Gabrielle Suchon, une philosophie de la libération
p. 465-476
Texte intégral
Philosopher
1En 1693, Gabrielle Suchon publie à Lyon son important Traité de la morale et de la politique1, un ouvrage divisé en trois parties et suivi d’un petit traité. Signé « G. S. Aristophile », il est composé en moins d’un an, « conçu dans la souffrance de mille traverses et persécutions, produit et enfanté dans la spéculation, le silence et la retraite, et enfin achevé et perfectionné dans les maladies et dans les continuelles infirmités du corps »2.
2Gabrielle Suchon a plus de 60 ans lorsqu’elle fait effraction sur la scène philosophique avec cette œuvre singulière, aussi radicale, rusée qu’éblouissante, de plus de sept cent cinquante pages. Amazone en philosophie3, nous savons très peu de choses de sa vie. Née le 24 décembre 1632 à Semur-en-Auxois, Gabrielle Suchon est destinée à rejoindre le couvent des Jacobines de la même ville. Plusieurs années plus tard, contestant sa clôture, elle se rend à Rome demander au Pape un rescrit contre ses vœux, ce qu’elle obtient. De retour chez elle, sa famille s’y oppose et le Parlement de Dijon la condamne à rentrer au monastère. Elle refuse et rejoint Dijon où elle meurt en 17034. Quand est-elle partie à Rome, comment a-t-elle résisté à l’obligation de se soumettre et de demeurer enfermée, comment et de quoi a-t-elle vécu à Dijon, comment a-t-elle été publiée ? Les quelques traces et indices se sont perdus pour y répondre. Demeure son œuvre : le Traité de la morale et de la politique et Du célibat volontaire ou la vie sans engagement, publié à Paris sous son nom en 17005 ; traité tout aussi puissant que le premier qui théorise la neutralité dans une anthropologie philosophique et mystique de la libération.
3J’ai rencontré Gabrielle Suchon6 en 1997, grâce à Michèle Le Dœuff qui m’a encouragée à travailler sur elle. La querelle des femmes et les philosophies de l’égalité des sexes étaient à proprement parler effacées, rayées de l’histoire de la philosophie7. L’étude et le rouet, et plus encore Le sexe du savoir8, deux ouvrages majeurs de Michèle Le Dœuff, rendent justice à la pensée de Gabrielle Suchon, Et, avec la somme de Linda Timmermans, L’accès des femmes à la culture (1598-1715)9, ils ont été décisifs pour rouvrir la querelle : celle de l’historiographie philosophique. Avec Pierre-François Moreau, j’ai donc appris à lire cette bibliothèque comme une controverse majeure.
4L’œuvre de Suchon mérite d’être largement étudiée pour elle-même tout autant que resituée et discutée dans ce moment de basculement de l’âge classique aux Lumières. Son œuvre a été pour moi déterminante : c’est dans les textes de Suchon, que je saisis combien le concept de tempérament est crucial dans l’élaboration des catégories modernes de sexe. Encouragée et indéfectiblement soutenue par Mireille Delbraccio, je soumets ce projet à Pierre-François Moreau en 2001 ; et c’est à lui que je dois d’avoir pu mener à bien ma thèse d’histoire de la philosophie. Depuis plus de vingt ans, la pensée de Gabrielle Suchon m’a accompagnée et sans cesse nourrie et renforcée. Lue et relue, elle suscite à chaque fois la même intensité intellectuelle, procure à chaque fois un nouvel étonnement, une joie libératrice mais aussi réparatrice. Elle est un repère pour se réorienter dans la pensée10, à partir duquel s’élever, cheminer en philosophie.
