La traversée d’un vieil idéal
Cassirer, de la grammaire philosophique au structuralisme grammatical
p. 451-463
Texte intégral
1On sait que Cassirer rencontre la linguistique structurale en personne le 20 mai 1941, sur le Remmaren, un cargo de trois mille six cents tonnes à bord duquel il embarque avec femme mais sans enfant au port de Göteborg, pour fuir la Suède menacée par l’invasion allemande et rejoindre New York. On dispose d’abord du témoignage de Toni Cassirer, née Bondy, dans la très sympathique et très distrayante hagiographie consacrée à son mari, sobrement intitulée : Ma vie avec Ernst Cassirer. Roman Jakobson – puisque c’est de lui qu’il s’agit – est lui-même accompagné de sa femme et tous deux sont voisins de cabine des Cassirer. Ils viennent d’emblée se présenter au couple allemand. Toni raconte :
À peine avions nous constaté que la seconde cabine de luxe était attribuée à un savant, le professeur Roman Jakobson, et à sa femme, que ses occupants vinrent nous rendre une visite.
Il était lui-même un bien étrange phénomène, y compris extérieurement, et l’histoire de sa vie aurait rempli un livre. Il se présenta à Ernst et nous apprit qu’il était linguiste de profession et un grand admirateur de ses écrits. Il était ravi de faire sa rencontre de façon si inattendue, et il ne fallut pas un quart d’heure pour que les deux hommes se trouvassent plongés dans une conversation savante. La conversation dura presque sans interruption la quasi-totalité des quatorze jours de la traversée et sembla pour les deux parties des plus excitantes et fructueuses. Qu’il tempêtât ou non, que les mines dansassent ou non devant nous [Toni Cassirer fait ici allusion à un champ de mines marines évité de justesse par le Remmaren grâce aux signaux d’un navire de guerre allemand], que les nouvelles de la guerre fussent bonnes ou mauvaises, les deux lettrés parlaient de leur problème linguistique avec la plus grande animation.
Jakobson travaillait alors sur une langue qui n’était parlée que par 4 500 hommes et, dans la situation pour le moins inhabituelle dans laquelle nous nous trouvions, il me semblait absolument grotesque que quelqu’un pût manifester un intérêt aussi brûlant pour ce genre de phénomène. Fort heureusement, Jakobson avait pour épouse une jeune Tchèque à la mine charmante qui souvent arrachait Ernst à ses méditations linguistiques.1
2Si l’on met à part le bel exemple de goujaterie offert par notre philosophe, le premier élément qui doit retenir notre attention est que Cassirer apprend au contact de Jakobson. Et comme toujours, chez l’encyclopédiste compulsif qu’il est, il apprend avec un appétit énorme, il découvre tout un continent négligé par lui. Il s’en ouvre d’ailleurs à peine le pied posé sur le sol américain dans une lettre à Malte Jacobsson, le professeur qui l’accueillit à Götteborg lors de son premier exil (et qui ne partage avec Roman Jakobson que l’homophonie). Ainsi en date du 13 juin 1941, jour de l’arrivée du Remmaren à New York, Ernst Cassirer écrit :
Pour moi, ce voyage renferma également une autre expérience personnelle et scientifique du plus grand intérêt. À peine monté à bord, un jeune homme se présenta à moi qui était, à n’en pas douter, un lettré. Il me salua d’emblée et il apparut qu’il s’agissait du professeur Jakobson, qui avait quitté Prague pour Oslo, puis, en avril de l’année passée, s’était de justesse sauvé vers la Suède. À présent il était, au prix des plus grands efforts et après de nombreuses tentatives infructueuses, parvenu à partir pour les États-Unis. C’est un linguiste remarquable, qui connaissait tous mes travaux de philosophie du langage, et qui m’embarqua d’emblée dans la discussion la plus passionnante qui soit sur les problèmes généraux de la théorie linguistique, discussion qui dura jusqu’à la fin du voyage et fut prolongée même au cœur des plus dures tempêtes – car nous n’en fûmes pas exempts. De ces débats, j’ai appris que ma connaissance de la littérature linguistique moderne comporte des lacunes très manifestes, qui seront comblées dès que possible.2
3Ces lacunes manifestes, Cassirer s’emploie à les combler aussitôt, et on peut dresser un bref inventaire de ses lectures, en comparant simplement la littérature dont il est tributaire au moment où il écrit sa Philosophie des formes symboliques ou ses Essais sur langage des années 1930 et celle, nouvelle, qu’on voit apparaître dans les trois textes majeurs consacrés à la linguistique et rédigés aux États-Unis avant sa mort : « The Influence of Language upon the Development of Scientific Thought » de juin 1942, le chapitre 8 de An Essay on Man de 1944 consacré au langage (An Essay on Man qui est une réécriture de La philosophie des formes symboliques, dans un ordre quasiment inverse), enfin, la fameuse conférence au Cercle linguistique de New York du 10 février 1945 intitulée « Structuralism in Modern Linguistics »3.
