Chapitre IX
Conflits et concertation dans la localisation des infrastructures de gestion des déchets
Texte intégral
1À partir des cas étudiés dans cet ouvrage, ce chapitre propose une analyse des relations entre conflits et concertations. Une première partie décrypte les enjeux et les modalités de constitution de coalitions d’opposants. Ensuite nous interrogeons le rôle de l’ancrage territorial et proposons une critique de la notion de montée en généralité. Une seconde partie traite de la place de la concertation dans les processus étudiés. Ceux-ci sont marqués par l’absence de mise en débat des projets avant l’apparition des oppositions, et par la focalisation des pouvoirs publics sur la stabilisation de coalitions de projet stables à partir de négociations politiques et/ou de tentatives de construction de référentiels locaux dans le cadre de processus d’étude ou de planification. Nous analysons ensuite les effets paradoxaux pour les porteurs de projet de l’épreuve du conflit et la façon dans ils tentent de « gérer les conflits » en initiant des échanges avec les opposants. Une troisième partie s’attache à identifier ce que produisent les conflits dans les cas analysés. Si, le plus souvent, il s’agit de jeux à somme nulle où les opposants l’emportent, certains conflits ont rendu possible l’ouverture d’espaces de débat sur les modalités de gestion des déchets.
La mobilisation des opposants
Les enjeux du conflit
2Dans les neuf cas étudiés (tableau 1 ci-dessous), le conflit se déroule autour de deux enjeux principaux : d’une part, la localisation des équipements, d’autre part, la définition des politiques de gestion des déchets. Le premier enjeu correspond à la question « pourquoi ici précisément ? », le second à la question « pourquoi ceci précisément ? » (Maccaglia*). Dans les situations étudiées, on identifie souvent (mais pas toujours) une combinaison entre les deux enjeux : on questionne aussi bien l’« ici » que le « ceci ». Nous allons néanmoins les traiter séparément, car les deux thèmes sont soulevés à différentes échelles et par différents acteurs. La contestation du choix du site est surtout menée par des acteurs locaux (comités de riverains, associations locales et parfois aussi des élus), même s’ils peuvent recevoir le soutien d’acteurs qui ont un rayon d’action plus large. La critique de la politique des déchets est portée surtout par les associations environnementales qui agissent au niveau national ou régional, même si les habitants concernés se rallient souvent à leurs positions.
3Les deux types de contestation sont présents de façon déséquilibrée dans les cas étudiés (tableau 2). Il y a un seul cas (Palerme) où le conflit est centré – presque exclusivement – sur la formulation du plan de gestion des déchets et où la contestation du site reste un enjeu secondaire. Dans tous les autres cas, l’opposition à la localisation de l’équipement joue un rôle important. À Gênes, Turin et Tours le processus a connu une évolution : l’opposition aux possibles localisations de l’incinérateur a débouché sur un débat plus large concernant l’opportunité d’un nouvel équipement, le type de technologie à employer ou le développement du recyclage. Dans les cinq cas restant, l’enjeu de la localisation est toujours resté dominant. Nous pouvons donc conclure que la critique sur les choix de localisation est au cœur du différend dans la grande majorité des cas.
Tableau 1. Les neuf cas
Lieu du conflit | Période considérée | Équipement | Enjeu | Résultat |
France | ||||
Département d’Isère : Vienne | 2002-2011 | Décharge pour déchets ménagers | Élargissement d’un équipement existant | Décharge fermée |
Département d’Isère : Izeaux | 1989-2011 | Décharge pour déchets industriels banals | Nouvel établissement | Décision annulée |
Département d’Indre-et-Loire : agglomération de Tours | 2003-2011 | Incinérateur pour déchets ménagers | Nouvel établissement | Décision annulée |
Italie | ||||
Gênes | 1992-2011 | Incinérateur ou gazéificateur pour déchets ménagers | Nouvel établissement | Décision en train d’avancer |
Province de Turin | 1998-2010 | Incinérateur pour déchets ménagers | Nouvel établissement | Décision suspendue |
Palerme | 2001-2009 | Incinérateur pour déchets ménagers | Nouvel établissement | Décision annulée |
Mexique | ||||
État d’Hidalgo : Zimapán | 2003-2011 | Centre de stockage pour déchets toxiques | Nouvel établissement | Décision annulée, l’équipement étant presque complètement bâti |
Ville de Mexico : Tláhuac | 2008-2009 | Centre intégral de recyclage et d’énergie pour déchets ménagers | Nouvel établissement | Décision annulée |
État de Morelos : Cuernavaca | 2005-2012 | Décharge pour déchets ménagers | Nouvel établissement | Équipement installé mais avec encore des conflits |
Tableau 2. Les enjeux du conflit dans les neuf cas
Le conflit porte surtout sur la localisation de l’équipement (pourquoi ici ?) | Le conflit porte en même temps sur les deux enjeux (pourquoi ici et pourquoi ceci ?) | Le conflit porte surtout sur les choix généraux de gestion des déchets (pourquoi ceci ?) |
Vienne Izeaux Zimapán Tláhuac Cuernavaca | Tours Gênes Turin | Palerme |
La contestation de la localisation
4La contestation de la localisation se focalise dans le même temps sur plusieurs aspects (Bobbio 2011). Il y a d’abord, partout, le refus des nuisances que les équipements engendrent ou risquent d’engendrer sur le territoire concerné : le risque de contamination de la nappe phréatique (Cuernavaca, Izeaux) ou de la diffusion de substances toxiques dans l’air (tous les incinérateurs), les mauvaises odeurs (Vienne), l’altération des zones protégées ou du paysage (Zimapán, Tláhuac), le trafic des camions (Cuernavaca, Vienne), etc. Ici l’enjeu est la santé des habitants ou bien la préservation de leur environnement. Il s’agit de craintes concrètes que les opposants manifestent de façon explicite et que les porteurs de projet sont conduits à prendre en compte par des expertises scientifiques ou techniques. En effet, ces derniers peuvent espérer rendre manifestes et mesurables les risques par des données objectives.
