Chapitre 5
Jouir d’être serf
p. 93-105
Texte intégral
1La question de la servitude volontaire, considérée depuis un point de vue spinoziste, donne une drôle d’impression. La servitude ? Elle est notre condition presque irrémissible. Volontaire ? La volonté, entendue dans son sens ordinaire, est l’une de ces illusions que Spinoza pulvérise méthodiquement. La question de la servitude volontaire accolerait donc en quelque sorte une trivialité et une absurdité. Pour être complet cependant, il faut ajouter que la question n’en est pas moins d’une pertinence incontestable, à laquelle en tout cas nous ne voulons pas renoncer. Une pertinence d’ailleurs faite sienne par Spinoza lui-même – on connaît cette phrase célèbre du Traité théologico-politique (TTP) où Spinoza évoque « les hommes qui combattent pour leur servitude comme si c’était pour leur salut »1.
2De cet apparent paradoxe suit une double nécessité : et celle de la préservation du sens aigu de la question, et celle de sa reconstruction conceptuelle. C’est cette reconstruction que nous voudrions entamer ici, depuis une perspective spinoziste, mais pas seulement. Nous entendons y mêler aussi de la psychanalyse. Car si nous nous laissons tenir par la servitude, c’est, pensons-nous, parce qu’il nous arrive de trouver à y jouir.
3Arrivés en ce point, il faut dire un mot de l’intention générale de notre propos. Nous entendons ici poursuivre l’extension du spinozisme par les sciences sociales ; en l’espèce, lui adjoindre la psychanalyse – et peut-être envisager l’hypothèse d’un freudo-spinozisme, comme il y eut jadis un freudo-marxisme. Et, inversement, si nous pensons qu’il y a lieu de retourner à la psychanalyse, il ne s’agit certainement pas de la reprendre à l’identique, mais bien de la réviser sensiblement, puisque, depuis le signifiant-maître du phallus jusqu’aux supposés diktats du « nom du père » ou de « l’ordre symbolique », nous savons maintenant assez dans quel type de conclusions douteuses la psychanalyse s’est maintes fois fourvoyée. Cette révision, nous croyons que les concepts spinozistes sont les plus à même de nous y aider, et de nous y aider d’une manière qui permette de tenir les deux bouts de la chaîne, à savoir d’une part les structures sociales, génératrices des rapports de pouvoir ou de domination, et d’autre part les points profonds par lesquels certains de ces rapports nous attrapent – même si ce sont surtout de ces prises psychiques que nous allons parler ici.
4Même sous cette restriction, il s’agit d’une gageure. C’est qu’avant d’énoncer la moindre thèse, il nous faut poser les bases conceptuelles de notre hybridation du spinozisme par la psychanalyse (ou l’inverse).
Conatus, pulsion, objet-a
5En tout cas, le commencement ne peut être que spinoziste : c’est le commencement du conatus. Dans une formule extrêmement évocatrice, Laurent Bove en dit qu’il est « un désir sans objet »2. Si la formule est parlante, elle n’est pas non plus sans poser de problèmes. Peut-on concevoir un désir sans objet ? La définition 1 des affects nous convainc que non : « Le désir est l’essence même de l’homme en tant qu’on la conçoit comme déterminée, par l’une quelconque de ses affections, à faire quelque chose »3. À strictement parler, le désir ne se conçoit pas hors d’une quelconque affection telle que cette essence-conatus s’en trouve déterminée-transitivée en quelque poursuite.
6Mais transitivé vers où, et sous le coup de quelles affections ? C’est l’histoire du mode et de ses rencontres qui répondra à ces questions. Or, cette histoire connaît un moment hautement singulier : la naissance. La naissance n’est évidemment pas une origine au plein sens du terme. Elle n’en est pas moins, pour le mode, l’entrée dans un régime d’existence radicalement autre. L’intensité extrême des affections en quoi consiste cette expérience va laisser dans le corps des traces indélébiles, des marquages (vestigia) qui, évidemment recouverts ou modifiés par les affections ultérieures, n’en persisteront pas moins pour toute la vie. La psychanalyse distingue cette singularité expérientielle radicale, faite d’affections d’une intensité qui n’aura plus d’équivalent dans la suite de l’existence du mode, et dont les vestigia propres vont soutenir et préorienter toute la construction vestigiale ultérieure.
