Chapitre 1
Entre littérature et histoire, quel jugement moral sur les dilemmes en situation d’extrême contrainte ? L’épisode de « La fille de Mathilde » à la fin de L’armée des ombres
p. 25-39
Texte intégral
1Qu’arrive-t-il aux individus quand on les met dans des situations telles que prendre une décision moralement acceptable est impossible ? Les nazis ont été maîtres en la matière, explique Hannah Arendt dans Les origines du totalitarisme, et elle choisit d’illustrer sa réflexion sur les effets spécifiques de la terreur totalitaire nazie sur la destruction de la personnalité morale par deux exemples singuliers :
Cette attaque contre la personne morale pouvait encore se heurter à l’opposition de l’homme auquel sa conscience dit qu’il vaut mieux mourir en victime que vivre en bureaucrate du meurtre. La terreur totalitaire connut son suprême et terrifiant triomphe lorsqu’elle réussit à priver la personne morale de l’issue individualiste et à rendre absolument problématiques et équivoques toutes les décisions de la conscience. Quand un homme est affronté à l’alternative de trahir et donc de tuer ses amis ou d’envoyer sa femme et ses enfants, pour lesquels il est en tout sens responsable, à la mort ; quand même le suicide signifierait le meurtre immédiat de sa propre famille, qu’est-il en mesure de décider ? L’alternative n’est plus entre le bien et le mal, mais entre le meurtre et le meurtre.1
2Dans la situation du père qui doit choisir entre trahir ses camarades ou laisser supplicier ses enfants, le refuge dans le suicide altruiste est impraticable. Il n’y a plus d’échappatoire possible : on ne peut pas se retirer dans la mort pour échapper au dilemme. C’est à David Rousset, dont l’ouvrage L’univers concentrationnaire irrigue une grande partie des réflexions d’Arendt sur le système totalitaire, que le motif du chantage au supplice des enfants est emprunté. On le retrouve plus particulièrement développé dans une scène de son ouvrage de 1946, Les jours de notre mort, qui raconte, sous forme de roman, son expérience de la déportation à Buchenwald et les activités de l’organisation clandestine de résistance dans ce camp. Au milieu du livre, le narrateur retranscrit le procès d’un traître supposé, organisé par un groupe de résistants nationalistes polonais contre l’un de leurs camarades de détention qu’ils accusent de s’être laissé retourner par la Gestapo. Confondu, l’homme ne peut nier, mais dans un ultime espoir d’échapper à la condamnation à mort, il tente de s’expliquer : « Je vais vous dire toute la vérité et vous comprendrez que je ne pouvais pas faire autrement. Ils ont […] fait arrêter ma femme, mes deux enfants et ma mère. Le Prussien m’a dit qu’entre sa Patrie et un acte de barbarie il n’hésiterait pas. Il commencerait par torturer mes enfants et ma femme pour les tuer ensuite. J’ai répondu qu’au point où j’en étais ça m’était égal. Mais, lorsque j’ai entendu les cris de Tadzio, j’ai capitulé. […] Ils ont ajouté qu’ils reprendraient ma famille s’il me venait à l’idée de me tuer »2. Mais sa tentative pour les émouvoir et se donner des circonstances atténuantes est un échec complet : loin d’avoir pitié de ce qu’il tente de présenter comme un dilemme, les autres le stigmatisent encore plus durement. Pour eux, il n’y avait pas d’hésitation à avoir, pas de dilemme en la matière. « Aucune considération personnelle ne devait peser sur tes actes […] c’est de la folie de trahir sa patrie pour la sécurité de sa femme et de ses enfants », lui répliquent-ils. Dans le contexte de cette scène de jugement improvisé entre résistants déportés, qui se termine par une exécution expéditive, il est évident pour tout le monde que l’homme n’aurait pas dû trahir, même au prix du supplice de ses propres enfants.
3Or, on trouve un motif similaire, dès 1943, à la fin de L’armée des ombres de Joseph Kessel, mais sous forme « maternelle » et non pas « paternelle » : c’est l’épisode de « La fille de Mathilde » qui occupe les dix dernières pages du livre3. Mais le traitement du motif en est très différent. Rappelons les faits : dans la chronique de la Résistance ordinaire dans la France occupée de 1943 que signe Kessel, Mathilde est une ménagère d’une quarantaine d’années, mère de famille nombreuse, qui a commencé comme agent de liaison, mais s’est rapidement imposée comme l’un des chefs du réseau. Elle a basculé dans la clandestinité et coupé les ponts avec sa famille pour protéger ses enfants, mais fait l’erreur de conserver sur elle une photo d’eux. Arrêtée par la Gestapo, qui a deviné le rôle important qu’elle occupe dans le réseau, elle est soumise au dilemme suivant : soit elle livre tous ses camarades, soit sa fille aînée, âgée de 17 ans, est expédiée dans un bordel pour soldats allemands revenus du front russe.
4Chez Kessel, à la différence de ce qui est montré dans le roman documentaire de David Rousset, non seulement Mathilde a le droit d’hésiter, non seulement la réponse normative attendue d’elle n’a rien d’évident pour ses camarades de réseau qui se refusent tout droit de la juger, mais quand Mathilde donne l’impression d’avoir choisi la trahison, le roman élabore encore tout un dispositif narratif pour nous empêcher de considérer la liquidation de Mathilde par ses camarades comme une punition pour sa trahison, ou même comme une neutralisation destinée à protéger le réseau du danger qu’elle représente désormais pour eux. C’est ce qui se joue donc dans cet épisode final que l’on se propose d’examiner ici.
