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Chapitre 3

Le rythme effréné de la mise en culture concertée : Garrett Tallinger

p. 67-98


Texte intégral

1L’euphorie de M. Tallinger à l’idée d’une soirée sans engagement préalable témoigne du rythme effréné de sa famille. Sa réaction souligne toute l’emprise de la mise en culture concertée des talents des enfants sur le temps libre des adultes. Don Tallinger et sa femme, Louise, travaillent à plein temps et ont des emplois hautement qualifiés qui les obligent à voyager. Leurs trois enfants, Garrett (en CM1), Spencer (en CE1) et Sam (en jardin d’enfants) sont inscrits à de nombreuses activités. Chaque soir de semaine ou jour de week-end, l’un des garçons, parfois les deux voire les trois, ont des activités, souvent à des heures différentes et dans des quartiers de la ville différents. Les activités sportives encadrées sont une priorité absolue pour la famille. La carte de Noël des Tallinger, qui montre les trois garçons debout dans leur cour par une belle journée d’automne, illustre bien le rôle central accordé à ces activités. Garrett, Spencer et Sam sont vêtus de leurs tenues de football – shorts et chemises bleus et blancs éclatants – et chaque garçon a le pied posé sur un ballon de football – et tous arborent un large sourire.

2Ce chapitre se concentre sur l’organisation de la vie quotidienne des Tallinger, une famille des classes moyennes. Cette famille n’est pas la seule à avoir un emploi du temps chargé ; nous avons observé la même situation à maintes reprises, avec des variations, dans de nombreux foyers des classes moyennes1. Les Tallinger et d’autres familles similaires sont engagés dans des stratégies d’éducation des enfants qui favorisent le développement individuel de chaque enfant, parfois au détriment des temps familiaux et des besoins collectifs. En encourageant la participation à des activités en dehors de la maison, les parents des classes moyennes font en sorte que leurs enfants reçoivent plus qu’une simple formation à la pratique du football, du baseball ou du piano. Ces jeunes passionnés de sport et musiciens en herbe acquièrent des compétences et des dispositions qui les aident à naviguer au sein des institutions. Ils apprennent à se percevoir comme spéciaux et comme pouvant légitimement attendre certains types de services de la part des adultes. Ils acquièrent également un ensemble de compétences précieuses dans les professions intermédiaires et supérieures, notamment la capacité de fixer des priorités, de gérer un itinéraire, de serrer la main à des inconnus et de travailler en équipe. Cependant, cela a un coût.

3Par rapport à leurs homologues des classes populaires et des familles pauvres, les enfants des classes moyennes que nous avons observés sont plus compétitifs et hostiles envers leurs frères et sœurs, et ils entretiennent des liens beaucoup plus faibles avec les membres de leur famille élargie. Ironiquement, plus les enfants participent à un grand nombre d’activités, moins ils ont l’occasion d’interagir en face à face avec les membres de leur propre famille. Dans le foyer des Tallinger, exception faite des moments où ils partagent les repas (ce qui ne se produit qu’une à deux fois par semaine), parents et enfants sont rarement réunis dans la même pièce. Dans la mesure où tous deux travaillent, M. et Mme Tallinger doivent se répartir les responsabilités en matière de transport pour conduire les enfants à leurs nombreuses activités respectives. Plutôt que de se rendre en famille à un entraînement ou à un match, les Tallinger sont plutôt enclins à prendre chacun une voiture et conduire un (ou deux) des enfants à un événement donné. Pendant leurs activités, les enfants passent la plupart de leur temps loin de leurs parents. Ils se retrouvent de l’autre côté du terrain de football ou au milieu du terrain de basket ; et dans le cas des garçons de la famille Tallinger, les différences d’âge divisent encore plus la fratrie. Ils ne jouent jamais ensemble dans la même équipe.

*

4Les Tallinger habitent une maison blanche à deux étages, vieille de quarante ans, comptant quatre chambres et trois salles de bain. La maison se trouve dans une impasse d’une banlieue tranquille située près d’une grande ville du Nord-Est des États-Unis. Les maisons environnantes sont bien entretenues ; leur prix atteint souvent les 250 000 dollars. La maison dispose d’une grande baie vitrée qui donne sur la rue et sur une vaste pelouse verte. Un grand arbre se trouve au milieu du jardin situé devant la maison ; une balançoire faite d’une épaisse corde blanche est accrochée à une des hautes branches. Près de l’allée goudronnée qui mène au garage se dressent deux grands poteaux qui supportent un panier de basket et un panneau orné du logo officiel de la NBA. Un filet noir à mailles fines de deux mètres de long est tendu juste derrière le panneau et les poteaux pour empêcher les balles perdues de tomber dans les buissons des voisins. À l’arrière, un portail en bois donne accès à un jardin entouré d’une palissade et à une piscine. Dans l’ensemble, c’est une maison de banlieue classique.

5À l’intérieur, il y a du parquet, des murs tapissés, et toute une série d’animaux domestiques (un chien, Farley ; une tortue, Ivan ; et divers poissons). Un piano demi-queue et des meubles aux couleurs assorties (dont des tables anciennes et une bergère) posés sur d’épais tapis occupent l’espace du salon. Cependant, la plupart des activités se déroulent dans la cuisine, le séjour (où se trouve la télévision) ou la grande véranda avec vue sur le jardin et la piscine. Des femmes de ménage passent régulièrement, mais les enfants Tallinger contribuent à la vie domestique en faisant leur lit, en nourrissant les animaux de compagnie et en sortant les journaux, les boîtes de conserve et les bouteilles pour le recyclage chaque semaine. M. Tallinger s’occupe de l’extérieur ; il fait périodiquement appel à un homme pour tondre la pelouse. Il s’occupe également des produits chimiques pour la piscine ainsi que du barbecue à gaz. Lorsque sa femme est au travail, il s’occupe seul des enfants, ce qui fait de lui un père plus impliqué que beaucoup d’autres.

6M. et Mme Tallinger aiment le sport, en particulier le golf, qu’ils pratiquent au country club, un établissement privé d’élite dont ils sont membres. Ils ont tous deux quarante ans et sont mariés depuis douze ans. Ce sont des « récidivistes », comme le dit Mme Tallinger ; lorsqu’ils se sont rencontrés, ils avaient tous deux déjà été mariés et divorcés (ils n’avaient pas d’enfants). Mme Tallinger est mince et en forme, et elle a des cheveux blonds coupés court à la mode. Elle dégage une impression de calme et de sérénité.

Elle est souvent habillée avec élégance, comme [elle l’est] une après-midi, en rentrant du travail, vêtue d’une jupe en laine légère à chevrons, noire et blanche, qui tombe à mi-jambe, et d’une veste courte en laine fuchsia. Elle porte des bas blancs et des talons noirs de 5 cm.

M. Tallinger est un homme de grande taille (un peu plus d’un mètre quatre-vingts), aux épaules larges et aux cheveux blond vénitien clairsemés, qui porte des costumes coûteux pour aller travailler et des chemises de golf et de longs shorts kaki le week-end. Il aime faire des commentaires pince-sans-rire, avec une légère pointe d’ironie. Par exemple, lorsqu’on lui demande : « Comment allez-vous ? », il répond souvent, avec à peine une moue dubitative : « On ne saurait aller mieux ».

7M. et Mme Tallinger sont tous deux titulaires d’une licence obtenue dans la même université de l’Ivy League2, où ils pratiquaient différents sports. Chacun est consultant (M. Tallinger travaille dans la levée de fonds, Mme Tallinger dans les ressources humaines). Leur revenu annuel combiné est de 175 000 dollars ; jusqu’à la fin de l’enquête, ils travaillaient tous deux pour la même entreprise. Les Tallinger ont des horaires suffisamment flexibles pour se rendre disponibles pour les événements scolaires de leurs enfants, mais ils travaillent souvent le soir et le week-end. Au moment de l’enquête, tous deux étaient également tenus de voyager. M. Tallinger passe en moyenne trois jours sur la route par semaine et rentre rarement chez lui avant 21 h 30. Mme Tallinger essaie d’éviter les nuits hors du domicile. Par conséquent, quatre ou cinq jours par mois, elle se lève très tôt (4 h 30) et prend un avion pour quitter l’État dans lequel elle réside, puis rentre chez elle après le dîner. Leur organisation de la garde de leurs enfants comprend un programme d’activités journalier à cinq minutes de chez eux pour leur plus jeune garçon, et un programme périscolaire pour les deux aînés.

8Les trois fils des Tallinger sont âgés de dix ans (Garrett), sept ans (Spencer) et quatre ans (Sam). Sam est un enfant de maternelle robuste, aux cheveux blonds. Son rire est un gloussement aigu. Spencer, élève de CE1, est extraverti et bavard. Garrett, élève en CM1, grand, mince, sérieux, blond, est l’« enfant cible » de l’enquête. Voici comment M. Tallinger décrit son fils aîné :

Il est timide et réservé, pas très extraverti quand on le rencontre pour la première fois. Mais il veut absolument faire plaisir, ce qui le rend très conciliant. Mais il a quand même un côté très compétitif. Il aime gagner, mais il reste facile à gérer.

Contrairement à Spencer, qui débite un flot de paroles presque ininterrompu, Garrett parle peu. Il peut jouer avec un ballon en silence ou regarder les publicités ou les programmes à la télévision sans faire le moindre commentaire. Parfois, cependant, surtout lorsqu’il est loin de ses parents, il se montre plus enjoué. Il invente des petits jeux pour se distraire. Par exemple, un soir vers 20 heures, alors qu’il fait la queue au Taco Bell après un match de baseball, Garrett fait des grimaces dans le miroir. Il lui arrive aussi de retenir sa respiration plusieurs fois de suite, le plus longtemps possible. Son visage devient rouge vif, mais personne dans la famille ne fait de commentaires.

9Les observations et les entretiens révèlent que Garrett est aussi bon sur le plan scolaire que sportif. Au cours d’une réunion parents-enseignants, l’enseignante de Garrett l’a décrit comme étant « parfaitement à sa place ». Dans les interactions interpersonnelles, il se montre posé et réfléchi. Lorsqu’il rencontre un adulte, il lui serre la main, le regarde dans les yeux et semble généralement à l’aise. Sur le plan sportif, il est excellent, comme en témoigne cette note de terrain, lors d’un entraînement de football avec l’équipe d’élite inter-comtés :

Les jeunes garçons sont maintenant divisés en deux équipes et commencent à s’affronter. Garrett tient sa position de défenseur scrupuleusement et ne laisse personne passer. Son style de jeu est tout en agressivité contenue. Il ne semble pas menacer et dominer les autres joueurs, mais donne plutôt l’impression d’une grande maîtrise.

