann, « Préface », Trois ans dans une chambre à gaz d’Auschwitz [1980], F. Müller, P. Desolneux trad., Paris, Pygmalion, 2008, p. 13. Lanzmann reprend la dénomination choisie par l’écrivain Arnošt Lustig, lui-même survivant et auteur du roman publié en 1964, intitulé La danseuse de Varsovie. Nous y reviendrons.
4Nous reviendrons sur le témoignage de Rudolf Höss. Le SS Pery Broad fait une allusion à l’événement dans sa description du processus de mise à mort dans les chambres à gaz ; il évoque les convois dont les membres connaissaient le sort qui les attendait et écrit : « En de tels cas, les meurtriers avaient à se tenir sur leurs gardes, sinon il pourrait leur arriver le même malheur qu’au SS-Unterscharführer qui fut tué avec son propre revolver ». Pery Broad, « Déclaration de Pery Broad », H. Dziedzinska trad., Auschwitz vu par les SS. Höss, Broad, Kremer, Krakow, Éditions du Musée d’État à Oświęcim, 1974, p. 190.
5Danuta Czech, Kalendarium der Ereignisse im Konzentrationslager Auschwitz-Birkenau, 1939-1945, J. August, N. Kozlowski et S. Lent trad., Hambourg, Rowohlt, 1989, p. 638.
6Tuvia Friling, A Jewish Kapo in Auschwitz. History, Memory and the Politics of Survival, H. Watzmann trad., Waltham (Massachusetts), Brandeis University Press, 2014.
7Officiellement, il est mort au combat ; une rumeur rapportée par son biographe veut qu’il ait été abattu dans le dos par des soldats israéliens anciennement déportés à Auschwitz.
8Voir la photo prise au moment de son arrestation le 15 avril 1929, en ligne : [https://awers-rewers.pl/nr-246-elezear-grunbaum-komunista/].
9Le bureau parisien sera lui-même « purgé » et le Parti communiste de Pologne officiellement dissout par l’Internationale communiste en août 1938. Voir à ce sujet Stéphane Courtois et al., Le sang de l’étranger. Les immigrés de la M.O.I. dans la Résistance, Paris, Fayard, 1989, p. 47.
10Sur Jean Jérôme, de son vrai nom Michel Feintuch, voir René Lemarquis et al., « JÉRÔME Jean (JEAN-JÉRÔME) [FEINTUCH Michel dit] Autres pseudonymes : MAREK Jean-Jules, LEBLANC-DUBOIS », Le Maitron, 2008. En ligne : [https://maitron.fr/spip.php?article23842].
11Information tirée d’une note de la MOI. au camarade Lepage du 24/10/45 dans le dossier Berger (pour les références du dossier, voir plus bas) : « Berger était responsable du Secours populaire polonais et utilisé pendant la période illégale par Jean Jérôme ».
12Sur le camp de travail de Jawischowitz, voir en ligne : [http://auschwitz.org/en/history/auschwitz-sub-camps/jawischowitz/].
13Une enquête diligentée par des camarades tchèques quand il était à Jawischowitz en 1944, et apparemment pas moins de trois enquêtes durant son séjour de quelques mois à Buchenwald en 1945, la dernière après la libération du camp par les troupes américaines. Voici ce qu’il déclare lui-même au sujet de la première commission d’enquête à Buchenwald lors de son interrogatoire daté du 13 août 1945 : « Étant donné les reproches au sujet des coups donnés et des vols une commission d’enquête fut créée à Buchenwald. Une fois on m’a convoqué pour une confrontation et certains m’accusaient. Moi, je niais énergiquement. La résolution de la commission me fut communiquée par Wacek Cherubin (de Pologne, mort pendant l’évacuation) qui m’a dit textuellement : “Nous avons constaté que tu as fait un grand travail positif à Birkenau, mais tu as commis des fautes dans des cas particuliers”. Je lui ai demandé : “Les fautes que j’ai commises sont-elles de la nature de celles que n’importe qui peut commettre dans un bon travail ou bien peuvent-elles atteindre mon honneur ? Me considérez-vous encore comme un c[amara]de ou non ?”. La réponse était : “Absolument, nous te considérons comme un c[amara]de” ». Pour les références du dossier, voir plus bas.
14Voir la lettre non datée de Marcel Paul à « Jacques » : « Cette liste nous a été remise avec le but de sauver la vie de tous ceux qui s’y trouvaient inscrits car tous les évacués d’Auschwitz étaient en train de partir pour un Kommando d’où on n’a pas eu de perspectives de revenir vivant ». (Pour les références du dossier, voir plus bas.) Marcel Paul – qui dirige les communistes français à Buchenwald – ignore que Grunbaum figure sur cette liste pour être jugé en France par le Parti. Le cas n’est pas unique : quoique considéré comme un traître, Lucien Magnan bénéficiera à Auschwitz d’une protection aussi efficace pour la même raison.
