Aux bords de l’anthropologie et de la politique modernes ?
Philosophies matérialistes de l’éducation
p. 421-437
Texte intégral
1Pour commencer, posons comme hypothèse qu’au xviiie siècle, en France, la question de l’éducation est massivement problématisée à partir du schème de l’enfant soustrait1. Il peut s’agir, d’une part, d’accompagner ce qui se présente comme le développement, doté d’un certain coefficient d’autonomie, de l’enfant, par une éducation dite « négative », c’est-à-dire informée par une agentivité éducative en creux (anticiper, organiser, inventer de manière à laisser faire autre chose que le faire de l’éducateur), plutôt que par l’intervention directe ou la correction2. Mais on peut considérer que c’est le même schème de l’enfant soustrait qui est aussi à l’œuvre, d’autre part, dans la plupart des conceptualisations positives de l’éducation, positives au sens où elles prétendent agir efficacement, dans le temps de l’enfance, pour l’intégration ou l’adaptation de cette même nature à l’ordre institué. En effet, dans les deux cas, qu’il s’agisse de laisser se développer l’enfant en contrepoint de l’ordre institutionnel, ou qu’il s’agisse de l’y adapter ou l’y intégrer, c’est bien à l’idée de l’enfant comme un être a priori ou tendanciellement soustrait à l’ordre institutionnel qu’est articulée la tâche propre de l’éducation. On peut aussi dire que ce schème est le dispositif déterminant le contenu, la place et la fonction de la « nature » dans l’éducation, nature propre de l’enfance ou nature sauvage ou non dénaturée de l’homme.
2En dernière analyse, cette configuration conceptuelle est inscrite dans le cadre anthropologique des modernes, cadre qu’on peut résumer dans la thèse de l’inachèvement ontologique de l’humain, et au sein duquel la dépendance réciproque d’une conceptualité moderne de l’enfance et de l’avènement du mythe moderne de l’éducation apparaît clairement3. En ce sens, le schéma ancien de l’isolement d’être neufs méticuleusement soustraits aux processus d’éducation et de socialisation, qu’on trouve depuis le récit de l’expérience de Psammétique chez Hérodote, prend à l’ère moderne une place et une signification différentes, non pas tant à cause de l’empirisme philosophique ou de l’aspiration expérimentale qui le sous-tendent, qu’à cause de sa signification anthropologique.
3Pierre-François Moreau propose de voir là une composante de « l’idéologie de l’enfance, c’est-à-dire [l’idéologie] de l’éducation – une des formations dérivées de l’idéologie libérale du Sujet »4, soit de cet ensemble plus large de discours, de représentations, de rapports affectifs et d’institutions, ensemble complexe et apparemment contradictoire, qui, de l’âge classique à nos jours, procède à l’identification de l’enfant comme « moindre sujet », déterminé sur le mode du « pas encore », qu’il faut par conséquent inscrire dans un parcours éducatif approprié5. Cette idéologie biface de l’enfance / de l’éducation est encore la nôtre sans doute, et il nous faut pour l’apercevoir y être conduit par ceux et celles, comme Deligny, dont les « tentatives » représentent un écart révélateur par rapport aux diverses formes de ces « idéologies de l’enfance », réalisant par là un écart par rapport au cadre anthropologique et politique de référence. C’est donc qu’il y a lieu d’écrire une histoire attentive aux débords ou aux tensions de cette idéologie biface et de se rendre attentive, non pas peut-être à une alternative entre deux façons de problématiser l’éducation ou l’institution de l’humain, dont l’une serait idéologique et l’autre non (et comment le pourrait-elle ?), mais au travail toujours possible du négatif de l’idéologie. Je propose de voir chez certains matérialistes du xviiie siècle un tel travail. Je m’arrêterai ici seulement sur Helvétius et Diderot, et très localement, pour commencer.
4N’échappant sans doute pas à la hantise de ce puissant fantasme6 d’enfant soustrait, et partageant avec tout leur siècle l’obsession commune de « l’observation » de l’enfant7, ces deux philosophes déclinent cependant de tout autres dispositifs pour saisir les enfants comme ils sont. La situation dans le xviiie siècle philosophique signifie évidemment qu’on se situera en site empiriste, et même qu’une attention particulière sera portée à la question du corps, mais tout aussi sûrement qu’il n’y a par là aucun effet de débord, matérialiste ou non, à attendre par rapport à la double idéologie de l’enfance et de l’éducation. Plutôt donc que chercher en quel sens leurs observations pourraient être dites « matérialistes » et ce que pourraient être « par conséquent » – par une forme tout idéaliste de consécution – des philosophies matérialistes de l’enfance et de l’éducation qui resteraient alors philosophies « de l’enfance, c’est-à-dire de l’éducation », je montrerai plutôt qu’ils déjouent la scène de l’observation qu’est la fiction de l’origine, c’est-à-dire qu’ils refusent une certaine pratique de la conjecture, et ce, par une autre scène de l’observation. Ce refus revient, d’une part, à esquiver réellement la convergence fantasmée du moment de la légitimation, ou de la fondation de la norme anthropologique, et de celui de la subjectivation, ou de l’appropriation de cette norme. L’origine conjecturelle incarne cette convergence fantasmée que le projet d’éducation articulé à l’enfant soustrait réalise, précisément. Ce refus, d’autre part, oblige à poser la question de la possibilité de figurer l’humain de ce double point de vue, si ce n’est plus dans la figure de l’enfant soustrait. Nous verrons comment Helvétius et Diderot mobilisent, me semble-t-il, un autre schème de l’enfance : non pas manifestation tendancielle d’une nature, mais forme d’existence toujours déjà humanisée, c’est-à-dire socialisée, prise dans des mœurs, des coutumes, des rapports sociaux, des institutions. L’enfant y est présenté comme toujours déjà enfant des désirs des adultes, enfant des mœurs, des lois, des institutions.
5Nous verrons dès lors, quoique rapidement dans l’espace de ce texte, que l’éducation n’est alors plus la pratique visant l’accomplissement de la nature humaine et vivant (de) la hantise de son échec toujours possible, ni l’adresse à un sujet impensable dont la nature serait d’échapper, par définition, au jeu social. Elle s’intègre dans une pluralité de modes d’institutionnalisation et de subjectivation de l’homme toujours déjà commencées, où se jouent une articulation et une négociation à l’œuvre entre ces différents modes. En un mot, l’éducation des enfants, au sens strict, est pensée comme ré-éducation, et l’institution éducative, au double sens coutumier et légal du terme, prend place dans une économie générale des instances de subjectivation que sont les institutions (l’extension du terme restant à préciser).