5Mais si les conséquences matérielles sont plus sensibles et apparemment plus maîtrisables, il existe aussi des conséquences immatérielles que les opposants considèrent aussi importantes et qui apparaissent bien plus difficiles à traiter. Au-delà des risques concrets, les riverains s’opposent à ce qu’ils jugent comme une invasion inacceptable de leur environnement. Les équipements de traitement des déchets, en modifiant de l’extérieur le statu quo, engendrent une violation du territoire de vie (Ugalde*), ouvrent une blessure qui paraît injuste et irréparable.
6Ce thème est bien présent dans nos cas. Le fait que la menace provienne de l’extérieur est un argument récurrent : par exemple à Zimapán où l’équipement pour le stockage de déchets dangereux est promu et géré par une multinationale étrangère, à Izeaux où la décharge proposée par une entreprise privée sans liens avec le territoire est destinée à accueillir des déchets industriels provenant d’ailleurs (Cirelli*), à Mexico où le quartier périphérique et peu urbanisé de San Francisco Tlaltenco risque de tomber dans un état de dépendance vis-à-vis de la mégalopole (d’autres projets d’équipement étant également en cause). Un sentiment d’invasion du même type est paradoxalement ressenti par les habitants du quartier de Saint-Alban à Vienne, même si ici ce ne sont pas les déchets qui ont envahi le quartier mais, au contraire, le quartier qui s’est étendu auprès d’une décharge qui était déjà là depuis longtemps. Plus largement, et en particulier dans les trois cas mexicains, les propriétaires des terrains qui vont être expropriés sont une composante très active de l’opposition.
7Dans ce contexte, les riverains craignent non seulement les impacts sur la santé ou les nuisances qu’ils vont subir, mais aussi le déclassement symbolique de leur territoire que l’installation de l’équipement risque d’engendrer : le lieu qui reçoit une décharge ou un incinérateur est frappé par un stigmate indélébile ; il devient – comme le disent les riverains de la vallée de la Bièvre en Isère – « la poubelle du département » (Cirelli*) et, à cause de cela, le lieu confirme ou accroît son rôle de périphérie au service d’autres espaces ; cette disqualification des territoires entraîne aussi une stigmatisation de ses habitants.
Montée en généralité ?
8Les études qui se sont penchées sur ce type de conflit ont montré que les arguments des opposants locaux ont tendance à monter en généralité (Lolive 1997), c’est-à-dire à se libérer d’une vision limitée à la proximité, pour proposer des thèmes qui concernent l’ensemble de la société. Les riverains préoccupés de leur propre environnement se transforment donc en citoyens soucieux du bien commun (Fourniau 2007). La plupart des analyses sont arrivées à la conclusion que le syndrome NIMBY est une invention malveillante des porteurs de projet et des médias et que, dans les faits, il n’existe pas réellement. En effet, grâce à la montée en généralité, ces mouvements prennent leurs distances avec cette qualification (Trom 1999), ils sont toujours « au-delà du NIMBY » (Fedi et Mannarini 2008), « loin du NIMBY » (Inwinkl 2011). En ce sens, ils revendiquent de n’être plus considérés comme des expressions d’égoïsme étriqué, mais plutôt comme des « avant-gardes » qui, en se protégeant, défendent l’intérêt de tous à la protection de l’environnement et à une gestion moins polluante des déchets.
9Dans nos cas, la tendance des acteurs locaux à monter en généralité est bien visible. Les comités de citoyens contre les incinérateurs sur les trois sites envisagés à proximité de Tours (Indre-et-Loire) et de Settimo (province de Turin) choisissent de proclamer « Non à l’incinérateur, ni ici ni ailleurs » et « Settimo tu n’incinéreras pas » pour prendre leur distance avec une pure protestation de proximité. Les riverains de Vienne soulignent qu’ils refusent un projet qui affecte l’environnement et la santé d’une population urbaine ou rurale entière (Cirelli*), et pour arriver là ils se sont efforcés à développer des compétences biologiques, géologiques, juridiques. Dans le même esprit les membres du Frente de pueblos del Anáhuac parlent rarement des nuisances que ce centre de traitement des déchets causera sur leur lieu de vie mais évoquent les dangers pour la santé des habitants de l’ensemble de la ville de Mexico (Latargère*).
10Néanmoins, nos cas montrent que le concept de montée en généralité doit être relativisé. Avant tout, les acteurs locaux n’ont pas véritablement de choix. Ils sont obligés de quitter leur arrière-cour s’ils veulent être pris au sérieux par les porteurs de projet et trouver des alliés à une échelle plus large. Ceci implique que la montée en généralité soit souvent de nature défensive : les riverains sélectionnent soigneusement les arguments qui justifient d’éloigner l’équipement de chez eux, mais ils ne s’engagent pas nécessairement à affronter les problèmes qui en découlent sur la gestion des déchets, comme on l’a vu à Vienne, en Indre-et-Loire et – de façon éclatante – dans les trois cas mexicains : à Cuernavaca, l’opposition à la nouvelle décharge a continué de façon très dure même si les ordures risquaient de s’accumuler une nouvelle fois dans les rues. Dans ce cadre, les processus qualifiés de montée en généralité pourraient être plus justement interprétés comme un effet civilisateur de l’hypocrisie (Elster 1998) qui contraint les acteurs à masquer leurs intérêts particuliers dans l’espace public derrière des arguments généraux.
Les coalitions d’opposants
11La notion de montée en généralité implique l’existence d’un parcours qui porte les acteurs à élargir leur horizon. On voit bien ce parcours dans certaines situations (par exemple à Vienne), mais il n’est pas généralisable. Dans plusieurs cas tous les arguments (particuliers et généraux) sont présents dès le début. Les oppositions aux équipements sont le résultat d’une alliance entre acteurs (locaux, associatifs, politiques, etc.) mobilisant différents degrés de généralité. Il n’y a pas toujours une montée, mais plutôt une juxtaposition de positions différentes qui interagissent entre elles et produisent des coalitions. Dans certains cas, les militants écologistes cherchent à jouer un rôle classique d’avant-garde qui porte la conscience de l’extérieur : comme le dit un activiste d’une association radicale de la capitale mexicaine, « au début leur lutte partait plus d’un sentiment […] [les riverains] utilisaient une argumentation vague, mais nous l’avons structurée » (Latargère*).
