Lettres à Auguste Comte
« To Auguste Comte », 1843
Texte intégral
Ces lettres sont écrites en français et sont reproduites sans correction.
India House
le 13 juillet 1843
Mon cher Monsieur Comte
1J’espère que cette lettre vous atteindra avant le commencement de votre tournée officielle, qui du reste ne suspendra pas sans doute notre correspondance, et je ne doute pas qu’à quelque temps d’ici je serai plus en état de vous écrire convenablement. Le dérangement passager que je vous ai annoncé dans ma dernière lettre, de ma santé morale et physique, ne s’est pas encore terminé, tandis que le remède que vous jugez avec raison être le mieux assorti à cette situation, celui d’un voyage de quelques mois, me semble plus éloigné que jamais. Il ne s’ensuit point cependant que je ne puisse pas me permettre une absence de quelques jours, et si mes espérances, à cet égard, ne sont pas trompées, je compte toujours passer auprès de vous un court intervale vers la fin d’octobre. Quant au conseil amical que vous me donnez, de me distraire autant que possible, ce conseil est un peu difficile à suivre, par la raison que j’ai le malheur, si c’en est un, d’être très peu amusable. Je ne suis guère capable de goûter longtemps aucun délassement, à moins qu’il ne se rattache, et même assez directement, à un grave intérêt quelconque, et surtout à l’ensemble de mes occupations sérieuses : j’ajouterai même que le demi-travail intellectuel qui a toujours été mon principal amusement, n’a le pouvoir de m’intéresser longtemps qu’à la condition d’une alternation rapide avec le travail complet. Dans un état de faiblesse chronique qui m’empêche de sérieusement travailler, ma nature et mes habitudes ne comportent guère d’autre remède efficace qu’un voyage, et celui-là n’est pas à ma portée. Cependant il n’y a pas là de quoi vous inquiéter sur ma santé à venir car dans le cas où ce mal chronique viendrait à s’empirer beaucoup, les obstacles cesseraient probablement, et je pourrais m’éloigner pour un temps plus ou moins prolongé. A présent même, tout irait mieux si je me trouvais dans l’état normal de mes occupations intellectuelles, c.à.d. occupé à suivre un travail commencé, ou même une série de travaux homogènes ; mais je ne me sens pas momentanément la vigueur d’esprit et de volonté nécessaire pour entrer dans un nouvel ordre quelconque de travaux.
2Cette même raison me défend aussi d’entamer dès à présent, comme je l’aurais désiré, la discussion sérieuse des graves questions sociales sur lesquelles nos opinions ne s’accordent pas encore. La confiance que vous m’exprimez que cette divergence d’opinion ne sera que passagère est pour moi un nouveau témoignage de la haute estime que j’ai eu le bonheur d’obtenir de vous et dont il me serait très pénible de voir la moindre diminution. En effet, nous qui sommes si pleinement d’accord sur l’ensemble de la méthode scientifique et qui sommes, j’ose le dire, également émancipés à l’égard des préjugés quelconques, soit révolutionnaires, soit conservateurs ; si nous ne devions pas nous accorder finalement sur les questions dont il s’agit, notre dissentiment serait presque une preuve que les principes biologiques dont dépend en dernier ressort la solution de ces questions, ne sont pas encore suffisamment mûris, ce qui assurément ne serait pas fort étonnant, vû la positivité si récente et si imparfaite des hautes études biologiques. Je crains pourtant que notre dissidence n’ait des racines plus profondes que celles que vous me signalez dans votre lettre. Je partage complètement votre manière de penser sur la tendance de notre époque à régler par les lois ce qui ne devrait dépendre que des mœurs, aberration for naturelle dans une époque de transition sociale, où l’on respecte si peu les institutions qu’on les crée ou les détruit avec la même légèreté, tandis que le défaut de croyances communes prive l’opinion générale de sa force normale de répression morale. Je ne crois pas être atteint, dans le cas dont il s’agit, de cette tendance irrationnelle, et je ne prétends nullement à décider quelles devraient être les lois sur l’association domestique, ni que ces lois doivent être autres qu’elles ne sont. Ce que nous aurions à vider entre nous serait précisément la question de mœurs : si nous pouvions nous accorder là dessus, je crois que nous nous rencontrerions bien facilement à l’égard des institutions. En attendant, ce que j’aurais à dire à l’appui de mon hérésie principale serait tiré tout entier de principes biologiques, très imparfaits sans doute, ce qui peut tenir à l’insuffisance de mes connaissances en biologie, mais peut être aussi à l’insuffisance actuelle de la théorie biologique