Spinoza et l’autorité d’un modèle : l’état des hébreux
p. 21-34
Texte intégral
1Plusieurs chapitres du Tractatus theologico-politicus1 constituent comme un traité de la République des Hébreux. Ce n’est pas une nouveauté absolue : l’analyse de la structure de l’État des Hébreux est un topos de l’âge classique, à la fois dans l’herméneutique biblique et dans les controverses politiques. Spinoza intervient donc sur un terrain déjà largement balisé et où des frontières sont tracées et des critères marqués. On peut cependant s’interroger sur sa place et son statut dans un ouvrage consacré essentiellement, selon son sous-titre, à défendre la liberté de philosopher et plus précisément à établir qu’elle n’est nuisible ni à la piété ni à la République – et même qu’elle leur est fort nécessaire. Autrement dit, tout en reprenant des repères déjà marqués, Spinoza les déplace en fonction de ses propres intérêts et le déplacement qu’il opère revient souvent à faire exploser tout un champ de mines.
2Cette explosion est possible parce que Spinoza assigne à ce topos une place particulière dans la mesure où il le renouvelle à partir d’une problématique des fondements de la société civile et d’une théorie de l’ingenium collectif. Il faut donc distinguer dans sa lecture au moins trois fonctions : une fonction polémique, qui vise à faire pièce aux lectures pour lesquelles la théocratie fournit un modèle toujours actuel d’organisation de l’État ; une fonction illustrative et heuristique, où la constitution des Hébreux fournit un exemple de réponse possible aux nécessités générales de la nature humaine qui font que les hommes ont besoin de vivre en société (en ce sens, les lois de Moïse peuvent s’analyser comme des réponses à des questions qui sont plus générales qu’elles) ; une fonction constitutive enfin, où, une fois la théorie de l’élection écartée, l’on voit Spinoza s’interroger non plus sur ce qui fait d’un peuple un peuple, mais sur ce qui en fait ce peuple. Seule l’expérience historique permet alors de déterminer comment les lois universelles de la nature humaine se sont conjuguées pour donner un visage particulier à l’histoire des Hébreux, des Romains ou des Néerlandais ; on peut alors tirer des leçons des étapes successives de la décadence de la Republica Hebraeorum2, pour montrer comment un défaut initial dans la constitution a entraîné peu à peu des conséquences catastrophiques. Alors que Spinoza ne thématise pas de théorie de l’histoire, on peut en découvrir les éléments à l’état pratique dans ce qu’il dit de cet État, puisque c’est celui dont il étudie le plus longuement les différents moments historiques (plus que dans le cas de Rome ; beaucoup plus qu’en ce qui concerne la Grèce, la Perse, la Chine, les Pays-Bas ou l’Espagne). Modèle, exemple, leçons : trois approches entre lesquelles éclate l’unité d’un topos traditionnel.
3La réflexion néerlandaise sur le statut et les conditions de la république s’organise en grande partie, au cours du XVIIe siècle, sur la question du jus circa sacra : qui a le droit de prendre les décisions concernant les plus importantes des affaires religieuses ? Parmi ces problèmes épineux, on peut compter, certes, le canon et l’interprétation de l’Ecriture, mais aussi la nomination des pasteurs, le contenu de leurs prêches, le droit d’excommunier. On aurait tort de voir là une simple affaire interne à l’Église ; chacun de ces points implique, directement ou indirectement, la gestion des affaires de l’État. C’est une implication qui peut en principe concerner n’importe quelle Église, mais elle prend une tonalité particulière dès lors qu’il s’agit du calvinisme. En effet, si Calvin avait clairement rejeté toute tentative de théocratie – le danger anabaptiste était encore récent lorsqu’il écrivait l’Institution de la religion chrétienne – et reconnu l’autonomie et la légitimité du souverain temporel, il avait, en même temps, insisté sur la consistance et l’autonomie de l’Église (d’où le souci essentiel de la discipline ecclésiastique) ; et il avait souligné la nécessité de sanctifier la vie des fidèles et le devoir pour les autorités d’y contribuer. Le premier trait se place dans le strict héritage de Luther, les deux autres en revanche incurvent les relations des deux pouvoirs, temporel et spirituel, vers une problématique qui n’est plus celle des « deux royaumes », mais suppose plutôt une collaboration dans la moralisation de la communauté. Le contrôle des consciences et des conduites par les