Chapitre XI
Le droit comme ressource et cadre cognitif du conflit
Texte intégral
1Le droit est l’une des trois modalités d’analyse explorées par cette recherche pour contribuer à l’étude des situations de crise, conflit, concertation et blocage qui se présentent lors de l’implantation des infrastructures de traitement des déchets. Véhicule des actes des autorités contestées, le droit peut participer au déclenchement de la contestation ou encore il peut traduire les causes des acteurs parties prenantes ; il est en tout cas un référant incontournable lorsque les débats s’articulent autour de l’intérêt général. Nous tenterons de mettre en évidence la manière dont le droit est évoqué, mobilisé et enfin les usages sociaux dont il est l’objet dans les situations.
2Le traitement des déchets est un domaine qui a connu une juridisation importante, c’est-à-dire une réglementation croissante dont le but est d’abord d’organiser une activité nécessaire et urgente mais aussi d’encadrer les potentiels conflits de voisinage qui peuvent apparaître. L’appareillage juridique est habituellement composé de deux types de dispositifs, ceux qui déterminent les méthodes acceptables (ou souhaitables) pour leur traitement (qui intègrent donc les expertises techniques) et ceux qui déterminent les procédures (en particulier la participation sociale), pour que l’usage de ces méthodes soit effectivement accepté. Il s’agit donc d’une combinaison de règles scientifiquement informées et de l’organisation de processus de concertation. Un effort important dans les réglementations nationales a été entrepris depuis une vingtaine d’années afin d’introduire des mécanismes comme les consultations publiques ou encore les dispositifs d’information sur les projets. Pourtant, les cas présentés montrent que les conflits, loin d’être évités, subsistent lorsqu’un projet d’installation d’une infrastructure de traitement des déchets est prévu et prennent souvent le chemin des tribunaux. Comme si l’encadrement réglementaire de plus en plus sophistiqué n’empêchait pas la judiciarisation. Le droit se convertit fréquemment en un forum de confrontation d’intérêts et est utilisé comme un espace de dispute et comme un recours de confrontation.
3Le but de ce texte est d’observer comment le droit est mobilisé. Le premier constat est la multiplicité de ses usages. Des procédures sont engagées pour faire intervenir un tribunal ; dans d’autres cas, il s’agit d’une mobilisation plus diffuse du droit afin de publiciser une prise de position. En filigrane, c’est la dimension cognitive du droit qui se dégage, c’est-à-dire le droit conçu comme un langage qui permet de rendre intelligible une réalité, qui fournit un espace de dialogue entre des intérêts divergents et structure l’intervention des pouvoirs publics. Pourtant, comme tout langage, le droit n’est pas exempt d’ambiguïté. L’idée d’une indétermination du droit apporte un élément de compréhension à la judiciarisation des conflits.
4Les approches fonctionnalistes téléologiques ont largement mis en évidence le rôle du droit pour atteindre certaines finalités, par exemple la résolution de conflits et l’organisation des pouvoirs publics en vue de résoudre les problèmes de société. Llewellyn propose une typologie des usages du droit basée sur quatre de ses fonctions principales : le règlement des conflits, la réglementation des conduites, la légitimation et l’organisation du pouvoir, et, bien que moins clairement, l’orientation globale de la société (Ferrari 1993, p. 267).
5D’autres études ont identifié des usages qui vont au-delà des fonctions traditionnellement allouées au droit :
La régulation s’opère aussi à travers les effets symboliques du droit, par le biais des représentations liées à l’existence ou au contenu des règles existantes ; elle s’opère, enfin et surtout, à travers les usages que les acteurs font de la règle et qui ne coïncident pas nécessairement avec les objectifs poursuivis initialement par le législateur. (Lochak 1989, p. 6)
6C’est plutôt cette approche qui est privilégiée dans ce texte dans la mesure où la fonction du droit des déchets n’atteint pas forcément les résultats escomptés par le législateur, que ce soit la résolution du déficit en infrastructures ou le règlement des conflits liés à une installation. Néanmoins, la typologie de Llewelyn constitue un point de départ pertinent car elle permet de reconnaître les usages du droit qui, ne coïncidant pas avec l’objectif visé par le législateur, se présentent régulièrement dans les conflits.
Le droit à sa place
7Dans cette première partie nous nous attacherons à des usages du droit qui correspondent à deux fonctions principales du droit : le règlement des conflits ou arbitrage et l’exercice du pouvoir.
La mobilisation de la justice en vue d’un arbitrage
8Dans huit des neuf projets d’installations de traitement des déchets étudiés, des procédures juridiques ont été engagées afin de freiner, voire d’annuler ces projets, ou encore de faire valoir un droit. Ce recours au droit est assez traditionnel et fait intervenir les tribunaux afin de statuer sur une situation conflictuelle. Dans ces cas, deux modes de mobilisation sont identifiables : d’un côté les dispositifs et mécanismes d’action légale mis en place dans le cadre de législation des déchets ou du droit de l’environnement ; d’un autre côté les dispositifs et mécanismes qui appartiennent à d’autres droits, telle que la réglementation de l’obtention des marchés publics, pour ne citer qu’un secteur.
9Il existe un ensemble de normes substantielles qui établissent comment traiter correctement les déchets, ainsi que des règles qui donnent aux citoyens le droit d’exiger que les normes précitées soient respectées. Il est donc prévisible que les affectés recourent à ces procédures lorsqu’ils croient que les normes ont été violées. Les riverains portent plainte, mais ils ne sont pas les seules parties prenantes dans les conflits car, soit de manière passive, soit de manière active, les porteurs des projets ont également le droit d’exiger le respect des normes. Une incertitude perdure cependant : il est difficile de prévoir dans quel sens le tribunal va statuer ce qui nuance le poids de son intervention dans les conflits1.