elle même, dans sa partie la plus directement applicable aux spéculations sociologiques. Il se peut même que je mérite d’être rangé parmi ceux que vous avez caractérisés par une phrase de votre lettre, celle où vous parlez de ceux dont le cœur est complice des déviations intellectuelles. Quant à cela, vous en jugerez ; toujours est-il que, tout en repoussant, de toutes les forces de mon esprit, l’anarchique doctrine des temps révolutionnaires, hautement contradictoire à l’ensemble de l’expérience humaine, que l’attachement, même passionné, exige l’absence d’autorité, et croyant comme je le crois fermement que dans l’état normal des relations humaines une sympathie réelle et réciproque peut et doit exister entre le protecteur et le protégé, et peut exister même entre l’esclave et le maître, je ne trouve pourtant pas que toutes les sympathies doivent être d’inégalité : je ne crois pas que ce soit là leur dernier mot et je crois qu’il y a place aussi pour l’égalité dans les affections humaines. Je ne la crois incompatible avec l’harmonie que chez les natures inférieures, les plus livrées aux penchants égoïstes, ou au moins lorsque l’une des deux natures est de cette espèce. Sans aucune vaine sentimentalité, je trouve que l’affection qu’une personne d’une nature un peu élevée peut éprouver pour un être réellement subordonné à son autorité, a toujours quelque chose d’imparfait, dont on ne se contente qu’à désespoir de pouvoir placer ailleurs une sympathie plus complète. Il est très possible qu’en ceci je juge trop la nature humaine d’après la mienne propre, qui, à plusieurs égards, est peut-être exceptionnelle. Mais voici en quoi je ne crois pas que je puisse me tromper : c’est que pour décider cet ordre de questions la philosophie a besoin de l’expérience des femmes autant que de celle des hommes, et cette expérience elle ne l’a pas encore. Ce n’est guère que d’avant-hier que les femmes pensent, ce n’est que d’hier qu’elles disent leurs pensées, et, ce qui est plus important encore, leur expérience de la vie : le plupart de celles qui écrivent, écrivent pour les hommes, ou du moins ont peur de leur désapprobation, et on ne peut pas plus se fier au témoignage de celles-là qu’à celui du très petit nombre de celles qui sont en état de rébellion ouverte. Or il me semble que l’influence sur la vie intime et morale, d’une relation quelconque de dépendance ne peut pas se décider uniquement sur les idées et sur l’expérience des supérieurs. Ceci ressemble, je le sais, à une idée émise par les saint-simoniens, à qui, en effet, je reproche surtout qu’après avoir proclamé leur propre incompétence à décider les grandes questions sociales qu’ils ont soulevées, ils ont eu la folie ou la charlatanerie d’en offrir une prétendue solution, dont ils avaient ainsi eux mêmes reconnu d’avance l’absurdité. Je n’avais pas, en commençant cette lettre, l’intention d’y tant dire sur ce sujet, mais je compte vous soumettre petit à petit tout ce que je trouve à dire là dessus, comme à mon frère aîné, pour ne rien dire de plus, en philosophie. […]
India House
le 30 août 1843
Mon cher Monsieur Comte
3[…]
4Pour reprendre notre importante discussion sociologique, je crois comprendre ce que vous voulez dire en comparant la constitution organique du sexe féminin à un état d’enfance prolongée. Je n’ignore pas ce qu’ont dit à ce sujet beaucoup de physiologistes, et je sais que non seulement par les systèmes musculaire et cellulaire mais encore par le système nerveux, et très probablement par la structure cérébrale, les femmes sont moins éloignées que ne le sont les hommes, du caractère organique des enfants. Cela pourtant est bien loin d’être décisif pour moi. Afin qu’il le fût, il faudrait prouver que l’infériorité des enfants par rapport aux hommes dépendît de la différence anatomique de leur cerveau, tandis qu’elle dépend évidemment en majeure partie, sinon entièrement, au seul défaut d’exercice. Si l’on pouvait garder toujours son cerveau d’enfant, pendant qu’on en développerait les fonctions par l’éducation et par un exercice soigné et réglé, on ne resterait certainement pas enfant, on serait homme, et on pourrait devenir homme très supérieur, tout en offrant, sans doute, des déviations notables du type ordinaire de l’humanité. De même je ne nie pas que le type moral féminin ne présente, en terms moyen, des divergences considérables du type masculin. Je ne prétends pas définir au juste en quoi consistent ces divergences naturelles et je ne sais pas si le temps est encore venu pour cela, mais je sais que des physiologistes très éminents prétendent que le cerveau des femmes est moins grand, moins fort par conséquent, mais plus