6Par conséquent, dès lors qu’on ne répond plus à la question : « d’où cela vient-il ? » par : « de l’enfance, c’est-à-dire de l’éducation », se pose la question d’une éventuelle dernière instance dans ce jeu entre les instances, et la question matérialiste revient à double titre. Tout d’abord, on s’attendra à ce qu’une philosophie qu’on puisse qualifier de matérialiste endosse que l’intégralité de la chaîne ou du système des facteurs explicatifs soit de nature matérielle, ressortisse à un unique monde, éventuellement saisissable par l’observation, que les raisons de l’être soient du même ordre que ce qui est. Ensuite, on s’attendra à ce qu’une instance matérielle quelle qu’elle soit prenne cette place de détermination en dernière instance. Mais l’effet matérialiste le plus intéressant chez ces deux auteurs, ici comme sur d’autres sujets que celui de l’enfance et de l’éducation, est peut-être précisément de ne tirer que peu de conclusions, autre que pratique, sur la question de l’origine de ce qui est, et d’ouvrir au moins la possibilité que « l’heure solitaire de la dernière instance ne sonne jamais »8. Aussi bien Pierre-François Moreau parlait-il, à propos de Deligny, d’une rare « pratique matérialiste » pour désigner, avec le refus de l’enfance, les tentatives pour vivre avec les enfants hors des dispositifs les organisant en moindres sujets, tentatives précisément jamais ancrées à un principe, une instance, une origine.
7À première vue, chez Helvétius, un empirisme des plus attendus pourrait donner lieu à l’articulation d’une conception de l’enfance soustraite avec une ambition éducative positive, menée en site matérialiste, et résumée dans la formule, aussi souvent citée que comprise à contresens, selon laquelle « l’éducation peut tout »9. Nous allons pourtant suivre l’inflexion originale qu’Helvétius imprime à la question en introduisant la puissance de « l’âge de l’adolescence », dit aussi « âge de l’homme », qui est l’âge des passions ; puis comment Helvétius subsume la question anthropologique et la question politique à une théorie de la détermination sociale des passions subjectivant les hommes adultes – les femmes se trouvant absentes de l’économie de la subjectivation décrite par Helvétius10. De cette façon, l’efficace de l’éducation de l’enfance, en un sens étroit, est diluée voire niée dans le jeu des passions et des institutions politiques et sociales, jeu qui prend en charge la tâche des Lumières. Dans tous les cas, aucune action concertée présente sur une génération actuelle d’enfants (une « éducation » en un sens actuel), ne peut espérer avoir prise sur un sujet ni à plus forte raison sur une société futurs, dans un projet qu’on pourrait qualifier d’éclairé. La formule de la toute-puissance de l’éducation désigne l’absence de prédétermination du développement humain, jusque dans le développement de la pensée elle-même. Cette absence de prédétermination n’empêche pas d’identifier les processus de subjectivation réels selon Helvétius, processus que, conformément à un usage établi au milieu du siècle, Helvétius nomme… « éducation » (!), et qui désignent chez lui une topique sociale dans laquelle il est difficile d’assigner la place de la détermination en dernière instance à tel ou tel des éléments de subjectivation. On se trouve bien aux bords de l’anthropologie et de la politique du Sujet moderne.
8Les indications que donne Helvétius sont pourtant à première vue des plus attendues et ne présentent pas d’évolution notable entre De l’esprit en 1758 et De l’homme, rédigé probablement dans les dernières années de la décennie 1760 et publié à titre posthume en 1773. Le chapitre « Des instituteurs de l’enfance » commence ainsi :
Une courte histoire de l’enfance de l’homme nous le fera connaître. Voit-il le jour ? Mille sons frappent ses oreilles, et il n’entend que des bruits confus. Mille corps s’offrent à ses yeux, et ils ne lui présentent que des objets mal terminés. C’est insensiblement que l’enfant apprend à entendre, à voir, à sentir et à rectifier les erreurs d’un sens par un autre sens.
Toujours frappé des mêmes sensations à la présence des mêmes objets, il en acquiert un souvenir d’autant plus net, que la même action des objets sur lui est plus répétée. On doit regarder leur action comme la partie de son éducation la plus considérable.11
9Puisqu’il n’y a pas de vie dénuée de sensation physique pour Helvétius, « l’éducation » commence même avec cette dernière : « C’est à l’instant même où l’enfant reçoit le mouvement et la vie qu’il reçoit ses premières instructions. C’est quelquefois dans les flancs où il est conçu qu’il apprend à connaître l’état de maladie et de santé »12. L’éducation est ainsi co-extensive à l’histoire sensible, c’est-à-dire à la vie.
10De part en part, Helvétius informe cette histoire sensible selon un schéma d’apprentissage. La sensation elle-même est le produit d’une histoire, c’est-à-dire d’un apprentissage, à deux titres. D’une part, la sensation est le fruit d’un nécessaire accommodement progressif des organes, qui est le propre de l’enfance, mais d’autre part elle est aussi celui d’une attention différenciée que nous portons aux objets, et qui prend sa forme en intégrant la « facticité » (le terme est dénué de connotation péjorative), c’est-à-dire toutes les logiques qui supposent l’existence des sociétés humaines. En effet, le degré d’attention que nous portons aux objets est fonction de nos passions, qui sont elles-mêmes fonction des sociétés humaines et de leurs développements diversifiés. Cette philosophie de la facticité prend un tour spécifiquement helvétien13, mais le mouvement d’historicisation et de socialisation de l’empirisme était déjà engagé par Diderot, dans la Lettre sur les aveugles en 1749 par exemple, et poursuivi dans l’article ÉDUCATION de Dumarsais dans l’Encyclopédie quelques années plus tard. Le résultat est donc l’affirmation de la toute-puissance de l’éducation comme synonyme, dans un premier temps, de cette co-extension de l’histoire sensible et de l’éducation, c’est-à-dire en d’autres termes, comme une nouvelle formulation de la théorie de la seconde nature en termes explicitement pascaliens14, ou de la modification en termes diderotiens, laquelle revient non pas à mettre en avant, mais tout au contraire à minimiser considérablement la portée de ce qu’il se passe, d’un point de vue méthodiquement éducatif, dans l’enfance (ce qui n’empêche pas qu’elle soit spécifiquement le temps de l’ajustement et de l’accumulation première). Turgot procédait à la même extension du terme en 1749 déjà : l’éducation résulte « de toutes les sensations, de toutes les idées que nous avons pu acquérir dès le berceau, à laquelle tous les objets qui nous environnent contribuent, et dont les instructions de nos parents et de nos maîtres ne sont qu’une toute petite partie »15.
