Chassez le fictionnel, il revient au galop. L’écologie radicale du Theophrastus redivivus
p. 439-449
Texte intégral
1L’anachronisme, c’est vilain. La moindre des rigueurs scientifiques voudrait qu’on évite de « placer un fait, un usage, un personnage, etc., dans une époque autre que l’époque à laquelle ils appartiennent ou conviennent réellement »1. Or voilà que je l’affiche, en titre qui plus est… Le vice fait vendre, bien sûr, c’est une première raison. Une autre est que la faute, trop grossière pour être honnête, exprime la vérité de ma démarche. Jamais je ne me serais intéressée au Theophrastus redivivus, un ouvrage de 1659 aux appas discutables, si je n’avais court-circuité quelques siècles pour y voir des réponses à des questions que je me posais en 1991 – date de notre première rencontre. Rien que d’assez banal en somme : pour comprendre on se voue à l’anachronisme du désir qui veut rapprocher le distant ; pour expliquer on se voue à l’anachronisme de la pensée mise au défi de relier ici et maintenant à tous les ailleurs.
2En l’occurrence, pourquoi s’intéresser au Theophrastus redivivus ? Livre d’un millier de pages, en latin, anonyme, philosophique… : les gens normalement constitués vous regardent bizarrement. Il a cependant conservé quelques charmes, ce texte de combat déterminé à produire une somme philosophique définitive propre à éradiquer la religion où il voit la calamité entre toutes. La grande thèse de l’anonyme est que la religion est une pure fiction, à rejeter parce qu’elle s’éloigne d’une nature jugée seul cadre possible d’une vie heureuse et libre.
3La religion est vue comme l’ultime degré de la créativité fictionnelle propre à l’humanité, créativité désastreuse dont le premier échelon est constitué par l’appropriation des biens naturels. Ainsi la fiction relève-t-elle intrinsèquement d’une aliénation antinaturelle, tous domaines (théorique, politique, économique, technique, artistique) confondus. Elle exprime une dégénérescence humaine, opposée à la stabilité d’une nature incarnée par la vie animale. Dans cette perspective, libérer l’homme de l’oppression religieuse imposée et maintenue par un système de croyances et d’institutions revient moins à émanciper la société humaine qu’à émanciper l’homme de la société elle-même ; la socialité animale devient alors le point de référence d’une éthique dont l’unique critère est l’autoconservation.
4Ainsi dénudée, pareille option anthropologique laisse perplexe : dans une « vie selon la nature » expurgée de toute production excédant le strict objectif de la survie, quelle place pour la spécificité humaine ? La thèse de l’anonyme – l’homme doit s’en tenir à être un animal comme les autres parmi les autres – a le mérite d’être puissamment critique, et la faiblesse d’être difficilement soutenable : dans l’ultime chapitre du Theophrastus, le modèle du sage est la figure d’un être humain capable de se protéger d’un environnement politique (et religieux) qui est tenu à distance, mais non éradiqué – et pour cause.
5Cette limite est due à la définition très extensive que l’anonyme donne de la fiction humaine. Estimant que la politique relève elle aussi de cette fabrication antinaturelle, il se prive des ressources de l’utopie, et en reste à la promotion d’un improbable individualisme biologique : individualisme d’une part, contre toute société humaine et toute institution politique, rejetées comme monstrueuses illégitimes au regard de la raison ; biologique d’autre part, contre toute prétention biographique de l’individu humain soucieux d’inscrire dans la nature la trajectoire signifiante de sa vie.
6Improbable ? Difficile de ne pas voir les affinités de ce naturalisme avec des arguments qui, à leur tour, mobilisent le concept de nature afin de contrer les manifestations d’une supposée folie humaine actuelle – à savoir, en vrac et sans emballage, le réchauffement climatique, le régime discursif de la post-vérité, les démocratures, la prolifération des perturbateurs endocriniens, la terreur du fondamentalisme religieux ou les atrocités de l’élevage industriel. Sur chacun de ces sujets, la compilation philosophique procurée par le Theophrastus dit un mot à sa manière – dans les coordonnées de son temps – ; à chacune de ces créations de l’homme il oppose la sagesse de la nature. Naïveté, alors ? Permanence en tout cas d’un recours à la nature comme remède, sur lequel un auteur de l’âge classique n’est pas mal placé pour offrir un éclairage indirect.