actif que celui des hommes. D’après cela les femmes devraient être moins capable de travail intellectuel continu et prolongé, mais propres à plus faire en peu de temps que les hommes, et à faire mieux qu’eux tout ce qui exige une grande promptitude d’esprit. Elles seraient donc moins propres à la science, et plus propres au moins par leur organisation, à la poésie et à la vie pratique. Ceci me semble s’accorder assez bien avec ce qui s’observe dans la vie. Cependant on risquerait d’exagérer beaucoup le degré de diversité réelle, si on ne tenait pas compte de la différence d’éducation et de position sociale : car, que les femmes soient ou ne soient pas naturellement inférieures en capacité d’effort intellectuel prolongé, il n’est pas douteux que rien dans leur éducation n’est arrangé de manière à développer en elles cette capacité, tandis que chez les hommes l’étude des sciences, et même celle des langues mortes, a certainement cette tendance. D’ailleurs chez un grand nombre d’hommes, surtout dans les classes supérieures des travailleurs, leurs occupations journalières exigent, ou du moins permettent, un travail suivi de la pensée, tandis que chez la grande majorité des femmes l’obsession perpétuelle des soins minutieux de la vie domestique, chose qui distrait l’esprit sans l’occuper, ne permet aucun travail intellectuel qui ait besoin soit d’isolement physique, soit même d’attention suivie. Parmi les hommes eux-mêmes on ne reconnaît certainement pas une grande aptitude pour le travail de l’intelligence chez ceux dont l’enfance a été étrangère à toute étude tandis que les nécessités de leur vie postérieure n’ont pas remplacé à cet égard ce qui avait manqué à leur éducation primitive. Je trouve aussi que dans les choses ordinaires de la vie, sur lesquelles l’intelligence des femmes s’exerce autant ou plus que celle des hommes, les femmes, même médiocres, montrent ordinairement plus de capacité que les hommes médiocres. Un homme ordinaire n’a guère d’intelligence, que dans sa spécialité propre, au lieu qu’une femme en a pour des intérêts plus généraux. Vous me direz que la vie affective prédomine plus chez les femmes sur la vie intellectuelle : mais vous avouerez vous-même que ceci ne doit s’entendre que de la vie sympathique : l’égoïsme pur prédomine beaucoup plus chez les hommes : et si la sympathie devient le plus souvent chez les femmes un égoïsme à plusieurs personnes, elle le devient de même chez tous les hommes, sauf ceux qui une éducation, jusqu’ici très rare, a développé à un haut degré le point de vue d’ensemble et l’habitude d’envisager les effets les plus généraux d’une conduite quelconque. Vous savez que c’est là précisément ce qui manque plus que tout le reste à l’éducation des femmes, au point qu’on ne compte même pas comme vertu à leur sexe de donner la préférence à l’intérêt général sur celui de leur famille ou de leurs amis. Je ne veux pas pour cela nier que les femmes, comme tous ceux dont l’excitabilité nerveuse dépasse le degré ordinaire, ne doivent naturellement ressembler plus pour le caractère aux hommes jeunes qu’aux hommes âgés, ni qu’elles n’aient naturellement plus de difficulté que les hommes du premier ordre à faire abstraction des intérêts présents et individuels ; mais je crois que ce défaut-là trouve une compensation spontanée dans l’absence d’un autre défaut particulier aux philosophes, qui souvent font abstraction non pas seulement d’intérêts immédiats mais de tout intérêt réel ; au lieu que les femmes, toujours placées au point de vue pratique deviennent très rarement des rêveurs spéculatifs, et n’oublient guère qu’il s’agit d’êtres réels, de leur bonheur ou de leurs souffrances. N’oublions pas qu’il n’est nullement question de faire gouverner la société par les femmes mais bien de savoir si elle ne serait pas mieux gouvernée par les hommes et par les femmes que par les hommes seuls. Au reste il est peut-être très naturel qu’à cet égard vous et moi soyons d’opinion différente. Vous êtes français, et l’on a remarqué de tout temps que le caractère français tient déjà un peu des défauts, ainsi que des qualités, propres aux jeunes gens et aux femmes ; vous pouvez donc penser qu’en fesant aux femmes une part plus large, on donnerait plus de force à ce qui déjà en a trop ; au lieu que les défauts du caractère anglais sont plutôt en sens contraire. Sans entrer plus loin dans cette discussion subordonnée, je vous ferai observer cette seule circonstance qu’on a toujours reconnu dans les français, jusqu’à un certain point, l’organisation qu’on regarde comme féminine, et cependant quel peuple a produit de plus grands philosophes et des hommes d’Etat plus distingués ?
