Introduction
Stratégies de survie et prises de décision en situation extrême
p. 11-22
Texte intégral
1« Choix sous contraintes », autrement dit « un choix qui n’en est pas un » : c’est l’une des manières dont on peut traduire l’expression choiceless choice du spécialiste de la littérature sur le génocide juif, Lawrence Langer, appliquée à la question du choix dans l’univers concentrationnaire. Comportant sa propre négation, l’expression reflète la réalité. Paru en 1980, l’article de Langer1 est rapidement devenu une référence obligée. Un an auparavant, un roman auquel Langer ne fait aucune allusion, Le choix de Sophie de William Styron remportait un immense succès. Ce récit, où une mère est sommée par un SS de choisir lequel de ses deux enfants pourra survivre, fut aussitôt suivi d’une adaptation cinématographique par Alan Pakula en 19822. On était alors au début de ce que l’on appela par la suite « le réveil des mémoires juives ». La série américaine Holocaust, dont on connaît l’impact, commençait à être diffusée de par le monde l’année où parut Le choix de Sophie.
Création artistique et historiographie
2Comme il est fréquent, avant même l’histoire savante, la littérature et le cinéma s’étaient emparés du sujet. Ils s’appuyaient sur ces premiers historiens que sont les témoins depuis qu’ils peuvent écrire leur propre histoire, ainsi que le relevait Jean Norton Cru au lendemain de la Première Guerre mondiale dans son livre magistral Témoins, publié en 1929. Tandis que certains historiens professionnels négligeaient les récits des témoins, voire appelaient à « s’affranchir de la dictature du témoignage »3, les écrivains y recoururent avec un certain succès. Leurs créations furent longtemps le principal vecteur de transmission de l’expérience de la Résistance comme de celle de la déportation. On rappellera ainsi que L’armée des ombres de Joseph Kessel parut en France sous l’Occupation, en 1943. Grâce aux récits, écrits et oraux, de survivants des camps d’extermination4 et de concentration, des ghettos, de la Résistance et des mouvements de partisans en Europe sous domination allemande, on savait que des hommes et des femmes avaient été confrontés à la nécessité de prendre des décisions dans des conditions où l’ensemble des valeurs dites communes entraient en conflit ou étaient abolies. Mais sur ce point, il n’existait naturellement que peu d’archives au sens de document écrit sur lequel s’appuie la corporation historienne. Ce sont les témoignages qui avant tout renseignaient. Bien qu’indispensable, en raison de la possible discordance des mémoires, l’archive testimoniale fait encore débat parmi les historiens et on se félicite que se retrouvent dans cet ouvrage autant de spécialistes de la littérature que d’historiens professionnels.
Le choix sous contraintes : une question centrale dans les récits de survivants
3Quoiqu’impossible, le choix fait par les victimes du régime national-socialiste était en même temps inévitable. Inévitable et souvent nécessaire pour survivre.
4Depuis son introduction par Langer, cette notion a été traduite de plusieurs façons : choix sans choix, choix sous contraintes, choix existentiels dans des situations extrêmes qui vont du camp d’extermination au camp de concentration, sans oublier la question du choix/engagement dans la Résistance. Mais surtout, elle a ouvert un nouveau champ d’étude sur la Shoah et sur les camps de concentration qui ne cesse de s’élargir, au point que le concept d’agency, ou « agentivité », a fait son apparition dans les travaux français et allemands, sans même qu’il soit désormais besoin de traduire la littérature secondaire5 dans ce domaine en expansion. Ajoutons que la réflexion sur la contrainte dans différents champs d’études en sciences humaines et sociales, en dehors de l’univers concentrationnaire, a fait éclater certaines idées reçues dans l’histoire de la psychologie6 et contribué à de nouveaux cadres d’analyse, qui intègrent à leur tour l’étude des victimes du régime national-socialiste7.