7Or, ce que nous dit aussi la psychanalyse, c’est que cette expérience est totalement effrayante. Avant de reformuler sa théorie de l’angoisse, Freud accordera à Otto Rank que la naissance est un traumatisme, peut-être le traumatisme par excellence, et qu’elle est le lieu d’une angoisse originaire. La naissance est en effet cette expérience atroce d’être brutalement arraché à une condition de plénitude et même de complétude, évidemment imaginaires, mais éprouvées comme telles, pour être précipité dans cette condition nouvelle où, pour la première fois, le mode se découvre mode fini, au comble de l’impuissance et de la dépendance (Éthique, IV, 3 et 4) – sous une forme paroxystique. Bien sûr, ces énoncés s’appliquaient déjà à la condition fœtale, mais recouverts par une expérience qui en opérait le renversement imaginaire à peu près complet : plénitude, complétude, absence même de problématisation de la persévérance. C’est cette imagination qui d’un coup se trouve retournée, qui plus est en son contraire abyssal, au moment de la naissance. La première expérience par le mode de sa propre finitude prend la forme dramatique que Freud nommera Hilflosigkeit – état de détresse. À l’homéostasie a-problématique succède brutalement la terrible morsure de la persévérance, comme problème nouveau à résoudre urgemment, sous la menace de la mort. Le tout enveloppé d’un sentiment d’effroyable déréliction, de perte sans nom. Et précisément, c’est bien parce qu’elle est sans nom possible que Lacan donnera à cette incernable chose perdue le nom par défaut d’objet-a. L’objet-a est la chose sans contour, sans définition possible, antérieure à toute signifiabilité et à toute figurabilité, mais dont l’expérience de l’avoir perdue dans le traumatisme de la naissance est hors de doute. Le spinozisme a un affect particulier pour dire la perte, pour dire « cette tristesse en tant qu’elle concerne l’absence de ce que nous aimons » (Éthique, III, 36, scolie) : c’est le desiderium. Le traumatisme de la naissance, c’est ce desiderium majuscule, le desiderium princeps sous l’égide duquel toute l’existence humaine va désormais se trouver.
8Le point ici ne manque pas d’importance. On tient généralement spinozisme et psychanalyse pour foncièrement incompatibles du fait que le spinozisme affirme la pleine positivité du désir et le caractère entièrement imaginaire de l’idée de privation, quand la psychanalyse semble poser la centralité du manque. Nous voyons qu’il n’y a aucune incompatibilité : par le truchement d’une démarche génétique, le manque peut parfaitement être réengendré comme une production pleinement positive de l’imagination. Laurent Bove, de longue date, avait déplié ce retournement4, nécessairement produit par l’expérience objectale et qui installe le désir vécu dans un imaginaire téléologique et finaliste, dominé par l’idée – mais inadéquate – du manque (du desiderium).
9Or, corrélative du traumatisme de la naissance, cette installation dans l’imaginaire du desiderium est originaire, dramatique, et son pli définitif. Conformément au mécanisme réactionnel du conatus énoncé dans l’Éthique III, 28, tout l’effort du mode pour restaurer sa joie l’oriente vers la récupération de la chose perdue. Mais quelle chose ? Que rechercher ? Quoi poursuivre ? Nul ne le saura jamais, puisque la chose en question, l’objet-a, est un indéfinissable radical. La condition humaine, aussitôt qu’elle est marquée par le desiderium princeps, devient la poursuite opiniâtre mais d’elle ne sait pas quoi, poursuite nécessairement vaine et sans autre terme que la mort, qui seule arrête l’élan du conatus – et l’arrêtera insatisfait. Nous saisissons ici le premier état déterminé postnatal du conatus, un état prédéterminé en fait, ou sous-déterminé, puisque certes il est poursuite, mais poursuite d’un quelque chose intrinsèquement flou : poursuite de l’objet-a. Le conatus sous-déterminé comme poursuite de l’objet-a, c’est ce que Lacan appelle le Désir, mais avec un « D ». Pour devenir vraiment désir, cette fois avec un « d », le conatus a besoin d’un complément de détermination qui le transitive vers des objets pleinement spécifiés, mais dont la poursuite sera comme préorientée par la poursuite semi-générique de l’objet-a. Le traumatisme de la naissance est donc cette expérience particulière qui explique génétiquement qu’on ne passe du conatus au désir (« d ») que par l’intermédiaire du Désir (« D »). Derrière tout désir (« d »), il y a le Désir (« D »). Au-dessus de tout objet empirique désiré, il y a l’ombre portée de l’objet-a. Le Désir (« D »), nous disons qu’il est la pulsion. Et la joie particulière trouvée dans les objets, mais inhérente à l’ombre portée de l’objet-a, nous disons qu’elle est la jouissance.