5En voilà assez pour le moment sur cette grande question biologique et sociologique. […]
India House
le 30 octobre 1843
Mon cher Monsieur Comte
6Notre dissidence sur la question que vous caractérisez avec raison comme la plus fondamentale que puissent présenter les spéculations sociales ne doit certainement faire naître aucune inquiétude sur la possibilité finale d’une suffisante convergence d’opinion parmi les gens instruits, sur des bases purement rationnelles. Mais cette dissidence, et la manière de penser que la discussion dévoile de part et d’autre, me confirme dans l’opinion que les bases intellectuelles de la sociologie statique ne sont pas encore suffisamment préparées. Les fondements de la dynamique sociale sont aujourd’hui, à mon gré, pleinement constitués : mais, quant à la statique, l’histoire n’y tenant plus la première place, et n’y pouvant servir qu’à titre d’éclaircissement en quelque sorte accessoire, quoique je ne me dissimule pas l’importance de ce rôle secondaire ; le passage de la statique sociale à l’état vraiment positif exige par conséquent, comparativement à la dynamique, une bien plus grande perfection de la science de l’homme individuel. Il suppose surtout un état très avancé de la science secondaire que j’ai nommée Ethologie, c.à.d. de la théorie de l’influence des diverses circonstances extérieures, soit individuelles, soit sociales, sur la formation du caractère moral et intellectuel. Cette théorie, base nécessaire de l’éducation rationnelle, me paraît aujourd’hui la moins avancée de toutes les spéculations scientifiques un peu importantes. Une certaine connaissance réelle, même empirique, de cet ordre de rapports naturels, me semble on ne peut plus rare, et les saines observations ne le sont pas moins, soit par la difficulté du sujet, soit par la tendance qui prévaut le plus souvent dans cet ordre de recherches, à regarder comme inexplicable tout ce qu’on n’est point parvenu à expliquer. Le genre d’étude biologique commencé, quoique avec une grande exagération, par Helvétius1, n’a trouvé personne pour le poursuivre ; et je ne puis pas m’empêcher de croire que la réaction du 19me siècle contre la philosophie du 18me a déterminé aujourd’hui une exagération en sens contraire, tendant à faire aux diversités primitives une part trop large, et à dissimuler, sous plusieurs rapports, leur vrai caractère. Je trouve très naturel que vous expliquiez chez moi cette opinion par mon insuffisante connaissance de la théorie physique de la vie animale, et surtout de la physiologie cérébrale. Je fais, et je continuerai à faire mon possible pour faire disparaître toute objection semblable. J’ai fait des études consciencieuses sur ce sujet ; j’ai même lu avec une attention scrupuleuse les six volumes de Gall2. J’ai trouvé fort juste une grande partie de sa polémique contre la psychologie de ses devanciers, dont au reste j’avais dès longtemps dépassé le point de vue : mais vous savez déjà que les principes généraux qui seuls selon vous sont jusqu’ici constatés dans la science phrénologique, ne me paraissent nullement prouvés par son livre, qui, au contraire, s’il prouvait quelque chose, tendrait plutôt, il me semble, conformément à l’intention de l’auteur, à déterminer l’organe cérébral de certains instincts spéciaux, soit animaux, soit particulièrement mentaux. J’admets la nécessité de prendre en sérieuse considération tous les rapports qu’on peut espérer d’établir entre la structure anatomique et les fonctions intellectuelles ou morales : je saisirai avec empressement tout moyen de m’éclairer davantage sur ce sujet ; si vous m’indiquez dans ce but quelques nouvelles lectures à faire, je les ferai : mais tout ce que j’ai lu ou pensé jusqu’ici me porte à croire que rien n’est vraiment établi, que tout est encore