11Mais la formule a également un autre sens, car chez Helvétius il convient surtout de la lire à rebours : ce qui est, les hommes comme ils sont, peut être imputé à l’éducation (au sens étendu qu’on vient de voir, intégrant la facticité16). Les différences entre les êtres sensibles, entre individus humains, entre peuples, entre humains et autres êtres vivants, peuvent être ramenées à cette éducation prise en un sens large.
12Ainsi, les objets sont les premiers « instituteurs chargés de l’éducation de notre enfance »17, en ce qu’ils font naître les idées, y compris les idées abstraites (pesanteur des graves, résistance des matériaux…) par l’intermédiaire des sensations. Mais l’ajustement du geste, la proportion de l’effort corporel, sont comptables de la même dynamique : sous la plume d’Helvétius, il s’agit là de jugements, certes non formalisés dans le langage, mais de jugements de plein droit, de raisonnements dont on « n’a pas connaissance », portés « à [notre] insu », de « raisonnements d’habitude », qui associent des idées. Cet usage du terme idée permet donc de penser comme unique et identique le processus de développement des gestes et de l’esprit, chez les humains comme les autres êtres vivants. Ainsi, lorsque le danseur Vestris « fait plutôt une cabriole qu’un entrechat »18, il raisonne par habitude et très vite, comme je le fais lorsque porte ma main à mes yeux pour les protéger d’un choc, et comme le font les animaux19. C’est dire que les différences entre les humains et celles entre les humains et les autres animaux ne trouvent pas leur explication dans l’origine des idées ni dans la structure générale de leur genèse, ni dans une nature spécifique, mais dans un ensemble significatif de circonstances de natures diverses.
13Les objets qui se présentent à nous sont aussi des biens sociaux, présentés comme désirables ou non, pris dans une économie des biens. Pour le dire brièvement, les objets qui m’intéressent, qui suscitent mon attention, sont nécessairement des objets qui représentent potentiellement un plaisir, et en ce sens on comprend pourquoi dans certaines sociétés comme la nôtre, où il est le moyen d’une grande diversité de plaisirs, l’argent est si désirable. Selon l’expression de Belaval, « l’intérêt se socialise en calcul de l’utile »20 (à ceci près que chez Helvétius, il n’y en fait pas de « calcul »). Pour ce qui nous intéresse, cela signifie que plus une société est diversifiée, plus les passions y sont « factices », c’est-à-dire plus les besoins y sont empiriquement socialisés. Or chez Helvétius, c’est la force spécifique des passions factices, force qui est la présence du social dans mon désir, qui explique leur plus grande productivité en termes d’idées, de pensées, d’actions. De cette façon, puisque toutes les sociétés, dites sauvages ou dites policées, sont le produit d’une logique identique de développement du « naturel » en « factice », aucune société ne réalise l’humanité plus pleinement qu’une autre. Les passions éprouvées par les Malais, les Hurons, les Caraïbes, les Français ou les Anglais et leur inégale productivité, doivent être rapportées aux circonstances précises dans lesquelles ils vivent, qui peuvent parfois être comparables. C’est également cette facticité qui manque aux autres animaux et explique que leur sensibilité physique et leur éducation ne donnent pas lieu à des développements comparables à ceux des humains.
14À bien y regarder, c’est un premier coin enfoncé dans la scène de l’observation. En effet, que nous apprend « la courte histoire de l’enfance de l’homme » à propos de ce dernier ? Que les objets, et en dernière analyse les sensations, sont les instituteurs de l’enfance mais aussi bien ceux de toute la vie. Que le développement en apparence spécifique et l’individualisation en tant qu’être pensant sont fonction des circonstances. En conclusion, le moment où on observe le mieux la dynamique d’humanisation, c’est celui où un objet factice suscite une grande passion qui libère une grande attention et, potentiellement, donne lieu à une invention, une action, une construction, une connaissance. Les lumières humaines sont celles des passions : « détruisez dans un homme la passion qui l’anime, vous le privez au même instant de toutes les lumières »21. Or si la généalogie des passions est prise en charge par la théorie de leur facticité, c’est-à-dire le fait de l’historicité humaine, elle s’ancre aussi dans la théorie de la sensibilité physique. La scène historique d’observation des sociétés humaines est relayée par la scène physique de « l’âge des passions », qui finalement porte un nom chez Helvétius : l’adolescence. « L’homme sait plus que l’adolescent ; il a plus de faits dans sa mémoire : mais a-t-il plus de capacité d’apprendre, plus de force d’attention, plus d’aptitude à raisonner ? Non : c’est au sortir de l’enfance, c’est dans l’âge des désirs et des passions que les idées, si je l’ose dire, poussent le plus vigoureusement »22. « L’homme est-il jeune ? C’est alors qu’en total il est le plus parfait, qu’il porte en lui plus d’esprit, de vie et qu’il en répand davantage sur ce qui l’entoure ». Quinze ans plus tôt, Helvétius parlait de la jeunesse, et d’une jeunesse durable : « c’est aussi dans l’âge des passions, c’est-à-dire depuis vingt-cinq jusqu’à trente-cinq et quarante ans, qu’on est capable des plus grands efforts et de vertu et de génie »23.
