Spinoza dans l’œuvre de Horkheimer et Adorno : la lecture dialectique de Pierre-François Moreau
p. 199-209
Texte intégral
1On connaît depuis longtemps l’importance de l’École de Francfort dans le regard philosophique sur les sciences sociales, dans la critique du positivisme, dans la construction des problématiques de l’autorité, de l’émancipation, de la reconnaissance, telles qu’on les découvre jusqu’à nos jours dans les thèses d’Adorno, Benjamin, Habermas, Honneth. Mais ce n’est que depuis quelques années que l’on se rend compte aussi du rôle clé que l’École a joué dans la constitution de l’image que les philosophies contemporaines se font du passé européen, et en particulier de l’histoire de la philosophie classique ; et à quel point cette image a orienté leur analyse du monde contemporain. C’est souvent, en effet, à propos de l’analyse des auteurs de la première modernité – Montaigne, Descartes, Spinoza, Locke – que Horkheimer notamment a été conduit à élaborer la méthodologie et la démarche interprétative qui seront ensuite à l’œuvre dans les études bien connues sur la société, la domination, le pouvoir. J’ai eu l’opportunité de discuter de ces thèmes avec Pierre-François Moreau d’abord à Lyon et, plus récemment, à Naples, lors de ses interventions dans le séminaire « Raison et critique » et dans un colloque que j’ai organisé à l’université Federico II. Le présent article s’appuie non seulement sur la méthodologie d’analyse textuelle développée dans les travaux de Pierre-François mais aussi sur les échanges fructueux que nous avons eus lors de ces événements.
2Avant de diriger l’Institut pour la recherche sociale et de développer la théorie critique, Horkheimer s’est intéressé de manière systématique aux penseurs de l’époque moderne ainsi qu’aux bouleversements historiques et aux transformations économiques et sociales qui ont marqué cette période. Il a étudié les théories politiques à l’aube de la Neuzeit, notamment celles de Machiavelli et Hobbes. En outre, il a analysé l’œuvre et l’héritage d’autres figures de la première modernité, comme Montaigne et Descartes, et a élaboré une vision d’ensemble des différentes orientations philosophiques qui ont traversé cette époque, à savoir le scepticisme, le rationalisme et l’empirisme. En effet, entre 1925 et 1930, dans plusieurs essais et conférences, Horkheimer propose une interprétation originale de l’histoire de la philosophie moderne comme expression médiate de l’histoire de la société bourgeoise. Il étudie de manière approfondie une large gamme de sources primaires et secondaires. Il met au jour les relations entre la philosophie moderne et le développement historique de la société bourgeoise ; il effectue également des analyses méticuleuses de philosophes, œuvres et problèmes spécifiques qui n’ont rien à envier aux histoires de la philosophie traditionnelles1. Ces travaux, surtout la Vorlesung über die Geschichte der neueren Philosophie de 1927, offrent une vue d’ensemble sur l’interprétation matérialiste de l’histoire de la philosophie moderne à laquelle Horkheimer travaille à cette époque et qui s’inscrit dans ce contexte culturel marqué – à partir du recueil de Lukács, Histoire et conscience de classe (1923) – par un réexamen de la pensée moderne sous l’impulsion d’une certaine lecture de Marx. (Ce n’est pas un hasard si d’autres auteurs liés à l’Institut de recherche sociale ont proposé une relecture de la philosophie moderne sous le signe de l’approche marxiste et de la théorie critique ; c’est le cas ici de Borkenau et Marcuse.2)
3Considérons d’abord la Vorlesung über die Geschichte der neueren Philosophie, que nous pouvons lire aujourd’hui dans le volume 9 des Gesammelte Schriften de Horkheimer. Il s’agit des leçons sur la philosophie moderne du cours tenu par Horkheimer à l’université de Francfort en 1927, pendant un semestre, à l’époque où il était Privatdozent.