vague et incertain dans cet ordre de spéculations. Il me semble même très difficile qu’elles sortent de cet état, tant que l’analyse éthologique de l’influence des circonstances extérieures, même générales, est aussi peu avancée qu’elle l’est ; les diversités anatomiques ne devant répondre qu’à des résidus (pour me servir ici de ma terminologie logique), après qu’on a soustrait du phénomène total, tout ce qui comporte une autre explication quelconque. Si, dans notre discussion sur les tendances caractéristiques des deux sexes, j’ai cité une opinion que je savais être celle de plusieurs physiologistes éminens, et qui ferait croire les femmes moins propres que les hommes aux travaux cérébraux de longue haleine, partant aux sciences et à la philosophie, ce n’est pas que ce soit là mon opinion propre ; je la donnais comme la seule parmi les théories de ce genre qui ne me semblait pas en contradiction flagrante avec les faits : encore si on l’admettait, elle n’indiquerait de la part des femmes, aucune inaptitude pour la science, mais seulement une moindre vocation spéciale pour elle. Maintenant, que cette théorie physiologique soit vraie ou non, c’est ce que je ne prétends pas décider ; les progrès scientifiques le décideront probablement un jour. J’écarterai donc, dans la suite de notre discussion, les considérations anatomiques en me tenant disposé à accueillir tout renseignement nouveau que vous puissiez m’indiquer ou qui se présente de toute autre part. Vous pensez d’ailleurs qu’indépendamment de ces considérations, une analyse exacte de l’expérience générale, tant usuelle qu’historique, suffit pour établir vos conclusions.
7Quant à l’expérience usuelle, j’avoue que la mienne ne s’accorde pas, en ce qui est en question, avec la vôtre. Ne croyez pas que je me flatte aucunement de bien connaître les femmes ; il est très difficile de connaître intimement qui que ce soit ; et la difficulté pour tout être mâle de connaître réellement, je ne dis pas les femmes, mais une femme quelconque, est le plus souvent insupérable [sic]. Celui qui les connaît le mieux à certains égards, ne les connaît pas du tout à d’autres. Cependant je crois le milieu anglais plus favorable, à tout prendre, pour les connaître, que le français. D’après tout ce que j’ai pu apprendre, soit par les livres, soit par ma propre observation ou par celle des autres, l’éducation des jeunes filles est beaucoup plus sexuelle, pour ainsi dire, en france, qu’elle ne l’est en angleterre. Je ne dis pas ceci dans le sens physique, quoique à cet égard aussi ce soit vrai : je veux dire que l’effet à produire sur l’autre sexe leur est habituellement présent, pour ne pas dire habituellement proposé, comme but principal de leur conduite, et même dès l’enfance. Cela est beaucoup moins vrai ici, cela n’est même pas vrai du tout, en thèse générale, et cette différence a des résultats immenses, non seulement sur le développement propre de leurs facultés mais sur la possibilité aux hommes de les bien connaître, puisqu’en france elles sont constitutées en état permanent de simulation : ici, au contraire, il y a seulement, en général, de la dissimulation, effet de la compression sociale, encore celle-là même est essentiellement involontaire, les femmes, le plus souvent, n’en ayant, elles-mêmes presque pas conscience. Elles se regardent certainement chez nous, et les hommes les regardent aussi, moins comme femmes, et beaucoup plus comme des êtres humains en général. Leur éducation leur impose bien, en leur qualité de femmes, quelques règles spéciales de bienséance, mais comme préceptes généraux, et sans qu’elles les rapportent à leur position envers les hommes, ou envers un homme quelconque. Leur dépendance sociale gêne beaucoup leur développement mais ne l’altère pas autant qu’en france.