pasteurs, les Anciens et les diacres ne peut être véritablement effectif s’il n’est pas secondé et prolongé par l’appareil d’État. A quoi sert l’excommunication si l’excommunié peut continuer à diffuser son mauvais exemple ou ses idées nuisibles en toute liberté ? pourquoi condamner de mauvais livres si l’on n’est pas assuré que leur condamnation sera relayée par une interdiction efficace ? comment être assuré qu’un théologien hétérodoxe ne pourra pas poursuivre son enseignement ? On débouche donc assez vite sur une politique de pressions à l’égard du Magistrat, qui fait rentrer par la fenêtre la confusion du politique et du religieux qui avait été chassée par la porte. De son côté, la puissance civile craint les dissensions théologiques (et les controverses entre Arminiens et Gomaristes en avaient suffisamment donné l’exemple) et leur possibilité de dégénérer en troubles voire en guerre civile. Elle a donc elle aussi une certaine tendance à souhaiter intervenir dans la vie de l’Église, soit pour y faire taire les divergences, soit pour couper court à tout ce qui remettrait en cause son autorité, d’autant que l’influence des prédicateurs sur la foule rend une telle mise en cause particulièrement dangereuse. Symétriquement, les Orangistes, lorsqu’ils ont perdu le pouvoir, peuvent chercher à s’appuyer sur l’Église pour le reconquérir, précisément à cause de l’influence qu’elle possède sur la masse de la population. C’est dans une telle situation que la question de l’État des Hébreux, de son statut et de son fonctionnement, loin de se réduire à une controverse historiographique, met en jeu l’essence même de la politique et son lien à l’appareil ecclésial. C’est là en effet que l’on va chercher le modèle d’un État où lois civiles et religieuses sont imbriquées, où les rois écoutent les prêtres et les prophètes, et où la Parole de Dieu lui-même indique quels doivent être les rapports entre les différentes autorités. C’est pourquoi les défenseurs du courant « républicain », et notamment Spinoza, qui s’y rattache quelle que soit son originalité, sont obligés eux aussi de traiter cette question. C’est ce qu’il fait de plusieurs façons, en 1670, lorsqu’il publie le Tractatus theologico-politicus.
4Le livre intervient en effet dans un paysage intellectuel très déterminé. L’État des Hébreux a été fort étudié au XVIe et au XVIIe siècle, et rarement dans un but purement historique. Du catholique Sigonio aux calvinistes Bertramus et Cunaeus, en passant par les luthériens de l’université de Helmstedt – il y a là toute une littérature qui a été assez bien défrichée, en part iculier récemment, dans les travaux érudits de Van Rooden, François Laplanche et Christophe Ligota. Il faudrait également mentionner dans la constitution de cette tradition le rôle de Constantijn L’Empereur, d’Amyraut, de Basnage. On se bornera ici à quelques exemples d’origine calviniste pour mettre en relief au moins certains aspects de cette problématique. C’est chez eux que la question du Jus circa sacra atteint la plénitude de sa formulation. Dans la mesure où ils reconnaissent en principe l’autorité absolue du magistrat en matière civile, mais où ils développent en même temps une ecclésiologie forte – où l’Église visible a sa consistance et ses exigences – ils ouvrent le champ à une problématique du conflit. Et d’après leurs propres critères ils ne peuvent guère la résoudre que par un appel à l’Ecriture sainte. C’est ici que l’État des Hébreux vient jouer un rôle de modèle ou de contre-modèle pour déchiffrer la réalité contemporaine et, éventuellement, lui fournir des normes fondées sur l’autorité indiscutable de la Bible.
5Il s’agit de défendre trois positions :
a) la consistance de l’Église visible, et son indépendance à l’égard du Magistrat ;
b) outre l’indépendance, un certain droit de pression ou de contrôle relatif de l’Église sur l’État. Il ne faut pas abuser du mot « théocratie », qui est plus trompeur qu’autre chose. Car il mélange la source et l’exercice du pouvoir. Il ne s’agit jamais de soumission du souverain, et le droit de résistance, par exemple, renvoie à d’autres chaînes de raisonnement (et n’est accepté que par certains théoriciens, Monarchomaques, Jurieu). Mais le modèle théocratique peut fonctionner comme justification d’un certain type de relations ;
c) à l’intérieur de l’Église, la subordination des fidèles aux pasteurs. Le principe du sacerdoce universel fait vite place à une hiérarchie qui donne le pouvoir aux consistoires et aux synodes.