10Au sein des neuf conflits analysés, le cas du centre d’enfouissement de Vienne semble être le seul où le recours au droit a produit des résultats concrets et positifs pour les riverains, puisqu’un acte d’« application de la loi » a empêché la mise en fonctionnement d’une installation pour le traitement des déchets. Les riverains avaient tenté plusieurs recours légaux et avaient reçu dans certains cas une sentence favorable de la part des tribunaux administratifs, ce qui avait permis d’annuler deux arrêtés préfectoraux qui autorisaient l’extension et l’affouillement d’une carrière pour l’enfouissement des déchets. Pourtant, avant d’aboutir à ce résultat, plusieurs autres plaintes avaient été déposées par les résidents, pas toujours résolues en leur faveur, notamment deux plaintes des autorités publiques : l’une les accusant de « diffusion de fausses nouvelles » ; l’autre visant la fermeture du site web de leur association en raison de l’image préjudiciable qu’il apportait à la ville de Vienne. En mai 2010, après avoir résolu l’appel présenté par la société Morillon Corvol, la justice confirma l’annulation de l’arrêté préfectoral pour l’affouillement de la carrière puis en octobre celui de l’extension de la décharge (Cirelli*).
11Les deux autres cas français montrent que cette forme d’utilisation du droit ne donne pas toujours les mêmes résultats. Alors que dans le cas précédent il s’agissait de demander une annulation d’un acte concret de l’autorité, à savoir une autorisation, en Indre-et-Loire et en Isère les plaignants mettent en question les instruments de planification. Dans le département d’Indre-et-Loire, les associations ont porté des actions en justice (tribunal administratif) demandant l’annulation du plan départemental d’élimination des déchets ménagers. Cette tentative se solde par un échec, mais elle a néanmoins un impact non négligeable, puisqu’elle participe à la mise en évidence des incohérences d’un plan, en particulier sa fragilité juridique. D’après Rocher* :
Le cas de l’Indre-et-Loire n’est en cela pas exceptionnel, il vient au contraire confirmer le constat établi par ailleurs que l’exercice de planification, qui remet rarement en cause l’organisation infra-départementale existante (Cour des comptes 2011), donne lieu à des documents dont la portée juridique est faible (Conseil général au Plan 2003).
12Cirelli* repère qu’en Isère, l’Association des riverains de la Vienne a également porté plainte contre le plan départemental de 1995. Pourtant, même lorsqu’une infraction aux préconisations d’un plan est avérée, il n’y a pas de plainte systématique. Rocher* décrit le cas de l’autorisation d’un centre d’enfouissement technique à Chanceaux-près-Loches toujours dans le département d’Indre-et-Loire, en contradiction avec le plan départemental de gestion des déchets, qui n’a fait l’objet d’aucun recours juridique de la part des élus locaux ou des riverains. Toujours dans ce cas, malgré une opposition locale à l’agrandissement du site d’enfouissement, « paradoxalement, aucun recours n’a été déposé » contre l’autorisation d’extension.
13L’affaire d’Izeaux est encore différente et porte sur la création d’un centre d’enfouissement de déchets industriels banals autorisé en 1989 mais qui n’a pas encore commencé à fonctionner. Suite à la mobilisation des groupes locaux, des entités gouvernementales de différents niveaux territoriaux – le ministère de l’Environnement, le conseil général, la mairie d’Izeaux – ont exploré plusieurs voies légales pour obtenir la révocation de l’arrêté préfectoral de 1989 qui autorisait l’exploitation du site. Mais la justice administrative a toujours invariablement donné raison à la société exploitante, sous l’argument que l’entreprise respectait la réglementation en vigueur. L’affaire judiciaire est pleine de rebondissements. En 1990, le ministre de l’Environnement annonça l’abandon du projet puis, quelques mois plus tard, un arrêté préfectoral annula l’autorisation de l’exploitation du site. Mais la société exploitante fit appel et, en 1994, un tribunal administratif annula le deuxième arrêté préfectoral. Suite à la réalisation d’une étude hydrologique, un nouvel arrêté fut émis, qui restitua l’autorisation d’exploitation du site. Les résidents firent alors appel au tribunal administratif de Lyon. Celui-ci confirma que l’exploitation du site s’avérait tout à fait légale puisque toutes les précautions pour protéger la nappe phréatique avaient été prises. Les associations d’opposants firent alors appel au Conseil d’État, qui confirma en mai 2012 la validité de l’autorisation (Cirelli*). Tous les recours en justice ont été épuisés et, alors qu’il y a une communauté d’intérêts entre riverains et autorités, c’est l’entreprise qui obtient gain de cause.
14En Italie, à Gênes, trois plaintes ont été déposées par le comité local de Scarpino qui, en se basant sur des violations aux diverses réglementations, avait pour but la fermeture de la décharge (Pomatto*). Les résultats de ces procédures sont plutôt négatifs pour les plaignants puisqu’elles n’ont pas eu de suite. Le cas de Palerme est en revanche plus complexe. Le contentieux judiciaire intervient bien dans le conflit et semble remettre en cause les mesures des autorités pour faire fonctionner certaines infrastructures ; le droit est donc utilisé dans sa fonction d’arbitrage. Pourtant le cas nous semble plus illustratif de la seconde fonction que nous avons évoquée plus haut, à savoir le rôle d’exercice du pouvoir mais aussi la mobilisation du droit dans des conflits multi-scalaires.
15En ce qui concerne le cas du Mexique, la Loi générale de l’équilibre écologique et de la protection de l’environnement prévoit la « dénonciation populaire », capacité octroyée à toute personne de mobiliser le bureau du procureur fédéral de protection de l’environnement en vue d’enquêter sur les actes ou omissions qui produisent ou peuvent produire des atteintes à l’environnement ou qui transgressent le droit de l’environnement. Alors que dans certaines zones touristiques des groupes écologistes ont obtenu l’annulation des développements immobiliers qui risquaient d’affecter des écosystèmes emblématiques (mangroves, récifs coralliens…), les organisations qui ont tenté de bloquer les processus décisionnels pour les déchets n’ont pas fait usage de ce mécanisme. Cela ne signifie pas que le recours aux tribunaux dans les cas d’installation d’infrastructures de déchets n’existe pas au Mexique. En effet, les tribunaux sont saisis mais dans le cadre d’une autre procédure, de contrôle constitutionnel, appelée amparo.