8Quoi qu’il en soit de cela, mes propres observations ne m’indiquent rien qui puisse justifier le jugement absolu que vous portez sur les femmes, d’incapacité pour toute direction des affaires quelconques. D’abord à l’égard du gouvernement domestique, il est, je crois, généralement reconnu que les ménages sont mieux gouvernés en angleterre que partout ailleurs, du moins en ce qui regarde la discipline et l’obéissance, tant à l’égard des enfants qu’à celui des domestiques. Ces derniers ont en général (si on excepte l’Ecosse) moins d’intelligence qu’en France ou en Italie, mais ils font leur tâche avec beaucoup plus d’exactitude et de perfection matérielle, qui pourtant ne s’obtiennent qu’au prix d’une surveillance intelligente et continue. Or le gouvernement domestique appartient ici exclusivement à la femme : le mari se croirait ridicule s’il s’en mêlait : il est très souvent d’une ignorance et d’une incapacité souveraine dans tout ce genre de détails. Pour la direction industrielle, les femmes ne l’ont jamais exercée jusqu’ici qu’en des établissements d’une étendue très modérée, où pourtant on n’a pas remarqué quelles s’en soient plus mal acquittées que les hommes, ni que l’esprit de suite leur ait manqué : effectivement quand on veut s’entendre sur le sens des mots, je ne trouve pas que ce soit du tout ce qui leur manque. L’esprit de suite qui vous paraît avec raison la principale condition du succès prolongé dans les entreprises industrielles de premier ordre, ne peut pas être la capacité de soutenir une forte contention intellectuelle pendant huit ou dix heures par jour : s’il en était ainsi, fort peu d’hommes s’en tireraient avec succès. Ce qui fait l’esprit de suite, c’est sans doute la persévérance dans un dessein arrêté ou dans un plan donné, jusqu’à ce que l’essai en soit suffisamment fait. Or je ne crois pas qu’on puisse contester cela aux femmes, comparativement aux hommes. Je ne crois pas que le caprice, que la mobilité, dont on les accuse (quoiqu’on soit bien loin de les en accuser en angleterre) s’exercent dans les choses qui regardent leurs intérêts permanents ; je crois qu’on ne trouve nulle part, dans les desseins importants, plus de patience et de longanimité que chez elles : d’ailleurs je trouve leur caprice, même dans les cas les plus caractérisés, beaucoup plus apparent que réel, quoiqu’elles sachent quelquefois très bien s’en servir comme moyen d’agir sur ceux parmi les hommes qui les envisagent, pour citer vos paroles, comme de charmans jouets. Vous les jugez moins aptes que les hommes à la prépondérance de la raison sur la passion, c’est-à-dire, plus portées à suivre l’impulsion présente de tout désir énergique. Je pourrais dire au contraire qu’elles le sont beaucoup moins, si je voulais juger cette question d’après l’expérience journalière ; car le renoncement aux choses qu’elles désirent est chez elles l’ordre usuel de la vie, au lieu que chez les chefs de famille mâles ces sacrifices n’arrivent guère que dans les grandes occasions, et que ces chefs se montrent ordinairement très peu patients à les supporter dans les choses où ils ne s’en sont pas fait une habitude. Mais je ne veux rien fonder là dessus, parce que je reconnais dans la patience des femmes ainsi que dans l’impatience des hommes en ce qui froisse leurs inclinations, l’effet naturel de la puissance d’une part et de la dépendance de l’autre. Il faut donc décider cette question par des considérations à priori. Or il me semble que la prépondérance de la raison sur l’inclination est proportionnée à l’habitude qu’on a de s’examiner soi-même, et de se rendre compte de son caractère et de ses défauts. Celui qui n’est point parvenu à avoir la conscience exacte de son propre caractère, ne saura pas diriger sa conduite d’après sa raison. Il continuera d’obéir à ses habitudes, soit d’action, soit de sentiment ou de pensée. Je crois que cet examen de soi-même, malheureusement trop rare partout, l’est pour le moins autant chez le sexe mâle que chez les femmes. Une conscience intime de soi-même, et l’empire sur soi qui en résulte, sont des faits très exceptionnels chez les uns et les autres : mais si vous demandiez à la plupart des anglais leur jugement sur ce point, vous trouverez chez eux, quelle que soit d’ailleurs leur opinion sur le compte des femmes, un préjugé tout contraire à la doctrine que vous soutenez ; beaucoup d’entre eux seraient portés à croire les mâles incapables d’exercer sur eux-mêmes une force de répression morale égale à celle qu’ils regardent comme le propre des femmes. Sans partager cette idée exagérée, je l’admets au moins comme indice que le témoignage de l’expérience n’est pas exclusivement de l’autre côté. D’ailleurs, l’opinion générale accorde aux femmes une conscience ordinairement plus scrupuleuse que celle des hommes : or qu’est-ce que la conscience, si ce n’est pas la soumission des passions à la raison ?