7Reprenons dans l’ordre. La raison d’être du Theophrastus redivivus, telle que décrite par l’auteur lui-même, est de présenter un panorama de toutes les opinions philosophiques susceptibles de contribuer à construire un système de pensée athée2. L’auteur veut montrer que la religion, ciment idéologique de la société, n’a en réalité aucun fondement et ne sert qu’un dessein d’asservissement de l’homme. Principal argument : la religion est une pure fabrication humaine, à double titre. Premièrement c’est un système de croyances basé sur la fabrication discursive d’un être, Dieu, qui n’existe pas (c’est le thème du premier des six livres de l’ouvrage : ce Dieu, éternel, créateur et recteur tout-puissant du monde, est une fable créée par l’homme en réponse à la peur de la mort et au besoin d’occulter cette peur. Deuxièmement, la religion est une institution basée sur ce système de croyances, qui façonne la vie des sociétés humaines ; c’est une loi qui prescrit et interdit en fonction des vérités proclamées à partir de l’invention des dieux, et qui entrave la liberté naturelle de l’homme.
8La religion comme fabrication humaine a donc une dimension à la fois théorique et pratique. Dans les termes de l’ouvrage, elle est une fabula, c’est-à-dire une fable, un mythe, un discours figuré sans rapport avec la réalité des choses ; et elle est aussi un figmentum, c’est-à-dire une construction artificielle dont l’existence est fabriquée et entretenue par l’habileté des hommes. Qu’on évoque le registre du discours ou celui de ses effets matériels dans le monde, on a affaire à une fiction, terme triplement pertinent. D’abord, il est utilisé par notre auteur (en latin, fictio) ; ensuite, il rend compte de l’aspect discursif et épistémique de l’objet désigné comme fabula (c’est surtout dans ce sens qu’il est utilisé aujourd’hui en français) ; enfin son étymologie renvoie, par la racine fig- qui a ce sens en latin, à l’aspect de fabrication désigné par figmentum. La religion est une fiction parce qu’elle est fausse (c’est une fabula mensongère), et elle est fausse parce qu’elle est fabriquée (c’est un figmentum créé de toutes pièces). Anti-créationniste, la condamnation de la fiction relaie au niveau anthropologique l’athéisme soutenu au niveau cosmologique. Elle fait d’ailleurs écho à la position même de l’auteur du texte qui, non content de rester anonyme (pour des raisons que nous ignorons), situe son ouvrage dans une démarche de reprise (« redivivus », « ressuscité ») et non de création originale.
9Ainsi la condamnation de la religion est-elle prononcée sur la base d’un principe qui vaut plus largement pour l’ensemble des fictions humaines, et qui induit la condamnation en bloc de la littérature, des sciences, des techniques, des lois, d’un ensemble qualifié de « savoir », scientia. C’est dans ce sens très large que l’auteur oppose le « savoir produit par l’homme et par son habileté », et le « savoir naturel », produit non par l’homme sur la nature, mais en l’homme par la nature. La religion est donc critiquée au nom d’un principe qui met à mal toute création humaine, dénoncée comme fiction, c’est-à-dire séparation d’avec la nature. Les trois termes proposés par Hannah Arendt dans La condition de l’homme moderne seront utiles pour préciser cette position du Theophrastus sur l’activité humaine. Elle distingue le travail, attribué à l’animal laborans, activité par laquelle l’homme assure la reconstitution de ses forces vitales et la conservation de son être biologique ; l’œuvre, attribuée à l’homo faber, activité qui produit des objets, matériels ou symboliques, objets dont la permanence constitue un monde dans lequel les hommes se reconnaissent comme humains ; et l’action, activité associée à la condition humaine de pluralité, c’est-à-dire fondée sur une dimension politique dans laquelle l’homme, dégagé des contraintes imposées par sa survie biologique, peut s’affirmer pleinement libre en prenant des initiatives qui exposent ce qu’il est face aux autres et avec eux.