10La pulsion est donc l’état pré-transitivé du conatus : pré-transitivé en poursuite de l’objet-a. Nous voyons qu’ainsi redéfinie, la pulsion, contrairement à ce qu’en dit Freud, n’a rien d’essentiellement sexuel : elle est l’effort de la persévérance tel qu’il a reçu un commencement, ou une esquisse d’orientation – l’orientation du desiderium princeps à réparer. Il faudra reconstituer ailleurs la place spéciale du sexuel dans la psyché humaine – mais ce n’est pas ici notre propos.
11Quant à la jouissance, elle est ce plus-de-joie ajouté à toute joie objectale, ou plus exactement à tout affect objectal pourvu que, de quelque manière, le sujet sente vibrer l’objet-a dans l’objet empirique. La jouissance, c’est la part spéciale, mais diffuse et incernable comme telle, qui vient de ce que dans tout objet désiré nous plaçons de l’objet-a. Ce placement est ce qui caractérise fondamentalement le régime du désir humain (« d »), régime de la lieutenance5 généralisée. Car incapable, par construction, de poursuivre l’objet-a lui-même, puisque nous ne savons pas ce qu’il est, le conatus ne va plus cesser de s’effectuer comme désir (« d ») qu’à chercher, dans le monde, des objets qui pourraient tenir lieu d’objet-a – et de fait c’est bien ainsi qu’on désire : en croyant confusément retrouver de l’objet-a dans tout objet, et en en retrouvant vraiment d’une certaine manière, mais d’une manière dont on ne sait pas en quoi elle consiste, sinon qu’elle donne lieu à ce plus-de-joie mystérieux, que nous ajoutons, à quelque degré, à toute joie d’objet, et parfois même – c’est là le retors de la jouissance – à des tristesses d’objet.
Jouissance et servitude
12Voilà donc le nucléus de notre construction. Quelque chose nous a été imaginairement retiré dans le traumatisme de la naissance. Perte indubitable, mais nous ne savons laquelle. Dans cette tension s’établit l’existence humaine. Elle s’y établit, car nous sommes conatus et, sur un desiderium, nous voulons ardemment revenir. Peu importe que le desiderium princeps soit trop flou, que l’objet-a dont il est le regret n’ait ni sens ni figure : nous nous efforcerons. Ce sont les affections du dehors qui produiront les compléments de détermination et nous orienteront dans le régime de désir de la lieutenance généralisée. Des orientations illusoires, mais suivant lesquelles nous trouverons pourtant des objets de jouissance : des objets placés sous l’ombre portée de l’objet-a, offrant cette rétribution affective propre à la pulsion.
13La question est maintenant : comment la jouissance vient-elle à s’accoler à la servitude ? Non pas, car il faut en distinguer deux sens, non pas la servitude au sens de l’Éthique : ici la réponse est triviale. Mais la servitude au sens du TTP, celle qui nous diminue – parfois même selon nos propres évaluations. En ce sens-là de la servitude, comment peut-on en venir à jouir d’être serf ?
14Comment jouissance et servitude en viennent-elles à s’accoler ? Ici encore, c’est par une approche génétique que se livre l’éclaircissement. Il faut donc préciser la question : comment s’opère le premier accolement, dont les situations de servitude ultérieure pourront réactiver l’écho de jouissance ?
15Le premier accolement est porté par la nécessité de la situation originaire. Le nourrisson jeté en finitude se trouve soudain environné d’un monde extérieur incroyablement hostile (qu’on pense seulement à l’effraction de l’air dans ses poumons), alors qu’il n’a pas le premier moyen d’assurer sa survie lui-même. Son immaturité fonctionnelle radicale en fait plus une créature-pour-la-mort qu’une créature-pour-la-vie – sauf à être soutenu dans son effort de persévérance par l’aide d’un autre secourable. Or, cet autre vient à sa rencontre, c’est la « Chose près du berceau », selon l’expression très appropriée de Paul-Laurent Assoun6 : la ou les premières personnes nourricières qui le relèvent de sa panique à la fois physique et imaginaire. Littéralement, la « Chose près du berceau », première lieutenance de l’objet-a, le sauve : ce qui ne peut être sans laisser un marquage affectif indélébile. Si près de la catastrophe, cette lieutenance semble en effet le ramener à la félicité prénatale, et la rencontre de ce premier objet empirique, au voisinage immédiat de l’objet-a, reste ainsi une expérience irremplaçable : un sommet de jouissance sans pareil. Le plus-de-joie est ici gigantesque, peu importe que l’illusion soit de courte durée : l’objet-a, via cet objet-a’, semble quasi retrouvé, complétude imaginaire et homéostasie ensemble.