15Sous-série 261J6, déposées dans les archives départementales de la Seine-Saint-Denis à Bobigny. La cote du dossier de « l’affaire Berger » est 261J6/57 et, sauf indication contraire, tous les documents cités s’y trouvent.
16Plus délicate est la question de ses « mémoires » rédigées en Palestine et dont la famille a autorisé la publication en 1952 d’une poignée de pages sous le titre : Dans l’antichambre de la mort. Mais ces pages comportent plusieurs jugements tout à fait contradictoires par rapport à ses propos durant l’enquête, ce qui nous incline à penser que la famille aurait bien pu les retoucher. C’est la raison pour laquelle nous prenons le parti de ne pas en faire usage. Parti renforcé par le fait que leurs deux éditeurs et commentateurs israéliens n’en fournissent quasiment aucune contextualisation et les interprètent de façon très discutable dans une visée apologétique du personnage. Signalons cependant qu’un extrait concerne l’événement du 23 octobre, soulignant le refus d’assistance aux déportés des membres de l’Aufräumungskommando sur le quai de Birkenau : « En 1943, un convoi de ressortissants sud-américains est arrivé. Ils savaient ce qui les attendait, ils connaissaient l’existence des gaz. Cependant, l’espoir battait encore fort dans leur cœur. “Dites-nous, allons-nous être envoyés dans les fours ?” demandent-ils aux prisonniers qui travaillent sur le quai de la gare. “Si c’est le cas, nous savons ce que nous devons faire. Nous avons des armes.” Mais les prisonniers se contentent de tourner la tête. Lâcheté ? Faux humanitarisme ? Les deux. Cependant, l’espoir de durer, de quitter le camp avec la vie sauve, résidait fréquemment au fond du cœur de ceux qui n’étaient pas condamnés à mourir. Et pourquoi prendraient-ils des risques lorsqu’une révolte armée des condamnés éclate ? ». Galia Glasner-Heled et Dan Bar-On, « Displaced: The Memoir of Eliezer Gruenbaum, Kapo at Birkenau. Translation and Commentary », Shofar, vol. 27, no 2, 2009, p. 13. Nous traduisons. Les « mémoires » occupent les pages 5 à 14 de l’article.
17Il se pourrait qu’il s’agisse du dimanche 29 août 1943 où le Kalendarium signale qu’en effet des sélections « médicales » parmi les détenus de deux sections de Birkenau eurent lieu, au terme desquelles environ 4 400 détenus juifs furent gazés ce même jour.
18Nous supposons que ces initiales désignent la NSZ : Narodowe Siły Zbrojne (Forces armées nationales), mouvement de la droite nationaliste polonaise. Sur la résistance en Pologne, voir Jerzy W. Borejsza, « La résistance polonaise en débat », Vingtième Siècle, no 67, 2000, p. 33-42.
19« Je trouve que par mon activité d’alors, j’ai contribué à écrire une page glorieuse dans les annales de la lutte contre l’hitlérisme à Birkenau », écrit-il à l’avant-dernière page de sa lettre.
20Dans son rapport rédigé pour le procès du négationniste David Irving, Robert Jan van Pelt mentionne par exemple des dépositions de Walter Blass et de Michael Kula ainsi qu’une lettre sortie clandestinement peu après octobre 1943 du médecin détenu Stanisław Kłodziński à Teresa Lasocka-Estreicher. Les dépositions de Kłodziński et de Kula au procès de Varsovie ne contiennent aucune allusion au 23 octobre 1943.
21Gideon Greif éd., We Wept without Tears. Testimonies of the Jewish Sonderkommando from Auschwitz, New Haven, Yale University Press, 2005, p. 360, note 56. Nous traduisons. Par ailleurs, Gideon Greif renvoie sans autre commentaire au livre de Tadeusz Borowski, This Way for the Gas, Ladies and Gentlemen ([1946], B. Vedder trad., New York, Penguin Books, 1976). Nous comprendrons plus tard que ce renvoi est surprenant de sa part.
22Claude Lanzmann, « Préface », chap. cité, p. 10.
23Filip Müller, Trois ans dans une chambre à gaz d’Auschwitz [1980], P. Desolneux trad., Paris, Pygmalion, 2008, p. 119.
24Ibid., p. 120.
25Ibid., p. 122.
26Ibid., p. 123.
27Ibid.
28Ibid., p. 124.
29Ibid.
30Ibid., p. 126.
31Ibid., p. 127.