6La question où viennent converger ces enjeux, c’est évidemment celle du droit d’excommunication (et les adversaires le savent bien, qui exigent parfois que ce droit soit reconnu au Magistrat).3
7Que vient faire l’État des Hébreux dans ces polémiques ? Il fournit une norme en principe indiscutable, puisque Dieu a pris lui-même la peine d’édicter des lois positives… On assiste ainsi à une articulation tout à fait originale de particularité et d’universalité qui gouverne le statut du modèle : la constitution mosaïque apparaît comme Particularité originaire et, donc, fondatrice, normative pour tous les États à venir (thèse 1). Cela implique accessoirement de fusionner tous les exemples bibliques en un modèle homogène (thèse 2) : Melchisedech roi et prêtre, Moïse, Samuel et l’onction, les Pontifes du Second Temple… sont ainsi équivalents ; cela implique aussi de lire dans tous ces exemples la subordination du roi au prêtre, ou l’absorption du roi par le prêtre ; ou encore la régulation de l’État par les lois sacrées (thèse 3). Tout cela est possible parce que Dieu a donné ces lois lui-même, par une intention providentielle spéciale (thèse 4) : à travers cette unique intervention législatrice historique, il a non seulement donné des lois au peuple élu, mais un modèle pour toutes les lois. En milieu chrétien, si le peuple élu a perdu son élection en refusant le Christ, cela ne périme pas les lois originaires : au contraire cela les transmet légitimement aux autres – aux chrétiens héritiers de l’élection.
8En somme les lois des Hébreux sont des lois particulières mais leur particularité est affectée par un indice de transcendance qui en fait un modèle pour toutes les autres législations. On trouve l’illustration de ces thèses dans l’ouvrage de Bertram, issu des polémiques genevoises sur le congrégationalisme et réédité aux Pays-Bas par Constantijn L’Empereur. Bertram s’attache à montrer que l’Église a toujours existé, non seulement chez les Anciens Hébreux, mais aussi avant eux chez les patriarches, et qu’elle a, finalement, à peu près toujours eu le même statut. Par exemple, dès le péché, alors que l’humanité ne comptait encore que deux membres, ils étaient unis dans une Église. Il y avait déjà une politique ecclésiastique, qui impliquait déjà une distinction entre les pasteurs et les ouailles ; le pasteur avait la fonction d’enseigner et l’autre part de l’Église la fonction d’écouter et de se laisser instruire (c’était évidemment Adam qui était le pasteur, et c’était Eve qui avait la fonction d’écouter et d’obéir). Dès l’époque des patriarches aussi, l’Église avait le droit d’excommunication. Bertram arrive même à trouver dans l’Ecriture la distinction entre l’excommunication simple et l’anathème.
9Dès lors, ceux qui, comme Cunaeus, n’acceptent pas une telle référence comme autorité politique, doivent démonter ces arguments :
a) Ils refusent cette modélisation précisément à cause de sa particularité : les lois des Hébreux sont périmées en même temps que leur État (ce qui ne nie pas leur origine divine, mais en limite l’effet). En fait, ce refus se contente au fond de tirer les conséquences de l’idée de fin d’élection. On peut bien sûr concevoir une deuxième variante du refus : il n’y a pas d’élection du tout. En fait on peut défendre l’idée que les lois des Hébreux sont périmées, soit par affirmation chrétienne (ils n’ont plus d’indice de transcendance à leur Particularité ; et leur attachement n’est plus que du particularisme), soit par affirmation anti-chrétienne (ils n’ont jamais eu d’indice de transcendance – et la Particularité, c’est-à-dire le fait d’être l’objet d’une attention spéciale et modélisante de la part d’un absolu providentiel, ne s’est transmise à personne parce qu’elle n’a simplement jamais existé).
b) Une thèse supplémentaire consiste à nier l’homogénéité de la référence biblique en montrant la diversité historique des royaumes hébreux : Moïse n’est pas David, le règne des Pontifes après l’exil est très différent de celui des rois de Juda, etc.
c) Enfin une autre possibilité (hors des Pays-Bas, c’est celle de Hobbes et d’Amyraut) consiste à retourner la référence et à montrer que même dans l’État des Hébreux le prêtre et le prophète sont subordonnés au souverain.