À l’instar de ses parents, Garrett aime le sport. La commode de sa chambre est couverte de trophées, notamment de football. Il possède également de nombreux écussons de football provenant d’échanges entre équipes. À l’école, Garrett est populaire et est considéré comme le meilleur sportif de sa classe. Pendant la récréation, lui et les autres garçons (et une seule fille) se précipitent sur la pelouse avec un ballon de football et jouent jusqu’à la fin de la récréation.

10Les amis de Garrett sont blancs, tout comme la plupart des personnes qu’il côtoie, que ce soit à la maison, à l’école ou sur le terrain de jeu. Les baby-sitters de la famille sont des adolescentes et des adolescents blancs ; l’homme qui vient tondre la pelouse est blanc lui aussi. Parmi les enfants des deux classes de CM1 de l’école de Garrett, il y a trois Noirs et un Asiatique ; environ 90 % de l’effectif total de l’école est blanc. Le professeur de piano de Garrett est blanc, tout comme le public du récital de piano. Son équipe de natation est entièrement blanche. En effet, la personne qui a accompagné les Tallinger au country club (pour l’entraînement de natation) n’a vu autour de la piscine que des enfants, des parents et des employés blancs (à l’exception d’un maître-nageur noir). L’équipe de baseball de Garrett, qui est entièrement blanche, joue parfois contre des équipes comprenant des enfants noirs.

L’organisation de la vie quotidienne : développer Garrett

11Chez les Tallinger, les horaires des deux aînés déterminent le rythme de vie de tous les membres de la famille. M. et Mme Tallinger ont souvent peu de temps entre leur retour du travail et le début d’une activité. Ils se précipitent à la maison, passent le courrier en revue, préparent un pique-nique, changent de tenue, s’assurent que les enfants sont correctement habillés et équipés pour l’activité à venir, trouvent leurs clés de voiture, sortent le chien, chargent les enfants et l’équipement dans la voiture, verrouillent la porte et partent. Ce schéma se répète, avec de légères variations, jour après jour. Garrett est celui qui a le plus d’activités. C’est donc son emploi du temps, en particulier, qui détermine où les adultes doivent être et quand ils doivent y être, qui fixe l’heure et le type de repas pour tous, y compris pour Sam, et qui conditionne même les projets de vacances de la famille.

Tableau 2. Emploi du temps des activités de Garrett Tallinger

DimancheLundiMardiMercrediJeudiVendrediSamedi
(Aucune donnée collectée)(9 mai : début de l’observation)BaseballLeçon de pianoFootball (IC)Photo pour le baseball
Collecte de fonds
Football
Récital de piano
16 maiBaseballFootball (IC)Kermesse de l’école (en soirée)
Baseball
Football (F)
Football (IC)
23 maiBaseball
Football (F)
Natation
Football (F)
Participation au concert de printemps
Voyage hors de l’État : football (IC) avec déplacementDéplacement hors de l’État pour le football (F)
Déplacement hors de l’État pour le football (F)30 mai
Déplacement hors de l’État pour le football
Équipe de natation
Sélection de football
Match de football (IC)
Équipe de natation
Baseball
Natation Football (IC)Natation BaseballTournoi de football (IC)
Football (IC)
Natation « party » Football (F)
6 juin
Équipe de natation
Natation Baseball
Entraînement de football (IC)
Natation BaseballNatation
Entraînement de football (IC)
Natation
Basket-ball (programme d’été)
Baseball

Le tableau ne contient que les activités programmées, et non toutes les activités auxquelles il a participé, et ne comprend pas les activités des autres membres de la famille.
Football (F) = football au club de Forest ; Football (IC) = football inter-comtés.

12Comme l’indique le tableau 2, qui présente les activités de Garrett, celui-ci pratique au mois de mai le baseball, le football à Forest (un club de football privé), le football inter-comtés (une équipe d’élite « All-Star », composée des meilleurs joueurs issus de divers clubs de football locaux), la natation, le piano et le saxophone. Seul le saxophone a lieu à l’école ; tous les autres cours sont des activités extrascolaires auxquelles les parents de Garrett l’ont inscrit, avec son consentement. Le tableau ne comprend pas les activités de Spencer et ne reflète pas non plus le degré d’engagement des parents. Pendant la semaine du 23 mai, Garrett a ses activités habituelles de baseball, de football et de natation, mais M. Tallinger doit également arbitrer un match le lundi soir, et Spencer a un match de baseball le mardi et une réunion de louveteaux le jeudi. Ce week-end-là, toute la famille fait quatre heures de route pour se rendre à un tournoi de football à l’extérieur de l’État. Ils partent du vendredi au dimanche et rentrent chez eux le lundi. Le mardi, Garrett a entraînement avec l’équipe de natation, sélection de football et entraînement de football de l’inter-comtés. Le mercredi, il a entraînement avec l’équipe de natation (auquel il peut se rendre en vélo) et un match de baseball. Le jeudi, pendant que Garrett s’entraîne avec l’équipe de natation et le club de football de Forest, Spencer a un match de baseball à 17 h 45. Puis, le samedi, Spencer a un autre match de baseball (à 9 h 15) et Garrett a deux matchs de football, l’un à 10 h 15 et l’autre à 15 heures. Bien entendu, toutes les familles de classes moyennes ne sont pas aussi axées sur le sport – ou aussi occupées – que la famille Tallinger. Néanmoins, de nombreux enfants des classes moyennes interrogés dans le cadre de l’enquête présentent un rythme d’activités effréné. Les enfants des classes moyennes ont également plus d’activités que les enfants des classes populaires et des familles pauvres (voir tableau C4, annexe C). On observe quelques différences de genre dans les activités ; les garçons ont plus d’activités sportives que les filles (tableaux C5 et C6, annexe C).

13M. et Mme Tallinger ont chacun des déplacements hors de la ville programmés en mai. Au cours de la semaine du 9 mai, M. Tallinger, qui était parti sur la côte ouest, rentre plus tôt que prévu. Il prend un vol à minuit le mercredi, arrive chez lui le jeudi matin, dort quelques heures, puis se rend au bureau. Ce soir-là, il emmène Garrett à son entraînement de football. La semaine du 23 mai, M. Tallinger est absent la nuit du mardi et rentre à la maison juste avant 22 heures le mercredi. Le lendemain, le 26 mai, Mme Tallinger prend un vol à 6 h 30 pour l’étranger, mais rentre à 20 heures. Le mercredi suivant, M. Tallinger arrive très tard le mardi soir et Mme Tallinger part pour un autre État tôt le lendemain matin.

14Le nombre des activités augmente mécaniquement le risque de chevauchement des événements et les problèmes organisationnels de dernière minute. Ainsi, tous les événements – y compris les sorties de Sam – doivent être planifiés :

Louise vient d’aller chercher le courrier. Elle se tient sur le pas de la porte et s’exclame : « Eh Sam, c’est pour toi ! » Elle ouvre l’enveloppe et Sam se précipite à côté d’elle. Elle lui tend la carte (une invitation à une fête d’anniversaire) et il sourit en regardant l’animal ressemblant à un dinosaure sur le devant de l’invitation.

À quatre ans, Sam est déjà conscient de l’importance du calendrier familial. Il sait que les engagements de ses frères aînés peuvent prévaloir sur cette invitation :

[Louise] dit : « Je sais que nous devons être quelque part le 11. Si nous sommes à la maison le matin, tu pourras y aller. »… Louise va vérifier sur le calendrier et le fait défiler jusqu’au mois de juin. Elle le regarde pendant un moment. Sam demande avec espoir, mais aussi une pointe d’inquiétude : « Est-ce que je peux y aller ? » Louise répond : « Tu as de la chance, nous sommes à la maison le matin. »

À certains égards, cependant, Sam a plus d’autonomie que ses frères aînés ; une partie moins importante de sa vie quotidienne est consacrée à des activités programmées à l’avance. Ni Garrett ni Spencer n’ont généralement de longues périodes de temps à organiser ou à définir par eux-mêmes. Les activités planifiées sont si importantes dans leur vie que les garçons les utilisent pour se repérer dans les jours de la semaine (ainsi que les soirées). Garrett et Spencer situent également les événements selon qu’ils prennent place avant, pendant ou après une activité donnée (par exemple, le match de football, l’entraînement, la natation et le piano). De plus, comme d’autres enfants des classes moyennes que nous avons observés, les garçons passent un temps important à simplement attendre la prochaine sortie. La plupart de leurs activités – y compris l’école – nécessitent qu’un adulte les y conduise et ont des horaires déterminés par les adultes. Les sports, par exemple les parties de baseball de Garrett, se déroulent tous dans un cadre organisé et planifié par des adultes ; le genre de parties « improvisées » de softball3 ou de basket-ball avec les enfants du voisinage que nous avons observées chez les enfants des classes populaires et des familles pauvres sont rares, voire inexistantes, dans la vie de Garrett.

15Bien sûr, tous les moments de la journée ne sont pas déterminés par les adultes. Les garçons Tallinger prennent parfois le bus pour rentrer chez eux après l’école, se préparent un goûter et regardent la télévision pendant environ une heure jusqu’à ce que leurs parents rentrent, le tout sans la surveillance d’un adulte. Garrett, Spencer et Sam jouent parfois librement dehors. Avant et après les activités planifiées, les trois enfants jouent souvent au baseball dans le jardin derrière la maison (avec une balle de tennis), ou font du vélo. Parfois, leurs parents les rejoignent pour jouer au ballon. Cependant, les enfants Tallinger ne vont pas jouer toute la journée dehors, comme le font généralement les enfants des familles pauvres. Il n’y a pas beaucoup d’enfants dans le quartier des Tallinger, et aucun garçon de leur âge. Parfois, un ami vient leur rendre visite à vélo, mais le plus souvent, un parent conduit les enfants à des goûters [play dates].

16S’ils apprécient les activités physiques, les Tallinger aiment aussi jouer avec les mots. Un soir, avant que les parents ne se mettent à table, les garçons se racontent mutuellement des devinettes et en posent à l’enquêtrice.