15Finalement, l’articulation des structures de la facticité et de la sensibilité physique dessine ce qu’il reste à une philosophie de l’éducation : si l’homme n’est pas tant perfectible chez Helvétius, qu’il n’est inflammable, ou plus exactement si la perfectibilité n’est en rien un principe explicatif, mais une donnée à expliquer, la mesure de l’écart entre les différents états de développement des sociétés humaines24, alors la science de l’éducation est cette science morale des passions, qui détourne le regard de l’enfant vers l’adolescent d’une part, et de l’instituteur ou des parents vers le gouvernement et les mœurs d’autre part. « Je l’ai toujours pensé » écrit Helvétius, « la science de l’éducation n’est peut-être que la science des moyens d’exciter l’émulation » – c’est-à-dire une théorie des biens articulant facticité et sensibilité physique. Il poursuit : « passons de l’éducation de l’enfance à celle de l’adolescence. […] Cette seconde éducation est la plus importante. L’homme a alors d’autres instituteurs qu’il est utile de faire connaître. D’ailleurs c’est dans l’adolescence que se décident nos goûts et nos talents25. […] Les nouveaux et principaux instituteurs de l’adolescent, sont la forme du gouvernement sous laquelle il vit, et les mœurs que cette forme de gouvernement donne à une nation ».
16Le privilège de l’adolescence tient aux deux dimensions : c’est celui de la plus grande sensibilité, et c’est aussi celui où les objets factices s’offrent à lui, où la rencontre a lieu entre une forme d’indétermination subjective et une pluralité de devenirs passionnels possibles. Libéré de la contrainte scolaire qui unifie en superficie les individus26, l’adolescent vit un moment de liberté et de subjectivation : « C’est dans l’âge où les passions s’éveillent, que tous les objets de la nature agissent et pèsent le plus fortement sur lui. C’est alors qu’il reçoit l’instruction la plus efficace, que ses goûts et son caractère se fixent, et qu’enfin plus libre et plus lui-même, les passions allumées dans son cœur déterminent ses habitudes et souvent toute la conduite de sa vie ».
17L’enfance et l’éducation sont balayées par ce passage à un autre âge : « l’homme reçoit deux éducations : celle de l’enfance, elle est donnée par les maîtres ; celle de l’adolescence, elle est donnée par la forme du gouvernement où l’on vit, et les mœurs de sa nation. Les préceptes de ces deux parties de l’éducation sont-ils contradictoires, ceux de la première sont nuls »27. Le modèle mobilisé par Helvétius est explicitement le moment tout aristocratique de ce qu’il nomme, avec son temps, « l’entrée dans le monde » ou la « présentation » dans le monde. Ce modèle réintroduit nettement quelque chose de la discontinuité du schème de l’enfant soustrait. Cependant, plutôt que libre et indéterminé face à diverses contingences, celles de son état (dans une société d’états), sa richesse, ses amis, ses lectures, ses maîtresses, l’adolescent se trouve tel qu’il est formé par son enfance et pris immédiatement dans une situation, ce qu’Helvétius nomme une « position », laquelle a « souvent » pour « effet immédiat » l’inflammation de telle ou telle passion, et donc la naissance de tel ou tel caractère, ce qui s’appelle aussi un effet d’apprentissage (« la science de l’éducation se réduit peut-être à placer les hommes dans une position qui les force à l’acquisition des talents et des vertus désirés en eux »28). On peut dire que pas plus que dans l’enfance, il n’y a dans l’adolescence de convergence entre fondation et subjectivation, mais que le moment de l’entrée dans le monde résiste au remplacement complet de cette convergence originaire par une pure topique des positions qui emporterait toute philosophie du sujet.
18On dit souvent que Diderot, en annotant dans les marges son exemplaire de De l’homme, de ses facultés intellectuelles et de son éducation, en a fourni une réfutation. La question, comme le savent les lecteurs d’Helvétius et de Diderot, est plus complexe et plus stimulante29. Tout d’abord, la distorsion extrême que Diderot fait subir au texte d’Helvétius quand il le reprend dans les marges de son exemplaire interdit absolument de prendre les résumés diderotiens pour une restitution valide de la pensée d’Helvétius, et ce même sans le moindre purisme30. Il faut ensuite se demander si ces déformations relèvent d’une ou de plusieurs logiques : incompréhension ? malhonnêteté ? autre opération discursive ? Ensuite, les commentaires qui sont formulés à la première personne du singulier défendent eux aussi des positions qui entrent en contradiction flagrante avec de nombreux autres passages de l’œuvre de Diderot, ou bien reprennent des affirmations dont le statut est délicat, par exemple quand elles reprennent presque mot pour mot des déclarations du Neveu de Rameau31. Il faut donc là encore interroger l’usage rhétorique qui est fait de ce « je » qui n’est visiblement pas toujours Diderot. En somme, les commentaires ne sont pas à proprement parler une réfutation d’Helvétius par Diderot, mais décrivent un dialogue interne à la philosophie de Diderot, polarisé selon deux tendances opposées sous les noms de Helvétius et Diderot, comme il y eut un Lui et Moi dans Le Neveu. Les notes tendent progressivement à se développer en un ouvrage autonome32. Et comme chaque fois, la facture extrêmement complexe des dialogues diderotiens et les jeux de positionnement de Diderot dans les débats intellectuels présents dans ses œuvres signalent la présence d’un ou de plusieurs problèmes ouverts33. Pour ce qui nous occupe ici plus particulièrement, il faut ajouter que ces notes ont été prises sur le chemin vers la Russie en 1773, et reprises après le retour de Diderot, probablement vers 1776, et que ce travail entretient des liens avec les textes de cette période russe, que circulent dans cet ensemble nombre de motifs, saynètes, pièces argumentatives touchant à la question de l’enfance et de l’éducation, au système des concours, à la puissance des mœurs et des circonstances politiques.