10Le Theophrastus condamne ce qui entre dans le périmètre arendtien de l’œuvre et de l’action. En effet, l’action est cette activité humaine qui consiste à faire du neuf, en rupture avec ce qui existe. Cette caractéristique d’initiation est liée à la condition mortelle de l’homme, qui vit sa vie comme limitée, et la pense sur un mode biographique linéaire et non sur un mode biologique cyclique. Cette temporalité linéaire fait de la naissance un début, et ouvre une histoire dans laquelle l’homme va se développer en instaurant des débuts, en entreprenant des actions. Ce processus, repéré par l’anonyme, devient pour lui le support d’une condamnation de l’action humaine en ceci justement que sa dimension créative sépare l’homme d’avec l’ordre naturel et d’avec la communauté animale.
11Dans l’analyse qu’il propose, le point de départ de cette divergence entre société humaine et communauté naturelle est un geste d’appropriation : la distinction du tien et du mien, qui inscrit dans la matérialité des choses le souci d’exister par une différence. Cette appropriation première conduit à l’appropriation des fruits de l’activité de l’homme, qui ne seront désormais plus seulement des ressources utilisées pour la survie mais des productions faites pour durer ; non plus des produits du travail consommés au fur et à mesure par le processus biologique qu’ils entretiennent, mais des productions de l’œuvre qui ont une permanence et permettent à l’homme de s’identifier comme leur auteur et leur propriétaire. Cette usurpation a un ressort fondamental : le désir de faire exister cet être fictif qu’est l’homme maître de soi (voire des autres) et du monde – ce qu’on qualifierait volontiers de formation réactionnelle contre la mortalité et la fragilité de la condition humaine. J’appelle ce ressort biographique : il cherche à sortir de la nature par l’inscription symbolique, que ce soit celle de l’acte de propriété sur les choses, ou celle de l’identité narrative construisant la singularité historique de la personne individuelle.
12Telle est pour le Theophrastus l’articulation entre le caractère initiateur de l’action, qui introduit une rupture avec le cycle naturel, et le caractère conservateur de l’œuvre, qui introduit la substitution à cette nature d’un monde humain artificiel. Et c’est exactement cela qu’il dénonce en qualifiant l’activité humaine de fiction. L’appropriation initiale, qui fait sortir l’être humain de l’objectif naturel biologique d’autoconservation, le fait entrer dans une logique biographique d’accumulation, entraînant la formation de la société injuste et oppressive où l’anonyme, homme de la France catholique du milieu du xviie siècle, constate qu’il vit.
13Sa thèse antireligieuse combat l’ultime fiction qui couronne le développement de ce monstre – car c’est ainsi qu’il qualifie la société humaine. Triomphe de la logique biographique sur la logique biologique, la religion est cette institution qui façonne l’existence humaine en lui faisant miroiter l’immortalité. C’est la fiction suprême d’un Dieu créateur, ayant créé un homme lui-même créateur et se définissant par ses propres créations (littéraires, scientifiques, techniques, législatives, etc.). Tel est l’anthropocentrisme chrétien par lequel l’homme se conçoit comme un être exceptionnel au sein d’une nature désormais à son service, et qui justifie l’injustice d’une société entièrement régie par des discours faux : fictions littéraires et philosophiques qui font proliférer des opinions contradictoires, fictions techniques inutiles car répondant à de faux besoins, fictions de lois incohérentes et arbitraires, fiction de la hiérarchie sociale là où la nature a posé communauté et égalité.
14Voilà selon l’auteur du Theophrastus où a mené le développement du monde humain en dehors des lois de la nature – la racine commune qui relie et condamne toutes ces expressions de l’activité humaine étant leur caractère de fabrication née d’une initiative rompant avec l’ordre naturel.
15C’est pourquoi fort logiquement, face à cette situation, il prône une éradication : il faut s’extraire de cette nasse fictionnelle comme on se débarrasserait de chaînes qui asservissent. Tel est alors le programme qu’il propose au sage sous la formule du « retour à la nature ».