12Il y a aussi des épisodes opposés de « descente en particularité ». Par exemple le maire de Cuernavaca, favorable à la décharge, face à l’émergence des ordures dans les rues, changea d’avis après les contestations des riverains, évidemment pour tenter de gagner un consensus immédiat ; il tenta dès lors de bloquer le projet, sans toutefois y parvenir.
13Les coalitions contre les équipements se forment donc entre acteurs agissants à différentes échelles territoriales et ayant des préoccupations différentes. Ceux-ci se rallient autour d’enjeux qui n’ont pas toujours un lien direct avec le problème des déchets. Le risque de pollution de la nappe incite des universitaires à soutenir la lutte des riverains et des propriétaires de Cuernavaca en leur offrant leur expertise technique. Les associations écologistes d’Indre-et-Loire, de Turin et de Gênes sont prêtes à soutenir les luttes des riverains de Settimo, de Scarpino et des communes proches de Tours parce qu’elles constituent des alliés dans leur combat pour un système de gestion des déchets sans incinération. Dans la ville de Mexico ce sont plutôt des groupes plus radicaux qui identifient dans l’opposition menée par les riverains de Tláhuac une manifestation d’esprit communautaire qui peut briser les règles de la société individualiste de consommation. La coalition la plus vaste est celle qui se forme autour de la lutte de Zimapán et devient rapidement un cas national avec l’adhésion de nombreux élus de différents partis politiques. Mais là, la coalition s’est rassemblée surtout à partir de la méfiance vis-à-vis d’une multinationale étrangère qui voulait éliminer des déchets toxiques au Mexique ; paradoxalement les références à la politique des déchets sont restées un enjeu secondaire.
14Il n’est pas facile d’analyser ce qui se passe à l’intérieur de ces coalitions. On voit dans certains cas des processus d’apprentissage réciproques entre acteurs qui ont des objectifs et des rationalités différentes. Par exemple la relation très étroite qui s’est établie entre le comité de riverains de Settimo dans la province de Turin et l’association nationale écologiste Legambiente a conduit à l’élaboration de propositions précises sur la gestion des déchets qui ont pesé dans la confrontation avec l’administration publique. Dans d’autre cas, on entrevoit des relations plus instrumentales, voire opportunistes, où chaque acteur tend à garder ses préférences originelles.
15Le développement de la lutte contre les équipements relève en grande partie de la nature de la coalition qui se met en place. Dans nos cas, on peut distinguer deux situations typiques. L’une est caractérisée par l’hégémonie des groupes radicaux qui visent au refus total de l’équipement et s’engagent donc dans un jeu à somme nulle (les trois cas mexicains). L’autre se base sur une approche plus dialogique proposée par des groupes écologistes soucieux de modifier les choix de gestion des déchets (Indre-et-Loire, Gênes, Turin) et cherchant à entamer des négociations avec les autorités. Dans les deux situations, la montée en généralité des riverains se produit dans deux directions différentes : vers l’affrontement ou vers la négociation. Il semble que le choix entre l’une ou l’autre voie ne dépend pas seulement de la volonté des groupes locaux mobilisés, mais surtout du contexte social ou politique dans lequel ils doivent agir.
L’ancrage territorial
16Au total, dans les conflits étudiés la « riveraineté » reste l’atout fondamental pour l’opposition aux équipements. Les habitants peuvent être soumis à l’hégémonie de forces différentes, leur lutte peut tendre vers l’affrontement ou la négociation, mais en tout cas ils constituent la base de toute opposition (même s’il peut s’agir d’une base minuscule comme à Vienne). Leur force dérive de leur ancrage territorial et de leur détermination dans la défense de leur cadre de vie.
17Ceci relève du fait que les intérêts concentrés, porteurs de positions clairement identifiées, apparaissent toujours plus forts que des intérêts plus diffus, qui affichent des objectifs plus divers. Pour les élus, il est plus facile de résister aux demandes de groupes environnementaux qui agissent sur de grandes échelles et qui représentent des positions plus dispersées et plus faibles qu’à celles de petits comités de riverains qui ont la confiance de leur communauté et peuvent aisément la mobiliser. C’est pour cela que les militants des associations écologistes sont prompts à soutenir les mobilisations locales : sans elles, ils auraient du mal à ouvrir une brèche dans les institutions publiques ; et même s’ils cherchent à marquer de leur empreinte ces mobilisations, ils dépendent d’elles.
18Deux cas opposés illustrent bien ce point. D’un côté celui de Palerme : seul cas où aucune mobilisation locale d’envergure n’a eu lieu contre l’installation du nouvel incinérateur. Même si le projet était très fragile, non seulement à cause de son contenu (l’idée de « tout brûler ») mais aussi en raison de la méthode fermée et autoritaire avec laquelle la décision avait été prise, les critiques des associations écologistes sont restées impuissantes vis-à-vis du conseil régional1. De l’autre côté celui de Vienne : seul cas où aucune coalition stable ne s’est formée autour des riverains. Les habitants de Saint-Alban n’ont trouvé aucun soutien, ni chez les autorités municipales de Vienne qui n’étaient pas prêtes à renoncer à la décharge, ni, dans un premier temps, chez les groupes écologistes qui préféraient l’enfouissement à l’incinération. Ils se sont battus longtemps tout seuls et à la fin ils ont réussi à l’emporter pour des raisons liées à l’évolution de la législation qui rendit la décharge obsolète. Il faut ajouter que même à Zimapán, où une forte coalition nationale s’était rassemblée autour des opposants locaux, le fait qui a permis d’arrêter un projet se trouvant à un stade de réalisation très avancé a été la victoire des opposants aux élections municipales et l’installation à la mairie du leader de la mobilisation.
19La dénomination NIMBY est une étiquette dévalorisante et il est compréhensible que de nombreux travaux aient cherché à démontrer que ce syndrome n’existait pas. L’acronyme Lulu (Locally unwanted land uses), qui décrit de façon plus neutre le phénomène de la résistance des riverains face aux « usages du territoire localement non acceptés », semble plus approprié. D’ailleurs, sur le plan moral ou politique, la défense de son propre cadre de vie n’est pas une action condamnable mais peut être vue au contraire comme un engagement noble et vertueux. Sur le plan de l’efficacité, elle constitue le moteur de toute contestation. C’est bien l’ancrage territorial des mobilisations qui les rend redoutables.