4Quatre traditions vont retenir l’attention de Cassirer, qu’on rattache de façon canonique au structuralisme en linguistique : 1) le structuralisme de l’École de Prague (représenté essentiellement dans les sources par Roman Jakobson, Nicolaï Troubetzkoy, tous deux russes, et le fondateur de l’école de Prague Vilèm Mathesius, ainsi que par le linguiste néerlandais rattaché au Cercle, Hendrik Josephus Pos) ; 2) un satellite du cercle de Prague, qui prend une indépendance assez tôt, à savoir le Cercle linguistique de Copenhague (représenté par Viggo Brøndal, Louis Hjelmslev, et une figure plus périphérique mais déterminante pour Brøndal : Otto Jespersen ; ainsi le lien entre la glossématique de Hjelmslev et la philosophie de la grammaire de Jespersen aboutit à la grammaire fonctionnelle) ; 3) la source si l’on peut dire de la voie structuraliste, le structuralisme de l’école française (et Cassirer cite : Ferdinand de Saussure, le maître, le génial helvète, Antoine Meillet, élève de Saussure, Joseph Vendryes élèves de Meillet. Par ailleurs il sera amené à fréquenter André Martinet, le coorganisateur avec Roman Jakobson du Cercle de New York) ; 4) ce qu’on a pu appeler, à tort ou à raison, le structuralisme du pays hôte, le structuralisme américain, représenté par Leonard Bloomfield et Edward Sapir.
5Il va de soi que dans ce travail d’arpentage du continent structuraliste dont on est émerveillé de voir, au seul examen des références, à quel point il a pu être méthodique, Cassirer est largement tributaire d’indications et même sans doute de conseils de lecture, de directives émanant forcément de Roman Jakobson, pendant ou après leur traversée. Il pourrait même y avoir en un certain sens une hiérarchie d’affinité commune : le Cercle de Copenhague qui requiert spécialement l’attention de Cassirer s’est notamment caractérisé par les liens très étroits qu’il entretenait avec Jakobson et sa théorie – lien y compris personnel puisque Brøndal a accueilli Jakobson au Danemark au moment où celui-ci fuyait la Tchécoslovaquie.
6Pour en prendre la mesure, on peut s’intéresser à la façon même dont Jakobson redéfinit le structuralisme en linguistique, la façon dont il l’ordonne dans un des nombreux articles rétrospectifs signés de sa main – par exemple « Recherche d’un modèle des moyens et des fins du langage dans la linguistique européenne de l’entre-deux-guerres », paru en anglais en 1963 et publié dans les Essais de linguistique générale. Jakobson y date l’autonomie de la linguistique comme science du premier Congrès international de linguistique de La Haye en 1928 et place la discipline sous la figure titulaire de Saussure via son disciple, Antoine Meillet. Surtout il reconstitue un champ à partir des différentes conférences internationales, qui correspond très largement aux coordonnées qui sont celles dans lesquelles Cassirer inscrit son propre chantier, même si les références sont beaucoup plus exhaustives, internationalisme politique et spécialisation disciplinaire obligent.