Spencer commence en souriant à me sonder avec une batterie de devinettes. Il commence par demander : « Mary, si un coq pond un œuf sur le toit d’une grange, de quel côté l’œuf va-t-il tomber ? » Je souris et m’arrête un instant, puis dis sur un ton mi-complice, mi-soupçonneux : « Hum, attends voir. Je ne savais pas que les coqs pondaient des œufs. »

On plaisante aussi à table. Alors que Spencer rappelle à sa mère de signer le formulaire pour une sortie scolaire au musée d’art, Garrett, dans un élan de compétitivité intellectuelle, teste les connaissances de son frère sur Van Gogh. La scène inspire à M. Tallinger un jeu de mots de son cru :

Garrett défie alors Spencer : « Tu sais ce que Van Gogh a fait ? » Spencer répond : « Oui, il s’est coupé l’oreille et l’a envoyée à son ami. » Don glousse doucement et dit : « On peut donc dire qu’il l’a envoyée par ear mail4 ! » Tout le monde rit du jeu de mots.

Mme Tallinger aussi prend plaisir à s’amuser avec ses fils, comme le montre l’exemple suivant :

Dans sa chambre, [Garrett] se tient près d’elle, les yeux dans les yeux, faisant le pitre, la regardant droit dans les yeux, puis levant ses mains pour que ses paumes se pressent contre les siennes. Elle joue le jeu, sans le repousser. Elle le fait trois fois et rit.

Cela se transforme en un combat de regards :

[Garrett] dit : « Regarde mes yeux. On fait un combat de regards ? Celui qui cligne des yeux a perdu ? » Elle dit : « Ok. » Ils se tiennent debout, paume contre paume, en se fixant intensément. Louise cligne des yeux la première et se détourne ; ils rient tous les deux. Il dit : « On recommence ? » Elle acquiesce à nouveau, et ils se fixent tous les deux pendant une quinzaine de secondes, puis, une fois de plus, elle détourne le regard. Il rit doucement, avec contentement ; elle rit aussi.

17Il y a aussi des moments de calme. Un matin, par exemple, alors qu’il est encore tout endormi, Garrett glisse son bras autour de la taille de son père et se tient contre lui dans l’entrée de la chambre de ses parents. M. Tallinger, vêtu d’un peignoir bleu et blanc, passe son bras autour des épaules de son fils. Ils restent paisiblement enlacés pendant quelques instants.

18Les périodes de jeu informel et les moments de calme entre les membres de la famille restent cependant le plus souvent marginaux. Ce sont les activités organisées qui occupent la place centrale dans la vie des enfants Tallinger. Ces activités pénètrent jusqu’au cœur de la vie familiale. Le piano, le football, le baseball et le basket-ball sont au centre des conversations, tant avec les parents qu’avec les autres adultes, amis ou membres de la famille qui viennent leur rendre visite. Pour les enfants comme Garrett, qui ne sont pas bavards de nature, les échanges liés aux activités organisées peuvent être brefs. Par exemple, après le premier entraînement de football inter-comtés, M. Tallinger et Garrett « discutent » de la nouvelle saison en rentrant en voiture :

Don : Alors, comment va le coach Money ?
Garrett : Bien.
Don : Est-ce qu’il t’a parlé, ou il t’a juste fait faire des exercices ?
Garrett : Des exercices.
Don : Il t’a parlé de comment te positionner ?
Garrett : Non.

Mis à part une question de M. Tallinger sur l’identité de « celui qui joue perso », cet échange constitue la totalité de l’interaction entre le père et le fils pendant les quinze minutes de trajet.

19Garrett peut avoir des échanges chaleureux et personnels avec chacun de ses deux parents, mais ce type d’interaction est peu fréquent. Les conversations les plus communes ressemblent à celle avec M. Tallinger, décrite ci-dessus, ou encore à celle avec Mme Tallinger, décrite ci-dessous. Il est à noter que, même si Garrett et sa mère établissent un lien émotionnel évident au cours de leur conversation, le sujet de leur conversation est tiré d’une activité de Garrett :

(Louise est assise sur le bord du lit de Garrett, ses bras croisés sur sa poitrine. Spencer dort dans la chambre de son frère cette nuit-là, afin de libérer une chambre pour l’enquêtrice en visite. La pièce est sombre. La seule lumière provient du couloir. Louise et Garrett discutent des chansons du concert de printemps au cours duquel Garrett a joué du saxophone un peu plus tôt dans la soirée.)

Maman : Oh, tu sais quoi ? J’ai confondu From a Distance [avec] la chanson que tu as chantée ce soir, From Where I Stand. Je l’ai confondue avec From a Distance, de Bette Midler.
Garrett : À quoi elle ressemble ?
Maman (commence à chanter) : From a distance – (s’interrompt, rit, chante à nouveau et s’arrête ; ne se souvient plus) – je ne me souviens pas. Tu connais ta mère !
Spencer (taquin) : From a distance, je ne me souviens pas des paroles.
Maman : C’est une très belle chanson.

Ils parlent un peu des enseignants qui ont participé ou non au concert, puis se disent bonne nuit.

La mise en culture concertée : le travail de l’amour démultiplié

20Les activités des enfants occasionnent un travail considérable pour leurs parents. Les parents remplissent des formulaires d’inscription, signent des chèques, appellent pour organiser le covoiturage, lavent les tenues, conduisent les enfants à leurs activités et préparent de quoi boire et manger sur place. Dans la famille Tallinger, ces tâches sont régulièrement multipliées par deux, selon ce que fait chacun des garçons. Le simple fait de se préparer pour une activité – rassembler le matériel, tenir les enfants prêts, charger la voiture – peut être épuisant.

21Le travail des adultes ne consiste pas seulement à assurer les préparatifs pour l’activité, mais aussi à l’observer. Par une froide soirée de mai, M. Tallinger, qui a pris un vol à minuit pour rentrer chez lui, qui a travaillé le matin et qui a fait une sieste de deux heures l’après-midi, quitte l’entraînement de football. Il explique qu’il se rend dans une supérette du coin pour prendre un café :

À 19 h 05, Don dit qu’il va aller chercher un café. Il demande à Tom (un autre père) s’il en veut un. Tom fait signe que non. Don me pose la même question. Je lui demande si je peux l’accompagner (surtout parce que j’ai froid). « Bien sûr », dit-il. Sur le chemin du magasin, Don me dit : « Je ne veux pas vraiment de café. Je m’ennuyais juste. Avant, j’allais à tous ses entraînements et à tous ses matchs, mais il en fait tellement maintenant que j’ai arrêté d’y aller à chaque fois. Mais là, c’était le premier entraînement. »

M. Tallinger est impatient que l’entraînement se termine :

Quand nous revenons, les garçons font une pause. Don dit : « C’est fini ? Ce serait trop beau pour être vrai. »

22Les activités des enfants pèsent lourdement sur l’emploi du temps des parents et mettent à mal leur patience. Par exemple, une après-midi de juin, au début des vacances d’été, M. Tallinger rentre du travail pour emmener Garrett à son match de football. Garrett n’est pas prêt, et son manque d’empressement à se préparer irrite son père :

Don dit : « Prends tes affaires de foot – tu vas à un match de foot ! » Garrett entre dans le séjour avec des leggings courts blancs et un long maillot de foot vert ; il est le numéro 16. Il s’assoit sur un fauteuil à côté de la télévision et regarde sans se presser le match de la Coupe du monde. Il enfile lentement, distraitement, des protège-tibias, puis de longues chaussettes. Ses yeux sont rivés sur l’écran de télévision. Don entre : « Va chercher tes autres affaires. » Garrett dit qu’il ne trouve pas son short. Don : « Tu as regardé dans ton tiroir ? » Garrett hoche la tête… Il se lève pour chercher son short et revient dans le salon quelques minutes plus tard. Je lui demande : « Tu l’as trouvé ? » Il fait signe que non. Don est en train de fouiller ailleurs dans la maison. Don entre et dit à Garrett : « Mais, Garrett, tu n’as pas encore mis tes chaussures ? » (Don part et revient un peu plus tard) : « Garrett, on doit y aller ! Dépêche-toi ! On est en retard ! » Il dit ça sur un ton sec et brusque. Il revient une minute plus tard et dépose le short vert brillant de Garrett sur ses genoux sans un mot.

23Il est tout à fait courant dans la famille Tallinger de rechercher au dernier moment un short de football vert brillant. Tout comme l’est la solution apportée : l’un des parents finit par trouver l’objet manquant, mais ne cesse pas pour autant d’inciter l’enfant à se dépêcher. Le fait d’anticiper que le programme surchargé du jour sera égalé ou dépassé par celui du lendemain est tout aussi normal :

Don (décrivant leur journée du samedi) : Demain, c’est vraiment la folie. Nous avons un match de football, puis un match de baseball, puis un autre match de football.

L’engagement des Tallinger dans un modèle de mise en culture concertée leur cause un surcroît de travail lorsque, comme cela se produit régulièrement, différentes activités entrent en conflit. Par exemple, Garrett fait partie de plusieurs équipes de football – l’équipe de compétition du club de football privé de Forest, qui implique des déplacements, l’équipe de football du canton et l’équipe de football inter-comtés. Le dimanche 22 mai, Garrett et un ami de son équipe attendent dans la voiture qu’on les conduise au premier entraînement du programme de football inter-comtés. M. Tallinger et le père de l’ami (Bill) discutent d’un conflit d’emploi du temps imminent :

Don ajoute : « Je vois qu’il y a un conflit entre l’entraînement et la sélection des joueurs de football. » Bill dit : « L’inter-comtés semble plus urgent parce qu’ils n’ont pas tellement eu l’occasion de travailler ensemble. » Don dit : « Ouais, mais si on ne fait pas la sélection, on n’est pas dans l’équipe. » Bill : « C’est vrai. Je vais en parler [au responsable de la sélection]. » Il marque une pause puis, alors qu’il s’apprête à descendre les marches, se retourne et dit : « Peut-être (clin d’œil) qu’on peut obtenir une dispense spéciale. » Il rit et Don sourit.

Parfois, les Tallinger résolvent les conflits d’horaires potentiels en ajustant leurs propres horaires de travail. Le fait qu’ils le fassent à contrecœur ressort clairement d’une remarque de M. Tallinger : « Il y a quelque chose d’arrogant dans le football. Je veux dire, ils s’imaginent qu’on a le temps, qu’on peut s’absenter du travail, pour trimballer vos enfants aux matchs. Et si on travaille à un poste payé à l’heure ? » Dans certains cas, Garrett doit renoncer à une activité pour assister à une autre. Par exemple, le soir du concert de l’école, il se rend à l’entraînement de natation mais pas au match de football. Le jour de la fête des pères, Garrett ne peut pas participer au tournoi de golf spécial père-enfant au country club, car, comme il l’explique, « j’ai deux matchs de foot et un match de baseball » ce jour-là. Spencer, en revanche, participe au tournoi. Ainsi, même le jour de la fête des pères, les chemins des membres de la famille diffèrent.