5La question des choix sous contraintes traverse toute la littérature mémorielle. Elle est centrale dans les discussions concernant les Judenräte (conseils juifs) et se trouve au cœur de la relation que fait Benjamin Murmelstein de sa fonction d’intermédiaire entre les déportés et les SS à Theresienstadt dans le documentaire de Claude Lanzmann, Le dernier des injustes (2013) – après que Shoah (1985), du même documentariste, a permis d’avancer dans l’appréhension de ces situations de « choix sous contraintes », notamment celle des Sonderkommandos, les prisonniers qui intervenaient au dernier stade du processus d’extermination, à l’entrée même de la chambre à gaz pour y conduire leurs semblables. Après Claude Lanzmann, partant d’un fait réel, le film de László Nemes, Le fils de Saul (2015), met en scène le choix ultime, à savoir décider de sa propre mort : dans la chambre à gaz ou en combattant.
6Dans cet espace-temps, cependant, il y avait des graduations : entre le choix que firent des femmes d’entrer dans la Résistance quitte à se retrouver à Ravensbrück ; entre le choix d’Adina Blady-Szwajger, médecin pédiatre dans le ghetto de Varsovie contrainte d’euthanasier les enfants de l’orphelinat pour les soustraire à la déportation et à la mort à Treblinka ; entre la marge de manœuvre de Miklós Nyiszli, un des médecins attachés au Sonderkommando, et celle du prisonnier politique chargé à Buchenwald de constituer les listes de détenus qui peuvent, comme à Dora, mener à la mort dans les souterrains où les missiles V2 devaient être construits, ou encore les listes des convois de déportation menant directement à Auschwitz, il existe une différence. Il y a ce que Primo Levi a décrit et appelé « la zone grise »8. Les jours de notre mort de David Rousset et Si c’est un homme de Primo Levi – deux œuvres fondamentales à notre connaissance de l’univers concentrationnaire, publiées en 1947 alors que leurs auteurs étaient à peine revenus de déportation, le premier de Buchenwald, le second d’Auschwitz – permettent, à une époque où l’on ne faisait pas encore de différence entre les deux types de camps, de la mesurer.
D’une situation à l’autre, les apories de la terminologie
7Qu’est-ce à dire au juste ? Réduite quasiment à néant dans le camp d’extermination, la question du choix pouvait en revanche se poser dans le camp de concentration, mais la décision s’effectuait en dehors de toute situation « normale ». Pouvait-on y respecter des valeurs liées à la morale individuelle, à l’éthique médicale ou à la logique d’une résistance collective ?
8La terminologie que nous avons adoptée au sein de notre groupe de travail, dont cet ouvrage collectif est le produit, s’inspire d’expressions existantes dans l’historiographie : la question des choix chez les survivants des camps apparaît aussi bien dans les travaux de Raul Hilberg9 que dans le livre de Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz (1998). L’expression « situations extrêmes » est aussi ancienne. Elle date de la guerre et des premiers témoignages sur les camps de concentration : le psychologue Bruno Bettelheim l’utilise dans son article « Individual and Mass Behavior in Extreme Situations », publié en 194310, après avoir été détenu à Dachau et Buchenwald. Nous avons finalement opté pour « Choix dans des conditions extrêmes » (en allemand : Entscheidungen unter extremen Bedingungen) comme intitulé de notre séminaire, mais plus globalement, l’expression « choix sous contraintes » pose la question de ce qui a pu se passer dans la zone grise de Primo Levi évoquée plus haut. Rappelons qu’à travers ce concept, Primo Levi expliquait que la survie des uns signifiait l’élimination des autres. Un des exemples que l’on retrouve régulièrement à la lecture des témoignages est la substitution des noms sur les listes de condamnés à mort remises aux SS11. On rayait le nom d’un prisonnier inscrit sur une liste, le remplaçant par celui d’un mort, d’un mourant ou d’un autre selon des critères qui pouvaient être ceux d’un médecin (qui a le plus de chance de survivre, le mourant ou le détenu bien portant ?) ou d’un prisonnier politique chargé de l’encadrement (sauver avant tout un camarade ou sauver avant tout un compatriote ?). Primo Levi a décrit un autre cas qui illustre de façon concrète la situation typique de la zone grise : ne pas partager le secret d’une source d’eau potable dès lors qu’il n’y en a pas assez pour tout le monde.