Décisions, concertations et choix de localisation
20Les résultats de nos travaux de terrain nous ont conduit à relativiser une des prémisses de notre recherche. Celle-ci proposait en effet d’interroger l’apparent paradoxe entre la multiplication et la sophistication des procédures d’information, de concertation et de négociation, et le maintien ou la généralisation de situations qualifiées de conflit, de crise ou de blocage de la décision publique. Il est difficile, en effet, de considérer que les situations étudiées sont marquées par la transparence et l’ouverture de la décision dans le cadre de dispositifs de concertation.
21Il semble que les situations sur lesquelles nous travaillons soient marquées par un autre paradoxe : alors même que pour les représentants des pouvoirs publics le processus de décision est décrit comme ouvert, en tout cas plus ouvert, ancré sur différentes modalités de partage de la décision, de tentatives d’inclure un plus grand nombre d’acteurs, celui-ci est considéré par les opposants comme peu ouvert, fermé et marqué par un modèle de décision qui n’accepte l’ouverture de débats qu’une fois qu’un choix d’équipement et de localisation a été arrêté.
22Dans la conception des porteurs de projets, les dispositifs d’information du public doivent être mis en place dans un deuxième temps, lorsqu’un accord entre les principaux partenaires semble stabilisé, lorsqu’il est possible de sortir de la phase de décision pensée comme relevant d’échanges au sein d’un groupe fermé. Ceux-ci peuvent être complétés par la suite par une nouvelle phase de négociation liée à l’émergence d’oppositions. Ces dispositifs sont pensés comme devant permettre d’assurer l’acceptabilité sociale en négociant des compensations et éventuellement en réduisant les impacts négatifs des choix de localisation.
La construction d’une coalition de projet
23En première analyse, la plupart des cas étudiés dans cet ouvrage semblent donc marqués par un rapport entre décision et concertation assez classique, souvent décrit – y compris par des opposants – à partir de quatre phases : décider, annoncer, défendre, ajuster. Si ce modèle permet de qualifier des situations dans lesquelles aucun échange n’est organisé avant l’annonce d’un projet de localisation, il faut néanmoins souligner le caractère trop schématique de ce cadre d’interprétation qui implique de concevoir un moment décisionnel placé soit sous le sceau du choix ou de la planification rationnels, soit d’une vision « politique » des stratégies et des rapports de force. En effet, il est possible d’identifier dans les situations étudiées, comme l’ont mis en évidence d’autres travaux (Laurens et al. 2001 ; Laurens et Dubien 2003), l’existence de différentes phases de négociations, à certains moments conflictuelles et à d’autres coopératives. Dans cette façon d’envisager la question, avant d’être rendu public le choix d’une d’implantation peut donner lieu à des négociations au sein d’un cercle plus ou moins large constitué d’élus, de techniciens, d’entreprises et d’opérateurs pressentis, des acteurs publics chargés de la protection de l’environnement et éventuellement de certaines associations de protection de l’environnement. Il est d’ailleurs possible de considérer que le travail de construction d’un accord sur le choix d’un nouvel objet technique consiste d’abord dans la construction et la stabilisation d’une coalition d’acteurs. Celle-ci peut être décrite comme une coalition de projet plus ou moins structurée par des accords et des dispositifs spécifiques d’action publique (Valluy 1996).
24En effet, si de nombreuses situations se présentent comme l’émergence de contestations à partir de collectifs de résidents alliés à des associations environnementalistes, la dimension d’opposition entre acteurs institutionnels ne doit pas être négligée. Non seulement le conflit peut remettre en cause ce qui était apparu un temps comme une position unanime, mais certaines controverses montrent que des projets de localisation ont pu et peuvent être lancés sans accord durable entre les représentants politiques locaux.
25Les maires et élus locaux peuvent se mobiliser contre des solutions soutenues ou autorisées par les services de l’État. L’étude du projet le plus ancien présent dans notre recherche, celui d’Izeaux (Isère) – le refus de la création d’un centre d’enfouissement technique sur une ancienne carrière qui devait recevoir des déchets industriels banals –, montre l’importance de l’opposition des acteurs politiques locaux et, dans ce cas, la progressive déconnexion entre les élus et les débats locaux sur la nécessité de trouver les moyens de traiter localement certains déchets industriels portés par les services de l’État et par des entrepreneurs locaux.
26Ce cas montre aussi que les entreprises jouent un rôle fondamental dans la question du choix des localisations. Si dans le domaine des déchets ménagers et assimilés cette place est souvent masquée par des projets d’incinération et/ou de stockage portés par des EPCI2, la législation accorde dans ce domaine aux entreprises de traitement un rôle déterminant (Nevers et Couronne 2004, p. 9). Des processus spécifiques et des instances intermédiaires mises en place sous la forme de la création d’associations ont pour objectif de replacer l’action publique au centre du dispositif3.
27Dans les trois contextes nationaux, les procédures devant aboutir à l’implantation d’une infrastructure de gestion des déchets restent marquées par le poids des négociations entre élus, administrations et opérateurs, et éventuellement associations environnementalistes. Identifiant les risques liés à une mauvaise coordination entre niveaux de pouvoirs, les porteurs de projet semblent se focaliser sur l’amélioration des relations entre acteurs institutionnels. Or, ce que montrent les cas étudiés c’est aussi qu’un travail très en amont sur la coordination multi-niveaux n’est pas un gage de succès. En fait, malgré les tentatives pour élaborer des coalitions robustes, celles-ci restent souvent fragiles et ne résistent pas à la pression du conflit ou à des changements liés aux alternances politiques.
28On remarque aussi dans de nombreux cas une grande fragilité des accords et des tentatives d’implication dans les décisions des maires ou des représentants de collectivités locales qui ne restent pas longtemps partisans des projets face à l’émergence d’oppositions fortes. Ce fut le cas à Zimapán, à Tours, mais aussi à Gênes et à Turin. La prise du conflit sur une situation repose en particulier sur cette capacité à rouvrir les alliances qui étaient présentées comme fondant la légitimité de décisions stables.