16Cependant, si la « Chose près du berceau » fait jouir le nourrisson, elle est aussi cette puissance incommensurable et énigmatique qui vient sur lui, qui tient sa vie entre ses mains et qui, visiblement, a des idées à son sujet – des idées a priori jugées dangereuses, comme le dehors en général. Car la catastrophe originaire a donné sa première coloration affective au monde du dehors : le nourrisson, comble de fragilité, vit dans la crainte, dans ce que Melanie Klein appelle l’angoisse persécutive7. Ainsi, pour une part, la « Chose près du berceau » sauve l’infans – ce qui le fait jouir, car c’est presque comme « du temps de l’objet-a ». Mais, pour une autre part, elle le terrorise. Le nourrisson n’a cependant pas le choix : c’est se soumettre à cette puissance effrayante autant que salvatrice, ou bien mourir. La situation originaire conjoint donc de la manière la plus intime la jouissance et l’assujettissement, elle soude leurs affects respectifs selon le mécanisme de liaison décrit dans l’Éthique, III, 14 : « Si l’esprit humain a une fois été affecté par deux affects à la fois, lorsqu’ensuite l’un des deux affects l’affectera, l’autre l’affectera aussi ». Le nourrisson atteint simultanément son point de soumission et son point de salvation. Il jouit dans le même moment où il est serf. Ça n’est donc pas l’assujettissement en tant que tel qui cause la jouissance. La jouissance d’être serf est d’abord un effet de concomitance des affections, et de liaison des affects correspondants. Plus tard, cependant, la servitude causera la jouissance, mais par la médiation de cette liaison première échogène, c’est-à-dire par l’effet d’une causalité vestigiale.
Les efforts imaginaires de la propitiation
17Mais ça n’est pas tout. L’entrée en finitude est aussi le moment où, soudain, se posent des questions. Et pas n’importe lesquelles : des questions de vie ou de mort. Car nous avons affaire à un mode fini humain, dont le câblage instinctuel défaillant est suppléé par un appareil imaginaire à mettre en activité pour s’arrimer au réel. Or, la situation postnatale est aussi un moment d’absence complète de sens. L’in-signifiance du réel, le nourrisson s’y trouve violemment confronté. Et sa survie dépend de sa capacité à trouver rapidement sens à ces corps extérieurs incompréhensibles : a priori dangereux, parfois secourables aussi. Le brouillard cognitif, non moins que les agressions physiques, est cause d’un affect d’angoisse qui ajoute à l’angoisse persécutive. Ce qu’on ne s’explique ni ne se figure est terriblement persécuteur. Pour un être aussi physiquement débile, qui n’a que l’imaginaire pour équipement, ne pouvoir se figurer ce qui l’entoure, comment s’y orienter pour en faire usage et, le cas échéant, s’en préserver, est insupportable. « La psyché », dit Freud, « tombe dans l’affect d’angoisse quand elle se sent incapable de régler une tâche approchant du dehors par une réaction correspondante »8. Et en effet : pour monter une telle réaction, il faut disposer d’une fiction qui organise la prise sur le monde. L’angoisse-persécutive-première enveloppe donc à la fois une angoisse de mort et une angoisse de sens manquant – ces deux-là également n’iront plus l’une sans l’autre. Il faudra s’en souvenir au moment de répondre à la question politique de savoir ce qui pousse les humains à s’en remettre à ce qui possiblement les tyrannise. Revivre la dislocation du sens est l’occasion d’une angoisse insoutenable, écho de celle du nourrisson, donc liée à des enjeux de vie et de mort, et appelant comme telle une réponse herméneutique d’urgence. On se livrera à qui la fournira clé en main.