9Laboratoire de la zone grise, Buchenwald ne fut pas un camp d’extermination programmée, quoiqu’on y mourût massivement. On peut y déceler des stratégies de survie quasi inexistantes, ou plus difficiles à observer, à Auschwitz, et analyser les attitudes de deux catégories de déportés pour lesquels une marge de manœuvre, aussi minime et dangereuse qu’elle ait pu être, existait : les déportés chargés par les SS d’encadrer les prisonniers, ces hommes appelés Kapos en langage concentrationnaire, ainsi que les médecins déportés (et personnel soignant)12, soit des catégories exposées en premier lieu à la prise de décision telle qu’elle ressort des témoignages des détenus13 employés dans l’administration des camps.
Le traitement de la question du choix dans la réécriture de l’histoire de l’antifascisme
10Une réflexion sur la révision du récit savant en Allemagne a servi de point de départ à notre démarche. Tandis que l’historiographie est-allemande avait fait des prisonniers politiques, souvent communistes, les héritiers de l’antifascisme et la base idéologique de l’État est-allemand (RDA), l’histoire revisitée au lendemain de l’unification des deux Allemagnes remit leur rôle en question : dès lors, estimait-on, qu’ils avaient eu la possibilité de choisir, n’auraient-ils pas survécu au détriment des autres détenus ? Se saisissant du cas popularisé par le roman célèbre de Bruno Apitz sur celui que l’on appelait « l’enfant de Buchenwald »14, qui fut rayé d’une liste de déportation tandis qu’un autre enfant partait à sa place, on fit par métonymie de ce mode de survie la stratégie de survie des antifascistes allemands. Accusés d’égoïsme de groupe (Gruppenegoismus), on en conclut que leur participation à l’administration interne du camp permettant l’échange de victime aurait été « le secret de l’auto-préservation des cadres »15 communistes et, plus largement, antifascistes. Cette accusation, plus ou moins explicite selon les cas, fut sélective. On ne mentionna pas les conditions de sauvetage de survivants devenus célèbres, comme celles de l’écrivain Jorge Semprún, d’Imre Kertész, prix Nobel en 2002, ou encore de Stéphane Hessel. Encore étudiant, Semprún était alors proche du Parti communiste espagnol. Kertész était un adolescent juif hongrois et Hessel avait rallié la résistance gaulliste. Tous trois avaient relaté l’échange d’identité dont ils avaient bénéficié. Le premier à le faire fut Stéphane Hessel, dans la revue Les Temps modernes, en mars 194616. Vint plus tard le récit fictionnalisé de Jorge Semprún, Le mort qu’il faut17, et, enfin, Imre Kertész devait raconter comment, lors d’une visite au Mémorial de Buchenwald après la chute du Mur, on lui avait proposé de connaître le nom de l’enfant envoyé à sa place en Transport, euphémisme pour désigner Auschwitz, ce qu’il aurait refusé.
11Cette possibilité ne fut pas offerte à Stefan Jerzy Zweig (1941-2024), « l’enfant de Buchenwald ». Il n’avait que 4 ans au moment des faits. Sorte de victime expiatoire d’une Allemagne communiste qui en avait fait le symbole de l’humanisme des prisonniers politiques, il est désormais exclu de toutes les commémorations. Son nom a même disparu de la photo du groupe d’enfants sauvés par ces mêmes prisonniers politiques (qui en sauvèrent 900) à Buchenwald18. Comme l’indiqua le chercheur britannique Bill Niven19, le traitement historiographique et humain de « l’enfant de Buchenwald » souligne la méconnaissance de la zone grise qui conduisit Primo Levi à écrire : « la condition d’offensé n’exclut pas la faute, mais je ne connais pas de tribunal humain auquel en déléguer la mesure »20.
12On peut distinguer deux raisons à cette réécriture de l’histoire de l’antifascisme qui ne prend pas en compte la question du choix dans des conditions extrêmes, des choix qui en étaient sans en être et qui, alors angles morts de la recherche, sont au cœur de notre ouvrage collectif.
13Premièrement, dès lors qu’il avait été mythifié par le parti au pouvoir (SED, parti communiste est-allemand), qu’il était devenu une sorte de religion d’État dont le musée de Buchenwald aurait dès sa création en 1958 constitué l’autel, l’antifascisme fut globalement délégitimé, considéré comme un mythe21. Parce que mené, pas seulement, mais en grande partie, par les communistes, le combat antifasciste fut frappé de discrédit. Dans l’Allemagne de l’après-réunification, on se mit à parler de « mythe de l’antifascisme » dans une sorte de langage automatique qui fait fi du combat bien réel d’hommes et de femmes qui perdirent la vie dans la défense de valeurs humanistes, voire universalistes.