Si l’on compare les conceptions linguistiques des collaborateurs tchèques, allemands ou russe, du Cercle linguistique de Prague – par exemple les vues de Mathesius, Slotty (Friedrich Slotty est un linguiste allemand) ou Troubetzkoy – à celles que professaient à la même époque de Groot et Henrik Pos en Hollande, E. Benveniste et Louis Tesnière en France, Sommerfelt en Norvège, V. Brøndal et L. Hjelmslev au Danemark, J. Kurylowicz en Pologne, Rosetti en Roumanie, Gombocz et Laziscius en Hongrie, Polivanov et Bubrix en Russie ou, dans l’autre hémisphère, Sapir et Whorf, il est aisé de trouver des traits individuels caractérisant la conception de chacun de ces innovateurs remarquables, mais l’on ne peut gère découvrir pour le groupe de Prague de caractéristique unificatrice qui le distinguerait, en tant qu’ensemble, des chercheurs que nous venons de citer. En même temps, un courant typique unit le travail de tous ces chercheurs et le distingue à la fois de la tradition plus ancienne et de quelques doctrines différentes qui trouvèrent leur pleine expression dans les années 1930.4
7Dans ce texte parmi d’autres, si l’on peut dire, on voit donc mentionnées les quatre traditions au moins qui occupent Cassirer : école de Prague (représentée ici par Mathesius, Slotty, Troubetzkoy, Jakobson), école de Copenhague (Brøndal, Hjelmslev), école française (représentée ici par Benveniste et Tesnière plutôt que par Meillet et Vendryes), école américaine enfin (Sapir et Whorf, Bloomfield ici oublié est maintes fois cité par Jakobson ailleurs – ceci pour signaler que l’attention portée à l’américain n’est pas purement circonstancielle chez Cassirer, et qu’elle constitue déjà une référence constante chez Jakobson).
8Quelle que soit l’exhaustivité en elle-même impressionnante de Cassirer sur le sujet, il n’en reste pas moins que le philosophe manifeste des préférences toutes particulières dans cet intérêt général porté au structuralisme linguistique. En effet, tout nous montre, dans les trois textes visés, que Cassirer accorde une attention quasi exclusive à la question de la refonte de la grammaire en régime structuraliste, soit à la syntaxe structuraliste mais surtout à ce qu’on pourrait appeler la formation des catégories grammaticales. Si, avec une politesse désarmante, Cassirer mentionne la phonologie de Troubetzkoy et Jakobson comme index, comme indicateur de la voie structurale, ça n’est pas du tout vers cette discipline particulière qu’il tourne son attention. En 1942, dans « L’Influence du langage… », Cassirer se contente d’une mention polie mais ne dit pas un mot de l’École de Prague et pas un mot véritablement de phonologie ; en 1944, dans l’Essai sur l’homme, il se contente là encore d’une mention et de deux notes de bas de page, l’une un peu plus développée sur la différence attribuée à Troubetzkoy entre phonétique, discipline physique, et phonologie, discipline linguistique, à laquelle dans le corps du texte il consacre deux pages en tout et pour tout sur un chapitre qui en compte une quarantaine ; en 1945, dans « Le structuralisme dans la linguistique moderne », Jakobson et Troubetskoy sont cités, l’un et l’autre relativement aux lois des changements phonologiques et la différence entre phonologie et phonétique, mais une fois encore, sans exploiter la veine phonologique à proprement parler.
9Pourquoi ?
10Pour des lecteurs avertis, cette particularité n’étonnera pas forcément, c’est pourquoi on s’expose au ridicule de poser une question à un texte qui contient en lui-même et pour tous sa réponse : la philosophie du langage de Cassirer ne saurait être une épistémologie de la linguistique, elle pourrait être une épistémologie de la grammaire comparée, mais elle ne fait pas place à ce que précisément Meillet célébrait, à savoir l’autonomie de la linguistique, qui se pense tout de même essentiellement du point de vue de la phonologie à partir du cercle de Prague. Le cadre dans lequel Cassirer pense encore le structuralisme, la philosophie des formes symboliques, est un cadre pré-linguistique, antérieur à la constitution de la linguistique comme discipline autonome, et ne saurait faire de place à la phonologie qui en constitue la base selon la position du cercle.