19Un des problèmes en question est présenté polarisé entre deux tendances : l’une, attribuée à Helvétius est la thèse selon laquelle les facultés et les caractères individuels sont purement le produit de « l’éducation », l’autre, attribuée au « je » qui prend la plume, est la thèse qui en fait le produit de « l’organisation » (c’est-à-dire de la physiologie humaine). Les arguments de la thèse de l’organisation reposent évidemment sur l’autorité proclamée de certaines « observations », opposées à ce qui serait le « platonisme »34 de la thèse d’Helvétius, celle de l’éducation (il est permis de savourer l’ironie du reproche). Ces observations essentiellement médicales sont supposées asseoir la thèse de la nature physiologique, donnée, et indépassable du caractère naturel, observable dès l’enfance. Alcibiade et Caton, dont l’emprunt à Plutarque marque plus encore la filiation avec une théorie du tempérament35, sont les exemples dans la Réfutation de tels enfants-héros sans histoire. Dès leurs premières années, ils incarnent une qualité morale qu’ils incarneront toute leur vie, résumable en un mot exemplaire (« lâche » et « pousse-toi toi-même »), sans qu’habitudes ou événements aient jamais prise sur eux. On voit souvent de tels enfants apparaître sous la plume de Diderot : voici par exemple l’enfant qui tremble que la bulle de savon qu’il a soufflée ne l’écrase en tombant sur lui : « c’est l’emblème du superstitieux ». Voici un enfant « qui s’enfuit devant un essaim d’abeilles dont il a frappé la ruche du pied » : « c’est l’emblème du méchant ». Mais ces allégories que Diderot imagine doivent être « satyriques » et plaisantes, faute de quoi, comme il le reproche au peintre Lagrenée, les allégories sont incompréhensibles, et leurs représentations sont des « logogryphes », des signes dont on ignore le sens36. Il faut des éléments quasiment intertextuels pour interpréter une allégorie, et même du second degré. La figure de l’enfant ne peut jamais suffire par elle-même à exprimer une idée morale : il y faut des circonstances qui donnent le sens. L’importance cruciale des circonstances explique pourquoi la même représentation par Greuze de sa femme à la physionomie alanguie peut être impudente ou touchante. Dans le premier cas, la jeune femme est représentée seule sur une chaise, « la tête en arrière », « bouche entrouverte, yeux nageants, cou gonflé » et montre « un paroxysme plus doux à éprouver qu’honnête à peindre »37. Dans le deuxième, Greuze reproduit exactement la même figure, « la même attitude, les mêmes yeux, le même cou », mais elle est placée sur une chaise longue, « tous ses enfants répandus sur elle »38, contemplée de loin par le père de famille qui entre, et cela donne La Mère bien-aimée, tableau moral s’il en est pour Diderot. De même, l’exemple d’Alcibiade enfant et l’allégorie de l’enfant superstitieux ne trouvent en réalité leur sens que dans les circonstances qui les entourent, ils ne sont porteurs en eux-mêmes d’aucune intelligibilité accessible en dehors d’elles : aucune physionomie n’exprime ni ne fonde sans ambivalence une qualité morale.
20Plus encore, les peintres faux, et tous ceux qui ont l’esprit faux comme eux, tendent à représenter les enfants comme n’ayant incorporé aucune de ces circonstances vitales qui déterminent la figure des corps. Après 1765, Boucher, dont le goût, d’après Diderot, se dégrade en même temps que le talent et les mœurs, ne sait représenter que de faux enfants : « Quand il fait des enfants, il les groupe bien ; mais qu’ils restent à folâtrer sur des nuages. Dans toute cette innombrable famille vous n’en trouverez pas un à employer aux actions réelles de la vie, à étudier sa leçon, à lire, à écrire, à tiller du chanvre ; ce sont des natures romanesques, idéales, de petits bâtards de Bacchus et de Silène »39. Les faux enfants sont ces natures qui n’ont été altérées par aucune action, c’est-à-dire aucune fonction, aucun travail, « propres à toutes les conditions » mais bons à rien. Ainsi la justesse de la représentation des enfants, scène d’observation pour le philosophe critique, n’est-elle même pas seulement une question de dramaturgie picturale, de situation et de circonstances dans lesquelles représenter les enfants comme ils font (étudier, tiller du chanvre…), mais une question de figuration des enfants eux-mêmes. Toute représentation juste ne pourra que les représenter déjà formés, déformés, conformés par les circonstances. Il n’y a pas d’âge précédant les altérations causées par les fonctions sociales autant que vitales – altérations qui à proprement parler n’en sont pas, par conséquent, et ne sont rien d’autre que les formes de la vie. Or la vie, dès qu’elle est présente, altère singulièrement les proportions. Même un enfant propre à rien serait reconnaissable à une certaine mollesse, etc. L’enfant des faux peintres et des esprits faux (Boucher est un « faux bon peintre comme on est un faux bel esprit ») est une nature idéale comparable à l’idéal incarné par Antinoüs, un homme, selon Diderot, « qui n’est d’aucun état, c’est un fainéant qui n’a jamais rien fait, et dont aucune des fonctions de la vie n’a altéré les proportions »40 – en d’autres termes, le modèle statuaire des empiristes est une chimère platonicienne. En dernière analyse, il n’est pas possible de trouver un modèle pour les enfants comme le font les mauvais peintres, mais ce sont réciproquement les vrais enfants qui sont des modèles pour les peintres vrais, tel Van Dyck.
21Le seul fait anthropologique rendu visible par l’enfance, qui sans cela n’est rien, est la puissance de l’imitation, selon Diderot, qui a cette phrase frappante : « L’enfance est presque une caricature ; j’en dis autant de la vieillesse. L’enfant est une masse informe et fluide qui cherche à se développer ; le vieillard, une autre masse informe et sèche qui rentre en elle-même »41. Le point de départ de ce développement est une diversité qu’on peut qualifier de naturelle, mais qui n’est synonyme d’aucune diversité en termes de caractères ou d’aptitudes, et la logique de cette individuation est, précisément, celle de l’imitation. C’est ainsi que Diderot présente, dans les Mélanges pour Catherine II, au chapitre consacré à l’école des cadets, un dialogue imaginaire entre un élégant Parisien, nommé « l’Athénien », et un « je », Diderot, provincial, « polisson du collège des Quatre-Nations », « ours », et parlant au nom des Russes :
[le Parisien] – Voyez nos enfants. Ils ont déjà la grâce et la politesse du grand monde. […] Nous les présentons de bonne heure en société. Nous leur inspirons, au sortir du berceau, le désir de plaire ; ils nous voient, ils nous écoutent, ils nous imitent, mais vos cadets russes ne voient rien, n’ont point de modèle. […] [Diderot] – « […] Ce que tu cultives si soigneusement dans tes petits enfants, les nôtres l’apprendront en deux ans dans le monde, avec cette différence que leurs premières années auront été mieux employées, et qu’ils conserveront à jamais l’empreinte de leur originalité propre. Tous vos petits-enfants semblent avoir été fondus dans le même joli moule. Nous voulons que les nôtres, sortis divers des mains de la nature, restent divers. Tu prépares des modèles à Boucher, nous en préparons à Van Dyck. […] Tu veux avoir des agréables, et ils veulent, eux, avoir des hommes. »42
22Plus exactement, l’identité ou l’individuation est socialisée par l’imitation. Puisque cette imitation, par définition, a lieu en contexte(s), c’est par là qu’on touche aux questions institutionnelles, à l’existence ou non d’écoles, à leur type et leur organisation, à la pédagogie, ainsi qu’à l’articulation des écoles dans le système politique et social général des droits ou des privilèges, des emplois et de leur ouverture relative, à la relation proche ou lointaine et indépendante ou non que les institutions éducatives et savantes entretiennent avec le pouvoir, enfin à la nature même de ce pouvoir, despotique ou non43. Diderot prend sur tous ces points des positions précises, et pour le cas de la Russie et à titre général. Par l’imitation, Diderot articule d’une part la prise en compte du corps, envisagé depuis une physiologie qui fait une large place à l’histoire et à l’activité socialement insérée, comme on l’a vu avec la dépendance de la forme et de la fonction ou de l’activité, et qui fait du corps un corps immédiatement social44, avec, d’autre part, la prise en compte de l’environnement politique et social, qu’on désigne alors comme le gouvernement et les mœurs, en un ensemble qui inclut aussi les ressources naturelles (comme on le voit aussi bien dans les textes sur et pour la Russie que dans le Supplément au voyage de Bougainville), l’état du droit, la division du travail, les rapports entre les sexes… L’imitation à la fois articule et conflictualise ce double matérialisme. Suivant Pierre-François Moreau, on peut voir là une recherche philosophique ancrée dans la voie ouverte par Spinoza sur cette même question de l’enfance45, et poursuivie à travers toutes les philosophies de l’éducation qu’on peut qualifier, en ce sens, de matérialistes46.