5Rédigé entre avril et septembre 1943, à la suite d’une suggestion du général de Gaulle que Kessel a rencontré à Londres, L’armée des ombres se présente comme un « roman vrai » de la Résistance. À l’écrivain populaire quadragénaire engagé dans la Résistance, le général de Gaulle aurait dit (c’est Kessel qui rapporte l’échange) : « Écoutez, ce que vous pouvez faire, puisque vous avez vécu cette vie, puisque vous connaissez la vie de la Résistance, c’est d’écrire un livre pour apprendre au monde ce qu’est la Résistance française ». Et c’est sur ce conseil que Kessel aurait écrit L’armée des ombres4, un roman dont l’auteur tient à préciser, dans ses différentes préfaces, qu’il est vrai de part en part. « Il n’y a pas de propagande en ce livre et il n’y a pas de fiction. Aucun détail n’y a été forcé et aucun n’y est inventé »5. Kessel mobilise son expérience directe des réseaux clandestins, mais, pour des raisons de sécurité s’agissant d’un roman publié en pleine guerre, tout est légèrement recomposé, décalé, reconfiguré, de sorte que ni les personnages ni les opérations évoquées ne soient directement identifiables. Les histoires racontées doivent apprendre au monde ce qu’est la Résistance, certes, mais sans révéler à la Gestapo ce qu’elle ne sait pas déjà. Comme l’explique Anne Simonin, Kessel intègre à toutes les histoires vécues qu’il rapporte un élément de fiction qui transforme les individus réels en personnages de roman à la psychologie complexe : « L’Armée des ombres ordonne une collection d’histoires disparates en un récit qui trouve non seulement un sens, mais où “les enchaînements de faits réels [sont] présentés de façon à faire apparaître leur signification en tant qu’éléments d’un ‘drame moral’” »6. Et justement, de ce drame moral destiné à fixer aux yeux du monde l’image de la Résistance française, cette guerre juste menée avec des moyens illégaux mais légitimes, l’épisode final est la clé.
6Intitulé « La fille de Mathilde », le chapitre final occupe les dix dernières pages du roman. C’est un épisode très élaboré sur le plan narratif et fortement mis en valeur. La scène se passe dans une maison isolée à la campagne où Philippe Gerbier, le personnage principal du roman, ancien ingénieur des ponts et chaussées et chef adjoint du réseau, vit caché depuis plusieurs semaines à la suite de l’évasion spectaculaire que Mathilde lui a organisée. S’y retrouvent tous les personnages importants du roman : aux côtés de Philippe Gerbier, il y a Luc Jardie, le grand patron du réseau, un philosophe et mathématicien fabriqué sur le modèle de Jean Cavaillès, mais aussi Le Bison, le principal homme de main du réseau, et Jean-François, un agent de liaison très investi, qui se trouve par hasard être le frère cadet du chef Jardie7. Toute la conversation tourne autour d’une grande absente, Mathilde, dont la présence fantôme plane sur toute la scène.
7Que se rappelle-t-on de Mathilde au moment où s’ouvre entre ses camarades la conversation cruciale à son sujet ? Courageuse, intrépide, Mathilde est faite pour commander, disait d’elle Gerbier, quelques mots avant son arrestation. Comme tous les membres de ce réseau fictionnel, le personnage de Mathilde est composé d’un agrégat de sources historiques. Comme Lucie Aubrac, Mathilde est une championne de l’évasion, une spécialiste des actions de sauvetage les plus improbables et les plus inventives. Comme Marie-Madeleine Fourcade, Mathilde est une femme capable de diriger tout un réseau en remplaçant le chef au pied levé quand celui-ci ne peut plus remplir ses fonctions. Comme Berty Albrecht, morte en prison après avoir trouvé le moyen de se pendre pour échapper à la torture, Mathilde est une femme d’âge mûr qui, d’une certaine manière aussi, va trouver dans la mort une échappatoire à la torture. Mais il n’y a pas de source historique directement repérable pour l’épisode final du roman. Cependant, l’épisode de « La fille de Mathilde », qui constitue l’apothéose d’un roman donné pour « vrai » de part en part, n’a pas de modèle historique. Si c’est là la part de la fiction, cette dernière introduit un programme que la chronique documentaire de la Résistance historique ne contenait pas.