10Face à un tel héritage problématique, comment procède Spinoza ? Les arguments qu’il doit prendre en vue sont de trois ordres. Tout d’abord, celui de la légitimité de l’État des Hébreux comme modèle ; ensuite, celui de sa structure (qui y possédait le pouvoir ?) ; enfin, celui de son homogénéité. La thèse de la légitimité renvoie à la question de l’origine : si Dieu a pris lui-même la peine de donner des lois à un État, ces lois ont par là même une valeur exemplaire, et tout État devrait à sa façon en respecter ou en reproduire l’intention, dans les conditions qui sont les siennes, car rien ne peut être plus légitime que des lois d’origine divine. La thèse de la structure renvoie à la lecture de l’Ecriture sainte comme document historique : nous voyons Moïse recevoir et donner des lois sacrées, nous apprenons le pouvoir des grands-prêtres à l’égard des princes et nous constatons que dans la dernière période ils ont eux-mêmes directement exercé le pouvoir, nous lisons que les prophètes, envoyés de Dieu, n’ont pas hésité à corriger les rois, voire à organiser leur chute ; la Bible semble donc bien enseigner non seulement l’autonomie du pouvoir spirituel, mais même sa supériorité sur le pouvoir temporel. Enfin, la thèse de l’homogénéité s’appuie sur la question de l’élection : si le peuple hébreu a été élu par Dieu, d’une façon toute particulière, c’est tout au long de l’existence de son État qu’il a joui de la faveur divine, et un tel État peut nous servir de modèle aujourd’hui.
11Tout l’effort de Spinoza dans le Tractatus consiste à refuser cette notion de modèle, et d’abord par un principe d’un rang très général dans son système : la nature humaine est une et la même. Il ne peut donc pas y avoir de peuple élu. C’est ce qu’établit le chapitre III : les Hébreux ont eu des prophètes inspirés par Dieu, ils sont loin d’être les seuls dans ce cas, comme en témoigne l’Ecriture elle-même (ch. III, § 8-9). Ils ne sont pas non plus les seuls à avoir reçu une constitution directement de Dieu : « Il est du moins clair par l’Ecriture que d’autres nations aussi ont eu un État et des lois particulières par le gouvernement externe de Dieu » (ch. III, § 7). On peut simplement leur concéder que peut-être ils ont eu plus de prophètes que les autres, et qu’il n’est pas clair si les autres peuples qui ont reçu leurs lois de Dieu les ont obtenues par l’intermédiaire des prophètes. Mais on avouera que ces concessions sont minces : finalement, la notion d’élection se vide de son sens, du moins en ce qui concerne une nation toute entière (un individu peut toujours être un élu de Dieu) – et avec elle sa conséquence en politique : l’idée qu’un État puisse constituer un modèle pour les autres.
12Comme si cela ne suffisait pas, il s’attaque aux deux autres thèses qui complètent celle de l’élection. Il montre que dans la République des Hébreux, les puissances temporelles n’étaient pas subordonnées aux prêtres et aux prophètes. Durant la période des Juges, qui est aux yeux de Spinoza la plus authentique, puisque c’est elle qui a connu la paix et la sécurité durant les temps les plus longs, l’État était ainsi constitué que ni les princes des tribus, ni les prêtres n’avaient de supériorité les uns sur les autres : les prêtres n’avaient que le droit de répondre aux questions posées par les princes, et ceux-ci ne pouvaient qu’appliquer la Loi ; pour toute innovation et en particulier pour déclarer la guerre, ils étaient obligés d’en référer aux prêtres ; ainsi, aucun ne pouvait prétendre être le Souverain et on ne peut donc se réclamer de cette époque pour attribuer un quelconque droit de contrôle aux ecclésiastiques sur le Magistrat civil. Quant aux prophètes, ils étaient certes remarquables par leur sens aigu de la justice et de la charité, mais leurs initiatives intempestives pouvaient faire à l’État plus de mal que de bien, et c’est à juste titre que des rois que l’Ecriture considère comme pieux n’ont pas hésité à mettre des prophètes en prison ; ainsi l’Ecriture elle-même nous empêche-t-elle de croire à une préséance du prophète sur le roi.