16Cette invitation tire tout son sens de l’opposition entre nature et fiction humaine. Or l’opposition, dans sa radicalité même, est problématique. En effet, quel est le statut de la rupture introduite par l’homme ? Le geste initial d’appropriation par l’homme de ce qui était commun selon la nature provient d’un appétit lui-même naturel, qui a été dévoyé. La société monstrueuse que dénonce notre auteur est quant à elle la version dégénérée d’une société initialement développée en accord avec la nature – il en trouve la confirmation dans les récits ethnographiques qui font état de sociétés de ce genre dans des contrées lointaines. Et la religion ? Fiction par excellence puisqu’elle s’invente des êtres surnaturels à adorer, l’anonyme explique qu’elle est la version, elle aussi dégénérée, d’un culte passé moins absurde car adressé à des éléments naturels, les astres.
17Dès lors, le retour à la nature pourrait être un retour à ces états antérieurs, à une société naturelle et à une religion naturelle, une sorte de retour à l’Âge d’or de la mythologie gréco-latine (qui fut selon l’anonyme une réalité effective, prouvée par des récits comme celui de Lucrèce auquel il fait étrangement crédit). Or le Theophrastus, ne prend pas appui sur ce matériau philosophique et littéraire traditionnel pour étayer l’idée d’une société humaine moralement légitime ; il martèle sa ligne argumentative principale, celle d’un rejet radical de toute société et de toute religion, condamnables dans leur principe même. Donc face au constat actuel du caractère monstrueux de l’organisation politique et des effets profondément aliénants de la religion qui le consolide, c’est une éradication qu’il propose : pas de détail, il s’agit d’arracher la racine du mal, qu’il situe dans l’inventivité fictionnelle de l’homme.
18Suivant ce principe, tous les éléments de la solution alternative porteront un seul et même nom : nature. L’auteur du Theophrastus se fait l’avocat de la liberté naturelle contre l’oppression politique et religieuse qui s’est progressivement développée à partir de l’initiative humaine d’appropriation. Dans son propos, la liberté naturelle consiste à suivre la loi naturelle fondamentale qui, par la voix de la raison à son tour naturelle, enjoint à chaque être de veiller à sa propre conservation. Et même de ne veiller qu’à elle. On touche ici le nerf de la continuité repérable entre cette anthropologie désuète et les motivations du souci qui porte aujourd’hui le nom d’écologie : une éthique de la limitation au nom de la survie, qui repose sur une construction de la nature comme norme critique… mais j’anticipe ! Car pour l’heure, ce dont nous repérons la permanence, c’est bien la mobilisation de la nature comme opposée à la fiction, comme recours réel pour enrayer la prolifération des productions humaines.
19Froncer les sourcils devant les débordements de l’homme n’est pas une réaction très neuve : l’anonyme, ne propose-t-il pas une condamnation de ce que les Grecs désignaient par le terme d’hybris ? Oui, à condition de noter que la norme cosmologique enfreinte par la démesure humaine a changé de figure : dans l’optique désacralisée du Theophrastus, ces excès ne rencontrent ni le visage courroucé de telle ou telle figure olympienne, ni (dans la version monothéiste) la Face d’un Dieu garant de la Loi. C’est ici la nature qui fait office de représentant de l’ordre – mais d’un ordre immanent qui se rappelle au bon souvenir humain sur le mode du déterminisme, non sur celui de la sanction. Les malheurs auxquels l’homme s’expose en vertu de l’inventivité de son espèce ne reçoivent pas d’autre punition qu’une souffrance naturellement induite (souffrances occasionnées par la peur de mourir, par l’appât du gain et la peur de perdre, par l’asservissement au bon vouloir d’autrui, etc.), hors de tout tragique existentiel. Comment en serait-il autrement ? Le règne de la loi naturelle auquel l’homme est appelé à revenir se soumettre exclut l’histoire en frappant de nullité toute adjonction de sens à ce que l’homme effectue en vue de son autoconservation.