4En examinant les caractères saillants de la philosophie moderne, Horkheimer montre que le rationalisme et les métaphysiques du xviie siècle expriment les exigences et les efforts de la bourgeoise voulant se renforcer dans la société européenne. Cela devient évident avec Spinoza. Horkheimer saisit chez Spinoza – comme d’ailleurs chez Descartes – des éléments de continuité avec la scolastique médiévale. Mais il pense que la métaphysique moderne dépasse le cadre d’un rationalisme méthodologique – qui a recherché surtout des principes fondateurs inébranlables – dans la mesure où elle essaie de construire toute seule, grâce à la raison, une vision du monde systématique, inclusive et complètement achevée. Ce que la scolastique avait accompli sur la base de la révélation, en essayant d’expliquer la vision du monde de l’Église par le moyen de la pensée rationnelle, Spinoza voulait le développer sans faire appel à un quelconque fondement extra-rationnel, mais bien uniquement à travers la raison3. Avec Spinoza, la métaphysique moderne naît de la nécessité de restaurer le paradis perdu de la foi dans un royaume éternel en utilisant les instruments de la science et en recourant à une méthode sûre et efficace qui neutralise le doute4.
5Dans le Vorlesung über die Geschichte der neueren Philosophie, Horkheimer s’intéresse notamment aux conditions socio-historiques qui déterminent la naissance de la métaphysique moderne5. Ainsi, tout en gardant des traces des systèmes médiévaux, la philosophie de Spinoza est d’abord l’expression de la bourgeoisie ascendante qui aspire à renverser les obstacles qui entravent le développement de son commerce. À cet égard Horkheimer fait valoir que Spinoza, à l’instar de Hobbes, met l’accent sur l’importance d’un État fort, centralisé et sécularisé ; en outre il prône la tolérance et défend les intérêts économiques de la bourgeoisie6. La théorie spinozienne de la connaissance manifeste elle aussi le désir propre de la bourgeoisie de se donner un soubassement intellectuel inébranlable, indépendant de l’autorité de l’Église. C’est pourquoi le monisme déterministe spinoziste suppose la connaissance claire et distincte des axiomes et des principes logiques fondamentaux qui règlent l’univers comme la plus haute tâche de l’homme et conseille la subordination de toutes les autres impulsions humaines à ce noble effort de connaissance pure7.
6Quelques années plus tard, dans La dialectique de la Raison (1947), Horkheimer et Adorno insistent également sur ce point : « La mythologie particulière dont la Raison occidentale [die westliche Aufklärung] devait faire table rase (même sous la forme du calvinisme) fut la doctrine catholique de l’ordo et la religion populaire païenne qui continua à fleurir dans son ombre. L’objectif de la philosophie bourgeoise fut de libérer les hommes de son influence »8. Or, les fondements et les exigences théoriques sont ici bien différents de ceux des leçons sur l’histoire de la philosophie moderne de 1927, au cours desquelles, en essayant de cerner les caractères essentiels de la pensée moderne, Horkheimer a notamment montré que l’effondrement de la métaphysique du Moyen Âge exige d’édifier une nouvelle métaphysique et de trouver un nouveau point de départ inattaquable9.
7Dans la Dialectique de la Raison, Horkheimer et Adorno, en cherchant les causes de la régression vers la barbarie nazie au sein même de la rationalité, proposent une interprétation d’ensemble du délabrement de la civilisation occidentale. Ils pensent que le développement de l’histoire humaine est encadré par la domination de la nature10. Mais la sujétion de la nature prend appui sur la réduction de la nature à une matière chaotique qui fait l’objet d’une simple classification par le moi tout-puissant11 : une seule relation s’empare ainsi de la variété et de la multiplicité dont faisait état le monde de la magie, celle qui subsiste « entre le sujet donateur de sens et l’objet dépourvu de sens »12. La domination de la nature externe grâce à la technique et l’industrie implique la domination sociale (comportant la discipline et la soumission), qui, à l’époque moderne, trouve ses soubassements dans la maîtrise de soi et l’auto-répression, bref dans la domination de la nature interne13. Pour le dire autrement, la domination de l’homme sur la nature entraîne la domination de l’homme sur l’homme – en fait, le pouvoir d’une minorité sur la multitude des travailleurs14. L’homme est alors complétement réifié : il est un pur objet de statistiques, soumis aux critères de « l’autoconservation [Selbsterhaltung] » et de « la conformité [Angleichung] – réussie ou manquée – à l’objectivité de sa fonction et aux modèles qui lui sont donnés »15. C’est dans ce contexte que les deux auteurs évoquent Spinoza. Si le mythe qui éloigne les hommes de leurs véritables intérêts doit céder la place au véritable principe humain, soit le principe d’autoconservation, certains passages de l’Éthique expriment parfaitement la tendance profonde du mouvement de la société bourgeoise et de la civilisation humaine : « Cette phrase de Spinoza : “Conatus sese conservandi primum et unicum virtutis est fundamentum” est la devise [enthält die wahre Maxime] de toute la civilisation occidentale, où se réconcilient toutes les divergences religieuses et philosophiques de la bourgeoisie »16.