8Rappelons le déroulement de l’épisode. Gerbier, chef adjoint du réseau, se cache depuis plusieurs semaines, à la campagne, dans une maison isolée où il reçoit la visite régulière d’un agent de liaison qui lui apporte des nouvelles et récupère ses instructions en retour. Ce jour-là, c’est à sa grande surprise le grand patron du réseau, Luc Jardie, qui frappe à sa porte. Jardie est venu pour « parler de Mathilde »8 avec lui. Au prétexte de « revoir les données du problème » tous les deux ensemble, Jardie et Gerbier exposent au lecteur la situation. « Les faits s’enchaînent comme suit, dit Gerbier. Mathilde a été prise le 27 mai. On ne lui a fait aucun mal. Elle a trouvé le moyen de nous le faire savoir très vite. Et aussi qu’elle était gardée étroitement. Puis nous apprenons que les Allemands enquêtent sur le passé de Mathilde. La Gestapo retrouve sans peine la fiche anthropométrique établie après sa première arrestation. Les Allemands connaissent le vrai nom de Mathilde et le domicile de sa famille. Descente dans l’immeuble de la Porte d’Orléans. La Gestapo emmène la fille aînée. » Luc Jardie intervient pour ajouter alors : « il y a eu aussi la photographie ». « Oui, dit Gerbier. C’est la seule faute que Mathilde ait commise pour sa sécurité. Elle a gardé sur elle cette image de ses enfants ». Et il poursuit : « Nous avons reçu un SOS de Mathilde […]. Les Allemands lui donnaient à choisir : ou bien elle livrait tous les gens importants qu’elle connaissait chez nous, ou bien sa fille était envoyée en Pologne dans un bordel pour soldats revenus du front russe ». Mathilde ne peut ni s’évader, ni se tuer, « la Gestapo est tranquille. La fille répond de tout ». Elle peut certes gagner un peu de temps, mais pour en faire quoi ? Arrive alors, à ce moment de l’entretien, le courrier qui apporte les nouvelles à Gerbier : Jardie, dont la présence et l’identité doivent rester secrètes, va se dissimuler dans la pièce voisine. Gerbier décrypte le message codé qui lui est transmis et énonce alors à haute voix ce que tous, sauf lui, savaient en réalité déjà : « Mathilde a été relâchée avant-hier et [trois agents de liaison] ont été arrêtés ». Se sentant soudainement « libéré de tout débat intérieur, de tout scrupule et de toute pitié » par cette information qui montre combien Mathilde entre les mains des Allemands est devenue dangereuse pour le réseau, Gerbier dit au Bison, « posément et d’un ton auquel on obéissait toujours » : « Mathilde est à liquider d’extrême urgence et par tous les moyens… ».
9C’est alors que la scène s’emballe. Car pour la première fois, l’autorité du chef est contestée frontalement : « non, je ne toucherai pas à madame Mathilde [réplique le Bison]. J’ai travaillé avec elle. J’ai eu la mise sauvée par elle. Je lui ai vue nettoyer les Gestapo à la mitraillette. C’est une grande femme. Les hommes, quand il le faut… tout ce que vous voudrez… Mais à Madame Mathilde, et moi en vie… jamais ! ». Gerbier insiste, le ton monte, l’autre se rebelle : « Vous ne ferez pas ça. Qu’elle nous vende tous si elle veut. Elle m’a défendu. Elle vous a défendu. Maintenant elle défend sa fille. C’est pas à nous de juger. […] Si vous êtes assez lâche pour le faire, je vous descendrai avant ». La violence est sur le point d’exploser. C’est alors que le grand patron sort de l’ombre et trouve un moyen de les convaincre tous : « Vous avez raison, dit-il, Mathilde est une femme merveilleuse. Plus encore que vous ne le pensez… Mais nous allons la tuer ». Face à la stupéfaction du Bison, Jardie précise : « Vous allez voir, mon ami. Nous allons tuer Mathilde parce qu’elle nous en prie ». Et le chef d’expliquer que l’arrestation des trois agents de liaison est un signal que Mathilde leur envoie :
Réfléchissez un tout petit peu. Si Mathilde avait cherché simplement à sauver sa fille, elle n’avait qu’à livrer une liste de noms et d’adresses. […] Au lieu de faire cela Mathilde raconte que nos gens changent sans cesse de domicile. Qu’il lui faut retrouver les liaisons… n’importe quoi. Bref, elle se fait mettre en liberté. C’est assez clair ?
[…] Supposez que vous êtes à la place de Mathilde, que vous êtes obligé de livrer vos amis, et que vous n’avez pas le droit au suicide…
— Je voudrais qu’on me descende, c’est juste, dit lentement le Bison.
Jardie se mit à rire.
— Alors, vous pensez que vous êtes plus courageux et meilleur que Mathilde ? demanda-t-il.
Le bison devint très rouge.
— Faut m’excuser, patron.
10Jardie donne alors les instructions pour l’opération et précise qu’il tient à être lui aussi dans la voiture. L’épisode pourrait s’arrêter là, mais deux courts passages s’interposent encore avant le point final du roman. L’un est l’échange privé que Gerbier et Jardie ont entre eux une fois que les autres ont quitté la pièce : « Vous êtes sûr de ce que vous avez avancé au sujet de Mathilde ? », lui demande Gerbier. « Est-ce que je sais… [répond Jardie] Il est possible que cette hypothèse soit juste. […] Il est possible aussi que Mathilde ait voulu revoir ses enfants et qu’il lui soit devenu plus difficile de mourir. C’est ce que je veux apprendre. » L’autre ajout est, en quatre lignes, le sobre bilan de l’opération d’exécution : « Quand Mathilde vit la voiture des tueurs s’approcher d’elle, Jardie ne put rien distinguer sur son visage. Le Bison tira comme à l’ordinaire, sans défaut. Et Jean-François sut dépister la poursuite ».