11Qu’est-ce alors qui est pré-linguistique dans cette méditation ? Non pas tant la réflexion d’ordre général sur le langage et ses fonctions, ni sur le symbolisme, ni encore sur la définition médiévale du signe comme aliquid stat pro aliquo – car Saussure disait déjà lui-même que la linguistique devrait être une partie d’une sémantique plus générale portant le nom de sémiologie. Ce qui est prélinguistique, c’est la conception de ce langage comme étant un matériau animé d’un sens, ou plus exactement un support de signification, autrement dit c’est « le dualisme du son et de l’idée », pour reprendre une belle formule de Saussure. La philosophie des formes symboliques est ainsi tout entière construite sur une hypothèse d’animation de la matière par le sens, de production symbolique, d’extériorisation de la fonction symbolique de la conscience. Or c’est une problématique que non seulement la linguistique contemporaine héritée de Saussure nie, mais qu’elle entend dépasser puisque la particularité de la linguistique réside en ceci qu’elle envisage de saisir le sens de l’intérieur même de la langue, du système de la langue et non pas de l’extérieur comme Cassirer s’y emploie – non pour sa part du reste au moyen d’une psychologie comme c’est le cas généralement au xixe siècle, avant l’arrivée de la linguistique moderne, mais bien d’une logique.
12Dans le cadre de la linguistique structurale précisément, celle de l’École de Prague, la phonologie a une place particulière, déterminante, au plus bas niveau de la semiosis donc à son fondement : le phonème, l’unité phonologique de base, participe à la signification sans avoir de signification propre. Il y a donc dans la langue une fonction sémiotique de son unité formelle minimale qui ne se comprend pas si l’on considère cette unité isolément, hors des relations qu’elle entretient avec les autres, qui elles-mêmes ne s’animent d’un sens que dans ce jeu de relation. Or cette production endogène du sens par le système de la langue n’est pas envisagée par Cassirer : il est avéré qu’elle a pourtant un impact particulier sur tout le système puisque les changements phonologiques affectent aussi bien le niveau grammatical que sémantique ou sémiotique. Cassirer, pour sa part, ressent toujours le besoin de postuler, de mettre face à face des consciences conçues comme des fonctions symbolisantes, et des matériaux, de rétablir un dualisme que la linguistique s’efforçait de dépasser.
13Les recherches sur le langage de Cassirer ont donc un lieu : ce lieu n’est pas la linguistique au sens moderne du terme, mais, de façon en un sens beaucoup plus classique dans l’histoire de la philosophie, la grammaire de la langue dans son lien avec la formation des catégories logiques, le vieil idéal de la grammaire philosophique, soit : la recherche des invariants logiques du discours et non celle des règles phonologiques de la parole.
14« We must not necessarily renounce the old ideal of a philosophical grammar », nous dit Cassirer en 1942 : « Nous ne devons pas nécessairement renoncer au vieil idéal de la grammaire philosophique »5 ! Et encore en 1945 : « De nombreux et excellents livres ont été écrits sur la logique de la science, des mathématiques, de la physique et de la biologie. Mais manque encore un livre sur la logique de la linguistique. Si nous avions un tel livre, il serait d’une grande aide, il nous permettrait d’échapper à un dilemme qui, dans la pensée contemporaine, est devenu de plus en plus la “crux philosophorum”, la croix des philosophes »6. Ce dilemme, il n’est curieusement pas exposé dans le texte de 1945 mais dans l’Essai sur l’homme de 1944, et chacun des textes comme on voit, renvoie à un autre de la même période, puisqu’il est tissé autour d’une même problématique.
La diversité des idiomes particuliers et l’hétérogénéité des types linguistiques apparaissent sous un jour tout à fait différent selon qu’on les considère d’un point de vue philosophique ou scientifique. Le linguiste se réjouit de cette diversité ; il se jette dans l’océan du discours humain sans espérer sonder sa réelle profondeur. La philosophie, au contraire, s’est toujours dirigée dans la voie opposée. Leibniz soutenait que, sans une Characteristica Generalis, jamais nous ne découvrirons une Scientia generalis. La logique symbolique va dans le même sens. Mais si cette tâche était accomplie, une philosophie de la culture humaine aurait encore à affronter le même problème. Une analyse de la culture doit accepter les faits dans leur forme concrète, dans toute leur diversité et leur divergence. La philosophie du langage rencontre ici le dilemme qui apparaît dans l’étude de chaque forme symbolique. La plus haute, en réalité la seule tâche de toutes ces formes est d’unir les hommes. Mais aucune d’entre elles ne peut accomplir cette unité sans en même temps diviser et séparer les hommes. Ainsi, ce qui devait assurer l’harmonie de la culture devient source des discordes et des dissensions les plus profondes. C’est la grande antinomie, la dialectique de la vie religieuse. La même dialectique apparaît dans le discours. Sans lui, il n’y aurait pas de communauté humaine. Pourtant, il n’est d’obstacle plus grand à une telle communauté que la diversité du discours.7
15La tâche d’une grammaire générale et raisonnée se mesure à la profondeur de ce dilemme : l’évidence empirique de la pluralité des langues au regard des exigences théoriques d’univocité logique du discours. On sait que c’est la problématique principale de la Philosophie des formes symboliques dans sa partie consacrée au langage. Les ressources mobilisées pour dépasser ce dilemme sont alors celles de la grammaire comparée et de la grammaire historique dans son héritage humboldtien. La grammaire comparée fournit en effet un principe de classification des langues assez commode : langues polysynthétiques, langues agglutinantes, langues isolantes, langues flexionnelles ou synthétiques, toutes catégories reformulées à partir de l’héritage de Wilhelm von Humboldt.