16Évoquer la figure de la procédure de l’amparo au Mexique permet de passer, toujours dans le cadre de la fonction d’arbitrage du droit, aux procédures qui permettent l’intervention des tribunaux mais en dehors de la législation des déchets ou de l’environnement. La procédure constitutionnelle d’amparo est une révision judiciaire des décisions des pouvoirs publics pour assurer la protection des droits constitutionnels des particuliers. Assez complexe, elle peut intervenir à plusieurs moments y compris pendant le déroulement d’autres procédures (comme dans le cas du contentieux administratif)2. Pour les professionnels du droit, cette procédure est très importante car elle est transversale dans la mesure où elle s’attache à examiner les actes et les résolutions des autorités judiciaires et gouvernementales (aussi bien fédérales que des états fédérés). Des membres de l’association Todos somos Zimapán ont déposé des procédures d’amparo contre les autorisations fédérales de mise en opération du centre de stockage (Ugalde*). Dans le cas de Tláhuac, la présidente de l’association Ticic asociación de nativos y colonos de San Pedro Tláhuac a déposé un recours d’amparo (Latargère*). Dans le cas de Cuernavaca, l’entreprise PASA a également mobilisé cette ressource pour empêcher la municipalité de Cuernavaca de faire marche arrière dans le contrat de concession et de reprendre le contrôle de la décharge (Gurza*). Les résolutions de cette procédure sont assez imprévisibles et peuvent aussi bien favoriser les partisans d’un projet que ses détracteurs. Il s’agit d’une procédure de contrôle de constitutionnalité (examiner si les actes des autorités respectent les droits individuels garantis par la Constitution) et de contrôle de la légalité (examiner si ces actes respectent le droit) ; il ne s’agit pas d’une révision de la matière originale du contentieux.
17Toujours au Mexique, le droit de la propriété, notamment agraire, est aussi mobilisé pour contrecarrer les projets. Dans le cas de Cuernavaca, l’accès au site des déchets est un enjeu pour les communautés avoisinantes. Les représentants légaux de Pueblo Viejo revendiquent devant la justice la propriété de terrains permettant l’accès au site (Gurza*). Comme la ville de Cuernavaca s’engage dans des négociations avec d’autres communautés pour utiliser des chemins alternatifs, le recours en justice perd de son importance pour la communauté de Pueblo Viejo. C’est encore un cas lié à la propriété du terrain sur lequel le centre de stockage de Tláhuac (Latargère*) doit être construit qui passe en justice, tout comme à Zimapán (Ugalde*). Dans ces cas, il s’agit pour les communautés (ejidos) de faire valoir devant les tribunaux agraires la propriété des terrains.
18Le cas italien de Palerme (Maccaglia*) fournit l’occasion d’observer un autre type de recours à un droit différent de celui de l’environnement pour arbitrer les conflits. Ici, c’est la réglementation en matière d’attribution des marchés publics et les règles européennes de concurrence qui sont mobilisées. Au final, la Cour de justice de l’Union européenne tranche en 2007 et annule les premiers appels d’offres qui avaient été passés en 2002 pour la concession de l’incinérateur de Palerme (entre autres). Outre cette utilisation d’un droit non environnemental, c’est le recours à un arbitre supra national qui est marquant dans ce cas. Les recours au contentieux administratif italien existent aussi mais sont plus lents à être résolus. L’immixtion de la Cour de justice de l’Union européenne change les temps du conflit puisque les négociations avec les potentiels prestataires de services sont remises à plat. La non-conformité du processus d’attribution de concession est également mobilisée au Mexique, comme on le voit dans le cas de Zimapán (Ugalde*) : l’entreprise Promotora Ambiental entreprend un recours administratif afin de contester la concession pour la construction et la gestion d’une décharge à l’entreprise Soluciones Técnicas Medioambientales par la municipalité en 2000.
19Ainsi la fonction d’arbitrage du droit est très présente dans les cas étudiés, qu’elle fasse intervenir la réglementation en matière de déchet ou d’environnement ou qu’elle s’inscrive dans d’autres domaines réglementaires. Le fait que l’environnement, et a fortiori la gestion des déchets, se trouve à la confluence de plusieurs droits explique ces recours diversifiés et l’intervention de tribunaux en tout genre (administratifs, agraires, constitutionnel, européen). Quant aux résultats de ces procédures, ils sont plutôt imprévisibles et ne permettent pas de dégager de grandes tendances. L’approche volontairement qualitative de la recherche empêche de conclure trop vite que l’arbitrage privilégie un camp plutôt qu’un autre. Mais ce sont la complexité des recours, le temps long du juridique ou encore l’accès restreint aux attendus d’un procès qui entravent une meilleure compréhension de l’utilisation du droit en tant qu’arbitre.
Le droit comme expression du pouvoir
20Beaucoup de conflits sont déclenchés par l’exercice même de l’autorité, à savoir la délivrance d’autorisations, de permis ou encore comme dans le cas de l’incinérateur de Palerme, une figure d’exceptionnalité.
21L’exercice du pouvoir sous la forme de la délivrance d’autorisations peut provoquer le conflit non seulement par l’opposition des riverains contre des actes abusifs des autorités mais aussi par l’opposition des autres autorités publiques qui peuvent exprimer leur non-conformité en faisant aussi usage du droit comme véhicule de leur pouvoir : la délivrance d’une autorisation peut être contestée par la négation d’un autre niveau de gouvernement compétent pour autoriser ou donner un permis dans le même domaine. Le droit en tant que véhicule ou support linguistique de l’exercice du pouvoir peut alors servir des fins divergentes et, loin d’exprimer une défaillance, révèle son caractère pluriel mais aussi celui de l’organisation politique et territoriale.
22Sans revenir sur les détails des conflits juridiques des cas français, les autorisations préfectorales sont à l’origine des conflits, le « péché originel » selon les opposants dans le cas d’Izeaux (Cirelli*) ; c’est l’autorité préfectorale qui délivre les autorisations aux futurs exploitants dans les années 1990. Dans les cas mexicains, la gestion des déchets ménagers dépend essentiellement du gouvernement local ; c’est ainsi que les autorisations d’exploitation des décharges sont délivrées par la municipalité (Latergère* ; Gurza*). En revanche, pour la gestion des déchets dangereux, c’est le ministère de l’Environnement qui est chargé d’expédier les autorisations d’impact des sites, mais il doit le faire avec le gouvernement municipal qui délivre l’autorisation d’exploitation (Ugalde*). Cependant, aussi bien dans le cas de Cuernavaca que de Zimapán, le gouvernement municipal revient sur ces autorisations : le changement de mandat constitue l’occasion d’exercer son autorité en revenant sur les décisions prises par ses prédécesseurs. Dans cette configuration, l’exercice de l’autorité par le biais d’un acte administratif n’est plus seulement à l’origine d’un conflit mais participe à la création de zones d’incertitude et d’indétermination du droit.