11Plusieurs étapes composent donc ce dispositif narratif. La première se joue entre Gerbier et Jardie, avant que l’information de la possible trahison de Mathilde ne soit révélée à Gerbier : le choix que la Gestapo offre à Mathilde est reconnu comme un dilemme, une situation d’alternative à tiers exclu dont on accepte de se faire un problème, sans qu’aucune solution ne s’impose comme évidente au détriment de l’autre. Le deuxième moment s’ouvre une fois la dangerosité de Mathilde établie par la découverte des trois arrestations subalternes : Gerbier prend alors sans hésiter la décision utilitariste qui s’impose, celle de la neutraliser au plus vite pour protéger le réseau. Cette décision renvoie à un épisode du tout début du roman, quand Gerbier devait se justifier face au malaise suscité dans l’esprit de ses hommes par la perspective de l’exécution à mains nues de leur camarade Paul Dounat retourné par les Allemands : « Ce n’est pas de la vengeance. Ce n’est même pas de la justice [insistait alors Gerbier]. C’est une nécessité. Nous n’avons pas de prison pour nous protéger des gens dangereux ». L’argument de la nécessité, assis sur une morale utilitariste assumée, pourrait être repris tel quel au sujet de Mathilde, mais il ne suffirait pas face à ce qui est désormais une contestation frontale. Par la voix du Bison, c’est en effet le sentiment général qui s’exprime : ils sont attachés à Mathilde, lui sont dévoués corps et âme ; tous ou presque lui doivent la vie. La contestation vire donc à la sédition, obligeant Jardie à intervenir pour soutenir son adjoint Gerbier, dont il approuve la décision. Laisser ses hommes s’offrir à un sacrifice collectif inutile serait absurde : la disposition de tous à mourir pour Mathilde, ou plus exactement, à mourir pour laisser Mathilde sauver sa fille, ne mènerait à rien d’autre qu’au désastre partagé. Mais Luc Jardie va l’empêcher, non en mettant dans la balance son aura de grand patron du réseau, encore moins en imposant le respect des ordres hiérarchiques, mais en réussissant à les convaincre que c’est la meilleure décision possible et même le parti de la vraie fidélité à Mathilde, cette valeur qu’ils étaient prêts à prioriser sur toute autre9.
12Quand, dans le troisième moment de l’épisode, Jardie entre en scène, il offre un narratif qui va résoudre le dilemme, mais sans le trancher, sans sacrifier l’une de ses deux branches. L’interprétation des faits qu’il propose est non seulement psychologiquement plausible, mais aussi et surtout, moralement satisfaisante. Elle consiste à transformer paradoxalement le début de trahison de Mathilde en preuve de loyauté. Non seulement cette lecture des signes répare-t-elle le désarroi que le constat de la trahison d’une des plus grandes figures du réseau aurait entraîné, mais elle valorise Mathilde en la montrant non seulement courageuse et loyale, mais encore ingénieuse et inventive, dans la continuité de son personnage. Davantage : si cette intelligence a besoin de leur contribution, il n’y a pas à hésiter. Comment refuseraient-ils de faire leur part du plan supposé dicté par Mathilde ? Même si ce n’est qu’une hypothèse que l’on ne peut pas prouver, risquer de lui refuser son aide au moment où elle n’en a jamais eu davantage besoin pour se tirer de la pire situation de son existence serait bien plus grave que de risquer de la tuer sur un malentendu. L’hypothèse est si efficace qu’elle réussit à faire honte au Bison d’avoir cru Mathilde capable de sacrifier ses camarades. Par son talent ré-interprétatif, le philosophe Jardie10 réussit l’exploit de rendre à Mathilde non seulement son honneur (que le soupçon de trahison lui ôtait) et sa loyauté à la cause (que le choix de prioriser sa fille sur ses camarades de lutte aurait atteinte), mais aussi sa liberté au moment même où elle est le plus entravée. D’objet réduit au silence et à l’impuissance, elle redevient un sujet libre, capable de reprendre le contrôle de sa volonté et de la situation.
13À l’issue de ce renversement complet, tuer Mathilde, c’est donc la tirer d’affaire en la sauvant d’un dilemme sans issue auquel elle ne peut échapper seule ; lui offrir la mort qu’elle ne peut se donner à elle-même sans entraîner sa fille dans le supplice, c’est lui faire le plus précieux des cadeaux11. La présence revendiquée du grand patron dans la voiture des tueurs en dépit du risque sécuritaire sera un hommage à cette « femme merveilleuse » : cette disposition achève en tout cas de les convaincre que l’exécution de Mathilde est le plus juste témoignage qu’ils puissent lui exprimer de leur fidélité. En présentant l’exécution de Mathilde comme un sauvetage à la mesure de tous ceux qu’elle a elle-même organisés pour eux auparavant, Jardie offre aussi à ses hommes, et au-delà d’eux au public du roman, un narratif réparateur. Il parvient à effacer complètement toute lecture utilitariste de l’épisode, en faisant voir toute l’affaire, avec une sobre simplicité, comme une opération d’évasion. On tue Mathilde non pour se protéger d’elle, mais pour la protéger d’elle-même, la préserver du risque de se trahir. La tuer, c’est sauver le sens de sa vie, le sens de son engagement, en lui épargnant la tentation de se renier12.
14Remarquons aussi que le risque de se renier portait sur les deux branches de l’alternative imposée. Que Mathilde ait choisi sa fille ou qu’elle ait choisi le réseau, cela aurait été un reniement. Mathilde trahissant ses camarades est impensable, Mathilde sacrifiant sa fille l’est tout autant. Aussi est-ce le choix lui-même qu’il faut lui épargner, et non pas l’une des deux options seulement. Ajoutons encore que reconnaître son dilemme comme un dilemme, ce n’est pas forcément le partager : la vie de la jeune fille utilisée comme otage pour faire parler Mathilde ne compte pas plus que d’autres vies. Pour les membres du réseau, cette vie n’a pas plus d’importance qu’une autre et ne mérite pas d’être préservée plus que tout. Mais en se montrant capable de reconnaître le dilemme de Mathilde sans le partager, la lecture qu’en fait Jardie reconnaît aussi quelque chose qui, sur le plan moral, ne va pas du tout de soi : que Mathilde se doit autant à sa fille qu’à ses camarades et à sa cause13.