16Dans La philosophie des formes symboliques, une certaine forme d’évolutionnisme linguistique imprègne encore les méditations de Cassirer : des langues polysynthétiques et agglutinantes vers les langues flexionnelles ou synthétiques, on évolue dans le sens d’une intégration logique du langage.
Même en adoptant une attitude moins catégorique et plus sceptique à l’égard de l’établissement de telles échelles de valeurs absolues celles construites par Humboldt précisément], il est indéniable que les langues à flexion constituent pour la formation de la pensée purement relationnelle un instrument extraordinairement important et efficace. Plus cette pensée progresse, plus elle doit aussi articuler le discours d’après elle-même, tout comme d’un autre côté cette articulation elle-même agit en retour, de façon décisive, sur la forme de la pensée.8
17Selon un thème évolutionniste assez classique somme toute, l’enfance des langues rejoint aussi les langues de l’enfance : l’enfant parle comme on parlait dans les langues primitives, par juxtaposition de morphèmes, par parataxe.
Pendant les premières étapes de la formation du langage auxquelles nous pouvons remonter d’un point de vue psychologique, c’est la simple parataxe qui constitue la règle fondamentale de construction des phrases. On peut observer que le langage des enfants obéit entièrement au même principe. Un membre de phrase s’aligne derrière l’autre dans une simple juxtaposition, et lorsque plusieurs phrases se trouvent ensemble, leurs liens sont toujours très larges, généralement en asyndète (avec suppression des liens logiques). …] On trouvera des preuves de la prédominance de la parataxe dans les langues des peuples primitifs en se reportant aux études sur les langues africaines et les langues amérindiennes.9
18En retour, seules les langues flexionnelles dans leur développement historique interne, du reste, du primitif indo-européen aux langues européennes modernes, introduisent la catégorie déterminante de relation qui dans les autres langues ne devient accessible que par le détour d’autres catégories, substance et propriété par exemple.
19La découverte par Cassirer du corpus linguistique moderne grâce à Jakobson porte un coup d’arrêt brutal à ses spéculations grammaticales sur l’origine et l’évolution des langues. D’une part, les travaux de Meillet d’un côté, de Sapir et Bloomfield exercent leurs effets dissolvants sur toute conception d’une hiérarchie des grammaires de langue et c’est essentiellement pour cela que Cassirer les cite, par exemple dans l’Essai sur l’homme :
Antoine Meillet, linguiste moderne, qui avait une connaissance très étendue des langues existantes, affirmait qu’aucun idiome connu n’est capable de nous donner la moindre idée de ce que pouvait être une langue primitive. Toutes les formes du discours humain sont parfaites dans la mesure où elles réussissent à exprimer clairement et adéquatement les sentiments et les pensées de l’homme.10
Humboldt lui-même qui, d’une manière générale, se refusait à porter un jugement sur la valeur des idiomes particuliers, considérait pourtant les langues flexionnelles comme un parangon et un modèle de perfection. Pour lui, la forme flexionnelle était die einzig gesetzmässige Form, la seule forme qui soit tout à fait conséquente et qui suive des règles strictes. Les linguistes modernes nous ont mis en garde contre de tels jugements. Nous n’avons, selon eux, aucune norme commune et unique qui nous permettrait d’estimer la valeur des types linguistiques. En comparant ces types, il peut apparaître que l’un possède sur l’autre des avantages bien déterminés, mais une analyse plus serrée montre en général que les « défauts » d’un type linguistique particulier peuvent être compensés et contrebalancés par d’autres mérites. Si nous voulons comprendre le langage, dit Sapir, nous devons détourner notre esprit des valeurs privilégiées et nous habituer à considérer l’anglais et le hottentot avec la même impartialité non cependant dépourvue d’intérêt.11