18Le nourrisson, lui, l’urgence herméneutique, il ne connaît que ça. Son dynamisme conatif, exposé à la question de la persévérance, jusqu’ici pas même posée, s’exprime logiquement dans l’élaboration frénétique d’une herméneutique de survie. La panique d’abord physique du nourrisson a pour immédiat corrélat un démarrage d’urgence de l’activité de l’esprit en vue d’un montage imaginaire de fortune.
19À quoi ce premier montage herméneutique imaginaire peut-il ressembler, et sur quoi a-t-il à porter ? Dans son effort frénétique pour agencer une action de survie, le nourrisson doit se trouver des coordonnées dans un monde extérieur dont il n’a à connaître que la « Chose près du berceau ». Au moins l’identifie-t-il rapidement comme cause de sa joie-jouissance. Une joie accompagnée de l’idée de sa cause, c’est ce que Spinoza appelle « amour ». Sous l’effet de la causalité amoureuse (comme dit Laurent Bove) s’opère le retournement téléologique orientant la persévérance, puisque l’identification d’un objet cause de joie le transforme en objet à rechercher – en vecteur du désir. Selon l’Éthique III, 13, scolie : « qui aime s’efforce nécessairement d’avoir présente et de conserver la chose qu’il aime ». Dans le cas de la vie postnatale, le nourrisson s’efforcera de retrouver la « Chose près du berceau » dispensatrice du bon – confondue par métonymie avec le bon lui-même. Cette chose bonne, il faut la faire revenir et la tenir. Car la « Chose près du berceau » procure une joie immense – mais intermittente. À cet égard, les descriptions les plus frappantes du drame de la Hilflosigkeit disent toutes la centralité des affects du 2e scolie d’Éthique, III, 18 : crainte, espoir, assurance, soulagement – les descriptions de Melanie Klein tout particulièrement9, qui montrent combien le désir de sécurité est l’impératif du nourrisson. Et de fait, dans son état de dépendance, son unique question est : comment stabiliser le secours externe de la « Chose près du berceau » ? Il va s’employer à imaginer et faire ce qui dépend de lui pour l’induire à revenir auprès de lui, c’est-à-dire pour la faire agir, elle, selon ses intérêts de persévérance à lui. Induire la « Chose près du berceau » à lui apporter les moyens de sa persévérance est en effet cela seul qui dépend de sa propre puissance : son activité imaginaire automatique est donc propitiatoire, écrit Joan Riviere. C’est peut-être la toute première lecture à faire d’Éthique III, 12 : « l’âme autant qu’elle le peut s’efforce d’imaginer ce qui augmente la puissance d’agir du corps », et ici, ce qui l’augmente, c’est le retour de la « Chose près du berceau ». « Comment la faire revenir ? » : voilà d’abord ce que l’âme, autant qu’elle le peut, s’efforcera d’imaginer.
20C’est ici que nous voyons se profiler derrière la « Chose près du berceau » ce que Lacan appelle le grand Autre. Au point que Lacan peut dire que tout discours du sujet est en fait le message de l’Autre qui revient sous une forme inversée : la demande de l’Autre telle que le nourrisson se l’imagine, et au-devant de laquelle il se rend. De fait, monter une action qui sécurise le retour de la « Chose près du berceau », cela veut dire, selon Éthique III, 28 et 29, se rendre aimable pour la chose, causer sa joie. Se rendre conforme à ce qu’on croit qu’elle veut. Appeler à l’aide et pleurer étaient les premières mesures propitiatoires, rustiques, bientôt supplantées par des opérations plus élaborées, presque de gouvernementalité automatique : le nourrisson s’affaire en effet à conduire l’Autre à l’aimer, car alors l’Autre reviendra de lui-même, pour lui-même. Il lui faut donc imaginer ce qui est la norme du bon de l’Autre afin de toujours plus se conformer à ce que l’Autre pourrait désirer. L’effort imaginaire propitiatoire consistera ainsi – paradoxalement – à toujours plus s’assujettir à ce