5Elle pourrait être la figure emblématique d’une historiographie philosophique qui, loin d’une histoire linéaire jalonnée par les « grands » philosophes, travaille sans cesse à défaire les dispositifs de minoration, de marginalisation et d’exclusion. Une historiographie philosophique à même de résister à la forclusion, à la production d’ignorance11 et d’amnésie philosophiques – des œuvres, des concepts et des différends –, une « critique de la raison sexiste »12, qui excave et fait justice à des corpus, mais aussi à des sujets philosophant : des pensées, des corps et des chairs jugés indignes, étrangers ou anecdotiques, à partir desquels pourtant il s’agit de mieux réfléchir, mieux ressaisir la généalogie clandestine de nos concepts comme de nos narrations13, de leurs cadres d’intelligibilité. Cette façon de travailler l’histoire avec acuité est une manière de faire dans et face à la conflictualité ; un travail de recherche où l’histoire de la philosophie est en même temps philosophie politique, une manière de penser l’historicité qui permet de ne pas indéfiniment repartir à zéro.
Gabrielle Suchon : phénoménisme de la privation et rationalisme de la domination
6La préface générale rédigée par Gabrielle Suchon en ouverture de son Traité de la morale et de la politique14, s’adresse à ses contemporains, hommes et femmes. Cette adresse constitue déjà un tour de force, car comme ne cesse de le rappeler l’autrice, entrer en philosophie quand on naît femme est une forme de disgrâce. Depuis Platon, écrit-elle, les philosophes (hommes) ne cessent de se féliciter de leur sexe qui n’en est pas un. Au xviie siècle, les femmes sont appelées « le Sexe » sans autre précision ou même qualificatif (« beau », « deuxième », « inférieur »…) : elles seules peuvent y être réduites tant « la contrainte, l’ignorance, et la dépendance où les personnes du Sexe passent leur vie renferment toutes les peines qui les rendent inférieures aux hommes ; de sorte que dans la privation de liberté, de science et d’autorité, l’on peut connaître qu’elles n’ont point de part à tous les plus grands avantages que l’on possède dans la politique et dans la morale »15.
7Plutôt que de relever toutes les peines que les femmes « expérimentent tous les jours »16, Gabrielle Suchon entreprend d’en établir les sources, les raisons et les causes. Et cette entreprise n’est pas chose facile tant les préjugés, les dogmes, lois et les coutumes participent à rendre les expériences des femmes confuses. Selon la philosophe, « la plus grande partie des femmes s’imagine que ces états de contraintes, d’ignorantes, et de sujettes leur sont si naturels que leurs souffrances ne peuvent jamais recevoir de remède »17. Les femmes renoncent elles-mêmes, renoncent à elles-mêmes. La privation a ceci de remarquable qu’être privée finit par signifier être privé de : être privé par les institutions religieuses, politiques, universitaires, du gouvernement de soi est habillement présenté comme être privée par nature de la capacité de se gouverner. Faiblesse, légèreté et inconstance, sont alors non seulement compris comme le propre du Sexe et reproché aux femmes, mais les femmes elles-mêmes cèdent à cet implacable tour de passe-passe sophistique.
8La privation devient un état. Elle n’est ni intermittente, ni propre à telle ou telle, mais permanente, commune à toutes les femmes, en tous les domaines et multiséculaire (« elles n’ont [jamais] été traitées d’autre manière »)18. Gabrielle Suchon va même plus loin, la privation est infinie. Connaître tout ce que les femmes expérimentent serait un travail impossible consistant à rendre compte indéfiniment de cette multitude de misères féminines. Gabrielle Suchon cherche plutôt une méthode, « un chemin pour entrer dans ce champ spacieux des souffrances du Sexe tout rempli de ronces et d’épines »19. Elle propose donc de traiter des principes de cette privation pour démontrer que les femmes « sont capables de Liberté, de Science, et d’Autorité »20. Dès les premières pages du texte, Gabrielle Suchon énonce ainsi sa thèse : l’ordre et le principe qui président à la privation ne sont ni métaphysiques, ni naturels, ni accidentels.
9La « privation » est l’un des concepts majeurs de la philosophie de Gabrielle Suchon21. Par ce terme, elle comprend ce qui détermine un état de fait : l’abaissement des femmes en toute chose. Or, cet état ne relève ni d’une déchéance, ni d’une infériorité, ni d’une impuissance ou d’une incapacité de nature. La privation est un régime politique d’interdits multiples qui affame, appauvrit et dépossède, les femmes de tous les moyens et de toutes les ressources de la raison, qui entrave et ferme l’accès aux lieux et institutions de savoir et de pouvoir, et les maintient « ignorantes, captives et abaissées »22. Si l’état de « contrainte, d’ignorance et de dépendance »23 peut à proprement parler être qualifié de politique c’est donc qu’il s’agit d’une privation de liberté, de science et d’autorité. Par conséquent, les femmes peuvent par nature, et également aux hommes, être douées, acquérir ou exercer ces trois ressources dont elles sont injustement privées. « La privation suppose toujours dans le sujet qui la souffre une capacité naturelle pour acquérir et pour posséder le bien dont il est privé »24.