20Le projet d’une Caractéristique universelle fondée sur une étude historique et comparative des grammaires s’effondre sur lui-même. Cassirer aurait pu alors se tourner vers la phonologie, ce qu’il ne fait pas pour les raisons qu’on a dites. Il choisit pour sa part de considérer des entreprises d’un caractère beaucoup plus constructiviste que proprement historique : des tentatives de recompositions logiques des catégories grammaticales, celles d’Otto Jespersen, de Louis Hjelmslev et de Viggo Brøndal (trois théoriciens danois, deux représentants du cercle de Copenhague), avec une attention toute particulière pour Brøndal. Le Jespersen notamment de La philosophie de la grammaire (1924), le Hjelmslev des Principes de grammaire générale (1928) et le Brøndal des Parties du discours, Partes Orationis, Études sur les catégories linguistiques (1928). Nos trois auteurs se sont essayés à une recomposition d’une grammaire générale et raisonnée, mais ils l’ont fait en reconnaissant toutes les incohérences des différents systèmes de classification morphologiques et syntaxiques, qui tenaient souvent précisément à l’influence de la langue source sur la construction de la grammaire. Cassirer mentionne chez Jespersen la notion de catégorie notionnelle qui vient compenser celle de catégorie syntaxique. Il semble en revanche que le texte qui influe le plus sur ses méditations linguistiques soit celui de Brøndal, et c’est sur lui qu’on peut se pencher avant de conclure.
21Les Parties du discours, Partes Orationis s’ouvrent donc sur une histoire extraordinairement documentée de la terminologie grammaticale et des tentatives de groupement et d’organisation des catégories. Brøndal repère, dans cette histoire conduite avec une érudition impressionnante, le caractère variable des critères morphologiques et syntaxiques qui ne permettent pas de stabiliser les catégories grammaticales dès lors qu’on est confronté à différents systèmes linguistiques, à différentes langues : ni la morphologie, ni la syntaxe ne sont susceptibles de déterminer les classifications des mots prises comme parties du discours. On aurait pu alors contester le principe de cette classification du point de vue phonologique en prenant comme une unité de base non le mot mais le phonème. Ce n’est toutefois pas ce qu’envisage Brøndal, qui précisément va tenter de recomposer les catégories linguistiques à partir de distinctions logiques fondamentales qu’il emprunte aux catégories d’Aristote : la substance, la quantité, la qualité et la relation, représentées dans la grammaire de façon pure, respectivement par les noms propres, les noms de nombres, les adverbes et les prépositions. Il va de soi que ce serait là une tentative a priori vouée à l’échec, si l’on supposait que ces catégories logiques étaient fonction de la grammaire grecque comme a pu par exemple l’avancer Émile Benveniste. Après une revue de toutes les tentatives de groupements catégoriels, Brøndal conclut néanmoins de la façon suivante :
On pourrait être tenté de se demander si toute cette classification, où les catégories aussi bien que les classes de mots nous viennent en somme d’Aristote, n’a pas un caractère exclusivement européen. Quoi qu’il en soit – le problème peut être repris plus tard sur une base plus large – ces quatre catégories ne peuvent en tout cas servir de fondement à une théorie philosophique du langage que si elles remplissent les deux conditions auxquelles doivent satisfaire tous les éléments logiques du langage. D’abord, elles doivent être dépouillées de tout caractère métaphysique et absolu, car le langage n’est que notre système de signes ou de symboles d’un monde, non la copie ou l’image des choses en elles-mêmes. Ensuite, il faut que ces concepts fondamentaux, comme tous les concepts linguistiques, soient définis dans une interdépendance étroite, car la langue est un système de signes, c’est-à-dire de mots, dont l’existence – et ici existence veut dire autant que valeur et signification – est constituée uniquement par les rapports mutuels de ressemblance et de différence.12
22Brøndal nous dit que la linguistique doit rester neutre et agnostique concernant l’ontologie que supportent ces catégories, ce qui constitue bien sûr une condition extrêmement lourde. Ensuite, que ces catégories doivent manifester l’une vis-à-vis de l’autre une solidarité relationnelle, doivent être réinterprétées d’un point de vue relationnel. Il s’efforce de le faire en plaçant ces catégories sur deux axes de relations, les relations objectives et subjectives : la substance comme relatum, la relation elle-même comme relator, substance et relation étant donc dans un rapport fonctionnel, sur l’axe des déterminations objectives ; la qualité comme descriptor et la quantité comme descriptum, l’une et l’autre une fois encore placées dans une relation fonctionnelle, sur l’axe des déterminations subjectives (la descriptivité).