Les pages blanches de l’historiographie (ouest) allemande
14La seconde raison est la recherche sur la gestion des camps de concentration dans l’historiographie de l’ancienne Allemagne de l’Ouest (RFA), où ce n’est qu’en 1968 que le camp de Dachau fut érigé en musée. Le manque de connaissance du monde concentrationnaire de l’intérieur explique le jugement moral que nous venons d’évoquer qui était porté sur des choix pris sous contraintes22. À ne prendre que le contre-pied de l’historiographie est-allemande, on perdit en nuance – de la même manière que cette dernière l’avait fait pour des raisons d’appropriation idéologique. La pratique de l’échange d’identité relevait en effet du quotidien des prisonniers politiques comme de celui des médecins et du personnel soignant. Elle fut largement décrite par David Rousset, dont Les jours de notre mort, ce fantastique « roman document », pour reprendre les mots de Maurice Nadeau, n’est à ce jour traduit ni en allemand ni en anglais. Une lacune dont on peut mesurer les conséquences à la façon dont, par exemple, la question de l’« échange », dans le cas de « l’enfant de Buchenwald », a pu être traitée. Où en serait la recherche aujourd’hui si ne serait-ce que Si c’est un homme de Primo Levi n’avait jamais été traduit ? Le déficit de réflexion sur l’encadrement juridique des camps a eu pour conséquence l’adoption de la thèse communément admise du règne de l’arbitraire – ce qui, naturellement, aurait augmenté la marge de manœuvre des prisonniers politiques alors que, précisément, quoique réelle, cet espace n’en était pas moins soumis à des règles difficiles à transgresser23.
Au cœur de la zone grise, la figure du médecin déporté
15Mais tandis que la figure du Kapo a bénéficié de témoignages qui ont permis le développement d’une importante littérature mémorielle, de son côté, celle du médecin déporté existe peu dans la littérature scientifique – contrairement à celle du médecin SS, sur lequel les études sont abondantes. Or, les médecins des Reviere (Krankenreviere, Häftlingskrankenbau, etc. – il existe plusieurs termes), c’est-à-dire les infirmeries mises en place dans les camps, étaient placés malgré eux au cœur de la zone grise, parce que l’administration des camps les mettait en demeure de rétablir le plus rapidement possible le détenu souffrant mais encore suffisamment valide pour reprendre le travail, et parce qu’ils devaient s’accommoder en même temps des sélections ordonnées par les SS, aboutissant le plus souvent à des mises à mort.
16Les médecins détenus dans les camps du régime national-socialiste ont été déportés parce qu’ils étaient soit juifs, soit résistants, ou encore parce que considérés comme des ennemis du régime et classés, depuis décembre 1941, dans la catégorie NN : Nacht und Nebel. Une fois détenus, les médecins déportés ont exercé dans les Reviere, sous la contrainte des règles des SS qui pouvaient avoir été déléguées aux Kapos. Si les premiers camps n’étaient pas dotés d’un service santé dans l’organisation pensée par Himmler dans les années 1930, les infirmeries gérées par les médecins déportés sont en revanche devenues pléthoriques dans l’univers concentrationnaire pendant le conflit mondial, surtout après 1942, afin de soutenir l’effort de guerre (travail forcé des détenus) et d’éliminer rapidement les plus faibles, les plus malades, et les Juifs détenus dans les camps (sélections). Ces médecins furent donc nombreux, de toutes nationalités européennes, et ils ont exercé des formes de soin de fortune dans des conditions d’hygiène tragiques.