Des négociations politiques aux tentatives de construction d’un référentiel local
29Dans nos études de cas, la stratégie de construction d’une coalition autour d’un projet est visible selon deux formes principales assez éloignées dans leurs modalités mais dont la portée sur les situations de conflit reste très limitée.
30Il s’agit d’abord d’un travail de gestion et de négociation politique dans lequel les groupes techniques ou élus porteurs pensent avoir la capacité d’imposer, de construire ou d’exprimer un compromis impliquant l’ensemble des acteurs politico-institutionnels. Il s’agit ensuite d’une forme plus ouverte dans laquelle des commissions et échanges éventuellement liés à des processus de planification se focalisent sur la construction d’un référentiel local partagé par les représentants de l’État, les élus locaux et les intervenants techniques, et dans certains cas des associations portant la valeur environnementale. Bien sûr, ces deux stratégies peuvent apparaître simultanément dans la même situation.
31Plus généralement, dans ces processus et dans les négociations en amont d’un choix de localisation, les échanges avec les instances locales semblent remplacer la mise en place de procédures d’information ou de concertation avec les résidents et les acteurs locaux. L’accord d’un maire semble pouvoir assurer l’acceptabilité territoriale des projets, alors que dans de nombreux cas l’instance locale n’est pas en mesure de jouer ce rôle d’ancrage local du projet.
Le projet soumis à l’épreuve du conflit
32Du point de vue des porteurs de projet, les conflits sont d’abord des épreuves et des situations de tension qui produisent sur les acteurs politiques et techniques des injonctions paradoxales. Ceux-ci tentent d’apparaître comme exemplaires, « de ne pas faire les erreurs du passé » (Ugalde*), d’analyser la situation et d’identifier les acteurs en présence. Ils proclament une volonté de dialogue, mais dans le même temps tentent de ne pas donner prise aux opposants en renforçant la consistance juridique des décisions et la cohérence des coalitions qui portent le projet ; alors que les mêmes acteurs techniques et politiques affichent leur volonté de mettre toutes les chances de leur côté pour construire ce qui reste appelé « l’acceptabilité sociale des projets ». Dans le domaine qui nous occupe, la certitude d’avoir à affronter des oppositions ne se traduit pas par une posture d’ouverture mais par un raidissement sur le contrôle de la communication, par la volonté d’aller le plus loin possible dans des cercles fermés. Il s’agit donc de stratégies qui visent à « ne pas réveiller le chien qui dort » et qui reposent sur la croyance de la possibilité de créer de l’irréversibilité, des situations dans lesquelles « il est impossible de revenir en arrière », ce que l’on pourrait appeler des effets de cliquets.
33Ce type de posture est visible dans des contextes aussi différents que le cas de Zimapán et de Tours. À Zimapán, notre recherche montre que ce contexte particulièrement difficile ne s’est pas traduit seulement par la volonté de ne pas donner prise à des recours de l’entreprise, de renforcer la consistance juridique des actes du gouvernement, mais aussi par une tension particulière, une méfiance, une certaine propension à retenir le plus longtemps possible les informations liées au projet.
34À ce niveau, la gestion des modalités de l’annonce d’un projet ou de la mise à l’étude d’une implantation semble cruciale : dans plusieurs cas, alors même que les acteurs publics affichaient la volonté de contrôler le moment de mise en débat des projets, celui-ci est présenté comme une erreur de communication, le résultat d’informations filtrées trop tôt ou non maîtrisés4. Dans plusieurs situations, les entretiens avec les porteurs de projet font apparaître qu’ils considèrent qu’une des causes du conflit a été la non-maîtrise de leur annonce. En fait, c’est le moment où le projet est dévoilé dans une stratégie plus ou moins maîtrisée qui place une nouvelle implantation au cœur d’une controverse locale – quelle que soit d’ailleurs la consistance du projet.
35Dans pratiquement tous les contextes, les opposants dénoncent le fait d’avoir été placé devant le « fait accompli », de n’avoir pas pu peser sur les modalités d’un choix de localisation qu’il s’agit dès lors de rendre impossible. Tout se passe comme si, pour les opposants, quelles que soient les procédures de construction de la décision, celle-ci apparaissait toujours comme extérieure et déjà constituée dans des cercles auxquels ils n’ont pas accès. Dans les cas étudiés, le degré d’ouverture ne semble pas avoir d’effet déterminant sur l’émergence des oppositions.
36Les conflits, en questionnant les accords et les modalités de constitution des coalitions de projet, mettent en évidence un des paradoxes de la concertation : la nécessaire et impossible clôture de l’espace de concertation. Quelle que soit l’ouverture des processus de construction des coalitions à l’ensemble des acteurs institutionnels et aux associations environnementales, ceux-ci peuvent être dénoncés comme fermés. Or, pour négocier et pour délibérer, il faut être en mesure de construire un ensemble de personnes ou de groupes affectés ou mobilisés, c’est-à-dire ne pas exclure les opposants des tentatives de construction d’un accord.
Tentatives de gestion des conflits
37Dans les trois contextes, les porteurs de projet adhèrent aux positions dominantes des politiques nationales de gestion des déchets qui promeuvent l’incinération. Dans les situations étudiées en France, ils déplorent leur incapacité à produire localement un accord à partir d’arguments scientifiques et techniques ; certains acteurs publics locaux se décrivent comme soumis à l’injonction de créer les conditions d’une confiance localisée fondée sur des processus locaux d’échange, de planification ou de concertation. Ils soulignent leur incapacité à modifier localement les conditions des échanges dans un contexte marqué par des positions radicalisées par la mémoire des affaires nationales (Salomon 2003). Ils souhaiteraient le renforcement d’un référentiel national en faveur de l’incinération ayant la capacité de cadrer les relations entre acteurs au niveau local, de peser sur la situation par un traitement national des questions sanitaires. Or, ils décrivent leur confrontation avec les opposants comme marquée par une défiance fondamentale, par des dénonciations et des imputations très dures de responsabilités sur des questions sanitaires.