23À partir de cette refonte linguistique des catégories logiques aristotéliciennes, Brøndal essaie d’ordonner toutes les catégories grammaticales à partir d’une combinaison de ces relations fondamentales, selon quatre degrés correspondant à une combinatoire de un à quatre termes. Au premier degré, on trouve les quatre classes qui forment un groupe deux à deux, qui sont les classes abstraites et supportées respectivement par les noms propres (relatum), les prépositions (relator), les adverbes (descriptor) et les noms de nombres (descriptum). Noms propres, prépositions, adverbes et noms de nombres sont donc des types grammaticaux purs. Ils fournissent le minimum catégoriel qu’on doit pouvoir retrouver dans toutes les langues.
24Au second degré, on trouve six classes qu’on appelle concrètes et qui se divisent en deux groupes. Le premier groupe est constitué de deux classes qui n’emploient que les catégories d’un seul domaine, celui de relativité et de descriptivité : leurs définitions respectives sont rR (relatum-relator) et Dd (descriptum-descriptor) et on les appelle homogènes ; puis on distingue les catégories hétérogènes qui procèdent d’un recoupement des catégories relatives et descriptives de type (Rd, relatum descriptor, rd, relator descriptor, RD, relatum descriptum et rD, relator descriptum). Les catégories hétérogènes (recoupement de l’axe des déterminations objectives et des déterminations subjectives) qualifient : les noms communs (Rd relatum descriptor : termes d’une relation qui comporte un élément descriptif), les verbes (rd relator descriptor – mise en relation qui comporte un élément descriptif) ; les pronoms (RD relatum descriptum, termes d’une relation qui appellent une description) ; les conjonctions (rD relator descriptum, termes relationnels qui comportent un élément descriptif). Chacune de ces classes peut elle-même être subdivisée et exprime des catégories concrètes. On peut laisser de côté les classes homogènes pour n’évoquer ici que les deux derniers degrés qui procèdent de relations à trois et quatre catégories abstraites fondamentales. Le tout (les quatre degrés correspondant à la combinatoire globale) composant quinze classes, autorisant environ d’après la doctrine combinatoire de Leibniz 32 767 groupements catégoriels possibles du strict point de vue grammatical, qui doivent être réglées, limitées par des exigences de symétrie. C’est là le plus imposant dispositif catégoriel jamais offert à la grammaire et à la logique !
25Cette formation théorique impressionnante permet de fournir une réponse détaillée, du point de vue constructiviste naturellement, à la question d’un fondement commun des langues :
Enfin, nous avons demandé : Y a-t-il un fondement commun pour toutes les langues, ou y en a-t-il plusieurs ? La réponse est déjà donnée : quel que soit le nombre des variations possibles et réalisées en fait, type de langues, normes, dialectes, le fondement logique est partout le même. Là où il y a langue, il y a nécessairement formation de phrases. Or, celle-ci, qui est une synthèse relative en même temps que descriptive, est constituée par les quatre éléments qui, séparément ou (plus souvent) en combinaison, sont à la base de n’importe quelle classe de mots. La diversité du mode de combinaison et d’accentuation des catégories entraîne la diversité des classes, et c’est de la combinaison de ces classes que dépendent les multiples systèmes possibles. Les combinaisons sont ici aussi nombreuses que la base et simple. Et cette multiplicité de combinaisons correspond à la grande plasticité de l’esprit humain, la variabilité presque infinie des formes de l’esprit, et par suite, des langues. À la simplicité du fondement répond par contre le logos ; l’esprit humain ou la raison, partout identique à elle-même, ou, pour citer les mots de Descartes : toute entiere en vn chascun.13
26Brøndal nous met ainsi à sa façon, excessivement systématique sans doute, sur la voie d’une grammaire générative qui aurait été le projet naturellement envisagé par Cassirer comme principe de résolution de son propre dilemme. Ce faisant, il rejoint l’idéalisme foncier qui sera aussi celui de Chomsky, « accusation » sans doute à ses propres yeux que son engagement politique a censuré dans le domaine linguistique, par prétérition, au lieu que Cassirer, lui, l’aurait tout à fait revendiqué. Il n’est que de considérer le trait d’union qu’il tire en 1945 de Brøndal… à Kant, en passant par le projet de grammaire philosophique de Humboldt :
Il fut un temps où les idées de Humboldt semblaient avoir été totalement oubliées par la linguistique. Les écoles positivistes du 19e siècle considéraient ses théories avec une certaine suspicion. Au mieux, elles n’y voyaient que spéculations métaphysiques sans support ou valeur empirique. À cet égard également, le structuralisme moderne a beaucoup fait pour réviser et corriger notre jugement historique :
« Je me trouve d’accord », dit Viggo Brøndal dans son article « Structure et variabilité des systèmes morphologiques », « avec l’universalisme exigé et pratiqué il y a cent ans par le grand maître de linguistique générale qu’était Guillaume de Humboldt ».