que le nourrisson se figure des attentes de l’Autre, car c’est là le moyen de retrouver la joie-jouissance procurée par la première lieutenance de l’objet-a. Cependant, l’effort à se figurer la visée de l’Autre est une gageure. Ce que l’Autre veut est une énigme pour le nourrisson, que Lacan résume dans le Che vuoi ? du Diable amoureux de Cazotte. « Che vuoi ? », c’est d’abord la question posée par le diable tentateur dans la nouvelle : « Que veux-tu ? », question que Lacan complète en ajoutant que les deux parties – tentateur et tenté – la posent, et en la doublant d’un « Que me veux-tu ? », double énoncé qui saisit l’intégralité de la relation à la « Chose près du berceau » ou grand Autre. Ce diable amoureux est la figure parfaite du grand Autre de notre nourrisson. Il vient au nourrisson sans que celui-ci sache pourquoi, et son pouvoir incommensurable est parfaitement ambivalent : il peut lui procurer la joie infinie, mais il peut aussi détruire l’imprudent qui s’en remet à lui. Qu’à cela ne tienne : pour le nourrisson, le danger potentiel de l’Autre pèse moins que celui, immédiat, de ne plus être sustenté. Ce qui l’emporte dans la balance affective, c’est l’urgence basale et son corrélat de jouissance : la priorité est de sécuriser l’amour de ce grand Autre dispensateur de joie. Un amour dont le nourrisson ne sait ni en quoi il consiste ni ce qu’il requiert – mais tout son effort consistera à s’en faire une idée. Il va viser en l’Autre ce qui pourra faire que l’Autre le vise, lui, nourrisson, d’une manière qui satisfasse ses nécessités de survie. C’est un comble d’assujettissement pour et par la jouissance. Ne plus être livré à l’incertitude impose au nourrisson de s’en remettre intégralement à une créature selon ce qu’il s’imagine être son désir, mais toujours avec l’angoisse de ne pas cerner ce désir de suffisamment près, et donc d’être exposé à nouveau au dépérissement par échec de la propitiation : mal informée, mal dirigée, mal ajustée – un échec de l’asservissement en somme. Et c’est vrai que, toujours, il y aura un reste : l’effort imaginaire identificatoire et propitiatoire du nourrisson pourra se déployer tant et plus, il ne parviendra jamais à venir à bout de l’agenda désirant de l’Autre, pour la simple raison qu’une partie de cet agenda est inconsciente et que l’Autre lui-même n’en a pas l’idée. Or, pour le nourrisson, dont le seul pouvoir est de faire quelque chose vers l’Autre pour que l’Autre lui fasse quelque chose à lui, tout ce qui n’est pas soluble dans l’effort herméneutique propitiatoire est synonyme de passivation, de menace pour sa persévérance, de retour aux tréfonds de l’angoisse. Fatalement, l’impossible visée d’un Autre incernable réactive ainsi la dimension première de l’Autre : son appartenance à l’extraordinaire hostilité du monde extérieur. Et ce qu’il y a d’inimaginable, d’insignifiable – d’intraitable en somme – dans le désir de l’Autre n’active que plus sûrement l’asservissement fanatique à ce qu’on croit avoir compris qu’il veut. Puisque c’est là tout ce à quoi on peut se raccrocher.
Les soulagements politiques de l’angoisse
21Dans ses Cahiers de prison, Gramsci se demande pourquoi les fascistes ont raflé la mise. Une des réponses que nous pensons pouvoir donner, c’est que la brusque ré-aperception de l’anarchie du réel, de son in-signifiance radicale, est l’occasion d’un déchaînement d’angoisse atroce. En temps ordinaire, l’anarchie et son angoisse sont tenues en lisière par des constructions de sens socialement validées. Mais l’angoisse revient lorsque ces digues de la signification sociale viennent à céder. Or, Lacan y a insisté, l’angoisse est un sentiment incroyablement contagieux, et l’angoisse panique de chacun des membres d’un corps social, par induction mimétique, se transforme inéluctablement en un affect d’une force incontrôlable.