15D’une certaine manière, l’épisode pourrait alors s’arrêter là. Le processus de re-légitimation a eu lieu14. Contrairement à ce qu’une lecture trop hâtive des faits aurait pu conduire à conclure, les résistants de Kessel pouvaient soutenir, en reprenant les mots de Camus dans la première de ses Lettres à un ami allemand, publiée en juillet 1943 dans La Revue libre, qu’ils avaient su résister à la tentation de ressembler à leur adversaire nazi. L’exécution de Mathilde n’est pas une liquidation, c’est la plus belle preuve de leur valeur morale : grâce au narratif réparateur de Jardie, la Résistance s’est défendue du risque d’être assimilée à la violence sans limites morales de l’ennemi qu’elle combat.
16Mais alors, si cela suffisait, pourquoi ajouter ce double épilogue qui semble à première vue venir tout gâcher ? Les deux moments supplémentaires que sont la conversion privée entre Jardie et Gerbier, dans laquelle Jardie avoue qu’il n’est pas du tout sûr de ce qu’il a avancé et où il explique que c’est justement ce qu’il veut vérifier en venant dans la voiture des tueurs lire dans les yeux de Mathilde s’il a eu raison de lui faire ce crédit, et le compte rendu en quatre lignes, totalement dépouillé, de l’exécution de Mathilde, sans que son regard n’ait rien confirmé de probant, n’apportent strictement rien à la chronique de la Résistance. Ils peuvent même gêner la lecture : l’honnêteté de Jardie reconnaissant qu’il n’est pas certain de l’hypothèse qu’il vient d’échafauder peut facilement être comprise de travers comme un signe de son caractère manipulateur et cynique. Ce serait un contresens, bien sûr, mais cette possibilité d’être compris de travers n’est-il pas très exactement le risque que prend Kessel en ajoutant ce passage ? Quant à l’échange de regards non probant entre Jardie et Mathilde, que Kessel a réduit à son strict minimum comme pour frustrer sciemment nos attentes, il prend en effet le risque de fragiliser tout le dispositif de sens bâti par Kessel… Pourquoi, donc, produire cette ambiguïté finale qui nous prive ultimement de la sécurité morale que la relecture de Jardie offrait ? Qu’ajoute donc à l’effet du roman et à l’effet du film15 cette ambiguïté assumée qui creuse une dangereuse vulnérabilité dans l’armure morale que Kessel venait d’apprêter pour ses personnages et pour ses lecteurs ?
17En rouvrant l’éventail des possibles quant à l’interprétation des faits, en réinstallant une ambiguïté morale indécidable au moment même où Jardie avait réussi, avec une stupéfiante habileté psychologique, à convaincre tout le monde de la justesse d’une lecture qui sauvait l’honneur, la liberté, et le sens de la vie de Mathilde, Kessel remet en circulation, sur le mode d’un défi moral auquel il considère qu’il peut se risquer, l’autre alternative du choix sous contraintes auquel Mathilde était soumise. Certes, Jardie dit que ce dont il veut s’assurer en allant croiser le regard de Mathilde, c’est justement que son hypothèse est juste, et que Mathilde est bien aussi admirable qu’il lui fait l’amitié de la croire. Mais tout en disant que sa réaction à son exécution imminente sera l’ordalie destinée à laver sa mémoire, il dit aussi autre chose – et il le dit par cette honnêteté simple et tranquille, ce ton naturel qui ne cherche pas à dissimuler son doute, qui ne cherche pas à se protéger de l’effet de cette incertitude qu’il concède volontiers : que peut-être elle a trahi, oui, c’est bien possible après tout, mais que ce ne serait pas une raison pour la condamner moralement, même alors. « Il est possible aussi que Mathilde ait voulu revoir ses enfants et qu’il lui soit devenu plus difficile de mourir… » Humaine, Mathilde ne sera jamais « trop humaine » aux yeux de Jardie : cette humanité conservée, même chez l’une des plus grandes héroïnes de la Résistance que la littérature ait jamais conçue, est « merveilleuse ». L’adjectif « merveilleux » est en effet celui que Jardie emploie à deux reprises à propos de Mathilde : dans « Mathilde est une femme merveilleuse. Mais nous allons la tuer », « merveilleuse » signifie admirable, extraordinaire, impressionnante. Mais un peu plus tôt, « merveilleux » signifiait tout autre chose dans la bouche de Jardie. À propos de la photo de ses enfants qu’elle a commis l’erreur fatale de conserver sur elle, face à Gerbier qui s’étonne que « Mathilde, la Mathilde que nous connaissons, s’est mise à supplier qu’on lui laisse la photographie… c’est incroyable… », Jardie corrigeait : « C’est merveilleux ». « Merveilleux », là, dit tout autre chose. L’adjectif dit non seulement que l’on peut vivre avec cette faille au cœur du réseau, avec cette fragilité au cœur de l’engagement, mais même que l’on doit en être fier. La preuve de cette « humanité » conservée est un gage de sens pour le combat mené. C’est un rappel d’éviter de céder au fanatisme, de résister, comme l’écrit Camus dans ses Lettres à un ami allemand, « à la tentation où nous sommes de vous ressembler » pour gagner, et de se rappeler que l’on combat pour des choses très simples, évidentes, naturelles, « le souvenir d’une mer heureuse, d’une colline jamais oubliée, le sourire d’un cher visage »16. Ou, dans les termes de Levinas :
aux heures décisives où la caducité de tant de valeurs se révèle, toute la dignité humaine consiste à croire à leur retour. Le suprême devoir quand « tout est permis » consiste à déjà se sentir responsables à l’égard de ces valeurs de paix. Ne pas conclure, dans l’univers en guerre, que les vertus guerrières sont seules certaines ; ne pas se complaire dans la situation tragique aux vertus viriles de la mort et du meurtre désespéré, ne vivre dangereusement que pour écarter les dangers et pour revenir à l’ombre de sa vigne et de son figuier.17