24Les familles comme celle des Tallinger ont beau savoir que les conflits entre différentes activités sont inévitables, cela ne réduit pas nécessairement les tensions ou les frustrations qui en découlent. Les changements de dernière minute, qu’il s’agisse du calendrier des activités des enfants, des ajustements liés à la météo pour l’ouverture ou la fermeture des écoles, ou des réunions de travail programmées au dernier moment pour M. ou Mme Tallinger (ou les deux), menacent parfois de faire s’écrouler toute l’architecture de l’emploi du temps familial. Par exemple, le mercredi 18 mai, Garrett est informé lors de son entraînement de football inter-comtés qu’un match est prévu pour le dimanche suivant. Ce mercredi soir, aucun des parents n’est à la maison ; un lycéen garde les enfants. M. Tallinger rentre du travail à 21 h 30, suivi de Mme Tallinger qui arrive environ dix minutes plus tard et se prépare à ramener le baby-sitter chez lui. Alors qu’ils sont tous dans la cuisine, M. Tallinger annonce la nouvelle à sa femme :

Don dit à Louise : « Il a un match le 22. » Il lui montre le calendrier de football. Louise répond : « Ce n’était pas prévu. » Don a l’air contrarié. Il dit : « Je sais. Ça a changé. » Louise se dirige vers le calendrier de la cuisine accroché au mur à côté du téléphone. Elle demande : « C’est à quelle heure ? » Don, sans regarder le papier qu’on lui a donné : « Quatre heures. » Louise dit : « Alors, il peut y aller. » Don, qui laisse paraître une frustration que je n’avais jamais observée chez lui, dit alors au baby-sitter : « Il a deux matchs de foot, un match de baseball et une fête de remise des diplômes de fin d’année le même jour. » Louise dit (en consultant l’endroit où se déroulera le match) : « C’est trop loin. »

25Les conflits de ce type aggravent le « travail invisible » que les parents doivent accomplir pour nourrir les enfants, organiser la maison et concilier les différentes échéances de plusieurs emplois du temps. Avec le nombre croissant de femmes qui travaillent à l’extérieur du foyer, la pression déjà énorme qui pèse sur les parents, en particulier sur les mères, augmente également. Arlie Hochschild parle, pour désigner le travail des femmes qui s’occupent de la maison, de « la seconde journée de travail » [the second shift]. Elle et d’autres ont également montré que les hommes, malgré l’augmentation du temps qu’ils consacrent aux travaux ménagers et à la garde des enfants, consacrent encore la majeure partie de leurs efforts domestiques aux travaux extérieurs (par exemple, tondre la pelouse, peindre ou réparer la maison). M. Tallinger est un père très impliqué qui joue souvent au ballon avec les enfants à l’extérieur. Cependant, comme dans de nombreuses autres familles, lorsqu’elle est là, c’est Mme Tallinger qui joue un rôle de premier plan dans la préparation des repas, l’habillement et la coordination de la vie des enfants. Lui l’aide.

26Le travail des femmes à la maison, en revanche, continue d’être axé sur les aspects domestiques avec des horaires à faire respecter (par exemple, préparer les repas, habiller les enfants pour la garderie ou l’école, et les mettre au lit). Bien que les chercheurs aient documenté de nombreux aspects du « travail invisible » à la maison, les enquêtes existantes n’examinent pas l’impact des activités des enfants sur les parents qui assurent « la seconde journée de travail ». Contrairement à l’heure des repas ou du coucher, les activités organisées pour les enfants ont généralement des heures de début et de fin strictes. On attend des parents qu’ils déposent et récupèrent leurs enfants à l’heure. Ces règles sont pour la plupart dictées par des préoccupations de sécurité et les parents s’efforcent de s’y conformer. À maintes reprises, lors de nos observations, les parents se sont présentés à peine une minute ou deux après la fin de l’activité. La nécessité constante de respecter ces horaires, souvent fixés de manière arbitraire, peut avoir des conséquences tant émotionnelles que physiques.

27M. et Mme Tallinger gèrent différemment le rythme de la vie familiale. Par exemple, une après-midi de semaine, M. Tallinger arrive à toute vitesse dans l’allée à 17 h 40. Il saute de la voiture, cherche ses clés, ouvre la porte d’entrée et, presque immédiatement, dit sévèrement aux garçons de faire leurs devoirs. Lorsque Mme Tallinger arrive à la maison, vers 18 heures, elle semble plus détendue que son mari. Même lorsqu’elle est manifestement sous pression, avec les multiples problèmes que soulèvent les enfants et les horaires à tenir, Mme Tallinger est généralement moins tendue que son mari lorsqu’elle est seule avec les enfants.

28En outre, les pressions liées à la vie familiale ne pèsent pas de façon égale sur M. et Mme Tallinger. Bien que M. Tallinger participe activement à la vie de ses enfants, son travail le tient éloigné de la maison deux à trois jours par semaine. Lorsqu’elle travaillait à temps plein, Mme Tallinger assumait généralement un rôle plus important dans la surveillance, l’alimentation et l’aide aux enfants dans les tâches de la vie quotidienne. Néanmoins, M. Tallinger était un père exceptionnellement compétent et jouait un rôle actif pour s’occuper des enfants lorsque Mme Tallinger se déplaçait pour son travail.

29C’est également Mme Tallinger qui ajuste sa carrière pour faire face aux conflits familiaux. Vers la fin de l’enquête, Mme Tallinger avait décidé de quitter son emploi. Désireuse de trouver un travail plus proche de chez elle, afin de pouvoir être présente en tant que « point d’ancrage » pour les enfants, elle a finalement accepté un poste de cadre supérieur pour une organisation locale à but non lucratif, avec un minimum de déplacements. Elle décrit cette décision comme le fait de « mettre ma carrière entre parenthèses ».

30Pourtant, dans certains domaines du travail domestique, la contribution de M. Tallinger est bien supérieure à ce que nous avons observé chez les pères d’autres foyers des classes moyennes. Il accompagne régulièrement et efficacement les enfants à l’école les matins où sa femme a une réunion matinale ou est en déplacement. Un matin où Mme Tallinger est partie tôt, il reste pour emmener les enfants à l’école et assister à « Des donuts avec papa », un événement parrainé par l’association parents-professeurs. Les garçons sont au sous-sol, en train de jouer. Ils ont fourré des oreillers sous leurs chemises pour ressembler davantage à des gardiens de but de hockey :

Tout à coup, [Don] appelle d’en haut d’une voix à moitié furieuse : « Spencer, tu as nourri Ivan et Farley ? Garrett, tu as nourri les poissons ? » Spencer répond : « J’ai nourri Ivan. » Les deux garçons se dirigent rapidement vers l’escalier ; ils marchent avec les gros oreillers sous leurs poitrines. Comme ils s’apprêtent à monter, [Don] leur lance : « Nourrissez Farley. Garrett, nourris aussi les poissons. » Je les suis à l’étage. Garrett va dans le séjour pour nourrir les poissons.

Après avoir nourri les poissons, Garrett entre dans la cuisine (le gros oreiller toujours sous sa chemise) et se place debout près de la table. Son père est en train de ranger des papiers ; la radio d’information continue est à volume élevé. M. Tallinger (sans faire de commentaire sur l’oreiller) commence une série de rappels :

[Don] dit : « Tu vas prendre le bus ? » Garrett répond : « Oui. » « … À quelle heure passe le bus ?… Tu as une clé ? » Garrett acquiesce mais regarde dans son sac à dos. [Don] hoche la tête et dit : « Ne rate pas le bus. »

Au cours de cette interaction, M. Tallinger, qui essaie de penser à diverses tâches, apparaît pressé et irritable. Sam et Spencer geignent et se plaignent tandis qu’ils attendent devant la porte d’entrée que leur père les emmène à l’école. Celui-ci, qui passe dans le couloir, s’arrête pour réprimander Sam. « Sam ! Arrête ça », ordonne-t-il.

31Dans les familles que nous avons observées, les autres pères ne sont ni aussi informés ni aussi impliqués dans le soin des enfants que M. Tallinger. Mais même lui ne semble pas considérer que les responsabilités concernant les enfants dans le foyer constituent un travail qui lui incombe à part égale. Lorsque les deux parents sont présents, la plupart des tâches familiales incombent à Mme Tallinger. C’est elle qui a trouvé et repassé les pantalons des garçons le jour du récital de piano et qui a préparé les collations du récital (fraises et muffins aux graines de pavot), c’est elle aussi qui a acheté les cadeaux de Noël et de fin d’année pour les enseignants des enfants, et qui leur a écrit pour les remercier de leurs efforts pendant l’année. Ce modèle genré de travail domestique répond aux attentes des enfants et du personnel scolaire : on attend des mères, et non des pères, qu’elles signent les autorisations et aident les enfants dans leurs tâches quotidiennes.

Une enfance mise en culture : le point de vue de Garrett

32Garrett n’est pas un enfant particulièrement démonstratif, mais il est clair qu’il apprécie ses activités, notamment celles liées au sport, et qu’il pense que sans elles, sa vie serait « ennuyeuse ». Contrairement à Tyrec Taylor, un garçon des classes populaires dont nous parlerons au chapitre suivant, Garrett ne se plaint pas de devoir aller aux entraînements ou aux matchs. S’il doit manquer un match, il est visiblement déçu. Au cours d’un entretien, Garrett déclare qu’il aime particulièrement les jeux de compétition. Au sujet du basket-ball, par exemple, il note qu’il aime « défendre… et bousculer les gars ». Le football de Forest, qui implique des déplacements, et le football inter-comtés, où les équipes sont bonnes et où il y a « de plus grands terrains, de plus grands buts », lui plaisent beaucoup. En revanche, le football à l’école « devient ennuyeux au bout d’un moment ». Interrogé par l’enquêteur, Garrett admet que les jours où il a deux matchs de football et un match de baseball, ou trois autres activités, sont « fatigants », mais il précise que « ce n’est pas trop ». Après réflexion, il rectifie : « Pas pour moi. Peut-être pour mon père [parce qu’]il doit m’emmener et me surveiller malgré la chaleur… Il doit me faire faire les allers-retours. »

33Garrett attend avec enthousiasme les événements inhabituels liés au football, comme un voyage dans un autre État pour un tournoi. Un mercredi soir précédant un déplacement programmé le week-end, alors qu’il est dans son lit et sous les couvertures et que sa mère lui souhaite bonne nuit, Garrett déclare avec enthousiasme : « Plus que deux jours avant qu’on parte ! » De même, Garrett est excité lorsqu’il reçoit sa nouvelle tenue de football aux couleurs de l’équipe inter-comtés portant le mot « SELECT ». Il commence à examiner les nouveaux vêtements dès que son père et lui montent dans la voiture, à la fin de l’entraînement :

Don et Garrett ont attaché leurs ceintures de sécurité. Garrett a aussitôt ouvert le sac pour regarder les vêtements. Il a sorti du sac une veste verte en nylon sur laquelle était écrit SELECT. Garrett a dit : « Je pense que je vais porter ça. » Don a dit : « C’est à ça que ça sert ? » Garrett semblait très excité d’avoir la veste. Il a ensuite regardé dans le sac (c’était un sac en papier brun) et a dit qu’il y avait deux chemises, un pantalon (qui était en fait un short vert vif) et deux paires de chaussettes. Garrett a énuméré à haute voix tout ce qui se trouvait dans le sac. Il avait l’air excité.