10Capables de tout, de tout apprendre et savoir, de tout commander et gouverner, les « lumières » des femmes, « ces brillants et ces flammes sont cachés et ensevelis sous la cendre des mauvaises coutumes et de la conduite de ceux qui ne peuvent souffrir qu’elles éclatent, ni qu’elles paraissent ce qu’elles sont en effet, et encore moins ce qu’elles pourraient être »25. Gabrielle Suchon n’entend pas s’en tenir aux « mauvaises coutumes » : ces dernières comme toutes les conduites partout misogynes servent des intérêts et assurent la pérennité d’un privilège aux dépens de la raison, de la religion et de la justice. « [Les hommes] se sont avisés de priver [les femmes] de tous les moyens dont elles pourraient se servir pour se rendre savantes. Et par ce dernier outrage, ils persuadent autant qu’ils le peuvent que c’est un effet de leur justice, puisque l’incapacité des femmes en est la cause »26. La privation est bien le principe de domination des hommes sur les femmes.
11S’appuyant sur le corpus de la querelle des femmes (1617-1632)27, Gabrielle Suchon vise premièrement la coutume comme « seconde nature », et part de ce qui relève d’une intériorisation d’un rapport de domination. La fabrique efficace de sa naturalisation consiste en la responsabilisation des femmes quant à leur propre sujétion, à leur soumission désespérée. À partir de ce point de départ, elle pose l’inégalité instituée par les lois, la déraison et les usages comme principe de la privation : les femmes sont partout empêchées de s’élever à la connaissance vraie et juste d’elles-mêmes, privées de moyens rationnels, mais aussi spirituels et mémoriels, de comprendre l’iniquité historique de leur propre condition. Ainsi, Gabrielle Suchon ne se contente pas de déraciner les préjugés mais révèle un régime politique œuvrant à l’institutionnalisation, à la naturalisation et à l’incorporation de l’inégalité entre les hommes et les femmes.
Philosophie amazone : philosophie minorée, philosophie rusée, philosophie révoltée
12Gabrielle Suchon redoute la censure à même de refuser l’imprimatur – son livre est signé G. S. Aristophile28 – et déploie dans le Traité deux stratégies d’évitement. Premièrement, en s’appuyant sur un corpus touffu, en dissimulant ses démonstrations les plus éristiques dans les « interstices »29 d’exposés scolastiques et une couche de commentaires et références prolifiques, Gabrielle Suchon peut traquer les inconséquences, les ruptures et les incohérences des justifications des hommes de lettres, de l’art et de science. Elle renverse les accusations faites aux femmes : à l’encontre de la raison, de la morale et de la justice, les sophismes misogynes ne servent qu’à assurer la pérennité de l’autorité masculine, à protéger les charges et les distinctions ; ces butins masculins. Deuxièmement, Gabrielle Suchon convoque une vaste bibliothèque de la querelle des femmes et de « l’égalité des deux sexes », et la constitue en courant philosophique à part entière, défendant des positions dans un débat clivé. On peut dire qu’elle la normalise au sens où elle lui confère la même dignité philosophique que n’importe quelle école ancienne ou moderne de référence.