8Or, comme l’a montré Pierre-François Moreau, cette citation tirée de l’Éthique – et les trois autres qu’on trouve dans La dialectique de la Raison – peut être lue, d’une part, d’un point de vue philosophico-historique, c’est-à-dire dans la logique propre du système spinoziste, et, d’autre part, en adoptant un point de vue herméneutique, c’est-à-dire en considérant la logique de la reconstruction de l’Aufklärung effectuée par Adorno et Horkheimer. Si l’on se place dans cette seconde perspective, le nom de Spinoza ne renvoie pas vraiment à l’architectonique logico-métaphysique de son système ; il est plutôt un signe (« ein Zeichen ») ou un renvoi (« ein Verweis ») indiquant une direction de la réflexion sur la domination et la rationalité17. Cela dit, il faut noter que la phrase citée par les deux philosophes allemands fait partie d’un groupe de propositions qui analysent le concept de vertu. Du principe selon lequel la recherche de la préservation de soi est la première et unique base de la vertu Spinoza déduit toutes les règles de conduite de l’homme libre, « les commandements de la Raison » (E IVp18s), qui orientent le comportement de l’homme vivant « sous la conduite de la Raison » (E IVp24). Pierre-François Moreau remarque à cet égard que Spinoza n’énonce pas un impératif absolu : il s’agit d’une pure et simple description des conditions de la potentia et de l’impotentia de l’individu. Certes, l’homme qui veut être libre doit accroître sa puissance : en ce sens, on peut parler d’un impératif relatif18. D’autre part, Spinoza défend ce principe contre une autre doctrine qu’il caractérise comme le principe des satiriques, des théologiens et des mélancoliques. Ceux-ci jugent l’homme non pas à partir de son être ou de sa nature réelle mais à partir de valeurs extérieures ; ils condamnent l’homme réel au nom d’une essence qui n’existe nulle part19. Spinoza se propose alors de nous émanciper de cette superstition, et, dans cette optique, il est donc un véritable représentant des Lumières (dans le contenu, sinon chronologiquement). Pour ces raisons, selon Moreau, l’interprétation proposée par Adorno et Horkheimer semble être plausible : en effet, le passage de l’Éthique concernant l’autoconservation sur lequel s’appuient Horkheimer et Adorno est pour Spinoza une machine de guerre, une arme de combat (« eine Waffe in Kampf ») contre les ennemis de l’Aufklärung20. Toutefois, leur lecture dans son ensemble est sujette à caution.
9Juste après la citation spinozienne, Horkheimer et Adorno – en considérant peut-être les passages de l’Éthique sur l’homme dirigé par la raison – mettent l’accent sur le lien entre la Raison et le principe de l’autoconservation : « Une fois sublimé en sujet transcendantal et logique, le moi qui après l’extirpation méthodique de tous les résidus naturels considérés comme mythologiques, ne devait plus être ni corps, ni sang, ni âme, ni même Je naturel [natürliches Ich], devint le point de référence de la Raison [Vernunft], l’instance législatrice de l’action. Pour la Raison [Aufklärung] comme pour le protestantisme, celui que se contente de vivre sans référence rationnelle à l’autoconservation régresse vers un stade préhistorique »21. Cependant, comme le remarque Moreau, Spinoza n’essaie pas d’éradiquer les qualités du « Je naturel ». Au contraire, il cherche à penser le corps et l’âme, à comprendre leurs mécanismes et à saisir les individualités. Pour Spinoza, les leges naturae n’impliquent pas la négation de l’ingenium et de sa spécificité. Force est de constater que la lecture de Horkheimer et Adorno n’est possible que si l’on efface les frontières entre les différents systèmes philosophiques, mais cela signifie que la structure théorique de chaque système est dépouillée de sa spécificité, car ce qui est significatif dans un système philosophique ce n’est pas tel ou tel mot mais la conceptualité de la totalité, leur intégration dans l’ensemble de la théorie (« ihre Einbettung in das jeweilige Theorie-Ganze »22). Par exemple, le conatus et l’autoconservation chez Spinoza sont très différents des concepts homonymes qu’on trouve chez Thomas Hobbes. Chez le philosophe anglais, l’autoconservation concerne la continuité de la vie ; chez Spinoza, la continuité de l’être est compatible avec la perte de la vie – on peut donc comprendre qu’un citoyen puisse accepter de mourir pour une bonne cause, de sacrifier sa vie pour la liberté ou pour la vérité23. Horkheimer et Adorno insistent en effet, selon Macherey, sur le principe du conatus comme « l’expression caractéristique des thèses dites de l’individualisme possessif, par lesquelles la raison s’asservit elle-même à un objectif de domination et se soumet ainsi à un modèle de rationalité abstraite et calculatrice ». Toutefois, « cette interprétation, à la rigueur, s’appliquerait à Hobbes ; mais un lecteur un peu attentif de Spinoza sait qu’elle est à l’exact opposé de ce qu’il soutient pour son propre compte »24.