34Une fois rentré chez lui, il montre aussitôt la tenue à sa mère et à ses frères. De telles manifestations de plaisir et d’enthousiasme pour ses activités sont aussi sincères que sélectives. Par exemple, bien que Garrett fasse partie de l’équipe All-Star en baseball, il déclare : « Je n’étais pas [aussi] excité [que] lorsque j’ai appris que j’étais dans l’équipe inter-comtés et dans l’équipe de compétition de Forest. » Mais, explique-t-il également, « le baseball est comme mon quatrième sport », derrière les deux équipes de football, et le basket. Le nombre d’événements majeurs dans la vie de Garrett semble atténuer l’importance de chacun. Par exemple, le concert de printemps de l’école, au cours duquel il joue du saxophone dans un trio, suscite peu d’intérêt de sa part. Dans les familles des classes populaires que nous avons observées, des événements scolaires de ce type faisaient l’objet d’abondantes discussions et étaient attendus avec impatience. De même, les événements que les enfants des classes populaires et des familles pauvres trouvent excitants – comme manger une pizza ou un gâteau acheté en boulangerie, ou participer à une fête avec des membres de la famille élargie – ne semblent pas avoir d’importance pour Garrett.

35Certains jours, Garrett est épuisé et de mauvaise humeur :

Garrett était de mauvaise humeur… Le père de Brian l’a déposé à 20 h 20. Il est entré. Il n’a dit bonjour à personne. Il ne m’a rien répondu quand j’ai fait remarquer qu’il s’était fait couper les cheveux. Il était silencieux, distant. Il n’a pratiquement rien dit de toute la soirée. Don est rentré à 21 h 30 et a dit [au baby-sitter] : « Salut Frankie. Ça fait plaisir de te voir. » Frankie s’est levé et lui et Don se sont serré la main. Don a ensuite dit : « Salut, Garrett. » Garrett n’a pas répondu. Don a dit : « Salut, Garrett. » Garrett l’a regardé et a dit : « Salut. » Don a demandé : « Comment vas-tu, Garrett ? » Garrett a répondu : « Ça va. » Don s’est retourné et est parti dans la cuisine.

Nous avons observé un épuisement similaire chez d’autres enfants des classes moyennes. Alexander Williams, un garçon noir des classes moyennes, semblait éreinté alors qu’il se rendait de l’accueil périscolaire à la chorale du vendredi soir ; une fille noire des classes moyennes, Stacey Marshall, s’est endormie sous le séchoir à cheveux un samedi après-midi. Nous n’avons pas observé de signes comparables d’épuisement chez les enfants des classes populaires et chez les enfants des familles pauvres. Au contraire, les adultes faisaient des remarques sur leur énergie débordante.

Une enfance mise en culture : le point de vue de Spencer et Sam

36L’organisation de la vie des familles des classes moyennes autour des activités individuelles des enfants façonne l’expérience de tous les membres de la famille, y compris les frères et sœurs qui ne sont pas eux-mêmes impliqués dans ces activités. Spencer et Sam – mais surtout Sam – passent une grande partie de leur temps libre à se rendre sur les lieux où Garrett mène ses activités ou à en revenir, et à assister à ces événements (ou simplement à attendre qu’ils se terminent). Les après-midi, Sam est l’otage de l’emploi du temps de son frère. Sam rentre rapidement de la garderie, prend un goûter, puis remonte dans la voiture avec un des parents pour se rendre à l’une des activités de Garrett. Une fois sur place, généralement il se promène, redemande du goûter, joue parfois avec d’autres enfants, demande de nouveau à manger et attend la fin du jeu ou de l’entraînement. Sans surprise, son intérêt et sa patience s’épuisent bien avant la fin de l’activité. Il est fréquent que Sam ait quatre ou cinq épisodes par semaine de pleurs, de gémissements et de plaintes (en particulier lorsqu’il a faim ou est fatigué).

37Parfois, cependant, son mécontentement atteint un niveau tel qu’il « s’effondre », comme le dit sa mère. S’il n’aime pas ce qui se passe, il pleurniche bruyamment et fait ce qu’il peut pour déranger ; occasionnellement, il donne des coups de pied, crie et pleure. Par exemple, le soir où Garrett se produit au concert de printemps de son école, Sam tient environ une demi-heure, puis commence à perdre son calme. Il met à l’épreuve la patience de sa mère en refusant de rester assis ; puis, il amène ses pieds tendus à quelques centimètres du dos d’une femme assise dans la rangée devant :

Sa mère l’attrape par le bras (l’air furieux) et lui dit : « Attention à tes pieds, tu as failli lui donner un coup ! Reste assis ! » Il s’assoit pendant quelques secondes, puis bouge à nouveau ses pieds. De nouveau, elle lui attrape le bras et lui souffle : « Assis ! »

Un tel scénario d’« effondrement » semble se répéter plusieurs fois par mois. M. Tallinger adopte une approche directe, en disant à Sam d’« arrêter ». Mme Tallinger réagit généralement aux débordements de Sam avec douceur et tolérance, et elle encourage ses frères à faire preuve d’empathie (avec un succès limité).

38Sam, à quatre ans, n’a guère d’autres activités que celles de la garderie. Spencer, en revanche, a un emploi du temps qui comprend le piano, les louveteaux, le football et le baseball. Pourtant, lui aussi passe plus de temps qu’il ne le voudrait dans le rôle de spectateur. Spencer ne « s’effondre » pas comme Sam, mais il sait communiquer sa frustration. Son père a conscience, par exemple, du fait qu’« il se met en colère parce que nous devons toujours aller aux matchs de Garrett ». En fait, regarder Garrett jouer fait partie intégrante de la vie de Spencer. Lors de l’événement « Des donuts pour papa » organisé par l’école, Spencer conduit son père vers un dessin qu’il a fait. Spencer explique que le dessin, qui montre des enfants sur un terrain et des personnages sur le côté, en train de regarder le match, les représente, lui et sa famille. Le dessin s’intitule « Regarder le football ». M. Tallinger passe affectueusement sa main sur le sommet de la tête de son fils et dit : « On fait ça souvent. »

39Quand Spencer n’est pas observateur, ce sont ses performances que l’on observe. Là aussi, il doit s’adapter aux standards établis par Garrett. Spencer a beau jouer au baseball et au football, il semble moins intéressé – et moins doué – pour le sport que son aîné. Pour ses parents, c’est un problème. À plusieurs reprises, M. et Mme Tallinger (séparément) mentionnent leur inquiétude quant au manque d’intérêt relatif de Spencer pour le sport.

Don : On s’inquiète pour Spencer parce qu’il n’aime pas le sport. On a constaté qu’il était moyen. Louise et moi avons fait ce constat. Mais quand les enfants demandent : « Qu’est-ce qu’on peut faire ? », je dis : « Sortez et jouez au ballon. » En général, je ne pense pas à aller ramasser des araignées ou à faire quelque chose qui plairait à Spencer. Il s’intéresse aux sciences. Je ne pense généralement pas à ça.
Enquêteur : C’est dur.
Don : C’est le sport qui nous vient naturellement.
Enquêteur : Spencer essaie-t-il de rivaliser avec Garrett ?
Don : Il sait qu’il ne pourrait pas rivaliser avec lui. Garrett est tellement meilleur.

Spencer semble conscient, et quelque peu inquiet, de la manière dont son manque d’intérêt relatif pour le sport préoccupe ses parents, comme le suggère la note de terrain suivante :

Don dit à Spencer (comme s’il venait d’y penser) de manière interrogative (mais enthousiaste) : « Spencer, veux-tu faire partie de l’équipe de natation ? » Spencer, l’air légèrement inquiet, répond « Non » en se mordant la lèvre. Légère pause, puis son père dit « D’accord » sur un ton qui montre qu’il accepte la réponse (bien qu’il y ait un léger soupçon de déception). Spencer va [dans la cuisine] pour aller chercher son sac à dos et son père est là, à côté de lui. Spencer dit : « J’aimerais bien, mais je ne sais pas comment faire les mouvements. » Son père répond : « C’est ce qu’ils t’apprennent ; ils t’apprennent les mouvements. »

L’ensemble de l’interaction prend moins d’une minute, mais c’est une minute tendue, ou du moins elle semble l’être pour Spencer.

Compétition et conflits entre frères et sœurs

40L’infériorité relative de Spencer au niveau sportif influence sa relation avec Garrett. Parfois, il fait tout son possible pour identifier les domaines dans lesquels son frère aîné n’est pas performant. Par exemple, une après-midi, alors que Garrett et un enquêteur font des paniers de basket dans l’allée, Spencer fait cette observation :

« Garrett n’est pas vraiment bon au basket. Pas vraiment. » Garrett réfute immédiatement l’affirmation de Spencer en disant : « Ah oui ? Je suis meilleur que toi. » Spencer semble l’ignorer. Le commentaire de Garrett le laisse indifférent. Il continue : « Je veux dire, ce n’est pas ce qu’il fait de mieux. Ce n’est pas le meilleur joueur. » Garrett semble un peu plus irrité par les commentaires de Spencer et dit avec un calme défensif : « Ah oui ? C’est pour ça que j’ai pris plein de rebonds dans le match. Plus que n’importe qui en cours de gym. » Spencer énonce de façon factuelle : « Je dis que ce n’est pas le jeu où tu es le meilleur. »

Spencer se vante aussi périodiquement de son appartenance au programme pour élèves à haut potentiel intellectuel de l’école. Garrett, malgré deux tentatives, n’a pas atteint le seuil de 125 de QI fixé par le programme (il a obtenu 119). Lorsque Spencer a été qualifié, Garrett a manifesté une grande détresse, et versé beaucoup de larmes. De son côté, Garrett saisit parfois les occasions de mettre en avant sa supériorité. Pendant une leçon de piano, par exemple, il se lance délibérément dans le morceau que Spencer doit interpréter lors d’un prochain récital de piano, sachant qu’il le joue mieux que son frère, et sachant que Spencer peut l’entendre jouer :

Garrett : Je sais jouer…
Professeur de piano : Arrête. (Garrett continue à jouer.) Arrête de jouer ce morceau. Ça l’ennuie de ne pas pouvoir jouer aussi vite. (Garrett continue à jouer et sourit.) Tu lui voles la vedette. (Garrett joue toujours.) Je ne veux plus que tu le joues. (Garrett arrête.)