23Le recours au droit comme moyen d’expression du pouvoir adopte la forme d’autorisations mais permet aussi de changer les règles du jeu. Le cas paradigmatique est celui de l’incinérateur de Palerme où le recours au dispositif d’« état d’urgence » affranchissait le projet de la réglementation en matière de déchet en vigueur. Le gouvernement régional, craignant que la transposition de la réglementation européenne sur la gestion des déchets dans le droit italien génère une grande désorganisation (décret Rochi), chercha d’abord à retarder l’entrée en vigueur de cette réglementation par l’introduction d’un recours juridique et administratif (Maccaglia*) avant de solliciter la proclamation de l’« état d’urgence ». L’état d’urgence fut proclamé en mai 1999, mais l’ordonnance qui instaurait ce système dérogatoire fit également l’objet de contentieux judiciaires. Il s’agit d’un dispositif qui, comme le souligne Maccaglia*, bouleverse les règles qui régissent en temps normal la gestion des territoires ; un dispositif qui, sous la tutelle du gouvernement national, instaure un cadre d’action avec des pouvoirs administratifs étendus, de façon à mettre en place un modèle de gestion des déchets qui soit hors de portée des acteurs publics locaux. Ce subterfuge juridique n’est pas propre au droit administratif environnemental, mais il a servi à mettre une région entière à l’abri de l’application des normes environnementales sur la gestion des déchets. Ce dispositif instaure durant près de sept ans un état d’exception dans lequel les règles et les interventions publiques extraordinaires sont devenues la règle commune. À Palerme l’autorité régionale renonce à l’exercice de son pouvoir administratif en se plaçant sous la tutelle du gouvernement national.
24Pour conclure sur l’utilisation du droit dans ses fonctions d’arbitrage des conflits et d’exercice du pouvoir politique, notons d’abord que tous les pays possèdent des procédures de recours à la justice dans le cadre de la réglementation des déchets ou de l’environnement. C’est l’intensité de leur usage qui est différenciée, d’un cas à l’autre, d’un pays à l’autre. Il semblerait que la justice administrative soit plus fréquemment mise à contribution en France qu’au Mexique ou qu’en Italie. Reste alors l’impression qu’il y a une plus forte judiciarisation en matière d’environnement en France que dans les deux autres pays. Cette observation ne veut pourtant pas dire que la judiciarisation est inexistante dans les autres cas dans la mesure où nous avons montré que le recours juridique prend d’autres canaux et que des tribunaux autres que ceux chargés de statuer sur les questions environnementales sont saisis. Au Mexique, c’est la justice agraire ou constitutionnelle qui prend le pas sur celle de l’environnement. En Italie, la figure de l’état d’exception montre justement qu’il s’agit de faire sortir la gestion des déchets de son cadre réglementaire et donc les recours aux tribunaux s’attachent à contrecarrer cette figure.
25La sophistication des mécanismes légaux ne concerne pas seulement les dispositifs prévus par la réglementation des déchets ou de l’environnement, mais encore le développement du droit à d’autres échelles. D’un côté, l’élargissement au niveau supra national, comme le montre le cas de Palerme, introduit des contraintes qui poussent les parties prenantes à adapter leur mobilisation du droit mais aussi à reconsidérer le champ de la réglementation nationale à propos des déchets. D’un autre côté, la contestation peut se fonder sur des recours juridiques qui n’appartiennent pas au domaine de l’environnement ou des déchets. C’est là que l’idée développée par de nombreux chercheurs, qui considèrent que le droit de l’environnement se situe au carrefour de plusieurs droits, prend tout son sens : la gestion des déchets n’échappe pas à ce phénomène et les différents cas d’étude en sont illustratifs. Loin d’être totalement négatif (superposition des recours, élargissement des temps, augmentation des coûts de justice, complexité des procédures), cet aspect permet aussi aux parties prenantes de développer des stratégies d’utilisation du droit dans toutes les directions.
Des stratégies diversifiées
26Au-delà des utilisations du droit qui correspondent aux fonctions qui lui sont traditionnellement attribuées, d’autres usages peuvent être observés (Lochak 1989 ; McCann 1992 et 1994 ; Israël 2009) : l’usage social des normes juridiques et la façon dont le droit encadre les relations entre les acteurs. Si tous ces usages peuvent être déclinés sous de multiples formes, nous nous attacherons à deux points particulièrement prégnants dans les cas étudiés : d’abord la nécessité et l’opportunité que constitue le droit pour apparaître dans l’espace public et politique et faire avancer ses revendications ; puis une utilisation stratégique du droit qui provoque ou profite des indéterminations du droit.
Apparaître dans l’espace public
27La régulation s’opère tout aussi bien à travers les effets symboliques du droit par le biais des représentations liées à l’existence ou au contenu des règles existantes, qu’à travers les recours au contentieux juridique (Lochak 1989, p. 6). L’utilisation du droit comme forum qui permet de publiciser des postures et de les légitimer, c’est-à-dire de traduire en termes de droit des revendications qui sans cela seraient moins légitimes, est un enjeu observable dans presque tous les cas de notre étude.
28Cette forme de recours au droit donne également lieu à une variété de situations, mais on peut identifier deux objectifs principaux : d’une part, l’idée de « faire pression » sur le gouvernement en publicisant l’affaire ou en contestant des actes d’exercice du pouvoir (autorisations, non-respect des procédures) ; d’autre part, la construction d’une légitimité à laquelle participent des usages du droit.