10Certains passages d’autres textes des deux philosophes sont censés confirmer la validité de l’approche et de la clé de lecture de Pierre-François Moreau. Nous nous limitons ici à ne citer qu’un extrait de l’article « Égoïsme et émancipation », paru en 1936 onze ans avant La dialectique de la Raison, dans lequel Horkheimer présente les caractéristiques de l’anthropologie moderne. Celle-ci s’appuie sur le principe selon lequel pour toute chose naturelle, le plus grand mal est sa destruction tandis que le plus grand bien sa conservation, ainsi que toute activité permettant d’atteindre ce but. Selon Horkheimer, « ce naturalisme simple », qui vient de certaines doctrines antiques, est thématisé dans la philosophie de la Renaissance et « développé systématiquement par Hobbes et Spinoza »25. Mais ce concept de nature, « d’après lequel toute chose a pour loi et pour mesure sa propre conservation, […] est en réalité individualiste ; il correspond à la situation de l’homme bourgeois dans sa réalité sociale […] »26.
11Ces réflexions horkheimeriennes corroborent l’analyse de Moreau selon laquelle Adorno et Horkheimer brouillent les frontières entre les systèmes philosophiques. Leur projet des années 1940 n’est pas une histoire doxographique de la philosophie, ni une histoire de la philosophie des Lumières. Ils veulent plutôt brosser le portrait de toute une époque – et, qui plus est, cette époque n’est pas une époque historique, car les Lumières ont commencé très tôt, peut-être au début de l’histoire, grâce au mythe lui-même, lorsque ce dernier avait rationalisé les anciennes croyances magiques. Dans cette optique, chaque philosophe n’est considéré que comme une illustration (« der Illustration ») : Horkheimer et Adorno ne s’intéressent pas à l’exactitude de leurs références mais à leur exemplarité (« Exemplarität »)27. Dans les autres lieux où les deux auteurs évoquent le philosophe néerlandais28, la lecture des passages spinoziens ne vise pas à comprendre sa propre pensée, mais à en faire le symbole d’une époque29. La lecture dialectique proposée par Moreau, qui consiste à revenir à l’ensemble des textes spinoziens pour juger du bien-fondé de l’usage qu’en font Horkheimer et Adorno et montrer que leurs interprétations doivent être évaluées au moins sous deux angles, est alors fondamentale pour s’orienter dans le livre écrit à quatre mains par les deux penseurs. En effet, c’est par cette démarche dialectique qu’on peut comprendre la véritable place que Spinoza et les auteurs modernes occupent dans La dialectique de la Raison, détecter les deux niveaux de l’interprétation élaborée par les deux auteurs allemands et enfin mettre en avant leur véritable propos (qui n’est pas de nature historiographique). Dans le cas de Spinoza, on peut également remarquer que les quelques citations tirées de l’Éthique sont placées par Horkheimer et Adorno dans des endroits précis où ils se soucient de présenter la vision du monde et de l’homme de l’Aufklärung dans ses expressions les plus saillantes30.
12Il est également intéressant d’examiner brièvement d’autres textes dans lesquels Horkheimer et Adorno, individuellement, évoquent le philosophe néerlandais. Toujours est-il que chez Adorno les références à Spinoza sont rares tandis que chez Horkheimer elles sont plus fréquentes.