41Malgré ce genre de rivalité, la relation entre Spencer et Garrett est souvent amicale. Garrett peut se montrer serviable :

Garrett a sorti un cahier d’exercices et regarde les problèmes de mathématiques qui y figurent… Spencer dit : « Garrett, je ne comprends pas comment faire. » Garrett dit calmement : « Bon, laisse-moi voir ça. » C’est un problème d’addition. Garrett dit : « Combien font soixante-quinze plus quatre-vingt-dix-neuf ? » Spencer roule des yeux et dit : « Je ne sais pas. Je n’arrive pas à faire l’addition dans ma tête ! » Il semble légèrement agacé, comme incrédule, par la question de Garrett. Garrett pose le cahier près du coin de la table pour que Spencer puisse le voir, et dit lentement : « Ok, que font neuf et cinq ? » Spencer : « Neuf et cinq… euh, quatorze. Ça je sais. » Garrett écrit les nombres et dit : « Et tu mets la retenue là », et il montre où on porte la dizaine. Il continue : « Maintenant, combien font un, plus sept, plus neuf ? » Spencer marque une pause et dit : « Dix-sept. » Garrett écrit le chiffre. Don traverse la cuisine à grands pas alors que Garrett rend le cahier à Spencer. Don demande avec méfiance : « Qu’est-ce qui se passe ici ? » Garrett répond tranquillement : « Je lui ai montré un truc. »

En revanche, Spencer ne semble pas pouvoir établir une relation fructueuse avec Sam. Les deux se chamaillent fréquemment et parfois violemment.

Spencer se met soudain à crier depuis le salon : « Arrête ! Arrête ! Laisse-moi tranquille ! » Sam se met à gémir. J’entends une porte claquer lourdement à l’étage, puis Louise descend les escaliers bruyamment. Elle entre dans le salon et demande : « Qu’est-ce qui se passe ici ? » Spencer explique : « Il n’arrête pas de me suivre partout ! » Louise dit, avec une irritation croissante : « Je me fiche qu’il te suive. » Elle dit d’un ton accusateur : « Tu suivais Garrett quand tu avais son âge ! Tu n’as aucune excuse pour agir comme tu le fais. Tu n’as aucune excuse. »

Les disputes de ce genre sont courantes et sont généralement résolues par une tierce partie. L’un ou l’autre des parents intervient et recadre l’un des deux garçons, ou les deux.

42Les enfants Tallinger, comme beaucoup de leurs camarades des classes moyennes, expriment franchement leurs préférences au sein de la fratrie. Les références au fait de « détester » un membre de la famille sont courantes et ne suscitent aucune réaction particulière, que ce soit de la part des autres enfants ou des adultes. Par exemple, un soir, Spencer et Sam sont en train de jouer au softball dans le jardin avec leur jeune baby-sitter, Frankie (et un enquêteur) :

Spencer demande à Sam qui il déteste le plus. Sam répond Garrett. Spencer dit à Sam de faire semblant de frapper [avec la batte] la tête de Garrett. Frankie dit : « Sam, tu m’as dit que c’était Spencer que tu détestais le plus. » Spencer répète : « Fais comme si c’était la tête de Garrett ».

Les manifestations ouvertes d’hostilité entre frères et sœurs dans les familles des classes moyennes que nous avons observées n’ont pas d’équivalent réel dans les foyers des classes populaires et des familles pauvres. Dans ces familles, il y a clairement de l’agacement entre frères et sœurs, mais nous n’avons jamais entendu de déclarations franches, voire désinvoltes, de haine, comme c’était souvent le cas dans les foyers des classes moyennes. De même, le modèle, fréquent dans les classes moyennes, de conflits bruyants entre frères et sœurs résolus par l’intervention d’un adulte n’est pas courant dans les familles des classes populaires et les familles pauvres. Dans ces dernières, les conflits entre frères et sœurs sont à la fois moins bruyants et moins susceptibles de se produire dans un contexte où un adulte est présent.

La moindre importance de la famille élargie

43La vie sociale de la famille Tallinger s’organise principalement autour des activités des enfants et du travail des parents, plutôt qu’autour des contacts avec la famille élargie. Ce faible investissement dans les relations avec la famille élargie contraste fortement avec les modèles que nous avons observés dans les familles des classes populaires et les familles pauvres, où des liens sociaux extrêmement forts entre membres de la famille sont fréquents. Dans les familles des classes populaires et les familles pauvres, les parents parlent quotidiennement avec leurs frères et sœurs et leurs propres parents. Les cousins jouent ensemble plusieurs fois par semaine. Les Tallinger voient la mère de Mme Tallinger, qui vit à quelques minutes de là, au moins une fois par semaine, mais ne rendent visite à la mère de M. Tallinger, qui vit à environ une heure et quart de route, que lors des grandes fêtes (M. Tallinger voit sa mère plus fréquemment – environ une fois par mois, lorsque son travail le conduit dans la région).

44On n’impose ni à Garrett ni à Spencer de renoncer à une activité organisée pour passer du temps avec des parents, même ceux qu’ils ne voient que quelques fois par an. Lorsque des conflits d’emploi du temps surviennent, les enfants sont autorisés, comme l’explique Mme Tallinger, à « choisir » où ils veulent passer leur temps. Ainsi, lorsque les Tallinger organisent une fête en plein air pour la remise des diplômes universitaires du seul neveu de M. Tallinger, une fête à laquelle participe toute la famille de M. Tallinger (c’est-à-dire sa mère, ses sœurs, ses nièces et ses neveux), Garrett ne prévoit pas d’y assister.

Louise explique : « Il va aller au baseball pendant une demi-heure, puis il ira avec les Heath à son match de football, et ensuite ils le conduiront à son match de football inter-comtés. »… Don, avec un profond soupir de frustration, dit : « Nous n’irons à aucun des matchs. » Enquêteur : « Comment avez-vous choisi entre le baseball et le football ? » Don répond : « Le football a la priorité. N’est-ce pas, Garrett ? » Garrett, debout au milieu de la cuisine, acquiesce.

45Pour Garrett, jouer au football « a la priorité » sur le temps passé avec des membres de la famille, mais les Tallinger sont néanmoins attachés à leur famille. Mme Tallinger et sa mère se parlent au téléphone au moins trois fois par semaine ; Nana (la mère de Mme Tallinger) assiste fréquemment aux activités scolaires des enfants, et elle a une clé de la maison des Tallinger. M. Tallinger, comme nous l’avons mentionné, rend régulièrement visite à sa mère, et sa famille élargie se réunit pour toutes les grandes fêtes. Garrett a un cousin de son âge qui vit à seulement vingt minutes de chez lui. Selon Mme Tallinger, Garrett et ce cousin passent des moments « formidables » lorsqu’ils sont ensemble – mais ils ne se voient que lors des grandes fêtes. Pour les Tallinger, le temps passé avec la famille élargie n’est pas sans importance ; il est simplement moins important que le sport.

L’argent : toujours présent, jamais mentionné

46En plus de consacrer au sport une large partie du temps de la famille, les Tallinger y consacrent aussi de larges sommes d’argent. Les activités de Garrett sont onéreuses. Le football coûte 15 dollars par mois, mais il y a ponctuellement des dépenses supplémentaires plus importantes. Les nouvelles tenues d’échauffement, les chaussettes et les chemises de l’équipe de football de Forest ont coûté 100 dollars aux Tallinger. Les leçons hebdomadaires de piano coûtent 23 dollars par enfant. Le stage de tennis coûte 50 dollars ; le programme d’hiver de basket-ball, 30 dollars. Il est coûteux aussi pour la famille de se rendre à des tournois à l’extérieur de l’État et d’y passer la nuit. Les frais pour les camps d’été de Garrett peuvent varier ; certains ont coûté 200 dollars par semaine. Lorsque, à notre demande, Mme Tallinger fait la somme des frais d’inscription, du coût des tenues, de l’équipement pour les activités, des inscriptions aux camps et des dépenses d’hôtel pour une année, elle indique que, pour Garrett seulement, les dépenses dépassent 4 000 dollars par an, un chiffre comparable à celui que déclarent d’autres familles des classes moyennes5.

47Ces questions de coûts ne sont pas évoquées devant Garrett, Spencer ou Sam. En fait, les questions d’argent, quelles qu’elles soient, sont rarement mentionnées dans la maison des Tallinger. Par exemple, au moment de signer le formulaire pour les photos de baseball, M. Tallinger demande à Garrett sa taille, son poids, sa position et son numéro d’équipe. Il prévoit de commander neuf cartes à collectionner, mais lorsque Garrett répond : « L’année dernière, c’était douze », M. Tallinger (sans faire de commentaire) modifie le formulaire et inscrit un montant de 11 dollars, sans le mentionner.

48Vers la fin de l’enquête, les Tallinger connaissent de graves difficultés financières. Des problèmes de trésorerie dans l’entreprise pour laquelle ils travaillent entraînent des irrégularités dans le versement du salaire des deux parents. Celles-ci entraînent à leur tour des retards dans le paiement du prêt pour leur maison, comme le révèle Mme Tallinger dans un entretien :

Je veux dire, on a eu 7 000 dollars de pénalités sur notre emprunt. Pour avoir été en retard… Et la raison pour laquelle nous sommes en retard est que notre compagnie ne peut pas nous payer.6

Les problèmes financiers préoccupent beaucoup les deux parents ; M. Tallinger reconnaît qu’il en perd littéralement le sommeil. Pourtant, rien n’est dit aux enfants. Mme Tallinger, qui se souvient de l’anxiété qu’elle ressentait, enfant, lorsque les chèques de pension alimentaire de son père n’arrivaient pas ou arrivaient en retard, essaie d’épargner à ses fils des préoccupations similaires. Elle fait cependant savoir aux enfants que certains types de vacances, comme Disney World, sont coûteux et que toutes les vacances en famille nécessitent de prévoir d’économiser. Mais le manque éventuel d’argent n’est jamais évoqué lorsque la famille discute d’une sortie au fast-food, lorsqu’il s’agit de l’inscription à une équipe sportive, lorsqu’un rendez-vous chez le dentiste est prévu ou lorsque des dispositions sont prises pour assister à un tournoi de football hors de l’État. En ne mentionnant pas les soucis d’argent, les Tallinger et d’autres parents des classes moyennes transmettent un sentiment subtil de légitimité à leurs enfants. Garrett et ses camarades ne se voient jamais refuser la participation à une activité en raison de son coût. Comme je l’explique dans les chapitres suivants, c’est le contraire qui se produit dans les familles des classes populaires et les familles pauvres, qu’elles soient blanches ou noires. Les questions financières sont discutées ouvertement et presque constamment, et les enfants sont bien conscients de ce que leurs parents peuvent se permettre ou non d’acheter.