22Insistons-y de nouveau : il ne s’agit nullement de faire des schèmes psychanalytiques des explications complètes, prêtes à l’emploi, immédiatement applicables aux phénomènes sociopolitiques, lesquels s’obtiendraient comme de simples homothétiques des phénomènes psychiques. Contre cette tendance intellectuelle particulièrement fâcheuse, qu’on pourrait appeler le « psychanalysme », il s’agit cependant de voir par où, et par quoi, les phénomènes sociaux, qui ont leur autonomie de construction, viennent nous saisir. Ainsi la flambée d’angoisse collective vient-elle nous toucher dans nos formations archaïques, dans nos plis affectifs invétérés. Qu’elle ait ses déterminations propres n’empêche pas que l’angoisse sociale fait écho à la panique postnatale. L’urgence à être relevés de l’anarchie sera, derechef, la nécessité imaginaire sine qua non. Et l’on ne s’étonnera pas que la foule angoissée se jette dans les bras du tyran, du dictateur, ces figures qui se donnent imaginairement comme toutes-puissantes, et qui proposent un ancrage signifiant minimal à quoi se raccrocher d’urgence. Laurent Bove fait remarquer combien l’appendice d’Éthique I insiste sur la soif de sécurité des humains, une sécurité qui est imaginairement ressentie quand les choses sont « en ordre », c’est-à-dire facilement appropriables par l’esprit. Il y a une économie cognitive particulière à l’œuvre dans l’effet anxiolytique en temps de crise organique. De toute évidence, s’en remettre alors à une causalité fine, à des analyses approfondies et nuancées de la situation n’est pas du tout – mais alors pas du tout – le premier choix. Pourquoi ? Parce que le détour est trop long au regard de l’urgence herméneutique, et que reviennent alors le sentiment de la paralysie, l’incapacité à monter une action qui fasse retrouver la sécurité. Le tyran-dictateur, en revanche, coche toutes les cases du raccourci psychique échogène : il répond à l’angoisse persécutive en désignant des ennemis, il en propose l’éradication pour retrouver l’ordre et la sécurité – branchement direct avec les strates profondes du marquage inconscient de chacun.
23L’approche baptisée « structuralisme des passions »10 visait à montrer que l’efficace des structures opère concrètement par voie d’affects. Mais il y a une épaisseur de l’ordre des affects, et c’est d’en explorer les profondeurs que permet le recours à la psychanalyse, des profondeurs hors desquelles certains faits de servitude demeurent incomplètement expliqués. Un « psycho-structuralisme », si l’on peut donner ce nom à la version approfondie du structuralisme des passions, ne vise donc nullement à « psychiser » les problèmes politiques ou sociaux, mais à mieux saisir ces points par où, parfois, les structures sociales nous attrapent, et exercent leur efficace.
24Ceci mis à part, il y a maintenant beaucoup de raisons pour que le spinoziste navigue à son aise dans toutes ces considérations. Nous ne pensons ici pas tant aux affinités ou aux résonances entre spinozisme et psychanalyse, qui ont été mises en évidence de longue date, qu’aux thèses particulières que nous avons présentées. Les enjeux de persévérance qui s’établissent dans le rapport avec une puissance incommensurablement supérieure, puissance versatile, susceptible aussi bien d’être bénéfique que destructrice, le montage d’urgence d’une herméneutique de survie qui lance l’imaginaire dans un turbinage frénétique, le montage de fictions destinées à orienter les actions propitiatoires, la résurgence de l’angoisse là où l’effort herméneutique en vue de la propitiation échoue : sommes-nous dans Freud-Klein-Laplanche-Lacan ou bien dans l’appendice de la partie I de l’Éthique, ou encore dans le TTP ? Le secours externe est-il celui de la « Chose près du berceau » ou celui du Dieu des Hébreux ?
25Il ne devrait y avoir là rien pour nous surprendre. Dans Psychopathologie de la vie quotidienne, Freud écrit que « pour une bonne part, la conception mythologique du monde […] n’est autre chose qu’une psychologie projetée dans le monde extérieur »11. Et l’on peut en effet raisonnablement tenir que l’élaboration théologico-superstitieuse n’est que la forme collective, projetée et transfigurée, d’une expérience pour le coup absolument commune, l’expérience de la venue au monde aérien, expérience originaire, dramatique, qui confronte immédiatement le petit mode humain aux enjeux vitaux de la persévérance et à la nécessité d’y faire face dans le rapport avec une puissance supérieure dont il faut impérativement s’attirer les bonnes grâces. Entre les problèmes de la Hilflosigkeit et ceux du théologico-superstitieux, l’homologie formelle est tout à fait frappante.
26Au reste, ce sont tous les marquages de l’expérience originaire qui admettent quelque projection dans le plan du religieux ou, plus largement, de la spiritualité, pas seulement la propitiation des bonnes grâces et l’effort en vue de la simple survie. Ce sont aussi, et ici sous la forme la plus sublimée, les quêtes dites spirituelles, quêtes de la totalité qui sentent fort la quête psychique de la retotalisation, ou de la recomplétude, c’est-à-dire la poursuite de l’objet-a – en passant, qui ne voit qu’on ferait aisément tomber l’individu Spinoza lui-même sous ce chapitre avec son effort métaphysique en vue d’un système de Dieu ?