13Enfin Spinoza s’attaque à l’homogénéité des différentes époques, qui constitue la troisième dimension du mythe de la république des Hébreux. Il en divise au contraire l’histoire en périodes, qui n’ont ni la même structure, ni la même valeur. Si cette république peut être louée, c’est, on l’a vu, parce qu’elle a su apporter à ses citoyens la paix et la sécurité – mais cette caractéristique n’est vraiment valable que pour la période des Juges, durant laquelle les institutions sont encore en équilibre. La période suivante, celle des rois, de Saül à l’exil, représente déjà une sorte de décadence et apporte guerres étrangères et civiles ; le conflit des rois avec les Lévites les conduit à instaurer le culte de divinités étrangères, donc à briser l’unité religieuse qui faisait la force de l’État. Enfin le second Empire, celui où les grands-prêtres ont effectivement accaparé le pouvoir, « n’était plus que l’ombre du premier ». Cet éclatement du supposé modèle en plusieurs fragments temporels se lit aussi comme l’effet à long terme, de plus en plus violent, d’une erreur initiale, qui étend ses conséquences, d’abord inaperçues, sur la totalité de l’histoire : la substitution, dans le statut sacerdotal, d’une tribu séparée (celle de Lévi) à ce qu’avait prévu la première constitution mosaïque – l’ensemble des aînés de chaque famille. C’est cette séparation, et surtout le fait qu’elle soit annoncée et vécue comme une punition pour l’adoration du veau d’or, donc que l’élévation des Lévites ait pour corollaire la culpabilité assumée de tout un peuple, qui va de proche en proche pousser les Hébreux vers un oubli de plus en plus grand des lois initiales et entraîner leur État vers sa catastrophe finale. C’est donc paradoxalement, au moment où il est à son plus bas (une « ombre ») que l’État des Hébreux ressemble à ce qu’en disent les adversaires de Spinoza : les prêtres y ont effectivement le pouvoir – mais c’est pour le conduire à sa perte.
14Résumons : comme la nature humaine est toujours et partout la même, il n’existe ni moment historique privilégié, ni peuple plus près de Dieu que les autres ; l’histoire biblique ne nous montre d’ailleurs pas une véritable préséance de l’Église sur le Magistrat ; et elle se divise en époques qui, si elles tiennent leur unité de paraître comme l’accomplissement différé d’une erreur initiale, n’en ont pas moins chacune son visage propre.
15On pourrait ajouter qu’un grand nombre des démonstrations de la première partie de l’ouvrage contribuent indirectement à établir ces thèses : la critique des miracles, par exemple, contribue largement à diminuer la valeur exemplaire d’un État dont l’histoire, dès ses débuts, se fonde sur une suite perpétuelle de miracles ; le refus d’attribuer à Moïse la rédaction du Pentateuque, à Josué le livre qui porte son nom, etc. ainsi que la prise en considération du désordre qui règne dans la présentation des livres bibliques, tout cela diminue très largement la possibilité de prendre au sérieux les leçons prétendument exemplaires à tirer de l’histoire sainte pour la politique actuelle. Au total, on peut dire que l’une des grandes leçons du Traité est l’impossibilité de conférer à l’État des Hébreux une valeur de modèle.
16On remarquera que dans sa critique du modèle théocratique, Spinoza est paradoxalement proche de Calvin. Celui-ci en effet dans le chapitre XVI de l’Institution de la religion chrétienne (« Du gouvernement civil ») pose explicitement la question : « Car aucuns nient qu’une République soit bien ordonnée, si, en délaissant la police de Moïse, elle est gouvernée des communes lois des autres nations. De laquelle opinion je laisse à penser aux autres combien elle est dangereuse et séditieuse. Il me suffira à présent de montrer que elle est pleinement fausse et folle »4. Il affirme que les lois judiciales (c’est-à-dire politiques) ont été abolies comme les lois cérémoniales. « Or si cela est vrai, (comme certainement il est) la liberté est laissée à toutes nations de se faire telles lois qu’ils aviseront leur être expédientes, lesquelles néanmoins soient compassées à la règle éternelle de charité » ; les autres lois ne sont pas meilleures que la loi de Moïse ; mais « préférées selon la circonstance du temps du lieu et de la nation »5.