13Dans son cours sur « L’idée de liberté », tenu à l’université de Francfort durant le semestre d’hiver 1957/58, s’arrêtant sur Spinoza, Horkheimer analyse le Traité théologico-politique avec l’intention de mettre au jour les rapports entre les positions spinoziennes et les revendications du capitalisme qui au xviiie siècle s’efforçait de se consolider. Soulignant les rapports entre cet ouvrage et les principes du projet républicain de Jan De Witt auquel Spinoza semble avoir adhéré, Horkheimer affirme qu’il reflète les exigences des citoyens, des bourgeois qui voulaient se libérer de la tutelle asservissante de la théologie. L’ordre axé sur la religion et la théologie est remplacé par la sphère de la conscience, par la décision qui revient toujours à l’individu, par sa capacité à ne compter que sur lui-même dans la lutte concurrentielle. Dans le cadre du capitalisme dans sa phase ascendante, chacun doit décider lui-même comment organiser sa vie et ses affaires ; la théologie n’a plus rien à dire. C’est pourquoi les défenseurs de la laïcité préconisent un absolutisme qui élimine les conflits religieux, qui affaiblit le rôle de la religion dans les relations interhumaines31. Mais Spinoza est également le philosophe qui enseigne – au moment de l’histoire où la société bourgeoise veut se comprendre (« an der Stelle der Geschichte, wo die bürgerliche Gesellschaft sich selber begreifen will »)32 – que Dieu n’a pas une liberté absolue, un vouloir despotique. Aux yeux de Spinoza, Dieu est identique à l’ordre de la nature et de la société : le divin est le monde dans lequel nous vivons, auquel nous disons oui. Les lois divines ne sont que l’ordre éternel de la nature. Nous devons nous soumettre à elles, les reconnaître, agir en conséquence. Il est déraisonnable d’imaginer que le cours du monde aurait pu se dérouler différemment33. En effet, Horkheimer met l’accent sur l’idée de Dieu comme totalité de la nature (Deus sive Nature) : la connaissance de Dieu et la connaissance de la nature ne sont qu’une seule et même chose ; la nature est tout ce que nous pouvons nécessairement appréhender à partir de concepts immédiatement évidents34. Somme toute, et pour le dire brièvement, selon la lecture horkheimerienne, la philosophie de Spinoza exprime en creux l’exigence de donner des assises métaphysiques au nouvel ordre bourgeois qui est en train de se dessiner au cours du xviie siècle : d’une part, la société bourgeoise a besoin d’une nouvelle métaphysique et d’une nouvelle politique aptes à circonscrire et minorer le rôle de la théologie dans la vie de l’individu ; d’autre part, il faut remplacer la confiance en un ordre transcendant, en des valeurs « surnaturelles » par l’idée que l’homme doit assumer ses responsabilités et faire ses choix dans le monde du marché concurrentiel, mais cela implique que chacun doit apprendre à dominer sa nature et ses pulsions en comprenant les mécanismes qui les produisent35.
14Considérons également Philosophische Terminologie, le texte d’un cours tenu par Adorno à l’université de Francfort entre 1962 et 1963, dans lequel il mène un examen historique et thématique de certains concepts philosophiques fondamentaux et se confronte aux grands courants de l’histoire de la pensée. Dans ce cours, Spinoza est mentionné à plusieurs reprises, mais les références (plus ou moins) précises aux textes sont rarissimes. Au cours de la trente-deuxième leçon, Adorno évoque la question de l’autoconservation à propos des solutions théoriques proposées par le rationalisme et l’empirisme pour penser le rapport entre la res cogitans et la res extensa. Prouvant que les deux écoles s’inspirent toutes les deux du modèle scientifique de l’évidence, il explique que la notion cartésienne d’évidence, également adoptée par Spinoza dans le Traité de la réforme de l’entendement, découle de videre : elle indique en dernière instance une forme de pure réception sans aucune réélaboration ou addition de la part du sujet et qui ne peut être conçue qu’à partir du modèle de la connaissance sensible36. Dans la suite du texte, l’auteur de Minima moralia affirme que les deux grands courants de la philosophie moderne s’appuient tous les deux sur l’idée de domination de la nature comme domination de soi. Or le concept de domination de la nature externe et de la nature interne (la maîtrise de soi), qui traverse toute la pensée moderne – de Bacon à Nietzsche –, est lié à la primauté de l’autoconservation, de la pensée qui se conserve identique et autonome : c’est là un motif de la conscience bourgeoise37. Dans ce contexte, Spinoza est considéré comme le philosophe qui, en formulant explicitement le principe que chaque chose s’efforce de se conserver soi-même, a exprimé l’union des deux thèmes de la pensée moderne de la manière la plus complète et grandiose38. En appliquant à ce texte aussi les critères herméneutiques et méthodologiques de Pierre-François Moreau, il nous semble qu’une fois encore Adorno évoque Spinoza non pour aborder un problème d’exégèse précis, mais parce que le philosophe hollandais illustre de manière exemplaire l’un des caractères de la pensée moderne, de la raison bourgeoise39.