13Elle cite notamment le traité de François Poullain de la Barre, publié vingt ans auparavant30, parmi beaucoup d’autres31. En cette toute fin du xviie siècle, alors que la guerre contre les misogynes s’est menée sur plusieurs décennies et sur différents terrains, les différentes batailles dessinent un autre paysage intellectuel et constituent des précédents – mais aussi des mines de sources encore trop peu étudiées – dont témoigne la profusion éditoriale de recueils et de dictionnaires des femmes savantes et illustres, de traités et essais en faveur des femmes et de l’égalité naturelle des sexes. L’œuvre de Gabrielle Suchon est de ce point de vue un traité de défense des femmes dans les règles de l’art. En ce sens, le Traité de la morale et de la politique relève de la rhétorique judiciaire : dans cette joute à laquelle Gabrielle Suchon entend prendre part, il s’agit de dénoncer (une énième fois) l’injustice et l’ineptie des accusations de faiblesse, d’infériorité, d’immoralité, comme de glorifier les vertus, les œuvres et les beautés du Sexe. Toutefois, Gabrielle Suchon, vise plus encore à démontrer la systématicité de la privation quand les femmes sont en vérité suffisamment puissantes et capables naturellement « pour être libres, savantes, conductrices et dominantes »32. Et précisément, c’est bien sur ce dernier point que Gabrielle Suchon revendique son originalité dans ce corpus et vis-à-vis de la tradition des chevaliers des femmes, « puisqu’aucun ne s’est encore avisé de faire l’éloge des femmes comme il se voit en ce traité, qui est une pièce plus médité qu’imité »33.
14Comme Poullain de la Barre, Gabrielle Suchon déjoue la prudence cartésienne en matière de morale, et parfait une morale imparfaite qui consiste à suivre les lois et coutumes, du moins les plus partagées et modérées, pour vivre « tranquillement ». Or, pour Poullain de la Barre, comme pour Gabrielle Suchon, déraciner le préjugé en soi engage une philosophie morale et politique et figure une philosophie de l’éducation : déraciner les préjugés les plus iniques en nous, en eux, en réformant l’éducation des garçons, en sortant les filles de la minorité. Gabrielle Suchon va plus loin encore, en dépit d’une écriture sinueuse et fourmillant de références, elle témoigne d’une pensée qui va « tout droit » pour gravir la montagne, une pensée de front. Sa morale fondée sur les principes de la raison et de la justice consisterait, consistera à terme, à édicter des règles respectueuses du partage naturel de la liberté, de la science et de l’autorité entre tous les êtres compris dans leur neutralité sexuelle.
15Gabrielle Suchon érige sa démonstration sur l’existence même de son Traité : sur l’étude, le libre exercice de sa raison, sur la vérité et sur ses propres jugement et expérience. Son expérience est mise en abyme : expérience extrême de la privation en tant que fille, en tant que femme (l’enfermement, l’hétéronomie, la condamnation, le coût de sa liberté…), expérience de l’interdit en tant que philosophe, enfin, mise à l’épreuve expérimentale de sa démonstration. Si Gabrielle Suchon est parvenue à produire un tel Traité sans aucune autonomie, en n’ayant reçu aucune éducation et en ne disposant d’aucune loi en sa faveur, alors les femmes sont naturellement libres, savantes et capables d’autorité. Au-delà donc d’une bibliothèque constituée par des précédents aussi solides que Marie de Gournay ou Poullain de la Barre, notamment, Gabrielle Suchon réfléchit son propre devenir philosophique et prend appui sur son expérience vécue pour articuler et matérialiser sa démonstration. Ce qui ressort de ce vécu tout au long du texte, c’est une libération. En prenant fait et cause pour toutes, Gabrielle Suchon incarne sa réfutation (les femmes ne sont pas ce que l’on dit qu’elles sont) et se libère elle-même. Aussi, il est possible de reconstituer à travers ses textes, un phénoménisme ou même une phénoménologie féministe.
16Gabrielle Suchon n’appelle pas tout à fait à se révolter « comme » les Amazones mais à devenir des philosophes amazones en prenant le droit de juger, la liberté de penser. En ce sens, elle définit une morale « par provision » : en attendant la fin du régime de privation, il ne s’agit en aucune façon d’endurer les lois et de respecter les mœurs, mais bien de les transgresser et de s’en protéger autant qu’il se peut. Les femmes ne cessent d’ailleurs de le faire par d’imperceptibles ou plus flamboyantes actions. « On ne saurait jamais nier que [les] obligations [des femmes] ne soient les plus rudes, parce qu’il y a incomparablement plus de peine à obéir et s’humilier soi-même, qu’à dominer sur les autres. C’est pourquoi elles sont plus excusables dans les transgressions qu’elles peuvent commettre contre la sévérité des lois qu’on leur impose »34.