38Dans tous les contextes les arguments techniques en faveur des projets semblent inaudibles et sans effet sur les situations. À Mexico, alors que les autorités avaient choisi un procédé de gazéification, innovation qui devait contribuer à garantir l’acceptabilité, les porteurs du projet se trouvèrent face à une opposition qui assimilait incinération et gazéification et demandait l’élimination de tous les procédés de traitement thermique susceptibles de générer des fumées toxiques5. La confiance dans les assurances données par les autorités environnementales locales est tellement faible que certains affichent la crainte que ce centre qui implique un stockage provisoire des déchets avant traitement ne se transforme en réalité en décharge.
39Après l’annonce du projet et devant l’inefficacité ou l’absence de dispositifs institués, les porteurs tentent d’ouvrir des espaces de dialogue qui, de leur point de vue, doivent permettre de mieux informer, de négocier l’adaptation des projets, d’envisager des compensations. Ces espaces peuvent prendre des formes plus ou moins institutionnalisées. Dans les cas étudiés, ces tentatives se sont traduites par des échecs dans la mesure où les opposants privilégient le contentieux et l’affrontement politique ou symbolique et refusent le plus souvent d’entrer dans des processus de négociation sur les modalités de mise en place des nouvelles infrastructures.
40À Mexico, les autorités du district fédéral ont mis en place une gestion politique du conflit. Un responsable politique du district fédéral fut chargé d’ouvrir des négociations ; il participa à de nombreuses réunions et assemblées à Tláhuac jusqu’à ce que la communication soit rompue suite à une réunion particulièrement tendue qui nécessita l’intervention de la police.
41À Vienne, les élus locaux proposèrent la création d’un « groupe de réflexion ». Cette tentative fut interprétée comme une opération électorale par les associations de riverains qui refusèrent de participer à la première réunion quatre mois avant les élections municipales de mars 2008. Ce groupe ne se réunira que trois fois dans un climat de méfiance. Les riverains refusèrent par ailleurs de participer à un dispositif de suivi des nuisances (opération « 20 nez bénévoles ») et empêchèrent la réalisation d’une enquête sur le niveau de bruit.
42À Zimapán, le ministère de l’Intérieur de l’État et et le ministère de l’Environnement et des Ressources naturelles mexicain (Semarnat) tentèrent de mettre en place des réunions de négociations, « tables de dialogue » avec l’ensemble des parties en présence. Ces réunions ne débouchèrent sur rien de concret, même si des éléments furent listés pour préparer une négociation.
Les effets des conflits
43Au total, comment définir ce que les conflits ont produit dans les cas analysés ? En général, tous les conflits se présentent sur la scène comme des jeux à somme nulle. Les parties en présence s’affrontent sur des positions opposées et chacune d’elles cherche à mobiliser toutes les ressources disponibles pour l’emporter sur l’autre ; avec l’assurance qu’il doit y avoir un gagnant et un perdant. Dans le domaine des infrastructures pour la gestion des déchets ce type d’issue peut être risqué. Si les porteurs de projet gagnent, sans aucune concession aux perdants, les équipements seront installés avec la possibilité qu’ils produisent les impacts environnementaux et les nuisances dénoncées par les opposants. Si, au contraire, ce sont les opposants qui gagnent, le projet d’équipement sera abandonné, mais le problème de la gestion des déchets restera sans solution : on devra maintenir en fonctionnement des infrastructures ou des décharges qui avaient été jugées obsolètes et qui engendreront des nuisances supplémentaires à d’autres endroits.
44Or, les conflits peuvent aussi se transformer en jeux à somme positive. Les parties peuvent réussir à négocier des compromis en renonçant à certains aspects de leurs positions originelles (négociation distributive) ou bien reconnaître les bonnes raisons de leurs interlocuteurs et construire des solutions innovantes qui, en modifiant le cadrage du problème, sont en mesure de satisfaire les exigences fondamentales des unes et des autres (négociation intégrative) (Fisher et Ury 1981).
Des jeux à somme nulle où les opposants l’emportent
45Dans nos études de cas, la transformation des conflits est un phénomène rare – comme on le verra, seulement trois situations peuvent être interprétées de cette façon. La situation la plus commune est celle de l’affrontement à somme nulle avec un très faible processus d’apprentissage : les parties restent figées sur leurs positions du début à la fin. Dans ces conflits, ce sont les opposants qui réussissent à l’emporter. Dans la grande majorité des situations étudiées (sept cas sur neuf), les conflits ont produit le blocage du projet, la non-réalisation de la nouvelle infrastructure ou bien la fermeture de l’équipement contesté (tableau 3). L’échec des porteurs de projet a été complet. Les seules exceptions sont celles de Gênes où, après quinze ans de blocage, on entrevoit maintenant une solution et celle de Cuernavaca où la décharge contestée a été finalement ouverte, même si ici la controverse a produit une situation paradoxale puisque le nouveau maire refuse de l’utiliser pour les déchets de la ville.
Tableau 3. Les effets des conflits
Est-ce que le conflit a eu un rôle déterminant ? | |||
Oui | Non | ||
Est-ce que le projet a été bloqué ? | Oui | Vienne Izeau Tours (après le blocage, un débat plus large a été entamé) Zimapán | Turin Tláhuac Palerme |
Non | Cuernavaca (mais la contestation continue) Gênes (après que l’incinérateur ait été bloqué sur deux sites) |
46Il est souvent difficile de déterminer si l’abandon du projet est dû à la mobilisation des opposants ou à d’autres raisons. À Turin, on a renoncé au deuxième incinérateur de la province surtout à cause de la crise économique et des coûts de l’infrastructure, même si le conflit peut avoir aidé les autorités à considérer avec plus d’attention la réelle nécessité de l’équipement. À Mexico, il est difficile d’attribuer l’abandon de l’ambitieux projet du centre intégral de Tláhuac seulement à la mobilisation locale : le retrait rapide du projet par l’administration du district fédéral a eu lieu probablement aussi pour d’autres motifs. À Palerme, c’est une décision judiciaire européenne qui a bloqué l’incinérateur, mais il est probable que la pression des opposants ait eu un rôle indirect dans la saisine de la cour en portant au grand jour un plan sur lequel, à cause de l’état d’urgence, aucun débat public n’avait été ouvert.