29Dans le cas de Gênes, le recours au droit prend la forme d’une simple menace de contentieux qui ne se concrétise apparemment jamais, parallèlement à une intense activité juridique de l’administration. Les organes de tous les niveaux gouvernementaux ont émis des actes administratifs, mais la seule menace de recourir aux juges s’est convertie en un mécanisme de négociation. Cet usage est le fait des opposants mais aussi de certains maires agacés de voir que le retard dans la décision met en difficulté la commune (voir l’exemple du maire de Chiavari qui menace de porter plainte contre les présidents de région de la Ligurie et de Gênes, Pomatto*). À Vienne, « le recours au contentieux devient pour les opposants non seulement un moyen pour bloquer le projet […] mais également un moyen de pression, une sorte de « harcèlement » juridique contre les autorités publiques » (Cirelli*). Mais ce n’est pas seulement le recours à la menace de la part des opposants qui effraie les autorités : l’annonce d’une demande de dommages et intérêts d’une société à laquelle on aurait retiré les autorisations d’exploitation peut rendre ces autorités frileuses à l’idée de s’engager dans une procédure judiciaire dont les conséquences économiques seraient fort dommageables (voir le cas d’Izeaux contre la société Lely développé par Cirelli* ; pour Zimapán, les antécédents de l’affaire Guadalcázar3 vont dans ce sens).
30Le cas de Palerme illustre une contestation, par le droit, de l’exercice du pouvoir. Alors que dans le cadre dérogatoire le ministère de l’Environnement doit accorder les principales autorisations pour l’incinérateur, la région est toujours chargée de donner une autorisation sur les émissions de l’incinérateur, et le responsable du service « en s’appuyant sur les ressources réglementaires à sa disposition multiplie les interventions destinées à ralentir l’instruction du projet » (Maccaglia*). Tous ces cas montrent que le recours à l’arène judiciaire constitue un forum qui non seulement permet de publiciser des postures, mais aussi participe d’une stratégie des acteurs pour réapparaître au premier plan alors que le conflit faiblit ; par exemple, une plainte déposée s’accompagne souvent, pour le plaignant, d’un article dans les médias locaux. Mais il existe aussi une autre arène où le droit (plus strictement la réglementation) est utilisé pour faire pression ou ralentir le processus de décision : ce que Maccaglia* appelle « l’espace administratif », dans lequel se jouent aussi les gains de temps, la pression aux autorités et le harcèlement.
31L’invocation du droit en fait un instrument efficace, indépendamment de son effectivité. L’usage symbolique du droit ne se réduit pas aux « représentations » qui circulent dans l’espace public, mais comme nous le rappellent ces études, l’efficacité symbolique du droit dépend de son usage tactique. La peur de la stigmatisation fait agir les acteurs, et de cette façon la dimension juridique contribue à l’organisation du conflit, même lorsque les tribunaux compétents n’interviennent pas pour dire qui doit faire quoi. Néanmoins, certaines conditions sont requises pour que ce recours au droit s’avère efficace. On ne peut pas dire que la nécessité légale ait partout la même forme et la même intensité. Dans certains pays, les acteurs sont moins enclins à agir par peur d’être stigmatisés ; et puis l’existence d’une opinion publique qui s’intéresse au thème des déchets n’est pas non plus un fait acquis dans tous les cas.
32Toujours avec le cas de Vienne, Cirelli* montre que les résultats des contentieux, la justice dite, est « un facteur important dans la reconnaissance et la légitimation de la mobilisation et des actions des requérants. Précisément, lorsque les jugements leur sont favorables, les riverains gagnent en visibilité dans l’espace public », une « caisse de résonance de leur opposition ». La recherche de la légitimité des acteurs mobilisés est une constante et s’appuie sur le recours en justice car il est l’espace qui permet de construire une position « d’égal à égal », où l’on échange dans les mêmes termes, dans le même langage, l’endroit où les autorités publiques écoutent et prennent au sérieux. Cirelli relève un autre point important : même lorsque les jugements ne leur sont pas favorables, les acteurs mobilisés ne perdent pas leur confiance en la justice ; l’instrument reste toujours aussi puissant pour dire le droit.
33Pourtant, la construction de la légitimité des acteurs (dans ce cas, surtout des opposants à un projet) passe aussi par le recours légal à des institutions autres que les tribunaux. Cette stratégie tous azimuts permet de rester présent dans le conflit et d’appuyer son argumentation sur les avis d’organismes officiels. Par le recours à des figures qui relèvent du droit à l’information, des droits de l’homme ou de l’application du droit de l’environnement et de l’urbanisme, les acteurs cherchent également à renforcer leurs positions dans un espace publicisé de confrontation. En France, Rocher* décrit un recours à la CADA (commission d’accès aux documents administratifs) des associations pour obtenir les documents du futur plan départemental pour la gestion des déchets d’Indre-et-Loire : « Le droit à l’information apparaît comme une ressource pour les acteurs associatifs qui le mobiliseront à plusieurs reprises ». Dans le cas du CIRE de Tláhuac, à Mexico, le mouvement qui a empêché la mise en place d’un ambitieux projet de gazéification a mobilisé des arguments juridiques, mettant en avant que les autorités n’avaient pas consulté la population locale et que les terrains où devait être construit le centre étaient catalogués comme zone de « préservation écologique ». De fait, le Bureau du procureur de l’environnement et de l’aménagement du territoire (Procuraduría ambiental y del ordenamiento territorial – PAOT) de Mexico a donné raison au mouvement d’opposition et, même si ses résolutions n’ont aucun caractère contraignant, a permis aux opposants d’insérer dans le débat public une série d’arguments juridiques qui présentaient le CIRE comme une infraction au droit. Si « le droit n’a pas eu une influence décisive dans le conflit » (Latargère*), la recommandation de la PAOT aura d’abord modifié l’idée d’un projet incontestable et infléchi son déroulement.