Endurer, désobéir et se libérer
17À la fin du grand Traité de la morale et de la politique, Gabrielle Suchon adjoint un court texte35 où elle s’attaque par questions et réponses aux préjugés des philosophes et des médecins. Il s’agit dans ce texte de discuter de façon plus accessible les défauts que l’on attribue aux femmes : la faiblesse, la légèreté et l’inconstance ; défauts censés les exclure des charges et distinctions au sein des sphères du savoir et du pouvoir. Gabrielle Suchon accentue et concentre davantage son style dès les premières pages et s’interroge :
Comme c’est par la force, la fermeté et par la persévérance qu’on se distingue des autres et qu’on s’élève au-dessus des gens du commun, il faut s’étonner que les hommes tâchent autant qu’ils peuvent de s’attribuer ces grandes qualités. On peut être surpris qu’ils prétendent s’en rendre les seuls possesseurs, au préjudice des femmes. Et comme elles sont une partie égale et essentielle de la nature humaine, on ne sait d’où vient qu’elles ne se mettent point sur la défense – depuis tant d’années qu’on s’est fait comme une loi de les traiter avec le dernier mépris.36
18Les pourfendeurs de l’égalité des sexes sont ici non seulement pris pour cible par Gabrielle Suchon mais ce sont bien leur déraison malveillante qui est décortiquée sous sa plume. Elle fait référence au cartésien Poullain de la Barre : l’inégalité des sexes est un préjugé, sous lequel est « ensevelie » une vérité. Or, chez Gabrielle Suchon, cette vérité, n’est pas tant l’égalité des sexes, mais bien l’endurance avec laquelle les femmes font l’expérience et supportent mille privations, accusations et injures et, inversement, le « plaisir » pris par beaucoup d’hommes à dominer, donnant à leurs paroles « le pouvoir de les rendre innocents en rendant coupables les personnes du Sexe »37.
19Dans la préface générale au grand Traité, Gabrielle Suchon évoquait implicitement Sénèque et les qualités et capacités naturelles de l’humaine nature en se référant au travail : un bon artisan le demeure même s’il manque d’instrument pour exercer son travail, un homme éloquent le demeure même s’il est contraint de se taire, un homme vaillant le demeure même s’il a les mains liées, un bon pilote le demeure même s’il est sur la terre ferme… Ici, la question de l’endurance des femmes à supporter les privations est également renvoyée à un travail. Les hommes « tiennent » les femmes dans « l’abaissement, dans l’humiliation et la douleur », dans la société, dans l’état religieux, dans le mariage38, mais cela n’entame pas l’égale compétence naturelle des sexes à la liberté, au savoir et au pouvoir. Gabrielle Suchon décrit une ascèse de la soumission et de la dépendance contraintes qui éprouve et fortifie39 – corps et âme –, oblige à exercer et épuiser ses capacités dans la pénurie, le manque et la famine intellectuels, spirituels et politiques. Aussi, le régime de privation est vécu intimement comme un régime de production antagonique des êtres et les femmes sont en ce sens des « travailleuses » (au sens d’une division sexuelle du travail de production et de reproduction des conditions de vie mais au sens également où elles travaillent et se travaillent – sans y consentir – tout autant à maintenir ce régime de différenciation des sexes, qu’à y résister).