15Aussi ces brèves analyses permettent-elles de proposer une réflexion générale sur le rapport des deux théoriciens francfortois à l’histoire de la philosophie. Au-delà du propos spécifique de La dialectique de la Raison – mettre au jour la complicité cachée entre mythe et Aufklärung pour comprendre l’effondrement de la civilisation bourgeoise –, on peut remarquer que dans leurs différents essais et cours universitaires, Horkheimer et Adorno utilisent les auteurs modernes dans un mouvement qui va des textes au contexte : leur cible consiste toujours à comprendre le propre de la société bourgeoise moderne dont les philosophes interprètent et traduisent sur un plan théorique les exigences économiques, sociales et politiques. C’est au fond ce que Horkheimer pense dès ses premiers écrits sur la pensée moderne. Ce n’est pas un hasard si au cours des années 1930 il comprend la philosophie moderne essentiellement comme « la philosophie de l’histoire de la bourgeoisie montante »40, et soutient qu’à travers ses auteurs majeurs – notamment Hobbes, Spinoza et les philosophes des Lumières françaises – elle exprime « la confiance dans la forme d’organisation de la société bourgeoise »41 et la valeur de la capacité individuelle à construire sa fortune en opposition aux privilèges de naissance42.
Notes de bas de page
1 À cet égard, on se rapportera avec profit à John Abromeit, Max Horkheimer and the Foundations of the Frankfurt School, New York, Cambridge University Press, 2011, p. 85-111.
2 Dans l’essai publié dans la collection des volumes de l’Institut et intitulé Der Übergang vom feudalen zum bürgerlichen Weltbild. Studien zur Geschichte der Philosophie der Manufakturperiode, Paris, Alcan, 1934, Franz Borkenau analyse les changements idéologiques qui ont accompagné la genèse du capitalisme. La thèse fondamentale de Borkenau est que la naissance d’une philosophie abstraite et mécaniste, incarnée parfaitement par l’œuvre de Descartes, est intimement liée à l’émergence du travail abstrait dans le capitalisme manufacturier. Cette connexion ne doit pas être interprétée comme causale et unidirectionnelle, mais plutôt dans le sens d’un renforcement mutuel (voir p. 268-270). Il est tout aussi pertinent de porter une attention aux essais écrits par Marcuse à la même époque, notamment « Zum Begriff des Wesens » (1936). Dans ce texte, Marcuse remarque que la forme transcendantale et subjective du concept d’essence est propre à la théorie bourgeoise et a été d’abord pleinement élaborée chez Descartes. Or le penseur allemand met au jour la contradiction fondamentale qui traverse la philosophie transcendantale inaugurée par ce dernier : le cartésianisme voudrait se caractériser moins comme une philosophie spéculative que comme une philosophie pratique ; mais il ne réussit pas à intégrer la réalité spatio-temporelle à la sphère proprement humaine, celle-là demeurant un monde purement « extérieur » à l’essence de celle-ci (voir Herbert Marcuse, « Zum Begriff des Wesens », Zeitschrift für Sozialforschung, vol. 5, no 1, 1936, p. 1-39, ici p. 5-6).
3 « Was die mittelalterliche Metaphysik, die Scholastik, auf Grund der Offenbarung geleistet hatte, indem sie die auf der Kirche beruhende Weltansicht mit den Mitteln des vernünftigen Denkens zu explizieren versuchte – das wollte Spinoza ohne jeden Grund, ohne jede gläubige Hinnahme irgendwelcher Gegenstände, rein durch die Vernunft entwickeln » (Max Horkheimer, Vorlesung über die Geschichte der neueren Philosophie, Gesammelte Schriften, A. Schmidt et G. Schmid Noerr éd., 19 vol., Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1985-1996, t. 9, 1987, p. 196. Dorénavant Gesammelte Schriften = GS).
4 Ibid., p. 196, 197.
5 C’est ce que fait valoir J. Abromeit, Max Horkheimer and the Foundations of the Frankfurt School, ouvr. cité, p. 100. L’objet scientifique qui intéresse Horkheimer c’est l’histoire des efforts accomplis par les philosophes pour saper l’autorité de la tradition et établir la raison et/ou l’expérience comme critères d’une connaissance valide. Cette histoire est également l’histoire de la montée de la bourgeoisie. Au lieu d’une histoire traditionnelle de la philosophie, Horkheimer esquisse les grandes lignes d’une histoire de la bourgeoisie à travers ses philosophes. C’est ce que montre Peter Stirk, Max Horkheimer. A New Interpretation, Hemel Hempstead / Lanham, Barnes & Nobles Books, 1992, p. 17.