17Des publications récentes ont cependant été dédiées aux médecins des camps. Citons les ouvrages de Ross W. Halpin24 et de Bruno Halioua25. Ces études montrent que la thématique est devenue d’actualité, qu’elle produit des nouveaux résultats de recherche basés sur un choix de sources élargi. Mais cette littérature évacue en revanche les questions relatives à l’interprétation critique des témoignages et au statut du témoin. Pourtant, depuis les années 1990-2000, les réflexions ne manquent pas. L’étude critique de Philippe Mesnard, Témoignages en résistance26, a marqué le champ et la méthodologie pour les chercheurs en sciences humaines et sociales, après le livre d’Annette Wieviorka, L’ère du témoin27, qui avait déjà souligné l’intérêt des témoignages de médecins déportés dès sa thèse de doctorat28. Le témoin oublie, se trompe, mélange, reconstruit ses souvenirs, etc. L’une des forces de ces travaux est de montrer que l’intérêt du témoignage n’est pas uniquement dans sa valeur réaliste. Ce sont aussi les rapports entre les récits que les chercheurs doivent interpréter. En effet, les témoignages sont des récits qui peuvent s’être nourris d’autres récits, qu’il s’agisse de fictions ou de témoignages.
18Reste que nombre d’éléments de l’histoire de l’univers concentrationnaire et d’indices sur les centres de mise à mort29 ne sont accessibles qu’à travers la « subjectivité des témoins », et non pas à travers les archives restantes ou les données quantitatives, qui restent partiales, parcellaires quand elles existent. Pour ne donner qu’un exemple, dans le cas des témoignages de médecins déportés, il serait bien difficile de documenter les pratiques de mises à mort et les sélections dans les infirmeries des camps de concentration sans les témoignages, parce que les statistiques sont muettes sur les prises de décision, sur les techniques d’assassinat et sur les stratégies de survie impliquant les médecins. Les témoignages permettent justement de formuler de nouvelles interprétations des documents d’archives. Il suffit de penser aux « relevés de températures » des patients des Reviere, volontairement falsifiés par les médecins déportés pour protéger les détenus des médecins SS : sans les témoignages, il serait difficile de découvrir l’étendue de cette pratique de falsification systématique. De fait, l’historiographie la plus récente sur l’univers concentrationnaire utilise et cite abondamment les témoignages : il suffit de se reporter à l’ouvrage de Nikolaus Wachsmann, KL. Une histoire des camps de concentration nazis30, pour constater que l’historien fait appel à de nombreuses sources de témoins sur les maladies et sur les médecins détenus dans les camps, avec pour objectif d’interpréter les différentes vagues de surmortalité qu’il entend observer dans l’univers concentrationnaire entre 1933 et 1945.
Du choix sous contraintes au jugement sous contraintes
19Les essais que nous avons réunis pour cet ouvrage collectif intègrent de surcroît le traitement mémoriel de l’après-guerre. S’ouvrant sur la question du jugement moral sous-jacent dès L’armée des ombres (Kessel, 1943) dans le contexte de la Résistance en France, l’analyse historique s’achève sur le théâtre du jugement « sous contrainte » que fut le procès de Nuremberg (1946). Ce procès couvrit toute la période où la question du choix se posa. Elle est désormais ouverte et étudiée ici à travers la lecture des témoignages concentrationnaires par Peter Kuon, à laquelle s’ajoute l’exercice de critique des sources de Jean-Michel Chaumont. Le choix ultime de la mort par le Sonderkommando d’Auschwitz est présenté par Sila Cehreli, celui des femmes déportées à Ravensbrück est relaté par Philippe Mezzasalma, tandis que la spécificité du rôle et des témoignages des médecins déportés est exposée dans les contributions d’Emmanuel Delille, de Morgane Sedoud et de Leo Spitzer.
20On pourrait mettre à part la situation problématique d’Arthur Dietzsch qui fit fonction d’infirmier dans le Revier de Buchenwald. Il constitue le cas le plus extrême de « choix sous contraintes » dans ce camp dès lors qu’il fut chargé d’administrer des piqûres mortelles et permit des substitutions d’identité, une forme de sauvetage qui fut plus d’une fois pratiquée et dont a bénéficié notamment Stéphane Hessel31. C’est ce dont Dietzsch se prévalut plus tard. Mais il faut noter que son cas fut exceptionnel en ce sens qu’il fut le seul à passer devant « la justice des hommes ». Tandis que la plupart des prisonniers qui avaient eu une fonction d’encadrement dans le camp de Buchenwald étaient restés dans la partie orientale occupée par les Soviétiques, Dietzsch avait choisi l’Ouest où il passa en jugement ainsi que le rappelle Stephan Pabst32. Cependant, comme l’explique Guillaume Mouralis, les procès d’après-guerre connurent à leur tour d’autres contraintes.