17Faut-il s’arrêter là ? Non, car Spinoza accorde à cet État la valeur d’un exemple – parmi d’autres, certes, mais particulièrement connu, et particulièrement intéressant. En effet, ce qu’il en dit est loin d’être entièrement négatif. On l’a vu, la période des Juges au moins a été une période heureuse, et il en est resté quelque chose malgré tout (quoique de moins en moins assuré) dans les périodes suivantes. En quoi cette situation initiale est-elle possible ? En quoi le constater est-il compatible avec le refus de l’idée même de modèle ? La réponse tient précisément dans le principe selon lequel la nature humaine est une et la même. Il signifie d’abord que, sous tous les climats, à tous les moments de l’histoire, la structure des passions humaines, de l’imagination, des préjugés et des relations interhumaines qu’ils engendrent produit non pas des comportements identiques, mais des besoins et des dangers analogues. Tout État doit affronter ces problèmes, tout État qui subsiste au moins un certain temps leur a trouvé une solution. Il n’y a pas de raison pour que les solutions soient identiques, car chaque situation historique possède ses propres particularités, mais elles doivent traiter, mutatis mutandis, des difficultés qui sont toutes des conséquences de la nature humaine. Or ces lois de la nature humaine, les philosophes peuvent peut-être les connaître par déduction – et encore : les lemmes de la deuxième partie de l’Éthique montrent qu’un certain appel à l’expérience est nécessaire dans le cours de la démonstration – mais la plupart des hommes les apprendront par l’expérience. Soit la leur propre, soit celle que délivre l’histoire. Dans le Traité politique, ce sera majoritairement l’histoire romaine ; dans le Traité théologique-politique, c’est l’histoire racontée par la Bible, et au premier chef celle de la constitution mosaïque. En somme, une fois qu’on a perdu l’illusion d’en faire une clef directement universelle, la République des Hébreux apparaît pour ce qu’elle est : la clef d’une situation particulière, qui nous aide à connaître les lois universelles. Les choix de Moïse révèlent à la fois la question à laquelle il doit répondre, et les déterminations propres de sa réponse. Prenons un instant pour les distinguer : une des causes majeures de la ruine des États, quels qu’ils soient, est la dissension interne – le mépris des riches ou des gouvernants pour les pauvres et les gouvernés, l’envie de ces derniers à l’égard de ceux qui leur sont supérieurs dans la hiérarchie sociale. D’autres causes sont l’espoir du changement (qui porte à bouleverser sans cesse les structures sociales et engendre donc l’insécurité contre laquelle les hommes s’étaient unis dans l’État) et la préférence sans cesse accordée à l’oisiveté sur le travail (TTP, ch. XVII). A côté de ces causes universelles, il faut rappeler la situation historique particulière des Hébreux : Moïse leur donne des lois au sortir d’Egypte, c’est-à-dire après une longue période d’esclavage qui les a abrutis et révoltés ; l’effet de la première détermination est qu’on ne peut leur expliquer rationnellement quelles sont les meilleures lois ; l’effet de la seconde est qu’ils ne sont pas prêts à obéir de nouveau à un homme, quel qu’il soit. Enfin, l’incroyable succès qu’a été leur fuite réussie hors d’Egypte – un miracle, dans leur langage – et la conscience du fait qu’ils n’auraient pu y parvenir par leurs seules forces, les a rendus pieux à l’égard du Dieu auquel ils attribuent ce sauvetage. Moïse (par des moyens que Spinoza ne s’explique pas, et en tout cas ne nous explique pas) s’est rendu compte que cette dévotion était le levier qui allait lui permettre d’instaurer les lois qui assureront la paix et la sécurité en conservant intacte l’unité du peuple et en le préservant des influences externes qui pourraient altérer sa législation. Cette dévotion, fruit de l’événement historique, est renforcée par la configuration même des lois qu’elle a permises ; elle va devenir une composante majeure de l’ingenium propre, la complexion collective de la nation hébraïque, qui l’opposera aux autres et la conservera dans sa continuité malgré révolutions et catastrophes. Moïse instaure donc un régime où il n’existe pas de conflit du religieux et du politique, parce que tout est religieux. Il soumet tout le peuple non pas à un dirigeant (ce qui serait impossible, vu le souvenir de Pharaon), mais à Dieu même, que l’on révère avec crainte. Il prend au nom de Dieu des mesures qui vont casser la dynamique explosive qui menace tout État : les lois du Jubilé empêchent que les pauvres deviennent trop pauvres, la fraternité sans cesse rappelée (la première forme de l’amour du prochain) interdit les clivages entre les couches sociales, le caractère intangible de la Loi bloque les initiatives qui pourraient déboucher sur des guerres ou des révolutions. Le climat de fête religieuse perpétuelle, la sacralisation continue des gestes de la vie quotidienne et du travail valorisent ce dernier et s’opposent à la soif humaine de changement. Cette législation nous révèle donc à la fois les failles générales de la nature humaine, qu’elle doit suturer, comme tout autre système de lois, sous peine de voir disparaître l’État qu’elle organise, les particularités historiques qui donnent une figure propre (comme toujours) aux nécessités universelles, enfin les solutions qui ont permis, tenant compte des unes et des autres, prenant appui sur les unes pour répondre aux autres, d’instaurer un régime qui aurait pu rendre l’État « éternel ».