18Nous sommes ici aux antipodes de la scène que raconte David Rousset dans Les jours de notre mort : pour les membres de l’organisation clandestine de résistance polonaise à Buchenwald, l’homme qui a vendu ses camarades aux Allemands pour épargner à ses enfants la torture est un lâche et un traître. Leur certitude d’avoir le droit de le condamner à mort, et surtout de le mépriser, nous met d’ailleurs mal à l’aise, car pas un instant ils ne reconnaissent que cette situation était un choix sous contraintes… Pour eux, il n’y avait pas deux mauvais choix, mais un seul bon choix. Ils partagent en quelque sorte la même morale que l’Horace de Corneille, ce personnage qui n’hésite pas un instant à se lancer corps et âme, au service de sa cité, dans un duel à mort contre son ami et beau-frère, et qui n’a aucun scrupule ensuite à tuer sa sœur de ses propres mains quand il l’entend maudire Rome de l’avoir fait veuve. Dans la tragédie de Corneille, Horace explique à Curiace, son pendant dans le camp des Albains, qu’il se réjouit de l’épreuve terrible qui leur est infligée, car plus le sacrifice est grand, plus le mérite l’est aussi. Et à l’époque de Corneille, tous les spectateurs étaient prêts à penser de même : non seulement la réception d’Horace, cette pièce où un frère accomplit sur sa sœur un meurtre d’honneur, ne posait pas problème, mais on s’entendait même à considérer qu’Horace était la version la plus aboutie du héros cornélien, l’incarnation la plus réussie de sa morale exigeante. Aujourd’hui, la perception est toute différente : le public considère à présent que celui qui est capable, si juste que soit sa cause, de tout lui sacrifier y compris ses attachements humains les plus fondamentaux, sans énoncer son trouble et sans reconnaître qu’au moins dilemme il y a avant de le trancher, celui-là n’est pas un héros, mais un monstre… C’est que, pour les contemporains de Corneille, comme encore pour le groupe de résistants polonais que David Rousset met en scène, il n’y a pas vraiment dilemme, mais seulement choix douloureux entre des intérêts (l’amitié, l’amour, le lien parental) et des devoirs (la patrie, le sens de la lutte). Pour les lecteurs d’aujourd’hui, en revanche, c’est un dilemme entre deux loyautés qui méritent une considération égale, qu’il faut voir là – un dilemme entre ce que l’on doit aux siens dans la communauté étroite de la famille et de l’amitié, et ce que l’on doit aux siens dans la communauté large de la cité.
19Tout cela, la valeur de l’humanité conservée, l’impératif de double loyauté, Kessel ne l’exprime pas comme le Camus des Lettres à un ami allemand par un discours articulé, attentif à toutes les nuances de l’engagement moral, mais par un parti pris de romancier : en faisant Mathilde femme et mère. Que Mathilde en effet, cet agent intrépide liquidé par ses camarades, soit une femme et une mère de famille est d’une certaine manière une anomalie historique. Non seulement cet épisode final n’a-t-il, dans le roman vrai de Kessel, pas de source historique identifiable, mais il est même rarissime de trouver des exemples historiques de femmes résistantes exécutées par leurs camarades pour avoir trahi ou risqué de le faire. Le choix d’attribuer ce rôle à une femme et mère est en quelque sorte la marque de la fiction dans la fiction. Dans un article qui s’interroge sur les spécificités de la Résistance au féminin18, Claire Andrieu remarque que certes, statistiquement, l’engagement des femmes dans la résistance paraît indifférent à l’âge et au statut de mère, et que mariage et maternité ne sont pas forcément un obstacle à l’engagement dans l’organisation résistante, mais elle ajoute : « il fallait que l’impératif de combattre fût catégorique pour qu’il ait transcendé le lien maternel sans le distendre. Un nouveau “sur-moi” construit sur le fait de surmonter cette épreuve dans “L’épreuve” (titre choisi par Annie Guéhenno pour son récit de résistance), donnait aux femmes une dimension supérieure, une force morale qui leur permettait d’affronter les plus grands risques ». Femme, Mathilde remplit des fonctions de cheffe de réseau et est « faite pour commander », dit Gerbier ; mais ses qualités de résistante sont accentuées au filtre de son genre. Intrépide et inventive, Mathilde est aussi celle qui prend tous les risques, qui a tous les culots, dès lors qu’il s’agit de sauver un ami, comme si son sens de la loyauté était plus fort encore que celui de ses camarades. Pour elle, rien n’est impossible, il ne faut jamais renoncer : tout se passe comme s’il y avait pour elle des engagements au sein de l’Engagement, des exigences de loyauté individuelle au sein de la loyauté envers le mouvement. Elle a ainsi, en quelque sorte, les qualités féminines de ses défauts féminins : prête à tout pour sauver une jeune agente de liaison qui a l’âge de sa fille, et qu’elle ne se pardonne pas de savoir arrêtée, elle lance une opération d’évasion qui échoue et coûte la vie à trois ou quatre hommes. Merveilleuse jusque dans ses erreurs, ses irrationalités et ses excès, dirait Jardie. Et Kessel comme Melville veillent tous deux à ce que leur Mathilde reste constamment sur la ligne de crête : assez forte, héroïque et raisonnable pour avoir coupé les liens avec ses enfants pour les protéger, mais incapable de renoncer à conserver leur photo sur elle, comme s’il était nécessaire d’apporter la preuve que cet abandon lui a bien été insupportable. Avec ce détail de la photo, tout se passe comme si Kessel avait deviné quelles réserves son héroïne risquait de susciter pour nous qui portons sur la Résistance le regard de l’après. Comme s’il avait deviné qu’il y aurait des lecteurs pour se demander si une mère a vraiment le droit d’abandonner ses enfants ou de les mettre en danger pour entrer dans la Résistance. Kessel protège Mathilde de ce risque d’image, comme s’il l’anticipait. Son dilemme, pour elle impossible à trancher, est là pour rappeler ce que signifie vraiment l’engagement sacrificiel dans la Résistance : ce qu’il coûte à une mère. La valeur de la Résistance tiendra à sa capacité à reconnaître, au moment même où elle réclame d’elles le sacrifice suprême, que les mères ont raison de vouloir protéger leurs enfants à tout prix.