9Je viens maintenant à l’argument fondé sur la persistance, jusqu’à notre temps, de la subalternité sociale des femmes, comparée à l’émancipation graduelle des classes inférieures dans les nations les plus avancées, quoique ces classes aient partout commencé par être esclaves. Cette différence historique ne vous paraît explicable que par une infériorité organique de la part des femmes. Je crois pourtant voir à cet argument une réponse suffisante. Il est vrai que les esclaves sont parvenus, dans les populations d’élite, à s’élever jusqu’à la liberté, et même quelquefois à l’égalité sociale. Mais je ne crois pas que cela ait jamais eu lieu à l’égard des esclaves domestiques. Ceux-là ne se sont, je crois, jamais émancipés eux-mêmes : ils y sont parvenus à la suite des autres esclaves, sans y avoir contribué par leurs propres efforts. C’est qu’il y a dans la dépendance continue, dans celle de tous les instants, quelque chose qui énerve l’âme, et qui arrête dès le commencement tout essor vers l’indépendance. Le serf est dans une tout autre position : il a des devoirs plus ou moins fixes à remplir envers son maître ; ces devoirs remplis, il est à peu près libre : il a de la propriété à lui ; il est forcé à la prévoyance ; il ne reçoit pas le pain d’autrui, il est chargé du soin de sa propre subsistance : il a même du pouvoir sur les autres ; il est maître chez lui ; il a femme et enfants, il est responsable pour eux, il s’exerce dans le commandement, il apprend à se croire quelque chose. Tout cela était déjà vrai, jusqu’à un certain point, chez les esclaves agricoles des anciens ; et pourtant, le premier pas dans leur émancipation, celui de leur transformation en serfs, n’a pas, je crois, résulté de leurs propres efforts, mais de l’intérêt des maîtres, secondés par l’autorité morale de l’église. C’est seulement depuis l’état de servage que leur élévation sociale a été essentiellement duê à eux-mêmes. Or il faut reconnaître que la position spéciale des femmes, quoique sans doute très supérieure en Europe à ce que furent jamais les serfs, est dépourvue de cette demi-indépendance, de cette habitude de diriger, entre certaines limites, leurs propres intérêts, sans aucune intervention supérieure, qui a toujours appartenu aux serfs, et qui a été, ce me semble, la principale source de l’essor par lequel ils se sont peu à peu élevés à la liberté. La servitude des femmes, quoique bien plus douce, est une servitude sans intermission, et qui s’étend à tous les actes, et qui les décharge, bien plus complètement que les serfs de toute haute prévoyance et de toute vraie direction de leur propre conduite, soit envers la société, soit même dans le sens de l’intérêt individuel. Cela étant, la douceur comparative de cette servitude est une raison de plus pour qu’elle se prolonge. Je ne crois pas qu’il y ait un homme sur cent mille, qui, n’ayant jamais joui de la liberté, soit capable de la préférer à l’état d’esclave caressé, état si conforme à la paresse qui est universelle et à la lâcheté qui est très générale dans notre espèce. Jamais d’ailleurs des esclaves quelconques n’ont été si soigneusement élevés, dès la première enfance, dans la ferme croyance qu’ils doivent toujours être assujettis à d’autres hommes, et que les affaires réelles de la vie ne sont pas du tout de leur ressort, que le sont et l’ont toujours été les femmes. Tous les ressorts sympathiques de leur nature particulière sont employés à leur faire chercher le bonheur non pas dans leur vie propre, mais exclusivement dans la faveur et dans l’affection de l’autre sexe, ce qui ne leur est accordé qu’à condition de dépendance : peu importe alors qu’un grand nombre d’entr’elles vivent et meurent sans se lier à aucun homme, puisque la direction exclusive de leur esprit et de leur ambition dans ce sens pendant leur jeunesse doit empêcher plus tard, si ce n’est dans des cas tout à fait exceptionnels, tout élan réel dans une autre direction, même en supposant une suffisante indépendance pécuniaire, et le milieu social le plus favorable. Il est inutile de vous parler de l’influence que doit exercer l’intimité toute particulière de cette classe de dépendants avec leurs maîtres, intimité si au-delà de celle qui peut exister dans tout autre cas ; je ne parle pas non plus de l’influence morale de l’infériorité en force physique, qui, même en ne supposant, du côté des mâles, aucun abus direct de leur puissance musculaire, doit nécessairement amener un certain respect involontaire, et une certaine habitude de dépendance, qui finit même souvent par s’établir entre deux mâles dont l’un est plus faible que l’autre, s’ils sont très liés ensemble.