18Certes, un tel État est daté historiquement : il ne peut exister et se consolider que dans un état ancien du savoir, où la dévotion et l’émerveillement devant l’effet des lois inconnues de la nature peuvent encore dominer la plupart des hommes, et où l’autarcie économique suppose et renforce l’autonomie politique. Il serait donc inapplicable dans les États modernes du XVIIe siècle, où seront viables les types étudiés dans le Traité politique. Il n’en reste pas moins qu’il sert à Spinoza de révélateur à la fois pour comprendre l’impact des passions humaines sur la construction politique et les moyens une fois utilisés pour parer à leurs effets dissolvants. Il restera aux États modernes à découvrir l’équivalent de ces moyens dans leurs propres conditions d’existence historique.
19On peut donc dire que les réponses particulières de la République des Hébreux aux questions universelles posées par la nature humaine ont un avantage majeur : elles révèlent ces questions ; autrement dit : qui refuse la solution mosaïque (périmée) ou pseudo-mosaïque (inacceptable) ne peut échapper au problème que la République des Hébreux tentait de résoudre – comment l’État peut-il survivre aux passions antipolitiques de ses citoyens ; le système qui perpétue l’État permet de comprendre les lois nécessaires des noyaux passionnels qui forment la substructure du droit et du pacte.
20Ainsi la république refusée comme modèle par le philosophe peutelle servir d’exemple. Reste à savoir pourquoi cet État, précisément, n’a pas été éternel. On sait que le XVIIe siècle n’est pas le temps des philosophies de l’histoire. Ou bien l’on accepte la lecture chrétienne de la Providence (Bossuet en construira une variante grandiose) ou bien l’on renonce à découvrir une intelligibilité finalisée dans la succession des empires. Le spinozisme ne fait pas exception à la règle, d’autant que son refus de tout déchiffrement finaliste du monde s’étend évidemment à l’histoire. Néanmoins, l’absence d’une construction générale n’empêche pas la réflexion précise sur le matériau historique ; elle en est peut-être même la condition. On voit ainsi apparaître, rapidement, la Perse, la Chine (la natte des Chinois comme équivalent structural de la circoncision des Juifs), plus longuement Alexandre, les Romains – très peu dans ce Traité, plus longuement, on l’a dit, dans le suivant (on y verra aussi l’Angleterre, la France, l’Espagne, et les Pays-Bas eux-mêmes). Ces exemples permettent d’analyser le rôle politique de la religion, les raisons des révoltes des peuples, celles de leur continuité après leur défaite, l’inanité du tyrannicide… au-delà des analyses de situation ou de structure, on voit aussi s’esquisser des analyses du mouvement historique. Mais c’est incontestablement les péripéties par lesquelles est passé l’État des Hébreux qui fournissent le matériau principal à une telle réflexion. La Bible est d’abord un gigantesque livre d’histoire.