32Abraham Dragon et Shlomo Dragon, « Together – in Despair and in Hope », We Wept without Tears. Testimonies of the Jewish Sonderkommando from Auschwitz, G. Greif éd., New Haven, Yale University Press, 2005, p. 161. Nous traduisons les citations issues de cette référence.
33Ibid., p. 162.
34Ibid., p. 163.
35Ibid.
36Alter Feinsilber, déposition faite le 18 avril 1945, accessible en ligne : [https://www.zapisyterroru.pl/dlibra/publication/3738/edition/3719/content]. Nous traduisons.
37Relevons au passage cette première identification d’une « danseuse de Varsovie ».
38Zalmen Gradowski, Au cœur de l’enfer. Témoignage d’un Sonderkommando d’Auschwitz, 1944, P. Mesnard et C. Saletti éd., B. Baum trad., Paris, Tallandier, 2009, p. 132.
39Entretien, voir Ya’akov Silberberg, « One Day in the Crematorium Felt Like a Year », We Wept Without Tears. Testimonies of the Jewish Sonderkommando from Auschwitz, G. Greif éd., New Haven, Yale University Press, 2005, p. 325. Nous traduisons.
40Jerzy Wesołowski, alias Tabeau, « Transport (The Polish Major’s Report) », rapport, 1944, p. 14. En ligne : [https://ia802708.us.archive.org/19/items/USWRBGermanExterminationCampsAuschwitzAndBirkenau/US-WRB%20German%20Extermination%20Camps%20Auschwitz%20and%20Birkenau.pdf]. Nous traduisons.
41Hermann Langbein, La résistance dans les camps de concentration nationaux-socialistes, 1938-1945, D. Meunier trad., Paris, Fayard, 1981, p. 340. Voir également Rudolf Höss, Kommandant in Auschwitz. Autobiographische Aufzeichnungen des Rudolf Höß, M. Broszat éd., Munich, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1998.
42Wiesław Kielar, Anus Mundi. Cinq ans à Auschwitz, F. Straschitz trad., préface de David Rousset, Paris, Robert Laffont, 1980, p. 193.
43D’autant plus que Kielar se montre sévère pour le SK juste avant de relater l’événement : « Les SS ne faisaient que le travail “propre” – c’est-à-dire qu’ils se contentaient de tuer. Le reste, le “sale boulot”, était exécuté pour eux par un commando spécial composé de quelques centaines de Juifs jeunes et vigoureux, qui avaient le droit de continuer à vivre à condition de brûler leurs filles, leurs femmes, leurs enfants et leurs parents. Tel était le prix de leur survie. Ils étaient témoins, certes, mais plus encore. Ils étaient contraints de prendre une part active au crime le plus monstrueux jamais imaginé par l’homme […]. Les membres de ce commando spécial n’étaient réellement plus des hommes à part entière. En eux, tout sentiment humain avait disparu, brûlé en même temps que celui ou celle qui leur était le plus cher. Ils étaient totalement endurcis, insensibles aux souffrances et à la mort d’autrui ». W. Kielar, Anus Mundi, ouvr. cité, p. 191.
44Janda Weiss, témoignage cité dans Robert van Pelt, The Van Pelt Report, rapport, Holocaust Denial on Trial, 1999, voir la note 249. En ligne : [https://www.hdot.org/vanpelt/]. Nous traduisons. Eugen Kogon, détenu à Buchenwald, reprendra cette version dans son livre pour illustrer la cruauté des SS jusqu’à la porte des chambres à gaz : « L’inspecteur du camp Schillinger obligea une danseuse italienne à danser toute nue devant le crématoire. Profitant d’un moment favorable, elle s’approcha de lui, lui arracha son revolver et l’abattit. Dans la mêlée qui suivit, la femme fut également abattue, mais elle échappa au moins à la mort par les gaz ». Eugen Kogon, L’État SS. Le système des camps de concentration allemands [1946], Paris, Seuil, 1970, p. 178.
45Tadeusz Borowski, « La mort de Schillinger », Le monde de pierre, E. Veaux trad., Paris, Calmann-Lévy, 1964, p. 228. De fait, au début du mois d’août 1943 eut lieu la liquidation du ghetto de Będzin qui donna lieu sur place à une résistance armée désespérée sous la conduite de Frumka Płotnicka (voir en ligne : [https://en.wikipedia.org/wiki/B%C4%99dzin_Ghetto]). Nous présumons donc que Borowski a choisi de changer la date de l’événement pour que l’héroïne soit une survivante d’un ghetto en lutte.
46Ibid., p. 230.
47Ibid.
48Mille mercis à Madame Erika Abrams, sa traductrice, pour les précieuses informations qu’elle nous a fournies à ce sujet.