47Néanmoins dans la plupart de nos études de cas il est indéniable que la mobilisation des opposants a joué un rôle décisif, notamment à Vienne, Izeaux, Zimapán, Tours, et à Gênes en ce qui concerne les deux premières hypothèses de localisation à Lumarzo et sur le port. La situation la plus étonnante est celle de Zimapán où l’abandon du projet de centre de stockage de déchets dangereux est arrivé après que les travaux d’aménagement aient été achevés, avec un coût important pour le gouvernement mexicain. Si la défaite de Zimapán représente une perte très lourde pour l’administration publique sur le plan financier, les autres échecs ont aussi eu des effets négatifs : soit pour les institutions publiques qui sont obligées de repartir de zéro dans la recherche de solutions, soit pour les lieux qui devront continuer à recevoir des déchets qui auraient être acheminés vers les nouveaux projets. Ce qui est frappant, c’est que la victoire des opposants (ou la défaite des porteurs de projet) semble, dans l’immédiat, fermer le jeu. L’affrontement est terminé, l’affaire est close. Le succès des opposants montre qu’ils jouissent de rapports de force favorables sur le terrain. Les coalitions qui se rassemblent sur le refus des infrastructures ont – comme on l’a vu – un fort ancrage territorial et sont donc capables de briser la cohésion des institutions publiques, cohésion souvent affaiblie par la nécessité pour les élus locaux d’obtenir l’approbation de leurs administrés (on l’a constaté à Cuernavaca, Zimapán, Izeaux, Tláhuac, Tours, et à Gênes pour ce qui concerne la localisation de Lumarzo). Deux exemples emblématiques sont ceux du nouveau président de région de la Sicile et du maire de Cuernavaca qui préfèrent renoncer à l’incinérateur (à Palerme) ou à la décharge (à Cuernavaca), même si les deux villes sont placées dans une situation d’urgence accrue par l’abandon des projets.
Conclusion : du conflit au débat ?
48Il y a pourtant des exceptions. Dans ces cas, le processus ne se borne pas à s’enfermer dans un jeu gagnant-perdant : le conflit a pour effet d’ouvrir des espaces de débat sur les modalités de gestion des déchets ainsi que de recomposer les jeux d’acteurs, modifier les rapports de force et faire émerger des groupes mobilisés disposant des compétences techniques, juridiques et relationnelles acquises pendant le conflit. Dans ces situations, le conflit se transforme en un jeu moins simplifié, plus ouvert et tendanciellement à somme positive.
49Trois des situations étudiées semblent évoluer dans cette direction : Tours, Gênes et Turin. Ces trois cas sont sortis d’une ou plusieurs défaites des administrations publiques sur la localisation d’un équipement : dans l’agglomération de Tours, à Lumarzo et au port dans le cas Gênes, à Ivrea et Rivarolo pour la province de Turin. Mais le processus ne s’est pas arrêté là. L’abandon du projet ne s’est pas traduit par un statu quo. L’enjeu du débat s’est clairement déplacé en amont du problème. D’une certaine façon, ce qu’ont produit les conflits liés aux localisations de l’incinération peut sembler conforme à un argument souvent utilisé par les opposants dans les trois contextes : la nécessité d’éviter la réalisation d’équipements surdimensionnés et de focaliser le débat sur la réduction des déchets.
50À Tours, pour rétablir le dialogue après l’abandon du projet, se saisir du dossier et ouvrir un « débat public » qui prend la forme d’une série de réunions publiques en amont de la révision du plan départemental, le conseil général affirme qu’il faut prendre le temps d’un large échange avant d’envisager une quelconque décision. Les débats ne visent pas à choisir un nouvel équipement mais à relancer le dialogue avec l’ensemble des groupes engagés dans une réflexion sur le traitement des déchets, y compris les opposants qui se sont constitués comme interlocuteurs au moment du conflit. Les organisateurs de cette phase de débat, tout en rappelant que l’instance politique qui organise les échanges n’a pas de position arrêtée, promeuvent une orientation « multifilière » sans exclusion d’aucun procédé – il s’agit de rendre possible un débat dépassionné sur l’incinération –, soulignent la nécessité d’éviter, y compris dans les modalités d’échanges, les positions « dogmatiques » et proclament qu’une décision collective devra être prise. Ces moments d’indécision permettent d’instaurer un débat local et d’espérer reconstruire des conditions d’échanges marqués par un climat de confiance tout en rappelant que la gestion des déchets constitue un problème public à gérer dans la proximité. Quelle que soit la productivité de ces stratégies d’indécisions sur la qualité des échanges, il est bien difficile de construire des pronostics sur les effets opérationnels de cette phase de débat lorsque la question de la localisation des nouvelles infrastructures sera reposée. Notons néanmoins que dans les contextes dans lesquels ce travail en amont n’est pas engagé la gestion des déchets paraît rester un « enjeu clignotant » (Beuret et Cadoret 2012, p. 7) qui n’est mis sur le devant de la scène que dans des moments de crise. Les processus locaux de planification peuvent permettre de constituer le cadre de processus de stabilisation des réseaux d’acteurs qui se sont constitués dans le cadre des conflits.
51À Gênes, à partir des élections municipales de 2007, la nouvelle municipalité instaura une concertation directe avec les associations environnementales et proposa un plan pour améliorer le recyclage et expérimenter un nouveau système de collecte avant de conduire une étude de faisabilité sur un procédé d’incinération compatible avec des taux de recyclage élevés. D’une certaine façon, ce qui a été recherché ici c’est un accord sur une politique globale de gestion des déchets pour donner plus de temps au débat sur la nécessité et le dimensionnement de l’incinérateur. Tout se passe comme s’il s’agissait de réintégrer l’infrastructure envisagée dans une réflexion sur l’ensemble de la filière. La nouvelle municipalité réussit à modifier les relations avec les groupes écologistes et les associations de protection de l’environnement, ce qui a rendu possible un débat pacifié pendant un temps.
52À Turin, au moment d’affronter le problème de la localisation de l’incinérateur dans la commune de Settimo après les échecs d’Ivrea et de Rivarolo, le conseil de la province entame un débat (restreint, mais ouvert) avec l’association environnementaliste Legambiente, qui avait soutenu (et aussi encadré) la lutte du comité des citoyens de Settimo et qui est en mesure d’apporter plusieurs données pour démontrer qu’un deuxième incinérateur dans le territoire de la province n’est pas nécessaire. À la fin la province abandonnera le projet de cet équipement : il est probable que les arguments des écologistes n’aient pas été décisifs pour la conduire au rejet de l’incinérateur. Mais le fait qu’un dialogue ait été entamé n’a pas été sans effet.