6 Voir M. Horkheimer, Vorlesung, GS 9, p. 215. Pour situer l’interprétation horkheimerienne dans le cadre des discussions sur Spinoza des années 1930, voir Gérard Raulet, « Max Horkheimers Spinoza-Interpretation und der Spinoza-Streit im frühen 20. Jahrhundert », Geschichte der politischen Ideengeschichte, G. Raulet et M. Llanque dir., Sinzheim, Nomos, 2018, p. 129-144.
7 Voir M. Horkheimer, Vorlesung, GS 9, p. 196-199, 219 et suiv.
8 Max Horkheimer, Theodor Wiesengrund Adorno, La dialectique de la Raison. Fragments philosophiques, traduit de l’allemand par É. Kaufholz, Paris, Gallimard, 2013 [1974], p. 139 (Dialektik der Auflklärung, M. Horkheimer, Gesammelte Schriften, t. 5, Dialektik der Auflklärung und Schriften 1940-1950, G. Schmid Noerr éd., 2e éd., Francfort-sur-le-Main, Fischer, 2014, p. 113).
9 « […] Seit dem Zusammenbruch der mittelalterlichen Metaphysik muß notwendig – genau in dem Maße, wie sich die Wissenschaft von der alten Autorität befreit – das Streben nach einer neuen Metaphysik, nach einer neuen gültigen, absoluten Ansciht sich geltend machen » (M. Horkheimer, Vorlesung, GS 9, p. 199).
10 Voir Pierre Belaval, « Une présentation : La dialectique de la raison de Max Horkheimer & Theodor Adorno », Germanica, 1990, vol. 8, p. 195-202, ici p. 195-196 ; Miguel Abensour, « Philosophie politique, critique et émancipation ? », Lignes, 2007/2-3, no 23-24, p. 86-118, ici p. 92.
11 Voir M. Horkheimer, T. W. Adorno, La dialectique de la Raison, ouvr. cité, p. 32 (GS 5, p. 32).
12 Ibid., p. 33 (GS 5, p. 33).
13 Voir aussi Max Horkheimer, Éclipse de la raison, Paris, Payot, 1974, p. 183 (GS 7, p. 177 ; Eclipse of Reason, Londres / New York, Bloomsbury, 2013 p. 125). Sur les rapports de domination à l’époque moderne, voir aussi M. Horkheimer, « Égoïsme et émancipation. Contribution à l’anthropologie de l’âge bourgeois » (1936), Théorie traditionnelle et théorie critique, trad. de l’allemand par C. Maillard et S. Muller, Paris, Gallimard, 1996 [1974], p. 139-227, ici p. 148-153 (« Egoismus und Freiheitsbewegung. Zur Anthropologie des bürgerlichen Zeitalters », Gesammelte Schriften, t. 4, Schriften 1936-1941, A. Schmidt éd., 2e éd., Francfort-sur-le-Main, Fischer, 2009, p. 9-88, ici p. 17-21).
14 « La division du travail à laquelle tend la domination sert à l’autoconservation du groupe dominé » (M. Horkheimer, T. W. Adorno, La dialectique de la Raison, ouvr. cité, p. 48 ; GS 5, p. 44).
15 Ibid., p. 57 (GS 5, p. 51).
16 Ibid., p. 58 (GS 5, p. 52). Voir aussi E IVp22c : « L’effort pour se conserver est le fondement premier et unique de la vertu ».
17 Pierre-François Moreau, « Adorno und Horkheimer als Spinoza-Leser », Aufklärungs-Kritik und Aufklärungs-Mythen. Horkheimer und Adorno in philosophiehistorischer Perspektive, S. Lavaert et W. Schröder dir., Berlin/Boston, De Gruyter, 2018, p. 113-121, ici p. 113-114.