49Arnošt Lustig, La danseuse de Varsovie. Prière pour Katarzyna Horowitz [1964], E. Abrams trad., Paris, Éditions Gaalade, 2012, p. 199. Et pour ne laisser aucun doute, il fait dire à M. Brenske une fois l’action achevée : « Il annonça ensuite que les Juifs du commando spécial, qui avaient secondé de façon si exemplaire les hommes en uniforme, à les croire unis, les uns et les autres, par la solidarité invisible des tueurs face aux tués, recevraient le lendemain et les deux jours suivants des rations supplémentaires : une boîte de pâté de sang et de foie de cheval, du poisson salé des mers allemandes et un petit flacon de rhum de betterave », ibid., p. 206.
50De fait, la danseuse Francizska Mann, de son vrai nom Mannheimer-Rozenberg (1917-1943, si l’identification est exacte) était à Varsovie un agent de la Gestapo. D’après certaines sources, il est impossible que ce soit elle puisqu’elle aurait été abattue par la résistance durant l’automne 1942. Mais le professeur Grabowski, qui citait ces sources, a depuis lors retrouvé deux listes de l’Armée secrète (AK), dont l’une datée du 16 avril 1943, où elle figure encore parmi les agents de la Gestapo : « Mann, Franciszka, vrai nom Mannheimer, travaille avec les agents, traître, de la bande de Skosowski (275/ Mann Franciszka, prawdziwe nazwisko Mannheimer pracuje z agentami, konfidentka/ Banda Skosewskiego/.) – Source : Archive de l’Institut de la mémoire nationale (IPN BU 380/30/3). Le professeur Grabowski estime donc fort probable qu’elle ait été encore vivante en 1943. Sur la seconde liste, elle figure sous le numéro 184 comme « agente de la Gestapo. Responsable de l’arrestation de Karol, parachutiste venu d’Angleterre, et autres personnes de 3L ». Vif merci au professeur Grabowski pour ces informations. Ionas Turkov (C’était ainsi. 1939-1943 : la vie dans le ghetto de Varsovie, M. Pfeffer trad., Paris, Austral, 1995, p. 387) indique qu’elle n’est plus reparue dans le ghetto après avoir été désignée comme individu à liquider et on peut penser qu’elle a trouvé une planque en dehors du ghetto, ce qui rend plausible mais rien moins que certaine sa participation au « convoi paraguayen ». Nombre des victimes du piège de l’hôtel Polski s’étaient compromises, parfois enrichies, par des relations de toutes sortes avec les autorités nazies. Pour une photographie de F. Mann, voir en ligne : [https://en.wikipedia.org/wiki/Franceska_Mann]. Nous n’avons pu établir qui est à l’origine de cette identification absente de tous les témoignages examinés.
51Bernard Mark, Des voix dans la nuit. La résistance juive à Auschwitz-Birkeneau, E. Mark, J. Fridman et L. Princet trad., Paris, Plon, 1982, p. 80. On peut penser que le témoin mentionné est Borowski, encore que Bernard Mark connaisse le dossier de Grunbaum dont il écrivait : « Bien que ce dossier concerne essentiellement une personne (militant de gauche) et son comportement à Auschwitz-Birkenau, il contient une multitude de détails sur des groupes juifs de résistance et sur les problèmes complexes de leur action », ibid., p. 32.
52Raul Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, A. Charpentier et M. F. de Paloméra trad., Paris, Fayard, 1988, p. 842. En note, Hilberg renvoie à la déposition de Höss du 14 mars 1946 [https://www.nationalarchives.gov.uk/education/resources/holocaust/confession-rudolf-hoss/], à Filip Müller (Hilberg mentionne alors qu’une « femme juive d’une rare beauté aurait délibérément attiré l’attention de deux SS), et… à Tadeusz Borowski (et Hilberg cite les paroles attribuées par Borowski à Schillinger agonisant au moment de son évacuation : « O Gott, mein Gott, was hab’ ich getan, dass ich so leiden muss ? [Ô Dieu, Ô mon Dieu, qu’ai-je donc fait pour devoir souffrir comme ça ?] »).
53Claude Lanzmann, « Préface », chap. cité, p. 15. Ce n’est pas moins vrai pour deux autres commentateurs illustres de l’événement, Bruno Bettelheim (dans Le cœur conscient) et, en opposition à Bettelheim, Terence Des Pres (The Survivor). Bettelheim Bruno, Le cœur conscient, L. Casseau et G. Liébert trad., Paris, Robert Laffont, 1972, p. 340 ; Terence Des Pres, The Survivor. An Anatomy of Life in the Death Camps, New York, Oxford University Press, 1976, p. 161.
Auteur
Membre permanent de la Chaire Hoover d’éthique économique et sociale (UCLouvain)
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