21On a mentionné plus haut la différence entre les stades par lesquels est passée la république fondée par Moïse, et leur relative unité comme formes successives de dégénérescence, par extension d’un vice initial. Il faut y revenir un instant, car c’est là qu’on voit se profiler ce qui pourrait être comme une thèse spinoziste de l’évolution des États. Une thèse à vrai dire double : elle concerne à la fois ce qui, du commencement, se conserve malgré tout, et ce qui, peut-être dès ce commencement, programme la destruction finale. Le second État des Hébreux, on l’a vu, ne fut que l’ombre du premier ; il était caractérisé par l’accaparement du pouvoir par les prêtres. Mais il y a une telle logique dans la constitution d’une société civile que l’on retrouve en lui néanmoins certains traits du fonctionnement du premier. Ce qui renvoie par ailleurs à la conception spinoziste de l’histoire – il y a des objets historiques déformables, mais qui, même déformés, conservent encore d’une certaine façon leurs propriétés (l’État des Romains conserve toujours l’aspect de réunion de brigands que lui a imprimé Romulus ; le second État hébreu, ombre du premier, continue à en mettre en œuvre, comme malgré lui, certaines lois, mais elles y sont moins facilement lisibles ; l’État des Hollandais tend à retrouver sa forme originelle, etc.)
22Pourquoi les États, même bien constitués, ne sont-ils, de fait, pas éternels ? Ecartons la cause externe, l’invasion étrangère, toujours possible, et qui n’est que la mise en lumière des limites de tout objet fini. L’essentiel est que la plupart des États périssent de l’intérieur : les pires ennemis de la république sont ses propres citoyens, dit Spinoza en généralisant une phrase de Tacite (qui ne l’appliquait qu’à Rome). Or cette issue apparaît le plus souvent comme programmée dès le commencement : lorsque Spinoza s’interroge sur Rome, il semble bien faire remonter la violence qui secoue la totalité de son histoire à sa fondation même (s’il ne le dit pas explicitement, on peut le lire entre les lignes dans ses références) ; quand il tente de repérer pourquoi la révolte des Provinces-unies a pu chasser les Espagnols, il rappelle que ceux-ci n’étaient pas à l’origine souverains sur les Pays-Bas ; enfin quand il veut (dans le Traité politique) faire comprendre la chute des frères De Witt, il cite de nouveau les conditions initiales de la constitution de la république. Chaque effet historique massivement visible apparaît donc comme la lointaine conséquence d’un déséquilibre initial, qui aura mis peut-être beaucoup de temps à produire toutes ses conséquences, mais dont l’analyse détaillée permet de relier les instants apparemment disjoints en une chaîne explicative continue. S’il en est ainsi, le mécanisme souligné dans le cas de l’État des Hébreux – le grain de sable initial dans la constitution si parfaite de Moïse : la séparation des Lévites et l’impureté assignée aux autres tribus – apparaît moins comme une exception que comme un paradigme. Toute l’histoire des nations se conforme peut-être à un tel schéma, et le défaut initial est sans doute la forme historicisée de la finitude.
23Ainsi, confronté à un héritage théorique lourd – les controverses qui agitent théologiens et penseurs de la politique depuis plus d’un siècle autour de la question de la théocratie et de l’autorité à accorder au modèle de l’État des Hébreux – Spinoza ne se contente pas de récuser purement et simplement une telle autorité. Il reprend à son compte le matériau de l’analyse, telle qu’il est fourni par la Bible, par ses commentateurs, par des historiens comme Flavius Josèphe ; il construit une analyse de l’Ecriture sainte qui rend impossible l’usage normatif de la constitution mosaïque ; il en fait un tout autre usage puisqu’il s’en sert pour déchiffrer les besoins fondamentaux de la nature humaine en matière politique et les obstacles que cette même nature oppose à la perpétuation de la société civile ; enfin il tire de l’histoire même de cet État et des vicissitudes de sa constitution des conséquences qui le mettent à même d’élaborer – au moins de façon embryonnaire – une théorie du devenir des États et de l’individualité des Nations.
Notes de bas de page
1 Spinoza : Œuvres III, Tractatus theologico-politicus/Traité théologico-politique, texte établi par Fokke Akkerman, traduction et notes par Jacqueline Lagrée et Pierre-François Moreau, Paris, PUF, 1999.
2 Bonaventura Bertramus : De politia judaica, tam civili quam ecclesiastica, 15802 ; De republica Ebraeorum, Lugduni Batavorum, 1641. Petrus Cunaeus : De republica Hebraeorum libri III, Lugduni Batavorum 1632.
3 C’est le cas de Hobbes, de Spinoza, et de l’auteur anonyme du De Jure Ecclesiasticorum.
4 Calvin, Institution de la religion chrétienne (ed. par Jean Pannier), Paris, Belles Lettres, 1936, t. IV. p. 216.
5 Ibid., p. 220.
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