34À Zimapán (Ugalde*), plusieurs plaintes ont été portées à la Commission nationale des droits de l’homme (CNDH), notamment pour dénoncer les exactions policières lors d’une manifestation. Il s’agit pour les opposants d’obtenir une sorte « d’attestation », un registre fondé sur le droit du déroulement de la mobilisation, ce qui permet de construire leur légitimité au sein des mouvements sociaux mexicains. La rhétorique de la mobilisation sociale au Mexique passe souvent par la participation à des faits violents qui sert à construire une expérience commune à des organisations qui ont en fait peu d’intérêts communs. Une autre plainte au même organisme a eu un effet illustratif : la CNDH émet une recommandation à laquelle le ministère de l’Environnement (la Semarnat) puis le bureau du procureur fédéral du procureur de l’environnement (Profepa) répondent. De ce point de vue, les opposants obligent les autorités environnementales à descendre dans l’arène de discussion en se posant sur un pied d’égalité sous l’arbitrage de la CNDH.
35En s’intéressant à ces utilisations stratégiques du droit, le regard se déplace vers ce qui fait sens pour les organisations d’opposants au projet. En effet, une démarche en justice qui a peu d’impact sur le déroulement du conflit (le recours à une institution dont la recommandation n’a pas de force d’obligation, par exemple) peut avoir en revanche une importance cruciale pour la construction de la mobilisation sociale. Ces utilisations stratégiques du droit permettent de formuler les attentes des opposants en termes d’atteinte à un droit (de l’information, de l’homme ou de l’environnement), d’afficher leur existence et enfin de légitimer leurs demandes ; ce faisant, elles participent à rendre légitimes les opposants dans un espace public. Or cet espace public, articulé autour du droit, est en constante réadaptation, et ce en lien avec une des caractéristiques du droit, son indétermination.
Les indéterminations du droit
36L’une des hypothèses les plus largement acceptées des études du droit est le fait que le droit est par définition indéterminé. Cette indétermination ne relève ni des lacunes ni de l’exercice discrétionnaire du droit mais plutôt de l’attribution d’un sens au terme utilisé dans le texte juridique, et se révèle notamment dans les cas limites. La question de l’indétermination du droit est au cœur, depuis de nombreuses décennies, des travaux de doctrine juridique (Comanducci 1998 ; Redondo 1997 ; Bayón 2000 ; Kress 1989 ; Teubner 1989). Le mérite d’auteurs tels que Kelsen (1999) ou Hart (2006) est de mieux saisir cette notion et d’en comprendre les implications. Au risque de simplifier des analyses complexes, nous en retiendrons deux points clés : d’abord, l’idée que le droit, loin d’être un ensemble de textes statiques prêts à être appliqués, est au contraire dynamique ; les changements du droit (sous l’effet du législateur ou encore des interprétations du juge entre autres) participent à une indétermination tant dans l’application de la règle que dans sa définition. Ensuite, la « texture ouverte »4 (open texture) du droit est en soi à l’origine de nombreuses indéterminations : la nature du langage juridique laisse une marge de manœuvre aux juges pour interpréter la règle, ce qui empêche de prévoir les effets juridiques d’une action ou de connaître le résultat d’une action judiciaire.
37Nous nous attarderons peu sur les sources d’indétermination juridique, c’est-à-dire les caractéristiques propres au droit dont on ne peut espérer qu’il fonctionne comme un ensemble cohérent de dispositifs qui attendraient seulement un acte de « volonté » pour être appliqués ; c’est plutôt l’utilisation de l’indétermination du droit que cette dernière partie cherche à explorer. Dans de nombreux cas, les tentatives de changer la règle quand cela est possible apparaissent et, en profitant des interstices laissés par l’indétermination du droit, certains acteurs, par leurs usages du droit, participent à son indétermination.
38Tenter de changer la règle lorsque cela est possible dépend de plusieurs choses. D’abord, lorsque la position de certains acteurs mobilisés change et leur donne accès à des postes où ils exercent une certaine autorité. L’arrivée d’une nouvelle personnalité politique à un poste exécutif change les conditions juridiques d’un projet, mais aussi les stratégies pour modifier la règle et en particulier la planification. Ainsi, à Gênes, une administration municipale entre en fonction en 2007, changeant les conditions de communication avec les acteurs et ouvrant la possibilité de modifier la politique municipale sur les déchets (Pomatto*). Les élections cantonales de 2004 en Touraine montrent l’utilisation politique du conflit et permettent de voir comment les alliances partisanes vont modifier la perception d’un projet et entraîner de facto un changement dans les règles en établissant un moratoire sur le projet (Rocher*). À Cuernavaca, le nouveau maire, qui avait promis durant sa campagne de fermer le centre d’enfouissement de Loma de Mejía, annula le contrat de concession accordé à une entreprise privée. Même chose avec le centre de stockage de déchets dangereux de Zimapán ou après des années de négociations entre les trois niveaux de gouvernement, un nouveau maire, ancien opposant au centre d’enfouissement, annula immédiatement le permis de construction du centre de stockage.
39D’autres modalités, qui ne concernent plus seulement l’exercice du pouvoir, apparaissent pour modifier les règles du jeu. Celle, bien décrite, du recours au dispositif « d’état d’urgence » à Palerme, montre comment ce dispositif bouleverse les règles qui régissent en temps normal la gestion des territoires.