23Ainsi Diderot déjoue-t-il toutes les tentatives d’observation anthropologique à travers des figures d’enfants, ou d’êtres humains assimilés à des enfants. Quand on observe le Neveu de Rameau, on n’aperçoit pas la nature humaine, ni la pure fameuse « maudite molécule paternelle », cette détermination physiologique à être méchant homme et mauvais musicien, mais une construction : une « espèce », c’est-à-dire un être unique, tordu entre la détermination de l’environnement et celle de la corporéité, chez qui l’imitation dysfonctionne, ne produit aucun effet de subjectivation ou d’individuation – on sait que le Neveu est cet être surdoué pour la « pantomime », la « posture », il « prend des positions », il « danse », il imite hommes, femmes, instruments de musique, et qu’il n’est qu’imitation, « toujours le même » en ce sens. Le fils du Neveu, élevé dans le culte de l’or, fait toucher la possibilité du dressage contenue dans l’imitation. Les habitants adultes et enfants d’Otaïti, intensément socialisés, normés, loin d’être des sauvages ou des figures non dénaturées, donnent à voir ce que pourrait être une civilisation qui aurait réussi mieux que nous son réglage entre ce qu’exigent les circonstances de toutes sortes, et ce qu’exige la corporéité, réglage entre les « codes » que Diderot nomme civil et naturel. L’absence d’écoles dans Otaïti n’empêche évidemment pas la dynamique de l’imitation. Le détail très poussé des propositions pour la Russie, pour réaliser un plan de civilisation répétant de façon rationnelle (donc le plus souvent en les adaptant) les éléments moteurs du processus que l’histoire des peuples qui l’ont déjà suivi fait apparaître, n’en fait pas l’économie non plus. Ainsi la politique éducative de Diderot joue-t-elle entre les institutions politiques (dépôt inviolable de la constitution), juridiques (établissement de la propriété privée et abolition du servage), sociales (création d’une fonction publique et de fonctions privées pourvues par concours), savantes (création en dernier ressort d’Académies, soutien à une entreprise éditoriale encyclopédique). Son Plan d’une Université couvre la période qui va de l’apprentissage de la lecture et l’écriture à peine commencé, aux facultés universitaires supérieures et écoles professionnelles. Les enfants et adolescents qui y suivent un certain cours éducatif des choses sont aussi, dans une certaine mesure, et seront encore au sortir de l’Université, les sujets d’une imitation continuée, sur un terrain pluri-institutionnel où rien n’est jamais définitivement joué.
24Le début du Plan propose de commencer par « bien ferme[r] » « tous ces beaux livres d’éducation publique » qui traitent de la diversité des caractères47 – voilà pour la soi-disant thèse diderotienne de l’organisation. À son terme, le Plan déclare que le philosophe auteur du Plan lui-même, donc d’un plan de civilisation multi-institutionnel, ne saurait jamais être qu’un maillon dans une chaîne d’éducateurs éduqués : aucune position discursive ou intellectuelle ne vient garantir qu’on a le dernier mot, en matière d’éducation48 – c’est donc bien le Neveu de Rameau qui a raison de conclure ainsi : « rira bien qui rira le dernier ».
25Les philosophies matérialistes de l’enfance et de l’éducation paraissent centrées sur les divers processus d’incorporation des jeux institutionnels, en particulier via la question des émotions ou des affections, de ce que le siècle appelle les passions, ou via la dynamique de l’imitation. La « pathétique généralisée »49 qui caractérise ces différents matérialismes fait de la chair affective des vies humaines le terrain de l’humanisation de l’homme, terrain par définition social ou, plus exactement, terrain sur lequel croît la nature posée comme essentiellement sociale de l’humanité. C’est par là que ressurgissent des fantasmes d’aperçu philosophique sur une figure naturelle de l’humain : dans l’imagination d’une « espèce de société moitié policée et moitié sauvage »50. Reste que la suspension la plus couramment tenue de la scène d’observation de l’enfance a bien pour effet d’ouvrir d’autres voies que celles de la double idéologie de l’enfance et de l’éducation.
Notes de bas de page
1 Dans sa conception même, ce texte est intensément redevable à A. Janvier et à notre long travail commun, par exemple à l’occasion du colloque « Penser la transformation. Éducation et transformation sociale », organisé par L. Vincenti (CRISES), 28-30 avril 2015, Université Paul-Valéry Montpellier, au point que je peine même à démêler les apports de l’une et de l’autre et à signer ce texte en nom propre, à ceci près que je tiens la plume.