20Enfin, pour Gabrielle Suchon, cette ascèse contrainte (qu’il faut donc radicalement distinguer d’une prétendue pénitence féminine vis-à-vis d’une faute originelle), cette pénibilité endurée, témoignent d’une cruauté masculine : elle suscite chez les dominants, un plaisir pris au spectacle de la souffrance des femmes, la satisfaction de soi, la glorification de son sort, en comparaison des efforts infinis que les femmes déploient pour se conduire dans la vie avec des miettes (de liberté, de science, d’autorité). « D’après l’expérience des choses qu’on voit tous les jours, nul doute qu’il ne soit incomparablement plus fâcheux et plus pénible d’obéir que de commander, de se soumettre que de conduire, d’observer des lois que de les établir »40. Gabrielle Suchon s’avance vers une psychologie de la domination : les hommes, aux moyens de leurs institutions, dominent activement et passivement – en ne se sentant pas concernés par des lois et coutumes injustes et déraisonnables qu’ils édictent à leur seul avantage. Au-delà de leurs propres confort et tranquillité – dominer c’est aussi se dégager un temps pour soi, pour l’étude, l’exercice de la raison et la méditation –, ils en retirent aussi une satisfaction, un plaisir, une jouissance. Être obéi, servi, craint ou respecté, être indifférent, ignorant et innocenté de ses pensées, actes et privilèges, être partout chez soi (dans le monde, dans la maison, dans les livres et bibliothèques), non seulement ne nécessite aucun effort (intellectuel ou moral), mais entame l’exercice même de la raison – porte atteinte aux principes de la foi comme aux règles de justice.
21Rares sont les textes de la querelle des femmes ou des philosophies de l’égalité des sexes, qui adoptent à l’orée du xviiie siècle, une telle philosophie de la conflictualité. Gabrielle Suchon démontre la force, la persévérance et la constance des femmes, en ce qu’elles continuent de vivre partout et en toutes circonstances sans s’effondrer, sans faillir. Gabrielle Suchon ne cesse de l’écrire : la résistance féminine multiséculaire à subir sans prendre les armes contre les hommes, est ce qui rend les femmes effectivement supérieures. À l’opinion comme instance d’oubli de l’histoire des femmes, Gabrielle Suchon substitue la raison, la justice et la vérité dans un propos à la fois démonstratif et apologétique des femmes illustres – croyantes, guerrières, savantes, lettrées, politiques, philosophes, bienfaitrices – mais ce qui distingue son propos de ses prédécesseurs, c’est qu’elle s’engage aussi dans une violence toute philosophique, un droit à la violence défini comme autodéfense rationnelle, mémorielle et politique : « Puisqu’il est permis selon le droit de repousser la violence par une même violence, je ne crois pas qu’on puisse me critiquer pour avoir entrepris la défense des personnes du beau sexe »41.
22La philosophie de Gabrielle peut être définie comme une philosophie politique du patriarcat moderne ou plus exactement, et en s’appuyant sur ses propres termes (« l’absolu pouvoir des hommes »)42, une philosophie de l’absolutisme sexuel, masculinisme défini comme un régime politique, un principe de gouvernement au fondement de la modernité. Sa méthode est singulière : démonstrative et judiciaire, phénoméniste et tout aussi laudative qu’éristique. Autrement dit, Gabrielle Suchon démontre l’égalité des sexes avec la volonté de prendre position dans un débat ancien et âpre, de faire date et d’y mettre un point final. Gabrielle Suchon ne cesse de convoquer sa propre position incarnée de philosophe, son expérience de femme, ainsi que les expériences communément partagées par les femmes, pour les défendre mais aussi pour insister sur le fait que les lois, les coutumes, les doctrines prétendument savantes et les mœurs ne peuvent pas, en tout cas plus, être respectées par les femmes. D’une part, ces lois, ces dogmes et ces règles d’exclusion mettent en permanence à l’épreuve leurs qualités, les dénaturent et nuisent à leurs vies mêmes – les plus modérées des privations constituent des atteintes injustes à la dignité de l’humaine condition. D’autre part, ces lois, ces dogmes et ces règles, que les femmes ne participent pas à élaborer et énoncer, visent à reconduire en permanence leur illégitimité, leur intranquillité et leur précarité, leur disgrâce sexuelle, et donc la sexuation d’un ordre du monde. L’accumulation des justifications de cet ordre n’est pas « innocente » mais bien le fait d’une déraison masculine, jouissive et cruelle, d’une logique du privilège qu’il faut refuser d’entériner en l’endurant et s’y soumettant sans défense, sans violence. Renverser, neutraliser l’ordre du monde relève d’une philosophie de la libération pour les femmes : se libérer consiste à transgresser partout les interdits et à bénéficier de ce dont elles ont été privées : elles-mêmes.