40Mais dans les trois pays, une des manières de changer la règle est de participer à la planification. Le plan constitue un moment important de la concertation (ou de la confrontation) dans la mesure où il permet de discuter les règles applicables aux déchets. À Tlahúac, au Mexique, dans leurs premières mobilisations les opposants visaient la chambre des députés locale pour qu’elle refuse la proposition du gouvernement de changement de zonage et donc pour rendre illégale le projet. La loi prévoit que le plan doit passer par la consultation des citoyens avant d’être approuvé par les législations locales. En revanche, il existe une indétermination quant aux processus de modification de ce plan : alors que toute proposition gouvernementale de modification devrait passer par la consultation publique avant d’être approuvée par l’assemblée locale, d’autres modifications plus ponctuelles sont introduites, exemptes de ce processus. Ainsi les opposants optent pour deux stratégies : d’abord porter plainte pour non-respect de la procédure de consultation, puis faire pression directement sur les députés locaux. Les cas français et italien montrent encore combien la participation à la planification est un enjeu important. Dans le cas de la décharge en Isère, les associations d’opposants sont invitées à participer au nouveau plan départemental d’élimination des déchets ménagers, ce qui ne les empêche pas de manifester leur mécontentement en refusant de le signer (Cirelli*). Dans la région de Turin, la Province, forte de la large consultation dans le cadre de son nouveau plan provincial de gestion des déchets de 1997, légitime sa décision en engageant les participants à respecter les accords obtenus dans le plan. Pourtant, cette expérience participative n’assure pas non plus une acceptation des projets et la Province revient sur ce processus dans un second temps (Puttili et Tecco*). À Palerme, le processus choisit est celui d’une délibération fermée (Maccaglia*). L’utilisation de cet instrument normatif, que ce soit pour légitimer des décisions ou faire passer des revendications, est en même temps ambiguë dans la mesure où les auteurs s’accordent pour en reconnaître la faiblesse juridique (Rocher* ; Pomatto*) :
En d’autres termes, le caractère opérationnel des actes de planification régionale et provinciale semble être très faible, tant en ce qui concerne les prévisions plus détaillées et plus ponctuelles (plan 92), que lorsqu’ils adoptent une structure programmatrice plus large (plan régional de 2000) ou qu’ils cherchent à relancer des hypothèses de localisation qui, au niveau politique, semblent avoir un consensus limité (plan provincial de 2003). (Pomatto*)
41Elle est ambiguë aussi dans la mesure où l’absence d’une planification participative est utilisée dans l’argumentaire des opposants à un projet, comme on peut le voir à Palerme où la coalition d’associations d’opposants s’accorde pour dénoncer l’absence de démocratie de l’arène décisionnelle fermée qui est choisie par l’autorité provinciale (Maccaglia*).
42Ces exemples mettent en évidence que l’immutabilité du droit est plus le produit de la représentation de certains acteurs qu’une propriété des systèmes juridiques, puisque les autorités, tout en respectant le cadre juridique, modifient les règles et, par conséquent, les conditions sous lesquelles le droit sert de cadre à la formulation des attentes des acteurs. Le changement de règles se présente ainsi comme un usage social du droit, qui n’est pas tout à fait anti-juridique mais qui crée aussi un flou et une instabilité juridique. Le fait de revenir sur des autorisations ou sur les règles plus générales de gestion des déchets instaure un système où il est difficile pour les acteurs parties prenantes de prévoir les réactions et la direction des projets. Si l’on se place du point de vue d’un entrepreneur, les conditions d’une stabilité juridique ne sont pas totalement assurées et provoquent ainsi les recours en justice. Pour les opposants, rien non plus ne certifie qu’une fois arrêté le projet ne reprenne pas à un moment ou un autre. Cette instabilité et ce flou juridiques obligent les acteurs à réadapter et à diversifier constamment leurs stratégies de recours au droit.
43Par leurs stratégies diversifiées, les acteurs participent à leur tour à l’indétermination du droit. Deux stratégies ont été repérées, l’une a des impacts sur les temporalités d’un conflit, et l’autre, plus directement liée à l’indétermination du droit, concerne les luttes pour définir ou redéfinir les concepts restés flous. Les recours en justice peuvent durer longtemps. Très souvent, il ne s’agit pas d’obtenir un résultat concret dans un sens ou l’autre qui motive les parties en jeu mais plutôt de rallonger le processus de prise de décision. La même stratégie est utilisée dans l’espace administratif. Il ne s’agit pas tant de faire accepter sa position que de la rendre publique et de gagner du temps. Gagner du temps, mais pourquoi faire ? La réponse est aussi multiple que les motivations en présence. Il nous semble que, toujours dans l’optique d’observer les rapports au droit, il s’agit parfois de ralentir le projet en espérant la mise en place de nouvelles réglementations. En Europe, les cadres réglementaires nationaux doivent transposer les directives européennes en matière de gestion des déchets et cela peut prendre du temps. Retarder des projets d’incinération ou de décharges prend sens dès lors que des attentes peuvent naître de la transposition du droit communautaire en droit national. C’est ce dont parle Rocher* lorsqu’elle observe que « les systèmes locaux sont ainsi en actualisation continue avec un cadre en mouvement perpétuel ». Il existe une relation très intime entre la dimension juridique et la dimension temporelle des processus étudiés. L’effet le plus généralisé du recours au droit est précisément celui d’élargir les temps de la décision. Indépendamment de la capacité à déterminer par des procédures juridiques une « décision finale » (très rarement présente dans les cas étudiés), si les acteurs d’un conflit peuvent influencer quelque chose en recourant au droit c’est ni plus ni moins que la temporalité des situations. Gagner du temps revient souvent à gagner tout court, même si c’est seulement pour un temps.
44En outre, l’une des sources les plus importantes d’indétermination du droit tient au fait que le droit est par essence un discours. Comme tout langage, le langage du droit est polysémique, et cela malgré l’effort des opérateurs du droit et des législateurs pour assurer que chaque nouveau dispositif, qu’il s’agisse d’une norme technique ou de la proclamation plus solennelle d’un nouveau droit, a un sens univoque. Ainsi des interprétations différentes sur le sens d’une décision peuvent être légitimées par un juge sans ce que cela implique, en principe, une transgression de l’ordre juridique. Les controverses concernant la définition des « déchets ultimes » illustrent pour le cas français ce type de processus (Rocher*). Et ce n'est pas la seule tentative de définition et de qualification du déchet. La dernière directive européenne introduit une nouvelle définition, celle de « biodéchet »5 (Rocher*). Là encore, retarder les projets et ralentir l’élaboration des plans peut permettre d’intégrer ces nouvelles définitions qui induisent de nouvelles règles pour leur traitement. Cirelli*, toujours pour le cas français, observe un phénomène similaire dans le département de l’Isère autour de la notion de déchets inertes. Les décharges ne doivent pas les accepter ce qui modifie la liste des déchets qui pourront être acceptés dans la décharge d’Izeaux.