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Notes de bas de page
1Lawrence L. Langer « The Dilemma of Choice in the Death Camps », Centerpoint. A Journal of Interdisciplinary Studies, vol. 4, no 1, 1980, p. 53-59.
2Le livre fit même l’objet d’un opéra éponyme de Nicholas Maw en 2002.
3Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, 14-18, retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000, p. 52.
4L’expression « centre de mise à mort » est aussi utilisée dans cet ouvrage.
5On notera à titre d’exemple : Thomas Kühne et Mary Jane Rein dir., Agency and the Holocaust. Essays in Honor of Debórah Dwork, Cham, Palgrave Macmillan, 2020. Les contributeurs à cet ouvrage ont préféré se focaliser sur l’analyse des prises de décision et des stratégies de survie des victimes en conditions extrêmes, sous la forme d’études de cas, plutôt que de mobiliser un cadre d’analyse général ou un concept trop restreint d’« agentivité », bien que celui-ci ait fait l’objet d’échanges dès la première séance de notre séminaire de recherche.
6Voir, à titre d’exemple récent, l’essai de Thibault Le Texier, Histoire d’un mensonge. Enquête sur l’expérience de Stanford, Paris, Zones, 2018.
7Brigitte Gaïti et Nicolas Mariot dir., Intellectuels empêchés. Ou comment penser dans l’épreuve, Lyon, ENS Éditions, 2021. Voir la contribution de Frédérique Matonti à cet ouvrage.
8Primo Levi, Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz [1986], A. Maugé trad., Paris, Gallimard, 1989.
9Raul Hilberg, Exécuteurs, victimes, témoins. La catastrophe juive, 1933-1945 [1992], M. F. de Paloméra trad., Paris, Gallimard, 1994. Les choix sont notamment au centre du chapitre 17, « Les Survivants ».
10Bruno Bettelheim, « Individual and Mass Behavior in Extreme Situations », The Journal of Abnormal and Social Psychology, vol. 38, no 4, 1943, p. 417-452. Repris dans le recueil suivant : Surviving and Other Essays, New York, Knopf, 1979 [Survivre, T. Carlier trad., Paris, Robert Laffont, 1979].
11Voir également Philippe Mesnard, Primo Levi. Le passage du témoin, Paris, Fayard, 2011 ; Philippe Mesnard et Yannis Thanassekos dir., La zone grise. Entre accommodement et collaboration, Paris, Éditions Kimé, 2010.
12Une grande partie du personnel soignant des Reviere était composée de détenus sans aucune formation médicale.
13L’un des cas bien connus est celui du déporté politique (communiste) autrichien Hermann Langbein, auteur de Menschen in Auschwitz (1972), qui fut employé à des tâches de secrétariat à Auschwitz à partir de 1942, une position qu’il mit à profit en tant que membre de l’organisation de résistance du camp pour protéger les déportés politiques. Il accorda une place centrale à l’histoire de l’infirmerie principale d’Auschwitz dans son témoignage. Voir Hermann Langbein, Hommes et femmes à Auschwitz [1975], D. Meunier trad., Paris, Fayard, 1998.
14Nackt unter Wölfen de Bruno Apitz a été édité en RDA en 1958 (Halle, Mitteldeutscher Verlag). Il a été traduit en français sous le titre Nu parmi les loups en 1961 (Paris, Éditeurs français réunis).
15Lutz Niethammer et al. dir., Der „gesäuberte“ Antifaschismus. Die SED und die roten Kapos von Buchenwald, Berlin, Akademie Verlag, 1994, p. 46.
16L’article s’intitule « Entre leurs mains ».
17Jorge Semprún, Le mort qu’il faut, Paris, Gallimard, 2001.