49Bien entendu, les enfants des classes moyennes comme les garçons Tallinger ne sont pas insensibles aux différences économiques. Mme Tallinger sait que ses fils admirent les maisons plus grandes et plus riches de certains des garçons de l’équipe de football de Garrett :

Nous ne faisons pas semblant d’être riches. Quand ils vont dans la maison de certains de leurs petits camarades, [elles sont] très différentes des nôtres. (Rires.) Et il y a cette maison, la maison des Jennings, qu’ils aiment beaucoup. Ils peuvent voir que c’est une plus grande maison. Avec des téléviseurs grand écran. Je veux dire, ils voient que les gens vivent différemment d’eux. Mais ils vont aussi chez d’autres personnes et voient qu’il y a des différences dans l’autre sens.

50Garrett a une raison supplémentaire d’avoir un sentiment de privation relative. La plupart de ses amis du football fréquentent une école privée, et Garrett lui-même y est allé pendant un an. Mais comme les Tallinger ne pouvaient pas se permettre d’envoyer trois enfants dans une école privée, ils ont inscrit Garrett à l’école publique locale. À la fin de l’enquête, lorsque nous avons demandé à Garrett, lors d’un entretien, quel changement il ferait dans sa famille s’il avait le pouvoir de changer une chose seulement, il a répondu : « Avoir plus d’argent pour pouvoir aller dans mon ancienne école. »

51Ainsi, bien qu’il vive dans une maison de 250 000 dollars avec piscine, que ses parents gagnent plus de 175 000 dollars par an et qu’il soit régulièrement inscrit à des activités qui coûtent des milliers de dollars à la famille, Garrett est gêné par ce qu’il perçoit comme un manque de richesse. De son point de vue, la capacité financière de ses parents est limitée parce qu’elle n’englobe pas ce qu’il souhaite ardemment, à savoir retourner à l’école privée. Pour lui, il est acquis que ses parents peuvent se permettre de payer les vêtements, les courses, les fast-foods, la voiture, les rendez-vous médicaux et diverses activités pour leurs enfants. De fait, lorsque le dentiste lui offre une brosse à dents gratuite, il la refuse. Pour Garrett, de telles dépenses font tout simplement partie de sa vie ; ce sont des droits (impossibles à remettre en question). Il n’imagine même pas – il ne le peut pas – que, pour les enfants des classes populaires ou des familles pauvres, ces mêmes objets et ces mêmes opportunités qui, pour lui, vont de soi, sont considérés comme des privilèges (impossibles à obtenir).

Acquérir des compétences pour la vie

52Si les enfants des classes moyennes peuvent penser que leur « droit » à participer à diverses activités va de soi, leurs parents sont, quant à eux, bien conscients des avantages que ces activités procurent à leurs enfants. M. et Mme Tallinger sont tous deux convaincus que le sport permet aux enfants d’apprendre des leçons de vie essentielles, comme de savoir « quand c’est l’entraînement et quand il faut jouer pour de vrai », comme l’explique Mme Tallinger lors d’un entretien. M. Tallinger, notant qu’il est « bon d’avoir l’esprit de compétition », ajoute :

On peut appliquer tous les clichés que l’on veut. Mais quand on est le héros, on en tire toute la satisfaction du monde ; et quand on est le mouton noir, on découvre vite qui sont ses vrais amis7… J’ai trouvé très peu d’autres activités où l’on peut faire cette expérience aussi directement.

Les jeunes athlètes gagnent en maturité plus rapidement :

Je pense que cela te rend plus fort mentalement. Alors, quand les choses ne se passent pas comme tu le voudrais, tu as la capacité de te ressaisir ou d’aller chercher au fond de toi, peu importe ce dont il s’agit, et de redoubler d’efforts sans chercher d’excuses.

Ils apprennent aussi à fonctionner en équipe :

Donc, tu apprends à jouer en équipe… Son entraîneur de football est fantastique, il les sermonne. Si notre équipe marque un but, c’est toute l’équipe qui marque le but, et si on se prend un but, c’est toute l’équipe qui laisse entrer le but, pas un gars tout seul. Et ils ont tous l’air d’accepter cette manière de voir les choses et de s’y plier.

53Enfin, des enfants de neuf ou dix ans qui jouent dans des équipes sportives en club apprennent à accomplir des performances en public, devant des adultes, y compris des étrangers8. Comme les enfants s’observent régulièrement eux-mêmes, et observent aussi les autres membres de l’équipe, réussir ou échouer, un processus d’évaluation fondé sur les performances s’installe petit à petit. De même, ils apprennent progressivement à s’exposer au regard du public. Pendant les entraînements, les spectateurs sont principalement des mères de famille qui alternent entre discuter entre elles et observer ce qui se passe sur le terrain ; les commentaires depuis les gradins restent discrets. Pendant les matchs, en revanche, le comportement des parents change. L’accent est mis beaucoup plus nettement sur l’importance des performances des enfants. Les encouragements se mêlent aux conseils explicites – et aux critiques – comme le montre cet extrait d’un enregistrement réalisé lors d’un match de football inter-comtés (les intervenants sont M. Tallinger et les pères de deux autres joueurs) :

– Garrett, garde le ballon !
– C’est ça, Tom !
– Garrett ! Regarde derrière toi !
– Garrett, allez ! Reviens en arrière.
– Tiens bon, Garrett !
– Ouais, c’est ça, c’est ça, cours Garrett, cours !
– Attention à tes pieds, attention à tes pieds !
– Paul, si tu as besoin d’une pause, demande-la !
– Bien joué, Jim !

54Les sports organisés, comme le football pour Garrett, avec leurs sélections obligatoires et leurs matchs publics, peuvent également aider à préparer les participants aux évaluations scolaires. Par exemple, des auditions sont nécessaires pour être admis dans la « chorale sélective » de l’école de quartier composé majoritairement de classes moyennes que fréquentent les enfants Tallinger. De même, les « règles du jeu » que les enfants apprennent sur le terrain de jeu peuvent être appliquées au travail scolaire. M. Tallinger se rappelle, lors d’un entretien, avoir fait cette remarque à Garrett :

La semaine dernière ou la semaine d’avant, il est venu avec les larmes aux yeux [en disant] que les devoirs étaient trop difficiles. Alors on lui a dit : « Tu sais, c’est comme un match de football. Comment tu fais, dans un match de football ? Est-ce que tu te mets à pleurer et à dire que tu ne peux pas y arriver ? Non, tu sais que ça va être difficile, alors tu redoubles d’efforts. » Après quoi, il est retourné en haut et il a fait ses devoirs.

55Bien que les parents et les enfants en soient moins conscients, les compétences acquises dans le cadre d’activités organisées continueront à être utiles lorsque, adolescents ou jeunes adultes, ils occuperont leur premier emploi. Par la manière dont elles sont organisées, de nombreuses activités auxquelles les enfants des classes moyennes participent couramment reproduisent sur certains aspects essentiels ce qui se passe sur le lieu de travail. Les enfants comme Garrett, qui rencontrent un nouveau groupe d’adultes pour chaque activité à laquelle ils s’inscrivent et qui apprennent à travailler efficacement avec eux, acquièrent une compétence professionnelle de base – la capacité à travailler sans difficulté avec de nouvelles personnes9. En revanche, les enfants des classes populaires et des familles pauvres n’ont pour la plupart jamais l’occasion de s’entraîner à ces situations professionnelles futures. La majorité des adultes qu’ils rencontrent en dehors de l’école sont des membres de leur famille immédiate ou élargie. Certains enfants des classes populaires ou des familles pauvres interagissent ponctuellement avec des voisins adultes, mais les rencontres avec des adultes dans un cadre organisé sont très rares.

56Les compétences en matière de participation à une équipe que, selon M. Tallinger, Garrett acquiert sont directement applicables à un large éventail d’environnements de travail, du service de restauration rapide aux projets de conception de haute technologie. Encore une fois, ce sont les enfants des classes moyennes, et non ceux des classes populaires ou des familles pauvres, qui ont systématiquement l’occasion d’apprendre le travail formel en équipe. De même, il est fréquent que les enfants des classes moyennes participent à de multiples activités organisées. Ils doivent donc souvent choisir une activité plutôt qu’une autre10. Savoir établir des priorités est une compétence professionnelle que les employeurs recherchent activement chez les employés potentiels.

57D’autres avantages méritent d’être mentionnés. Contrairement aux enfants des classes populaires et aux enfants des familles pauvres que nous avons observés, Garrett et ses camarades ont un horizon plus large et sont exposés à des expériences typiquement adultes, comme la délivrance de documents d’identité avec une photo. Ces cartes doivent être signées par leur titulaire, ce qui accroît l’excitation et le sentiment de pouvoir des garçons :

Garrett est le quatrième garçon à signer. L’homme [responsable des cartes d’identité avec photo] l’appelle : « Garrett ! » Puis il pointe un endroit et dit : « Signe ici, là où c’est écrit “signature du joueur”. » D’autres garçons se pressent autour de lui pour le regarder. Un garçon dit : « Écris Donald » (le nom complet de Garrett est Donald Garrett Tallinger, comme son père), mais Garrett l’ignore. Il signe Garrett Tallinger.

58L’équipe de football inter-comtés se rend à des tournois à l’extérieur de l’État ; les joueurs séjournent dans des hôtels et mangent dans des restaurants ; pendant les matchs, ils affrontent des enfants qu’ils n’ont jamais rencontrés auparavant. Les amis et les connaissances de Garrett sont tout aussi mobiles. La chorale sélective de l’école se produit dans le Midwest, le groupe artistique du collège se rend en Europe, et les camarades de classe prennent l’avion sur des lignes commerciales pour participer à des camps d’été à thème. Dans l’ensemble, Garrett, dix ans, et ses camarades des classes moyennes voyagent plus fréquemment et parcourent plus de distance que ne le font la plupart des adultes des classes populaires ou des familles pauvres.