45Deux traits marquent les incertitudes liées au droit que nous avons soulevées : d’une part, les procédures, les contentieux ou encore les transpositions d’un droit à l’autre introduisent de la flexibilité dans la temporalité des conflits liés à la gestion des déchets (élargissent ou raccourcissent les temps) ; d’autre part, le langage du droit implique certains usages spécifiques de la langue commune, or ces mots, loin d’être univoques, sont à la source des indéterminations du droit. Les usages du droit mais aussi les utilisations autant de la flexibilité du temps (ralentir ou accélérer le processus de décision) que d’une argumentation fondée sur les définitions des notions qui encadrent la gestion des déchets, renforcent les indéterminations du droit. Les définitions se complexifient dans le but de mieux cerner ce qui va faire l’objet de la gestion des déchets, mais cela ne suffit pas à dépasser ces indéterminations. C’est cet élément qui permet d’expliquer pourquoi, malgré la sophistication du droit qui encadre la gestion des déchets et réglemente la participation et la concertation citoyenne, dès lors que les indéterminations persistent, les recours au droit et au contentieux sont toujours aussi nombreux et les conflits toujours prégnants.
Conclusion
46Quels sont les principaux points communs et divergences qui découlent de ces hypothèses d’interprétation sur la mobilisation du droit dans les trois pays ? En ce qui concerne la fonction d’arbitrage du droit, la première convergence est que la judiciarisation est bien installée, que le recours aux tribunaux se fasse dans le cadre de la réglementation des déchets ou non. Un second point commun concerne le résultat de ces recours aux tribunaux. Dans les trois contextes, il est impossible de dégager une tendance des tribunaux à trancher les conflits dans un sens plutôt qu’un autre. La principale divergence concerne tout compte fait le recours à des procédures judiciaires inscrites dans la pratique juridique des pays : le recours au contrôle de constitutionnalité, par exemple, est un trait propre à la culture juridique mexicaine ; décréter un régime, comme en Italie, qui exempterait de la régulation des déchets semble impensable en France ou au Mexique. Une analyse plus fine de ces divergences permettrait de reposer et d’affiner le paradoxe qui a donné lieu à cette recherche, à savoir que, face à la sophistication des procédures et des réglementations de la concertation, le conflit est loin de disparaître. Comme si la régulation et l’organisation de la concertation se faisaient à l’encontre d’une tradition juridique qui implique des acteurs spécifiques, peu évoqués dans les études de cas, à savoir les opérateurs du droit (avocats, responsables des services juridiques des entreprises ou des administrations, juges). Ces derniers mobilisent le droit en jouant sur les vides juridiques ou sur les indéterminations du droit et laissent de côté une réglementation qui cherche, d’une part, à trouver la solution la plus adéquate pour la gestion des déchets du point de vue environnemental et, d’autre part, à décider de manière consensuelle où et comment cette solution va être appliquée. Se faisant, cette réglementation oublie que les plus grands praticiens du droit sont immergés dans une tradition juridique de type pratique, à savoir : quel est le recours le plus adéquat pour obtenir une résolution du conflit en « ma » faveur ?
47C’est l’enseignement qui peut être tiré de l’analyse non plus seulement des fonctions du droit mais de son usage. Notre lecture des différentes stratégies mises en œuvre dans les trois contextes nationaux permet de dégager le rôle que joue le droit dans l’action collective, en tant qu’il procure une certaine légitimité aux opposants mais aussi aux autorités dans l’exercice de leur pouvoir. De ce point de vue, le triomphe des uns sur le territoire du droit tend à fixer les acteurs sur leurs positions initiales et à rendre plus difficile le fait qu’ils évoluent vers des positions plus conciliantes. Quelles que soient la voie et les stratégies déployées par les acteurs, la correcte application du droit ne veut pas forcément dire que la meilleure solution technique possible de gestion des déchets est celle qui finalement s’impose.
48Ces réflexions peuvent être le point de départ de futures recherches qui s’orienteraient précisément à explorer comment l’expérience du droit laisse une marque pour des actions futures. Peut-on parler d’un cycle d’enthousiasme/désillusion sur la portée du droit ? Existe-t-il, à partir de telles expériences, des apprentissages qui produisent des stratégies différentes ? Il resterait enfin à savoir, pour chaque cas, comment est traité au cours des litiges juridiques ce qui peut apparaître à un moment donné comme la meilleure solution technique pour le traitement des déchets. Il s’agit rien de moins que de l’étude empirique du droit et des rapports sociaux au droit dans un thème aussi crucial pour la société contemporaine que la gestion de ses déchets.
Notes de bas de page
1 À ce propos, les travaux de Melot et Pham (2012) sur les installations classées en France montrent que les pollueurs présumés mobilisent autant et souvent avec succès les tribunaux que les riverains ou les affectés.
2 Le contentieux administratif au Mexique se déroule en deux étapes : le recours en révision qui s’adresse à l’autorité émettrice de l’acte litigieux ; la procédure de contentieux de l’annulation (Juicio de nulidad) qui incombe au Tribunal fédéral administratif.
3 À Guadalcázar l’entreprise Metalclad a obtenu un dédommagement économique important de la part du gouvernement mexicain dans le cadre de l’application de l’Accord de libre-échange nord-américain (Ugalde).
4 Concept utilisé en linguistique et sociologie du droit pour caractériser le fait que le sens des mots n’est pas fixe mais contextuel et donc sujet à interprétation.
5 « Tout déchet non dangereux biodégradable de jardin ou de parc, tout déchet non dangereux alimentaire ou de cuisine issu notamment des ménages, des restaurants, des traiteurs ou des magasins de vente au détail, ainsi que tout déchet comparable provenant des établissements de production ou de transformation de denrées alimentaires » (décret no 2011-828 du 11 juillet 2011 portant diverses dispositions relatives à la prévention et à la gestion des déchets).
Auteurs
Antonio Azuela est juriste et sociologue, chercheur de l’Institut de recherches sociales de l’Université nationale autonome du Mexique. Il travaille sur la formation du régime du patrimoine naturel au Mexique et sur le rôle des juges dans les conflits urbains en Amérique Latine.
Vicente Ugalde, juriste et urbaniste, est titulaire d’une maîtrise en études urbaines du Colegio de México et d’un doctorat en droit par l’Université Paris 2 Panthéon-Assas, où il a présenté une thèse sur la politique des déchets dangereux au Mexique. Il est professeur-chercheur au Colegio de Mexico rattaché au laboratoire de recherche Centre d’études démographiques, urbaines et environnementales. Ses recherches portent sur l’analyse de la mise en œuvre des politiques environnementales.
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