10Ces considérations me paraissent plus que suffisantes pour expliquer un retard presqu’indéfini de l’émancipation sociale des femmes, sans qu’on puisse induire delà qu’elle ne doive jamais arriver. Au moins vous avouerez qu’elle ne pouvait avoir lieu que longtemps après celle des serfs, qui n’est pas elle-même un fait très ancien. Il me semble, au reste, que l’élévation des femmes est déjà aussi avancée, et qu’elle s’avance aussi vite, qu’on pourrait s’y attendre, d’après la théorie de l’égalité naturelle. Elles ne peuvent pas faire comme les serfs, qui ne se sont affranchis qu’en formant des sociétés à part, c’est-à-dire les villes, où même, le plus souvent, ils ont eu à soutenir une longue lutte militaire avec leurs seigneurs : lutte dans laquelle leur supériorité en nombre, accompagnée d’égalité en forces physiques, fut une compensation puissante de leur infériorité en éducation militaire. Les femmes, au contraire, ne pouvaient s’élever socialement qu’en prouvant de plus en plus, par des efforts individuels, dans toutes les carrières qui ne leur sont pas interdites, qu’elles sont capables de plus grandes choses qu’on ne leur accordait auparavant. Il me semble qu’à cet égard elles font de rapides progrès, et que par ce moyen, le seul possible, leur affranchissement s’opérera par elles-mêmes. Depuis un siècle chaque génération a dépasse la précédente quant au nombre et au mérite de leurs écrits : ce mouvement progressif est surtout devenu très accéléré en France et en Angleterre depuis 50 ans. Plusieurs femmes se sont même élevées, dans leurs écrits, jusqu’au génie créateur ; quoique les facultés qui le constituent ne dussent servir le plus souvent, chez le sexe qui ne fait pas d’ordinaire des études sérieuses et qui n’a pas à vivre de son travail, qu’à titre d’ornement, ou tout au plus au bonheur de la vie intérieure. Ce qui leur a principalement manqué jusqu’ici en littérature comme dans les beaux-arts, c’est une forte originalité ; mais il est très naturel que cela manque, surtout dans les commencemens, à ceux qui viennent les derniers : ce sont les romains qui viennent après les grecs. La littérature féminine a nécessairement commencé par imiter la masculine ; elle s’est conformée aux types et aux idées reçues, et ce n’est que d’aujourd’hui qu’on voit des femmes qui écrivent comme femmes, avec leurs sentimens et leur expérience féminine. Elles feront cela, je crois, de plus en plus, et je ne doute pas qu’alors on ne voie cesser le reproche qu’on leur a fait de n’avoir rien su créer de premier ordre, car toute grande création suppose nécessairement une conception originale.
11Je ne dirai qu’une chose de plus. Dans la haute direction des affaires humaines, le rôle de reine est le seul qui ne soit pas fermé aux femmes. Ce rôle seul, par une anomalie accidentelle que vous qualifiez de ridicule, et qui l’est en effet par son contraste bizarre avec l’ensemble de leur position sociale, leur est resté ouvert dans la plupart des pays européens. Or, à partir du tems où la royauté a cessé d’exiger surtout la capacité militaire, jusqu’à celle [sic] où elle a commencé à ne plus exiger, ni même en quelque sorte comporter, aucune capacité quelconque ; dans cet intervalle d’à peu près deux siècles, les reines n’ont-elles pas honorablement rempli leur fonction sociale ? et l’histoire ne montre-t-elle pas dans ce temps tout autant de grandes reines, proportion gardée, que de grands rois ? Je le crois du moins, et cette expérience, faite en des circonstances qui sont très loin d’être favorables, ne doit pas avoir peu de poids, à ce qui m’en semble, dans la question de leur capacité gouvernementale. Je vous envoie, comme vous voyez, mon cher Monsieur Comte, un traité au lieu d’une lettre. Je ne m’en excuse pas, car sans doute vous pensez comme moi qu’une question si fondamentale mérite qu’on la retourne de tous les côtés, et qu’on ne perd pas son temps à la discuter longuement. Je tiens d’ailleurs beaucoup à ce que vous ne croyiez pas que ce soit ici de ma part une idée légèrement adoptée : il y a peu de questions que j’aie plus méditées, et bien qu’en général je sois connu pour ne pas tenir à des opinions une fois admises, dès qu’on me prouve qu’elles sont mal fondées, celle-ci a résisté chez moi à tout ce qu’on lui a opposé jusqu’ici. Comme vous avez aussi de votre part une opinion très arrêtée, il n’est guère probable qu’une discussion épistolaire, ou même orale, fasse disparaître notre dissentiment, mais elle peut, sans cela, nous être, de plus d’une manière, très utile.
12Il me reste peu de place pour vous parler d’autre chose.
13[…]
Notes de bas de page
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