20Reste l’ambiguïté finale, le dernier détail du livre, le dernier plan du film sur le regard de Mathilde, ininterprétable. Peut-on lire ce que vaut un être humain dans ses yeux ? Jardie vient justement de raconter à Gerbier comment, quelques semaines plus tôt dans le métro, il a réussi à communiquer uniquement par de longs regards appuyés, avec un ancien collègue professeur engagé dans la clandestinité. Cette fois, même Jardie ne peut rien déchiffrer dans le regard de Mathilde. Le regard de Mathilde, rendu par le talent d’actrice de Simone Signoret, peut exprimer tout et son contraire. En 1963, vingt ans après le livre, cinq ans avant le film, Malraux accueillait Jean Moulin au Panthéon en brisant un tabou, en actant une réconciliation entre deux époques de la mémoire de la Résistance : « entre ici Jean Moulin, avec ton terrible cortège. Avec ceux qui sont morts dans les caves sans avoir parlé, comme toi ; et même, ce qui est peut-être plus atroce, en ayant parlé ». Mathilde peut rester l’héroïne inoubliable de L’armée des ombres, qu’elle ait pris le parti de payer le prix du silence ou qu’elle ait parlé. Davantage : Mathilde conserve son secret, et ce n’est pas rien. Car au fond, ce que Jardie voulait apprendre dans ses yeux, c’est si elle avait tenu bon. Mais en permettant à Mathilde de ne pas rendre de comptes, Kessel et Melville la protègent : personne n’aura accès, ni les malveillants, ni les bienveillants, ni les voyeurs, ni les historiens, ni même les lecteurs de bonne volonté… Ce qu’un être humain a au fond du ventre, c’est son secret. Ce secret, la torture peut le lui arracher. Mais précisément : ici la littérature et le cinéma choisissent de rester en deçà. De ne pas s’avancer là où l’être humain a droit au respect de son inviolabilité.
Bibliographie
Andrieu Claire, « Les résistantes, perspective de recherche », Le mouvement social, no 180, 1997, p. 69-96.
Arendt Hannah, Les origines du totalitarisme, vol. 3, Le système totalitaire, J. L. Bourget, R. Davreu et P. Lévy trad., Paris, Seuil, 1972.
Camus Albert, « Lettres à un ami allemand (1943-1944) », Essais, Paris, Gallimard, 1965.
Chaumont Jean-Michel, Survivre à tout prix ? Essai sur l’honneur, la résistance et le salut de nos âmes, Paris, La Découverte, 2017.
Douzou Laurent, « La démocratie sans le vote. La question de la décision dans la Résistance », Actes de la recherche en sciences sociales, no 140, 2001, p. 57-67.
Kessel Joseph, L’armée des ombres, dans Romans et récits, vol. 1, Paris, Gallimard, 2020.
Levinas Emmanuel, « Sans nom », Noms propres, Paris, Fata Morgana, 1976.
Malraux André, La condition humaine, Paris, Gallimard, 1933.
Rousset David, Les jours de notre mort, Paris, Pluriel, 2012.
Simonin Anne, « La Résistance sans fiction ? L’Armée des ombres (1943) », Écrire sous l’Occupation. Du non-consentement à la Résistance, France-Belgique-Pologne, 1940-1945, B. Curatolo et F. Marcot dir., Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, p. 233-253.
Notes de bas de page
1Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, vol. 3, Le système totalitaire, J. L. Bourget, R. Davreu et P. Lévy trad., Paris, Seuil, 1972, p. 190-192.
2David Rousset, Les jours de notre mort, Paris, Pluriel, 2012, p. 425-428.
3Joseph Kessel, « La fille de Mathilde », L’armée des ombres, dans Romans et récits, vol. 1, Paris, Gallimard, 2020, p. 1392-1405.