2 Dans « Éducations négatives ». Fictions d’expérimentation pédagogique au xviiie siècle (Paris, Classiques Garnier, 2012), C. Martin explore les différents usages du schème de l’enfant soustrait dans des projets d’éducation négative qui prennent la forme de fictions d’isolement enfantin, à des fins soit pédagogiques, soit heuristiques-expérimentales, soit amoureuses, érotiques et matrimoniales. Ainsi, la multiplication de fictions dans des textes littéraires aussi bien que théoriques, dont certaines sont parodiques voire inquiétantes, met au jour l’aspect manipulateur, inquiétant et pervers de l’idéologie de l’éducation négative, son échec nécessaire, son moteur libidinal. Mais surtout, C. Martin montre que ces trois points de vue se superposent, les différentes pulsions s’exprimant sur les trois sites, qui communiquent intensément entre eux.
3 P. Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime [1960], Paris, Seuil, 1973 ; J. Ehrard, L’idée de nature en France dans la première moitié du xviiie siècle, Paris, Albin Michel, 1994, p. 761 et suiv. : « Naissance d’un mythe : l’éducation » ; Roger Mercier, L’enfant dans la société du xviiie siècle (avant l’Émile), Paris, 1961, p. 93 et suiv.
4 P.-F. Moreau, Fernand Deligny ou les idéologies de l’enfance, Paris, Retz, 1978, p. 181. Le libéralisme « s’enracine en effet dans une conception du monde organisée autour de la figure du Sujet transparent, maître de ses déterminations (c’est-à-dire ne dépendant pas essentiellement des circonstances), membre d’une sphère morale particulière (liberté, responsabilité, etc. : fondement du droit, du système judiciaire et de la participation à la vie politique), égal enfin originairement en chacun de ses exemplaires. Dans un tel agencement, les différences entre sujets sont toujours pensées comme inessentielles quant au fond – à charge de trouver à chaque fois la raison qui fera entrer tel ou tel individu dans une catégorie de “moindres sujets” (femmes, ouvriers, enfants, fous, etc.) : ce ne sont donc pas du tout des “marginaux”, aux franges d’un “système” qui ne s’intéresserait qu’aux autres ; c’est la division même entre Sujets, et ce qui empêche de la penser, qui est au centre de l’idéologie du Sujet. L’enfance est précisément un de ces dispositifs qui organise, sur un mode particulier, une catégorie de moindres Sujets […] ». Ibid., p. 181-182.
5 Ibid., p. 182-183.
6 L’ouvrage cité de C. Martin démontre la puissance polymorphe de ce fantasme, qui va chez Rousseau jusqu’à l’identité du désir d’écrire Émile et de celui d’éduquer Émile.
7 Voir l’introduction d’A. Charrak dans Émile ou de l’éducation, A. Charrak éd., Paris, GF Flammarion, 2009, p. 15-18.
8 L’expression d’É. Balibar désigne une hypothèse forte et lancinante de la philosophie d’Althusser, que ce dernier abandonnerait finalement au profit de celle de « l’interpellation des individus en sujets par l’idéologie » (« L’instance de la lettre et la dernière instance », Actuel Marx, 2016/1, no 59, p. 42-52.
9 De l’homme, de ses facultés intellectuelles et de son éducation, G. Stenger éd., section X, chap. I, dont c’est le titre, Paris, Honoré Champion, 2011, p. 503 (désormais DH).
10 Chez Helvétius, la dynamique de la subjectivation est une dynamique passionnelle : nos passions, elles-mêmes comptables d’une logique sociale, nous définissent, le sujet n’existe que comme sujet du désir. Or dans l’économie des désirs et des passions décrite par Helvétius, les femmes apparaissent presque toujours en position d’objets du désir des hommes (objet en un sens pauvre et passif) et jamais en position de sujet désirant.
11 DH, I, chap. III, p. 60.
12 DH, I, 2, p. 59.
13 Je me permets de renvoyer à « Nature humaine et diversité : la facticité selon Helvétius », Le problème de l’altérité dans la culture européenne aux xviiie et xixe siècles : anthropologie, politique et religion, G. Abbattista, R. Minuti éd., Naples, Bibliopolis, 2006, p. 43-65 et Cromhos, Cyber Review of modern historiography, vol. 10, 2005.
14 Helvétius écrit : « notre première nature, comme le prouvent Pascal et l’expérience, n’est autre chose que notre première habitude. L’homme naît sans idées, sans passions ; il naît imitateur », DH, IV, 3, p. 214.
15 Turgot, Recherches sur les causes des progrès et de la décadence des sciences et des arts, cité par C. Martin, « Éducations négatives »…, ouvr. cité, p. 10.
16 Voir DH, X, 1.
17 DH, I, 2, p. 61 : « Il n’est donc point d’homme éclairé qui ne voie dans tous les objets autant d’instituteurs chargés de l’éducation de notre enfance ». Encore p. 60 : « les vrais précepteurs de l’enfance sont les objets qui l’environnent : c’est à ces instituteurs qu’elle doit presque toutes ses idées ».
18 DH, II, 6, p. 120.
19 Helvétius se montre ici dans la lignée de Fontenelle, qui défend dans le petit opuscule inédit Sur l’instinct la thèse d’une forme réflexe de la pensée, laquelle vient nier toute réalité à l’idée, précisément, d’instinct. Voir les fragments de Traité de la raison humaine, de De la connaissance de l’esprit humain, et Sur l’instinct, dans Fontenelle, Digression sur les Anciens et les Modernes et autres textes philosophiques, Paris, Garnier, 2016, p. 251-279 et 201-212.
20 Introduction à Helvétius, Œuvres complètes, Hidesheim, Olms, 1969, vol. 1, p. xlviii.
21 C’est le résultat de tout le Discours III de De l’esprit, en particulier les chapitres 6 : « De la puissance des passions », 7 : « De la supériorité d’esprit des gens passionnés sur les gens sensés », et 8 : « On devient stupide, dès qu’on cesse d’être passionné ». Ici G. Stenger dir., De l’esprit, Œuvres complètes, J. Steffen éd., Paris, Honoré Champion, 2016, p. 249-250. Désormais DE. Voir P.-F. Moreau, « La Chevelure de Samson. Helvétius et la puissance des passions », P.-F. Moreau et A. Thomson dir., Matérialisme et passions, Lyon, ENS Éditions, 2004, p. 97-107.