59Les expériences et les compétences que des enfants comme Garrett acquièrent grâce à leur participation à des activités sont renforcées par les stratégies éducatives de leurs parents à la maison. Les parents de Garrett lui ont appris, ainsi qu’à ses frères, à serrer la main des hommes adultes qu’on leur présente. Ils disent explicitement à Sam lorsqu’il serre la main d’un homme de « le regarder dans les yeux ». Les Tallinger eux-mêmes ont l’habitude de regarder leurs fils dans les yeux lorsqu’ils leur parlent, et ils attendent le même comportement de la part de chacun de leurs garçons. Ils s’efforcent également de renforcer la notion de responsabilité à l’égard d’autrui. Lorsque Garrett envisage d’abandonner le saxophone, Mme Tallinger l’incite à mettre en balance son désir et ses obligations envers les autres membres de son groupe. Garrett décide de ne pas abandonner.

60M. et Mme Tallinger enseignent également par l’exemple – tous deux lisent. Ils lisent régulièrement le journal (qui est souvent étalé sur la table de la cuisine) et Mme Tallinger, en particulier, a souvent un roman en cours. Les deux parents utilisent le raisonnement et l’argumentation comme principal mécanisme de contrôle social11. Ils répondent souvent aux questions par d’autres questions et, dans la mesure du possible, guident les enfants dans chaque situation plutôt que de se montrer directif.

61Tout comme les activités au sein d’organisations extérieures, ces pratiques domestiques contribuent au développement de compétences qui s’accordent particulièrement bien avec les comportements et les attentes en milieux professionnel et institutionnel. Ainsi, dans leurs expériences quotidiennes, les enfants des classes moyennes non seulement acquièrent toute une série de compétences importantes pour la vie, mais ont aussi des occasions répétées de les mettre en pratique. Leurs homologues des classes populaires et des familles pauvres, en revanche, ne participent généralement pas à des activités organisées et ne grandissent pas dans des foyers où l’on prône une approche de l’éducation des enfants qui s’accorde parfaitement avec les pratiques et les valeurs des institutions dominantes de la société.

La famille frénétique

62Au xixe siècle, les familles se réunissaient autour de l’âtre. Aujourd’hui, le centre de la maison dans les classes moyennes est le calendrier – les foyers des classes moyennes que nous avons visités disposent généralement d’un grand calendrier mensuel en papier blanc, accroché au mur au-dessus ou à côté du téléphone de la cuisine. Les activités programmées, payées et organisées pour les enfants sont notées (parfois au stylo de couleur) dans des espaces libres de douze centimètres carrés situés sous chaque jour. Mois après mois, les enfants sont occupés à faire du sport, de la musique, du scoutisme, ou des activités de jeu pour les plus petits [play groups]12. Et leurs parents sont occupés, avant et après le travail, à les emmener à ces activités et à les en ramener. Parfois, pour les classes moyennes, la maison semble n’être guère plus qu’un lieu où ses occupants attendent pendant les brèves périodes entre deux activités.

63Le modèle que nous avons observé chez les familles des classes moyennes comme les Tallinger, qui consiste à faire participer les enfants à de nombreuses activités organisées et à adapter la vie familiale à ces activités, ne cadre pas parfaitement avec les approches sociologiques existantes. Quand les chercheurs en sciences sociales essaient de déterminer les facteurs dominants qui façonnent la vie des enfants, ils sont souvent en quête de déterminants uniques – ils espèrent pouvoir mettre en évidence, par exemple, l’importance primordiale du revenu ou de l’éducation. Nous avons cherché avec insistance des éléments causaux clés, mais dans les douze familles que nous avons observées de près, ce que nous avons trouvé, c’est un ensemble de pratiques ou de stratégies liées de diverses manières à des cultures de classe. Chez les membres des classes moyennes, l’emploi du temps très chargé des enfants et de leurs activités n’est pas directement imputable à une seule dimension de leur vie, comme le revenu familial, le niveau d’éducation ou la situation professionnelle des parents, le type de quartier, la taille de la famille ou la composition par genre, ou encore les préférences des parents en matière de loisirs. Et, au moins dans le cas des Tallinger, l’importance accordée par la famille aux activités organisées ne traduit pas un effort de la part des parents pour reproduire leurs propres expériences d’enfance. La mère de M. Tallinger l’a élevé seule à partir de ses quatre ans. Lorsqu’il était enfant, il jouait à l’extérieur pendant de longues périodes, souvent à des jeux « improvisés », avec d’autres garçons du quartier. Mme Tallinger a elle aussi grandi dans une famille monoparentale. Enfant, elle avait de longues périodes de temps non structuré, qui n’ont laissé place à des activités organisées que lorsqu’elle est devenue plus âgée.

64En outre, ni les avantages ni les coûts des stratégies que je qualifie de mise en culture concertée ne semblent être pleinement compris par les parents. Par exemple, l’adéquation étroite entre les compétences acquises par les enfants lors des matchs de football ou des récitals de piano et celles dont ils auront un jour besoin dans des postes d’employés ou de professions supérieures passe inaperçue. De manière similaire, le fait que les enfants des classes moyennes aient du mal à s’adapter à un temps non structuré et qu’ils aient souvent du mal à nouer des liens profonds et positifs avec leurs frères et sœurs sont des coûts largement méconnus de la mise en culture concertée. Il en va de même pour la façon dont l’emploi du temps d’un enfant domine le temps familial, en particulier au détriment de celui de ses frères et sœurs plus jeunes. Bien sûr, les parents se plaignent parfois de ces emplois du temps surchargés. Ils peuvent également remarquer qu’eux-mêmes n’avaient pas de telles attentes à l’égard de leurs parents. Mais les parents des classes moyennes considèrent comme évident le fait qu’il leur incombe de développer les talents de leurs enfants, notamment par le biais des activités organisées.

65Il se peut que l’on comprenne mal la manière dont l’approche des classes moyennes en matière d’éducation des enfants se conjugue avec l’idéologie dominante de notre société, ce qui rend littéralement impensable l’idée qu’une enfance de classes moyennes puisse ne pas être optimale. Pourtant, comme le montrent les chapitres suivants, l’approche de l’éducation des enfants prônée par les parents des classes populaires présente de vrais avantages pour les enfants.

Notes de bas de page

1 Des données nationales récentes suggèrent également que les enfants de parents très instruits ont des activités plus organisées et des horaires plus chargés. Voir notamment Sandra L. Hofferth et John F. Sandberg, « Changes in American Children’s Time, 1981-1997 », Advances in Life Course Research, vol. 6, Children at the Millennium. Where Have We Come From, Where Are We Going?, S. L. Hofferth et T. J. Owens dir., Oxford, JAI Press, 2001, p. 26-47 ; ainsi que Elliot B. Weininger et Annette Lareau, « Children’s Participation in Organized Activities and the Gender Dynamics of the “Time Bind” », communication présentée lors de la conférence annuelle de l’ASA, Chicago, 2002. Il existe également un certain nombre d’enquêtes plus anciennes sur les activités de loisirs organisées des enfants, notamment l’article classique de Janet Lever, « Sex Differences in the Complexity of Children’s Play and Games », Childhood Socialization, G. Handel dir., New York, Aldine de Gruyter, 1988, p. 325-444 ; Elliot Medrich et al., The Serious Business of Growing Up, Berkeley, University of California Press, 1982 ; et Gary Alan Fine, With the Boys. Little League Baseball and Preadolescent Culture, Chicago, University of Chicago Press, 1987.

2 L’Ivy League désigne huit universités privées particulièrement anciennes et prestigieuses, synonymes d’excellence. On pourrait les rapprocher en France des grandes écoles. [NdT]

3 Il s’agit d’un sport proche du baseball. [NdT]

4 Jeu de mots avec « air mail », qui signifie courrier aérien. « Air » (aérien) et « ear » (oreille) se prononcent presque de la même façon. [NdT]

5 Voir l’article de David M. Halbfinger, « Our Towns; A Hockey Parent’s Life: Time, Money and Yes, Frustration » (The New York Times, 13 janvier 2002, p. 29), dans lequel les parents déclarent dépenser près de 6 000 dollars par an rien que pour le hockey.

6 Comme de nombreux autres ménages américains, les Tallinger avaient accumulé des dettes et disposaient d’économies limitées. Pour une discussion plus détaillée de la situation financière des Tallinger (ainsi que des familles Yanelli, Driver et Greeley), voir la thèse de Patricia Berhau, Class and the Experiences of Consumers: A Study in the Practices of Acquisition, thèse de doctorat, Temple University, 2000.

7 En anglais, Don dit : « quand tu es le héros […] quand tu es le bouc […] », selon le proverbe nord-américain « du héros au bouc » (from hero to goat), utilisé pour décrire le changement brutal de statut que peuvent connaître les héros déchus, qui deviennent des boucs émissaires. [NdT]

8 Voir l’article de Gai Ingham Berlage, « Are Children’s Competitive Team Sports Teaching Corporate Values? » (Arena Review, no 6, 1982, p. 15-21), pour une enquête auprès des pères d’enfants faisant partie d’équipes de compétition, qui impliquent des déplacements, de hockey et de football. Les pères ont exprimé la conviction que la participation de leur fils augmentait le « travail d’équipe » et « l’autodiscipline ». Pourtant, l’impact réel sur leur carrière professionnelle n’est pas clair, et une enquête sur les athlètes universitaires par James L. Shulman et William G. Bowen, The Game of Life. College Sports and Educational Values (Princeton, Princeton University Press, 2001), remet en question certaines de ces hypothèses sur les effets à long terme de la participation sportive.

9 Voir Melvin L. Kohn et Carmi Schooler dir., Work and Personality. An Inquiry into the Impact of Social Stratification, Norwood, Ablex, 1983.

10 Peut-être parce qu’ils sont conscients de cet état de fait, les organisateurs des équipes de football inter-comtés demandent à leurs membres de signer un document dans lequel ils s’engagent à faire de cette activité leur priorité.

11 Toutefois, M. Tallinger croit en la valeur de la fessée. Avec Sam, en particulier, il utilise la fessée comme une menace. Pour un examen détaillé du rôle de la discussion dans la mise en culture concertée, voir le chapitre 6.

12 Les play groups réunissent des enfants avant l’âge de la primaire pour jouer et socialiser ensemble. À la différence de la garderie, les parents sont amenés à participer, au moins par leur présence. [NdT]

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