Notes de bas de page
1 [Gabrielle Suchon], Traité de la morale et de la politique, divisé en trois parties. Sçavoir la liberté, la science et l’autorité ou l’on voit que les personnes du Sexe pour en étre privées, ne laissent pas d’avoir une capacité naturelle, qui les en peut rendre participantes. Avec un petit traité de la foiblesse, de la legereté, & de l’inconstance, qu’on leur attribuë mal à propos. Par G. S. Aristophile. A Lyon, Chez B. Vignieu, 1693.
2 Ibid., Préface générale, non paginée.
3 Ibid.
4 Voir P. Papillon, Bibliothèque des auteurs de Bourgogne, Dijon, chez Philippe Marteret, 1742. Voir également, M. Bernos, « Résistances féminines à l’autorité ecclésiastique à l’époque moderne (xviie-xviiie siècle) », Clio. Femmes, Genre, Histoire, no 15, 2002, p. 103-110.
5 G. Suchon, Du Célibat volontaire ou la vie sans engagement, Paris, chez Jean et Michel Guignard, 1700. Voir B. Dunn-Lardeau, « La place de la comédie des quatre femmes de Marguerite de Navarre (1542) dans le discours sur le célibat volontaire comme modèle de félicité de l’Arioste à Gabrielle Suchon », Renaissance and Reformation / Renaissance et Réforme, vol. 26, no 4, 2002, p. 113-139 ; V. Desnain, « The Origins of La vie neutre: Nicolas Caussin’s Influence on the Writings of Gabrielle Suchon », French Studies, 63 (2), 2009, p. 148-160.
6 S. Auffret a largement contribué à sortir G. Suchon de l’oubli ; ses rééditions d’extraits de l’œuvre en français modernisé, aux Éditions des femmes (1988, 1994) et chez Arléa (2002), ont permis de rendre sa pensée quelque peu accessible en dehors des éditions originales conservées à la BnF. D. C. Stanton et R. M. Wilkin ont fait de même en traduisant une partie de son œuvre dans une édition critique en anglais : Gabrielle Suchon, A Woman Who Defends all the Persons of her Sexe: Selected Philosophical and Moral Writings, D. C. Stanton, R. M. Wilkin éd., Chicago University Press, 2010. Voir aussi, J. Broad et K. Green, A History of Women’s Political Thought in Europe, 1400-1700, Cambridge University Press, 2009 ; V. Desnain, « Gabrielle Suchon: Militant Philosophy in Seventeeth Century France », Forum for Modern Language Studies, 49 (3), 2013, p. 257-271.
7 J’ai réalisé mon DEA sur Marie de Gournay, Anna Maria Van Schurman, François Poullain de la Barre et Gabrielle Suchon, soutenu en 1998 sous la direction de M. Le Dœuff. Voir E. Dorlin, L’évidence de l’égalité des sexes. Une philosophie oubliée du xviie siècle, Paris, L’Harmattan (Bibliothèque du féminisme), 2000.
8 M. Le Dœuff, L’étude et le rouet, Paris, Seuil, 1989 et Le sexe du savoir, Paris, Aubier, 1998. On peut également citer N. Mosconi, en philosophie de l’éducation, « Gabrielle Suchon, le droit des femmes au savoir et à la philosophie », Le Télémaque, 2016/2, no 5, p. 47-52.
9 L. Timmermans, L’accès des femmes à la culture (1598-1715), Paris, Honoré Champion, 1993. Il faut aussi citer le recueil Protestations et revendications féminines. Textes oubliés et inédits sur l’éducation féminine (xvie-xviie siècle), C. H. Winn éd., Paris, Honoré Champion, 2002.
10 Voir J.-L. Jeannelle et A. Lasserre dir., Se réorienter dans la pensée. Femmes, philosophie et arts, autour de Michèle Le Dœuff, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2020.
11 Voir L. Code, « Power of Ignorance », Race and Epistemologies of Ignorance, S. Sullivan et N. Tuana éd., State University of New York Press, 2007, p. 213-230.