22 DH, V, 7, p. 295-296.
23 DE, III, 8, p. 251.
24 Voir J.-C. Bourdin, « Matérialisme et perfectibilité (d’Holbach et Helvétius) », L’homme perfectible, B. Binoche dir., Seyssel, Champ Vallon, 2004, p. 147-170.
25 DH, I, 6, p. 65-66 et 67. La référence à Montesquieu est limpide, mais il faudrait approfondir l’analyse par la classification des passions.
26 « La ressemblance des enfants est dans les collèges l’effet de la contrainte. En sortent-ils ? La contrainte cesse. Alors commence, comme je l’ai déjà dit, la seconde éducation de l’homme », DH, I, 7, p. 66.
27 DH, X, 9, p. 524. C’est moi qui souligne.
28 DH, X, 1, p. 505-506.
29 Voir l’Introduction et la longue note de l’édition de la Réfutation par G. Stenger et R. Desné, Œuvres complètes, t. XXIV, Paris, Hermann, 2004, p. 423-467. On trouvera dans les difficultés de l’établissement du texte la dimension génétique de la question. Voir le schéma de filiation des copies p. 459.
30 G. Stenger, « Diderot lecteur de L’homme : une nouvelle approche de la Réfutation d’Helvétius », SVEC, 228, 1984, p. 267-291.
31 Diderot annote De l’homme à La Haye en 1773, au moment même où il révise et met au net le texte du Neveu, qui peut dater de 10 ans auparavant. Voir l’édition de H. Coulet dans les Œuvres complètes DPV, t. XII, Paris, Hermann, 1989.
32 R. Desné, « Diderot philosophe et conteur : le travail de l’écrivain d’après le manuscrit de la Réfutation de “L’Homme” d’Helvétius », Diderot, les dernières années, 1770-1784, P. France et A. Strugnell éd., Édimbourg, Edinburgh University Press, 1985, p. 213-224.
33 G. Benrekassa, « Les effets surprenants de la réfutation : Diderot et Hemsterhuis, Diderot et Helvétius (note critique) », Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie, 43, 2008, p. 162-174.
34 Réfutation, Œuvres, t. I, L. Versini éd., Paris, Laffont, 1994, p. 872. Cette édition est choisie pour sa facilité d’accès, mais il convient de s’appuyer sur l’édition des Œuvres complètes citée plus haut pour l’établissement du texte et la connaissance des variantes, ainsi que pour l’annotation. Je cite donc l’édition Versini après vérification systématique du texte dans l’édition Stenger-Desné.
35 Elle est plus particulièrement présente en effet dans les vies de Caton, d’Alcibiade, de Thémistocle, voir F. Frazier, Histoire et morale dans les Vies parallèles de Plutarque, Paris, Les Belles Lettres, 2016, p. 78.
36 Salon de 1767, sur Lagrenée, Œuvres, t. IV, L. Versini éd., Paris, Laffont, 1996, p. 556. Je fais la même remarque que précédemment pour le choix de cette édition plutôt que l’édition des Œuvres complètes.
37 Salon de 1765, sur Greuze, Œuvres, t. IV, 1996, ouvr. cité, p. 385-386. Diderot évoque ce portrait très rapidement, on peut le voir sous le titre ironique La philosophie endormie dans le Catalogue raisonné de l’œuvre peint et dessiné de Jean-Baptiste Greuze établi par J. Martin et C. Masson, dans C. Mauclair, Jean-Baptiste Greuze, Paris, Piazza, 1906, face à la p. 44.
38 Salon de 1765, ibid., p. 389.
39 Ibid., p. 309-310.
40 Ibid., sur Servandoni, p. 351.
41 Essais sur la peinture, chap. I : « Mes pensées bizarres sur le dessin », Œuvres, t. IV, 1996, ouvr. cité, p. 469.
42 Mélanges pour Catherine II, « De l’école des cadets », Œuvres complètes DPV, t. XXI, Paris, Hermann, 2023, p. 584.
43 Voir J.-M. Dolle, Diderot et les problèmes de l’éducation. Politique et éducation, Paris, Vrin, 1973 ; G. Dulac, « Diderot et le “mirage russe” : quelques préliminaires à l’étude de son travail politique de Pétersbourg », Le mirage russe au xviiie siècle, S. Karp et L. Wolff éd., Ferney-Voltaire, Centre international d’étude du xviiie siècle, 2001, p. 149-193. B. Binoche, « Diderot et Catherine II ou les deux histoires », B. Binoche et F. Tinland dir., Sens du devenir et pensée de l’histoire au temps des Lumières, Seyssel, Champ Vallon, 2000, p. 143-163 ; D. Kambouchner, L’école, question philosophique, Paris, Fayard, 2013, chap. 8 : « Diderot et la question des classiques » ; S. Audidière, « Le barbare est-il heureux, ou Pourquoi une éducation publique ? Philosophie et utilité de l’institution éducative chez Diderot », Cultura, 34, 2016, p. 59-83.
44 C. Duflo, « Le lien et la ficelle. Diderot, le lien social et les pantins », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 25, 1998, p. 75-89 et Diderot philosophe, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 240 et suiv.
45 Voir « Spinoza, anthropologie de l’enfance », journée d’étude « Spinoza et l’enfance », organisée par P. Séverac, avec la participation de la revue Skholè, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 3 juin 2017, en ligne : [http://skhole.fr/spinoza-anthropologie-de-l-enfance-par-pierre-francois-moreau].
46 « Le renfort et la cordée. Deligny lecteur d’Henri Wallon », S. Audidière et A. Janvier dir., « Il faut éduquer les enfants… ». L’idéologie de l’éducation en question, Lyon, ENS Éditions, 2022, p. 207-219.
47 Plan d’une Université ou d’une éducation publique dans toutes les sciences, œuvres, L. Versini éd., t. III, Paris, Laffont, 1995, p. 417. Ce texte ne figure pas encore dans les volumes publiés des Œuvres complètes.
48 « Des idées bonnes ou mauvaises qui forment ce plan d’écoles publiques, je n’en dois aucune à personne. C’est le vice de mon éducation qui me les a toutes suggérées. Il m’aurait été facile d’être plus court ; mais plus facile encore d’être plus long ». Plan, ibid., p. 500.
49 Matérialisme et passions, ouvr. cité, p. 7.
50 Réfutation, ouvr. cité, p. 903.
Auteur
université de Bourgogne-Franche Comté (EA 2274 – Logiques de l’Agir)
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