18Il réapparaît sur la liste du convoi auquel il a échappé, et été remplacé par celui d’un jeune Sinti, les SS ayant exigé 200 enfants juifs et « tziganes ». Cette liste était affichée dans la partie de l’exposition du Mémorial de Buchenwald consacrée à l’histoire du camp en RDA, intitulée « Leitmotive der DDR ». C’est dans cette même partie que l’on trouvait, également exhibé, le portrait peu amène du prisonnier politique responsable du Revier, Ernst Busse : le crâne non rasé et sans l’uniforme de prisonnier, ainsi qu’il apparaît sous le coup de crayon d’un « patient » de l’infirmerie, Busse n’aurait été qu’un privilégié, et un historien ira jusqu’à le comparer à un médecin chef d’un quelconque établissement hospitalier… C’était bien sûr ignorer que le personnel soignant du Revier pouvait, comme à Buchenwald, bénéficier du privilège de n’être ni rasé ni revêtu de l’uniforme et non le seul Kapo communiste, Ernst Busse.
19Bill Niven, The Buchenwald Child. Truth, Fiction, and Propaganda, Rochester/Woodbridge, Camden House, 2007.
20P. Levi, Les naufragés et les rescapés, ouvr. cité, p. 44.
21Sonia Combe, Une vie contre une autre. Échange de victime et modalités de survie dans le camp de Buchenwald, Paris, Fayard, 2014 ; et B. Niven, The Buchenwald Child, ouvr. cité.
22L. Niethammer et al. dir., Der „gesäuberte“ Antifaschismus, ouvr. cité.
23Dans son livre, issu de sa thèse et préfacé par Stéphane Hessel, l’historien du droit Nicolas Bertrand montre en quoi les nazis laissaient en définitive moins de place qu’on ne le pense à l’arbitraire. Voir Nicolas Bertrand, L’enfer réglementé. Le régime de détention dans les camps de concentration, Paris, Perrin, 2015.
24Ross W. Halpin, Jewish Doctors and the Holocaust. The Anatomy of Survival in Auschwitz, Berlin, De Gruyter Oldenbourg, 2019.
25Bruno Halioua, Les médecins d’Auschwitz, Paris, Perrin, 2022.
26Philippe Mesnard, Témoignage en résistance, Paris, Stock, 2007. Signalons également sur la littérature testimoniale : Philippe Mesnard, La littérature testimoniale, ses enjeux génériques, Clermont-Ferrand, Lucie, 2017 ; Catherine Coquio et Aurélia Kalisky éd., L’enfant et le génocide. Témoignages sur l’enfance pendant la Shoah, Paris, Robert Laffont, 2008.
27Annette Wieviorka, L’ère du témoin [1998], Paris, Fayard/Pluriel, 2013.
28Annette Wieviorka, Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, Paris, Pluriel/Fayard, 2013.
29Voir Florent Brayard, « Comment écrire l’histoire sans archives ? », Le Génocide des juifs entre procès et histoire, 1943-2000, F. Brayard dir., Paris, Éditions Complexe/IHTP, 2000, p. 135-188.
30Nikolaus Wachsmann, KL. Une histoire des camps de concentration nazis, Paris, Gallimard, 2017.
31On verra à ce sujet l’ouvrage de Grégory Cingal, Les derniers sur la liste, Paris, Grasset, 2024.
32Il y eut bien une commission d’enquête en 1949 à Berlin-Est sur leur comportement, mais ils furent dédouanés de toute responsabilité. Passés en 1952 devant un tribunal soviétique, ils furent condamnés pour des raisons idéologiques. Voir S. Combe, Une vie contre une autre, ouvr. cité, p. 233-239.
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Acteurs et territoires du Sahel
Rôle des mises en relation dans la recomposition des territoires
Abdoul Hameth Ba
2007
Les arabisants et la France coloniale. 1780-1930
Savants, conseillers, médiateurs
Alain Messaoudi
2015
L'école républicaine et l'étranger
Une histoire internationale des réformes scolaires en France. 1870-1914
Damiano Matasci
2015
Le sexe de l'enquête
Approches sociologiques et anthropologiques
Anne Monjaret et Catherine Pugeault (dir.)
2014
Réinventer les campagnes en Allemagne
Paysage, patrimoine et développement rural
Guillaume Lacquement, Karl Martin Born et Béatrice von Hirschhausen (dir.)
2013