12 M. Le Dœuff, Le sexe du savoir, ouvr. cité, p. 64.
13 Voir P. Deutscher, « “A Matter of Affect, Passion, and Heart”: Our Taste for New Narratives of the History of Philosophy », Hypatia, vol. 15, no 4, 2000, p. 1-17.
14 Dans le cadre de cet article, je me limiterai principalement au commentaire de la préface générale du Traité de la morale et de la politique.
15 G. Suchon, Traité de la morale et de la politique, ouvr. cité, préface générale [non paginée].
16 Ibid.
17 Ibid.
18 Ibid.
19 Ibid.
20 Ibid.
21 Dix ans plus tard, elle publie à Paris, cette fois-ci sous son nom « Damoiselle Gabrielle Suchon », Du célibat volontaire, 1700. La privation y est analysée comme coercition et concrètement comme enfermement des femmes. La privation de liberté, de sciences et d’autorité passe par l’assignation à la sphère privée ou au cloître.
22 G. Suchon, Traité de la morale et de la politique, ouvr. cité, préface générale [non paginée].
23 Ibid.
24 Ibid.
25 Ibid.
26 Ibid., Seconde partie, p. 264.
27 Grâce au travail de J. Geffriaud Rosso, on peut recenser près de 143 ouvrages sur la féminité, la question des femmes et la différence des sexes parus entre 1600 et 1700 (235 jusqu’en 1789), Études sur la féminité au xviie et xviiie siècles, Paris, Nizet, 1984. Voir également I. Maclean, The Renaissance Notion of Woman: a Study in the Fortunes of Scholasticism and Medical Science in European Intellectual Life, Cambridge University Press, 1980 et « La querelle des femmes en France et en Angleterre de 1615 à 1632 : conjoncture et structures », Littératures classiques, 2013/2, no 81, p. 147-171 ; C. Sabourin, « Plaider l’égalité pour mieux la dépasser : Gabrielle Suchon et l’élévation des femmes », Philosophiques, vol. 44, no 2, 2017, p. 209-232.
28 « Je ne fais point de difficulté de confesser que c’est le travail d’une Fille […]. Je le présente au Lecteur sous le nom d’Aristophile étant juste de lui donner ce titre, puisqu’un amour ardent et passionné pour l’étude et pour les belles connaissances a donné lieu à sa production et que c’est dans la retraite qu’il a été composé ». Ibid., p. 201.
29 P. Hoffman, « Le féminisme spirituel de Gabrielle Suchon », xviie siècle, no 121, 1978, p. 269-276. En études littéraires, les travaux de Paul Hoffman ont été déterminants pour la renaissance de G. Suchon.
30 F. Poullain de la Barre, De l’égalité des deux sexes, 1673, Paris, Fayard, 1984.
31 Ses emprunts à Marie de Gournay sont nombreux. Voir E. Dorlin, L’évidence de l’égalité des sexes, ouvr. cité et Protestations et revendications féminines, ouvr. cité.
32 G. Suchon, Traité de la morale et de la politique, ouvr. cité, préface générale [non paginée].
33 Ibid.
34 Ibid., III, p. 103.
35 Petit traité. De la faiblesse, de la légèreté et de l’inconstance qu’on attribue aux femmes mal à propos, G. Suchon, Traité de la morale et de la politique, ouvr. cité.
36 Ibid., p. 20.
37 Ibid., p. 21.
38 Ibid., p. 18-19.
39 « Nous voyons tous les jours les preuves de cette vérité dans les choses les plus matérielles et les plus sensibles ; les pilotes et les matelots ne rendent-ils pas leur corps plus fort et plus robuste par les travaux de la marine, les gens de guerre par les armes, les athlètes par la course, et les ouvriers quels qu’ils soient par le travail : de même cette force morale est toujours exercée et perfectionnée dans les femmes, par la continuelle pratique des choses rudes et pénibles, et par la souffrance de celles qui contrarient les sens et la raison ». G. Suchon, Traité de la morale et de la politique, ouvr. cité, Petit traité, p. 19.
40 Ibid.
41 Ibid., Préface générale.
42 Ibid., III, p. 674.
Auteur
université Toulouse Jean Jaurès (EA 3051-ERRAPHIS)
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