20Dans les termes d’Arendt, l’activité humaine doit s’en tenir au travail, qui relève du maintien du processus vital, et éviter l’œuvre et l’action, toutes deux modalités de l’activité humaine qui reposent sur la création d’un monde autonome et séparé de l’ordre naturel. La « vie selon la nature » du Theophrastus redivivus réintègre l’homme dans la communauté animale en rejetant les ruptures qu’il a prétendu opérer pour s’en distinguer. Elle repose sur une hiérarchie qui fait passer la réalité biologique (l’homme comme animal parmi les autres animaux, en tant qu’être naturel dans la nature) devant la fiction symbolique (l’homme comme être supérieur, en tant que créateur dans la création). En face de la soumission à l’ordre politique considéré comme injuste, il propose une soumission à la régularité naturelle considérée comme juste – libération produite par la substitution d’une détermination naturelle à un arbitraire humain. Or cette hiérarchie ne tient que parce que le raisonnement se fonde sur l’idée d’une nature bonne. Si on est libre sous la loi naturelle, c’est parce que cette loi est bonne ; si on est heureux quand on s’en tient à l’activité minimale de conserver sa propre vie, c’est parce que cette activité n’a rien de pénible. Notons que rien ne vient justifier cette épuration de l’expérience naturelle dans le Theophrastus (même silence sur le sac en coton biologique marqué du slogan « J’aime la nature », à l’épaule de ce jeune homme qui passe devant moi, et n’a sans doute pas plus enduré les ravages d’un tsunami que l’accablement de dures marches dans le désert). Ce parti pris exprime sans doute la fonction polémique de la notion de nature dans le cadre antireligieux du propos tenu par l’anonyme : face à un catholicisme (il écrit dans la France du xviie siècle) doloriste misant sur la représentation de la souffrance pour promouvoir les voies d’un salut ultra-mondain, il importait de proposer une alternative éthique d’où la souffrance, l’injustice et la violence étaient éliminées.
21Si la vie selon la nature du Theophrastus est fondée sur le travail contre l’œuvre et l’action, c’est un travail dont a été évacuée toute notion d’effort et de peine, de violence et de conflit. En somme, une idée du travail dont a été évacué tout ce qui pourrait justifier que l’homme cherche à s’en débarrasser. La vie qui est au centre de son propos, en tant qu’il s’agit avant tout de la conserver, ce n’est pas la vie biographique d’un être qui veut s’émanciper d’une condition pénible, mais la vie biologique d’un être soutenu par le déploiement fluide en lui d’une puissance bonne. C’est pourquoi l’objectif d’autoconservation n’est pas à proprement parler un amour de la vie, qui serait surtout amour de soi et désir de faire perdurer l’individu en tant que tel – racine du désir d’immortalité, de l’appropriation de la nature et de toutes les fictions humaines. Le soin de l’autoconservation au contraire est souci du maintien de la vie elle-même – d’où cette conséquence clairement explicitée par l’anonyme que si d’aventure le mouvement de la vie est gravement entravé par les circonstances, il est tout à fait légitime d’y renoncer par la voie du suicide.
22L’argumentation du Theophrastus présente une promotion de la vie au sens biologique et non biographique, qui se trouve logiquement nourrie dans le texte par la promotion de l’animal comme modèle. D’où une option théorique qui fait de la rationalité bonne (c’est-à-dire naturelle) un instinct : loin d’être une faculté par laquelle l’homme instrumentalise et maîtrise la nature, l’exercice rationnel du sage est un processus imposé par la nature et clairement finalisé par elle. Mais comment cet impératif peut-il se réaliser dans le cadre politique qui constitue l’environnement aussi bien de l’auteur que du lecteur auquel il s’adresse ? L’incarnation de cette réintégration de l’homme dans la dimension biologique de la nature est la figure du sage : « icon sapientis » est le titre du dernier chapitre de l’ouvrage. « Icon », dérivé en latin du grec « eikon », signifie « image », et à ce titre doit retenir l’attention dans un discours éthique fondé sur le rejet de la fiction. Par l’usage de ce terme, l’anonyme est rattrapé par le retour du fictionnel : son rejet de la fiction culmine dans la mise en place d’une fiction. Car ce sage en est une, doublement : d’une part en tant que devoir-être proposé comme modèle ; d’autre part au regard de la caractéristique fondamentale de la fiction pour l’auteur, à savoir la séparation. Si la fiction rejetée par l’anonyme consistait pour l’homme à se séparer de la nature, la fiction qu’il adopte à la fin de son raisonnement consiste en une séparation de la société créée par l’homme, c’est-à-dire en une séparation d’avec la séparation.