Et le programme du structuralisme développé par Brøndal est, effectivement, très proche des idées de Humboldt. « Notre science » déclara-t-il dans une adresse rédigée avant le second Congrès international des sciences phonétiques, « ne devrait pas être une simple réserve de faits et de figures. Notre expérience ne devrait pas se limiter à une pure expérience visuelle auditive et tactile. » Si cette proposition avait eu besoin de quelque autorité philosophique, Brøndal aurait pu citer Kant.14
27Si un tel trait d’union s’impose à coup sûr, et se prolonge certainement jusqu’à la grammaire générative, il n’est pas du tout sûr qu’on puisse s’inscrire dans une telle filiation sans conséquences fâcheuses pour la linguistique elle-même. Car Chomsky semble ignorer, tout autant que Cassirer, et c’est la source de leur idéalisme foncier, à l’un comme à l’autre, que la langue ne fait pas système en un même sens pour le grammairien que pour le locuteur, et que tout locuteur n’est pas logicien.
Notes de bas de page
1 T. Cassirer, Mein Leben mit Ernst Cassirer [1981], Hambourg, F. Meiner, 2003, p. 284.
2 E. Cassirer, Ausgewählter wissenschaftlicher Briefwechsel, J. M. Krois éd. avec l’aide de M. Lauschke, C. Rosenkranz et M. Simon-Gadhof, Hambourg, F. Meiner, 2009, p. 217.
3 E. Cassirer, « The Influence of Language upon the Developpment of Scientific Thought », The Journal of Philosophy, 39, 1942, p. 309-327 ; An Essay on Man. An Introduction to a philosophy of Human Culture, New Haven, Yale University Press, 1944 (traduction N. Massa, Essai sur l’homme, Paris, Minuit, 1975) ; « Structuralism in Modern Linguistics », Word. Journal of the Linguistic Circle of New York, 1, 1945, p. 99-120.
4 R. Jakobson, « Recherche d’un modèle des moyens et des fins du langage dans la linguistique européenne de l’entre-deux-guerres », Essais de linguistique structurale, t. 2 : « Rapports internes et externes du langage », Paris, Minuit, 1973, p. 313.
5 E. Cassirer, « The Influence of Language… », art. cité, p. 324.
6 Id., « Structuralism in Modern Linguistics », art. cité, p. 112.
7 E. Cassirer, Essai sur l’homme, ouvr. cité, p. 186.
8 E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, t. 1 : « Le langage », traduction O. Hansen-Love et J. Lacoste, Paris, Minuit, 1972, p. 282-283.
9 Ibid., p. 283.
10 E. Cassirer, Essai sur l’homme, ouvr. cité, p. 185.
11 Ibid., p. 187-188.
12 V. Brøndal, Les parties du discours. Partes Orationis. Études sur les catégories linguistiques, traduction P. Naert, Copenhague, Einar Munksgaard, 1948, p. 81.
13 Ibid., p. 173.
14 E. Cassirer, « Structuralism in Modern Linguistics », art. cité, p. 117.
Auteur
université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (UMR 8103-ISJPS)
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