27C’est pourquoi nous pourrions faire l’hypothèse que Spinoza-l’homme était en proie lui aussi (comment aurait-il pu ne pas l’être ?) à ces motions obscures de l’expérience originaire universelle. Et que si, dans son Éthique, il les a sublimées au plus haut point en Dieu, il en a fait la théorie générale pour ce qui agite le plus ordinairement les hommes – après d’ailleurs qu’il en ait été agité lui-même (le prologue du Traité de la réforme de l’entendement nous en parle d’une manière très pathétique). L’appendice d’Éthique I et le TTP, eux, nous disent la remise de soi hallucinée à une puissance supérieure, le surmenage imaginaire qui s’ensuit, et les formations affectives qui soutiennent l’ensemble. Et l’on y entend l’écho du nouage originaire de la Hilflosigkeit, des fictions propitiatoires, de l’assujettissement au grand Autre, et de la jouissance trouvée dans tout ce salmigondis. Alors le TTP nous apparaît comme une propédeutique qui s’ignore de la psychanalyse. On finirait presque par se demander s’il n’y aurait pas lieu de le relire avant l’heure comme un Tractatus theologico-psychanalyticus.
Bibliographie
Assoun Paul-Laurent, cours « Métapsychologie », cursus « Études psychanalytiques », université Paris 7, 2017.
Bove Laurent, La stratégie du conatus. Affirmation et résistance chez Spinoza, Paris, Vrin, 1996.
Freud Sigmund, Psychopathologie de la vie quotidienne, S. Jankélévitch trad., Paris, Payot (Petite bibliothèque Payot, no 97), 1967.
Freud Sigmund, Névrose, psychose et perversion, J. Laplanche trad., Paris, PUF, 2010.
Klein Melanie, « Quelques conclusions théoriques au sujet de la vie émotionnelle des bébés », dans M. Klein, P. Heimann, S. Isaacs et J. Riviere, Développements de la psychanalyse, W. Baranger trad., Paris, PUF, 2013, p. 187-222.
Lordon Frédéric, La société des affects. Pour un structuralisme des passions, Paris, Seuil, 2013.
Spinoza Baruch, Tractatus theologico-politicus / Traité théologico-politique, F. Akkerman éd., J. Lagrée et P.-F. Moreau éd. et trad., Paris, PUF, 1999.
Spinoza Baruch, Ethica / Éthique, F. Akkerman et P. Steenbakkers éd., P.-F. Moreau éd. et trad., Paris, PUF, 2020.
Notes de bas de page
1 Baruch Spinoza, Tractatus theologico-politicus / Traité théologico-politique, F. Akkerman éd., J. Lagrée et P.-F. Moreau éd. et trad., Paris, PUF, 1999, p. 63.
2 Laurent Bove, La stratégie du conatus. Affirmation et résistance chez Spinoza, Paris, Vrin, 1996, p. 41.
3 Baruch Spinoza, Ethica / Éthique, F. Akkerman et P. Steenbakkers éd., P.-F. Moreau éd. et trad., Paris, PUF, 2020, p. 319.
4 L. Bove, La stratégie du conatus, ouvr. cité, p. 34-35.
5 Conformément au sens premier de lieutenant, qui signifie « tenir lieu ».
6 Paul-Laurent Assoun, cours « Métapsychologie », cursus « Études psychanalytiques », université Paris 7, 2017.
7 Melanie Klein, « Quelques conclusions théoriques au sujet de la vie émotionnelle des bébés », dans M. Klein, P. Heimann, S. Isaacs et J. Riviere, Développements de la psychanalyse, W. Baranger trad., Paris, PUF, 2013, p. 187-222.
8 Sigmund Freud, Névrose, psychose et perversion, J. Laplanche trad., Paris, PUF, 2010, p. 35.
9 M. Klein, « Quelques conclusions théoriques au sujet de la vie émotionnelle des bébés », art. cité.
10 Frédéric Lordon, La société des affects. Pour un structuralisme des passions, Paris, Seuil, 2013.
11 Sigmund Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, S. Jankélévitch trad., Paris, Payot (Petite bibliothèque Payot, no 97), 1967, p. 276.
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