23Mais ce second geste de séparation n’annule pas le premier ; il ne peut que le limiter de l’intérieur. Si l’auteur du Theophrastus rejette si fort les fictions humaines, c’est qu’il reconnaît leur omniprésence et leur puissance. Dès lors, la fiction du sage, dont la vie est gouvernée par la raison naturelle, opère comme un retranchement et prône la limitation. Face à une fiction qui est par excès, ajout, tension vers un au-delà (désir de puissance, d’immortalité, voire de maîtrise technique), il pose une fiction qui est par défaut, privation, limitation. S’agit-il d’une nouvelle version de l’idéal de l’otium antique, de ce loisir studieux dont le sage pouvait jouir seulement en dehors des perturbations occasionnées par l’action politique ? Pas vraiment. La vie que notre auteur propose en modèle, celle qu’il qualifie de proprement humaine par opposition aux dévoiements de l’histoire humaine, consiste à s’approcher le plus possible de la vie animale, c’est-à-dire une existence régie par l’instinct, et visant uniquement sa propre conservation. Le Theophrastus n’invite pas le sage à l’étude, ni au développement de facultés singularisant l’homme au sein de la nature. Pour lui, c’est comme si l’humain s’était d’ores et déjà suffisamment singularisé – pour le pire – par son exercice extra-ordinaire de la raison et du langage. Il est ainsi très cohérent que la vie libre et heureuse qu’il place en ligne de mire du retour à la nature ne relève pas d’une vie contemplative par opposition à une vie active. Et pourtant, paradoxalement, il y a entre les deux une zone de recouvrement : le rejet anti-intellectualiste de la fiction induit un rapprochement entre l’idéal du travail (comme renoncement à l’activité mentale et à ses productions délirantes) et celui de la contemplation (comme recherche d’une passivité de l’esprit propre à le rendre avant tout disponible, réceptif). Le travail comme moyen de retrouver une juste place, et la mesure face aux délires de la présomption… Quelle ironie ! Sous cet angle, la vie selon la nature sur laquelle débouche l’argumentation si vigoureusement antireligieuse du Theophrastus propose à l’être humain un cadre d’existence qui, sur le plan pratique, n’est pas sans ressemblance avec le cadre monastique.
24Ah, multiples et récurrents avatars du religieux dans une modernité qui cherche à se définir contre lui… Ainsi des fictions dans la nature : chassez le fictionnel, il revient au galop !
25L’idée d’une nature bonne à laquelle il faudrait revenir est pour le Theophrastus un levier indispensable pour mobiliser toute la tradition philosophique contre la religion. Machine critique destinée à combattre le discours et l’institution religieuse, elle invalide et condamne dans un même élan tout ce qui relève de l’invention et de la création humaine, fondant une éthique réduite à un individualisme biologique à la fois contre les développements de la technique et contre le système de domination qui structure les sociétés humaines. Ces arguments, formulés dans les termes datés de leur époque, présentent des affinités évidentes avec nombre de positions rangées aujourd’hui sous la bannière de l’écologie radicale. Exemple parmi d’autres, Moins nombreux, plus heureux3. Cet ouvrage collectif d’écologistes radicaux se fait le porte-parole d’idées malthusiennes dénonçant la démesure humaine d’une croissance qui détruit la planète, au profit d’un mode de vie autarcique incarné par des peuples dont l’existence serait harmonieusement accordée avec la nature. Si ces lieux communs étaient des classiques qui avaient fait long feu au temps du Theophrastus, qu’en dira-t-on aujourd’hui ? Pas sûr que ce soit la meilleure question ; et l’anachronisme me paraît de bon aloi, s’il permet de couper court à des lectures dont le finalisme aurait pour effet de stériliser le débat. La « vie selon la nature » du Theophrastus, topos éculé au xviie siècle déjà, trouve des échos dans la « décroissance », l’« anti-spécisme », ou l’écologie « libertaire » d’aujourd’hui ; mais gardons-nous de considérer que l’une préfigure les autres (pour encenser sa modernité), ou que ces dernières ne sont qu’une pénible resucée de la première (pour congédier ces vieilles lunes). Contentons-nous plutôt, mais le plus précisément possible, de repérer une structure commune dont les déclinaisons différentes selon les époques permettront d’éclairer leur spécificité.