18 P.-F. Moreau, « Adorno und Horkheimer als Spinoza-Leser », art. cité, p. 115.
19 Voir E Vp35s, cité par P.-F. Moreau, « Adorno und Horkheimer als Spinoza-Leser », art. cité, p. 115, note 6.
20 P.-F. Moreau, « Adorno und Horkheimer als Spinoza-Leser », art. cité, p. 116.
21 M. Horkheimer, T. W. Adorno, La dialectique de la Raison, ouvr. cité, p. 58 (GS 5, 52).
22 P.-F. Moreau, « Adorno und Horkheimer als Spinoza-Leser », art. cité, p. 116.
23 Ibid. Mais cela se trouve dans le Tractatus theologico-politicus, que Horkheimer et Adorno ne citent pas. Voir Spinoza, Œuvres III, Traité théologico-politique, J. Lagrée et P.-F. Moreau éd., texte établi par F. Akkerman, Paris, Presses universitaires de France, 1999, chap. 20, § 13, p. 646-647.
24 Pierre Macherey, Avec Spinoza. Études sur la doctrine et l’histoire du spinozisme, Paris, Presses universitaires de France, 1992, p. 229.
25 M. Horkheimer, « Égoïsme et émancipation », art. cité, p. 141 (GS 4, p. 10-11).
26 Ibid. (GS 4, p. 11).
27 P.-F. Moreau, « Adorno und Horkheimer als Spinoza-Leser », art. cité, p. 117.
28 Voir M. Horkheimer, T. W. Adorno, La dialectique de la Raison, ouvr. cité, p. 134, 147, 154 (GS 5, p. 109, 119, 124).
29 P.-F. Moreau, « Adorno und Horkheimer als Spinoza-Leser », art. cité, p. 118-119.
30 Voir ibid., p. 120 : « Dass Horkheimer und Adorno ihm diese Rolle zuweisen, ist klar : die wenigen Spinoza-Zitate werden jeweils dort plaziert, wo es Horkheimer und Adorno darum geht, das Welt- und Menschenbild der Aufklärung in seinen stärksten Äußerungen zu präsentieren ».
31 M. Horkheimer, « Die Idee der Freiheit », Gesammelte Schriften, t. 13, Nachgelassene Schriften 1942-1972, G. Schmid Noerr éd., Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1989, p. 452-514, ici p. 492-493.
32 Ibid., p. 494.
33 Ibid.
34 Ibid., p. 494-495.
35 Sur ce dernier point, voir ibid., p. 496.
36 T. W. Adorno, Philosophische Terminologie. Zur Einleitung, Rudolf zur Lippe éd., 2 vol., Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1992, t. 2, p. 156.
37 Ibid., p. 156-157.
38 « So hat Spinoza denn ausdrücklich das Prinzip, daß alle Dinge sich selbst erhalten wollen, und damit vielleicht die Vereinigung der Motive vollständigsten und großartigsten formuliert » (ibid., p. 157).
39 La pensée de Spinoza semble ainsi être intégrée – en empruntant les mots de Pierre Macherey – « dans un ensemble […] avec lequel elle fait étroitement corps, au point de perdre, du fait de cette assimilation, son originalité » (P. Macherey, Avec Spinoza, ouvr. cité, p. 230).
40 Voir M. Horkheimer, Les débuts de la philosophie bourgeoise de l’histoire (1930), traduit de l’allemand par D. Authier, Paris, Éditions Payot et Rivages, 2010, p. 80 (Anfänge der bürgerlichen Geschichtsphilosophie, Gesammelte Schriften, t. 2, Philosophische Frühschriften 1922-1932, G. Schmidt Noerr éd., 2e éd., Francfort-sur-le-Main, Fischer, 2012, p. 221). Ici Horkheimer rapproche encore une foi Spinoza et Hobbes et les considère comme des représentants de la tendance matérialiste de la philosophie bourgeoise de l’histoire (les autres sont : Machiavel, Bayle, Mandeville, les penseurs radicaux des Lumières françaises). Voir ibid.
41 Ibid., p. 105 (GS 2, p. 237).
42 « Die frühen bürgerlichen Denker, Machiavelli, Spinoza, die Aufklärer – alle haben sie die Macht aus purer Geburt gebrandmarkt und die durch Arbeit verdiente Stellung als Kriterium des Ansehens gesetzt » (M. Horkheimer, « Bemerkungen zur philosophischen Anthropologie » [1935], Gesammelte Schriften, t. 3, Schriften 1931-1936, A. Schmid éd., 2e éd., Francfort-sur-le-Main, Fischer, 2009, p. 249-276, ici p. 269).
Auteur
université Federico II de Naples, Dipartimento di Studi Umanistici
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