4Joseph Kessel, entretien avec Michel Droit sur France Culture en septembre 1969, cité par Anne Simonin, « La Résistance sans fiction ? L’Armée des ombres (1943) », Écrire sous l’Occupation. Du non-consentement à la Résistance, France-Belgique-Pologne, 1940-1945, B. Curatolo et F. Marcot dir., Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, p. 233-253.
5Joseph Kessel, « Préface », L’armée des ombres, dans Romans et récits, vol. 1, Paris, Gallimard, 2020, p. 1241.
6Anne Simonin, « La Résistance sans fiction ? L’Armée des ombres (1943) », chap. cité, p. 238. Simonin cite Hayden White, « The Value of Narrativity in the Representation of Reality », Critical Inquiry, no 1, 1980.
7Dans le film de Jean-Pierre Melville, Jean-François, alors entre les mains des Allemands pour s’être fait volontairement emprisonner aux côtés de Félix dans l’espoir de l’avertir du projet d’évasion préparé par Mathilde à son intention, est remplacé par Le Masque. À cette substitution de personnage près, l’épisode est repris avec une fidélité scrupuleuse et constitue les quinze dernières minutes du film que Melville tire de son adaptation par ailleurs assez libre du roman de Kessel.
8Les citations dépourvues de référence sont issues de Joseph Kessel, « La fille de Mathilde », chap. cité.
9En ce sens, l’épisode fictionnel illustre magnifiquement la signification profonde de l’autorité d’un chef en contexte de résistance, ce que Laurent Douzou a caractérisé comme « la démocratie sans le vote » (Laurent Douzou, « La démocratie sans le vote. La question de la décision dans la Résistance », Actes de la recherche en sciences sociales, no 140, 2001, p. 57-67). Dans la Résistance, l’obéissance aux ordres des chefs ne tient pas à la hiérarchie ni à un lien de subordination de type militaire : ce sont l’amitié, l’estime et la confiance mutuelle qui confèrent au primus inter pares la légitimité suffisante pour prendre des décisions d’une gravité extrême sans que le processus ne soit attaqué. Le chef ne peut se maintenir sans l’assentiment de toute la pyramide de l’organisation. C’est ce que Jardie vient ici regagner, en réussissant de justesse à reconquérir confiance et légitimité.
10Luc Jardie est conçu ici sur le modèle de Jean Cavaillès, ce qui est encore plus visible dans le film de Jean-Pierre Melville où les titres des livres d’épistémologie réellement publiés par Cavaillès sont attribués à l’auteur Luc Jardie, sur fond de couverture NRF Gallimard.
11Que la mort soit le plus grand des cadeaux que l’on puisse faire à l’ami torturé, le don du cyanure que Melville ajoute dans son film au scénario inspiré du roman nous prépare à le comprendre. Dans le film en effet, Jean-François, en prison, donne sa seule pilule de cyanure à Félix qui agonise sous la torture. Le geste avait déjà trouvé, dans le roman La condition humaine d’André Malraux, publié en 1933, sa consécration littéraire, dans le contexte de la révolution chinoise, avec le récit d’un don de cyanure fait en vain (la pilule tombe sur le sol dans l’échange entre les deux personnages et ne servira donc à personne).
12Cet impératif moral de préserver Mathilde de la tentation de se renier peut d’ailleurs rester valable que Mathilde ait réellement envoyé un signal en ce sens ou non : même si, entre les mains des nazis, Mathilde a peut-être été brisée, ses camarades peuvent néanmoins considérer que c’est ce que la Mathilde qu’ils connaissent, respectent et admirent leur demanderait de faire pour elle si elle n’était pas en proie à la souffrance de la torture. Je remercie pour cette suggestion Jean-Michel Chaumont, qui a longuement réfléchi aux enjeux liés au « reniement » de résistants dans son ouvrage Survivre à tout prix ? (Paris, La Découverte, 2017).
13L’enjeu n’est donc pas seulement de « libérer » Mathilde, de lui rendre sa liberté dans cette situation où on utilise l’otage la plus précieuse à ses yeux pour avoir prise sur elle : si tel avait été l’objectif, il y avait sans doute des méthodes plus efficaces. On songe en particulier au geste que le mythique Keyser Söze du film Usual Suspects (Bryan Singer, 1995) est réputé avoir accompli pour se rendre inaccessible à toute emprise, à savoir tirer lui-même sur sa femme et ses enfants qu’on le menaçait d’exécuter s’il ne se rendait pas.
14Dans son article « La Résistance sans fiction ? » (chap. cité), Anne Simonin considère que la question de la légitimation de l’illégal est le problème principal que la littérature prend en charge avec L’armée des ombres, parallèlement à l’entreprise législative du Conseil national de la Résistance : « En mobilisant la notion de “légitimité”, la France Libre entreprend de remodeler le droit d’une France libérée dont la sphère légale doit intégrer les actes condamnés sous Vichy ».
15Le cinéaste a en effet décidé de conserver, et même d’amplifier l’effet, en donnant à voir la scène de l’exécution et en faisant du regard final de Mathilde, fortement mis en relief, le point d’orgue du film.
16Albert Camus, « Lettres à un ami allemand (1943-1944) », Essais, Paris, Gallimard, 1965. La première citation est empruntée à la première lettre (p. 222), la seconde à la quatrième (p. 241).
17Emmanuel Levinas, « Sans nom », Noms propres, Paris, Fata Morgana, 1976.
18Claire Andrieu, « Les résistantes, perspective de recherche », Le mouvement social, no 180, 1997, p. 69-96.
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