26Chasser la fiction, pour l’être humain ? Impossible – ne serait-elle pas toujours présente dans la… nature du discours qui la bannit ? Où l’on voit que non seulement ça revient au galop, mais que ça tourne en rond, puisque le retour du fictionnel n’empêche pas le naturel de revenir lui cavaler derrière. L’installation de ce manège revient cependant à la fiction, à ce geste par lequel l’homme considère qu’il introduit une forme nouvelle ; geste dans lequel le Theophrastus situe à juste titre (et, de son point de vue, dénonce) un acte de séparation, qui fait exister conjointement ce que l’homme revendique comme sa part (fiction – production, fabrication, invention, création, culture…), et ce sur quoi il prélève cette part (nature). C’est la définition même de la fiction qui contraint pour ainsi dire logiquement à hypostasier la nature, repoussée en amont au titre de ce qui était déjà là. Dans ce sens on dira, pour reprendre la formule de Cardan, que « naturam esse rem fictam »4. D’où la permanence de la notion pour désigner le fond sur lequel l’action humaine se déploie – que ce déploiement soit condamné comme une prétention destructrice ou salué comme une victoire sur le déterminisme.
27Dès lors, la délimitation du domaine naturel varie en fonction de ce que l’homme revendique comme sien. Et en un monde qui a banalisé des mots (et des choses) aussi étranges que « génie génétique » ou « bio-technologie », il n’est pas étonnant que se cherchent des repères simples. Pour impraticable qu’elle soit, l’éthique du Theophrastus a le mérite d’une radicalité qui n’a pas perdu de son attrait, bien au contraire : le retour des vieilles lunes est peut-être bienvenu pour réfléchir sur des enjeux qu’elles n’éclairaient pas en leur temps. L’âge classique, qui commençait d’opérer la substitution de l’instance naturelle à l’instance divine dans le rôle de pourvoyeuse de norme éthique – Deus sive Natura – serait de bon conseil pour les comités du même nom.
28Car nous ne sommes pas sortis de l’auberge. Et tout particulièrement ceux qui ne croient pas (plus) à l’existence d’un Grand Aubergiste assignant à chacun sa chambre – et le tarif qui va avec, sans beaucoup de marge pour négocier. Ceux-là errent dans les couloirs de l’auberge espagnole qu’est la condition humaine, échangeant leurs questions quand ils se croisent ; et si, jetant un œil par la fenêtre, ils aperçoivent un chat dans le jardin, ce sera peut-être l’occasion pour leurs modernes esprits fatigués par les doutes de penser qu’ils seraient plus heureux à simplement fouler la pelouse, nus sous la lune.
Notes de bas de page
1 Définition fournie par le Centre national de ressources textuelles et lexicales (www.cntrl.fr).
2 Pour des références au texte lui-même sur ces questions, je renvoie le lecteur à mon étude Le Theophrastus redivivus, érudition et combat antireligieux au xviie siècle, Paris, Honoré Champion, 2012. Et pour un accès au texte en français du sixième livre, « De la vie selon la nature », je renvoie à ma traduction, « Theophrastus redivivus, Sixième traité, traduction du latin », introduction et notes dans J. Prévot dir., Libertins du xviie siècle, Paris, Gallimard (Bibliothèque de La Pléiade), 2004.
3 Moins nombreux, plus heureux : l’urgence écologique de repenser la démographie, M. Sourrouille éd., Paris, Sang de la terre, 2014.
4 Formule merveilleusement adéquate à mon propos (l’auteur du Theophrastus étant grand lecteur de Cardan, qu’il cite beaucoup). Je la dois à la sagacité de C. Trotot, qui y consacre une étude : « “Natura res ficta”, Cardan (1501-1576) et les limites incertaines du discours scientifique », R. Poma, M. Sorokina et N. Weill-Parot dir., Les confins incertains de la nature xiie-xvie siècle, Paris, Vrin, 2021. C. Trotot indique que la phrase provient de De propria vita liber, Hieronymi Cardani mediolanensis, Jacobus Villery, Paris, 1643, en ligne : [http://www.e-rara.ch/zuz/doi/10.3931/e-rara-25723], p. 237 : « Naturam nullam esse, sed rem fictam, & vanam, principium multorum errorum ab Aristotele introductam, solum ut Platonis opinionem nomine everteret ».
Auteur
université Gustave-Eiffel (EA 4120-LISAA)
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