53Ces trois exemples constituent une exception au sein des situations étudiées où la règle est plutôt celle de l’affrontement qui conduit à la défaite des porteurs de projet. L’étude des neuf cas en France, au Mexique et en Italie a donc montré que les conflits sur les choix concernant les déchets restent forts, tandis que les processus de concertation apparaissent timides, aléatoires, peu structurés. Cette situation est le résultat d’une double déconnexion. Se manifeste d’abord une déconnexion entre les plans généraux d’aménagement des déchets et les choix particuliers de localisation des infrastructures. Les documents de planification, de niveau régional, départemental ou intercommunal (selon les différents systèmes institutionnels), dessinent des systèmes de plus en plus complexes de réduction, collecte, tri sélectif et élimination des déchets, mais ils tendent à reporter à une phase postérieure le choix de la localisation des infrastructures qui sont nécessaires pour leur fonctionnement. La concertation avec les acteurs sociaux, si elle se réalise (et cela n’arrive pas toujours), est surtout concentrée à ce stade de définition générale du système. Tout se passe comme si un accord sur la structure du cycle des déchets était doté de la capacité d’entraîner un consensus sur les choix localisés à effectuer, alors qu’en pratique cela n’arrive presque jamais.
54Il y a, en deuxième lieu, une déconnexion entre les décisions concrètes d’implantation des infrastructures et les populations concernées. Les choix ponctuels de localisation sont déterminés par le biais de procédures techniques, souvent très sophistiquées, qui évaluent les aspects géologiques, hydrologiques, environnementaux, économiques et logistiques de sites candidats, mais qui ne prennent pas en compte le problème de leur acceptabilité sociale. Les projets de localisation suivent une logique de type industriel où les seuls critères considérés sont la rentabilité et les aspects techniques. Les porteurs de projet n’appliquent jamais le principe selon lequel « il ne faut pas trouver un site, mais une communauté » (Richards 1996, p. 321). Ils cherchent au contraire à jouer sur le fait accompli, mais très souvent sans succès.
55Les expériences de concertation que nous avons identifiées dans nos cas ont deux limites : elles se déroulent trop en amont quand il s’agit de dessiner une stratégie de gestion des déchets et elles n’impliquent que des associations écologistes qui représentent des intérêts généraux ; mais, comme le ressort principal du conflit est situé au niveau des communautés directement affectées par le choix de localisation, les initiatives de concertation restent périphériques par rapport au cœur de la contestation. On a remarqué des tentatives d’impliquer les riverains dans un débat avec les porteurs de projet (les « tables de dialogue » à Zimapán ou un groupe de réflexion à Vienne), mais ils interviennent tardivement, quand le conflit a déjà éclaté et quand les opposants savent qu’ils ont une forte probabilité de l’emporter.
56Notre analyse ne concerne que les effets des conflits dans le court et moyen terme. Il est probable que dans le long terme les conflits puissent avoir un effet intégratif en améliorant la gestion des déchets par des choix innovants et durables, en incitant au recyclage et à la réduction de la production des déchets en amont. On peut même émettre l’hypothèse que les conflits constituent le ressort principal qui permet à la politique des déchets d’évoluer dans le temps. Cela implique que les autorités et les porteurs de projet soient capables d’apprendre suite aux défaites et de réagir (comme on l’a entrevu à Tours, à Gênes et à Turin). Mais il faut ajouter que cet apprentissage n’est pas du tout garanti. Les conflits non maîtrisés peuvent porter, dans le long terme, à des situations catastrophiques, comme à Naples où la crise des déchets dure depuis vingt ans avec des moments récurrents particulièrement aigus (des tonnes d’ordures dans les rues) (Gribaudi 2008 ; Laino 2008 ; Lizzi 2009 ; Savarese 2009). Il s’agit bien sûr d’un cas limite. Et pourtant, si la catastrophe de la Campanie semble un risque éloigné dans la plupart des villes (mais dans nos cas une tendance similaire est perceptible à Cuernavaca et à Palerme), il ne s’agit pas d’un horizon impossible. Le défaut d’apprentissage des institutions publiques que l’on a constaté dans la majorité de nos cas pourrait menacer de faire basculer les systèmes locaux de gestion des déchets en cette direction à plus ou moins long terme.
Notes de bas de page
1 Si le projet n’a finalement pas été retenu, c’est à cause d’une décision de la cour de justice européenne qui a été prise pour d’autres raisons.
2 Établissement public de coopération intercommunale.
3 ORDIMIP en Midi-Pyrénées et, avec des moyens et des effets moins importants, Médiane en Auvergne (Nevers et Couronne 2003).
4 Selon une temporalité imposée par le départ d’un préfet ayant porté le processus de planification du projet d’incinérateur à Tours. À Vienne, les riverains de la décharge déclarent avoir appris « par hasard » le projet d’extension.
5 Alors que la gazéification permettrait l’élimination des risques d’émanation de dioxine ou du furanes selon les bilans réalisées par l’ADEME.
Auteurs
Luigi Bobbio, politiste, a été professeur titulaire à l’Université de Turin. Il est spécialiste de l’analyse des politiques publiques, notamment dans le domaine du rapport entre administrations locales et État et dans celui des processus décisionnels et de la concertation dans l’action publique. Il a développé des travaux dans le domaine des conflits territoriaux et de la concertation. Il s’est aussi engagé dans des expériences pratiques de médiation de conflits et de gestion d’arènes délibératives notamment pour la localisation d’installation de gestion des déchets.
ORCID : 0000-0001-6251-3934
Patrice Melé, géographe, professeur des universités, est directeur de l’UMR CITERES, CNRS-Université François-Rabelais, Tours. Il travaille actuellement sur les mutations des rapports au territoire sous l’effet de la diffusion du patrimoine et de l’environnement comme valeurs et cadres pour l’action publique. Il développe des recherches sur les effets des situations de conflit de proximité et sur le rôle des qualifications juridiques de l’espace.
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