Le journal de navigation de Pero Lopes de Souza. Un parcours et une politique des noms propres
Texte intégral
1En 1530, une Armada commandée par Martim Affonso de Souza partit du Portugal vers le Brésil. Son voyage s’acheva, en 1532, sur l’île de São Vicente, où fut fondée la première vila (village) du Brésil, qui fut également appelée São Vicente.
2Ce voyage est consigné dans le Diario da navegação que foi à terra do brasil em 1530 sob a Capitania-mor de Martim Affonso de Souza (Journal de la navigation envoyée à la terre du brésil en 1530 sous le commandement de Martim Affonso de Souza). Il est intéressant de noter que ce Diario ne nomme pas la vila, ni ne rapporte sa nomination. Pourtant, nous savons que la vila portait ce nom car un document de l’époque l’affirmait déjà : « Fait à la vila de S. Vicente, le dix février de l’an mil cinq cent trente-trois. Martim Afonso de Souza. »1
3Le récit du voyage ayant conduit à la création de cette vila contient des caractéristiques très particulières à nos yeux. En effet, au début, comme nous le verrons, le Diario détermine la position de l’Armada en référence au cap de São Vicente (au Portugal), et il se termine (en 1532) sur la narration de l’arrivée sur l’île de São Vicente au Brésil. Tel est le sujet qui nous occupera.
4Nous analyserons cette désignation par le nom propre São Vicente de l’île qui fut la destination finale de l’expédition narrée dans le texte du Diario écrit par Pero Lopes de Souza et publié par Francisco Adolfo de Varnhagen en 1839. Cet ouvrage commence par une biographie de Martim Affonso de Souza où nous trouvons une affirmation, très vite acceptée par les historiens, selon laquelle la Couronne portugaise décida, dès ce moment-là, de coloniser effectivement le Brésil. Voici ce qu’en dit Varnhagen :
[…] le roi Dom João III, résolu à en prendre entière possession [de la terre du brésil], à coloniser sa terre et à faire respecter son drapeau de par ces mers, a dépêché une armada de cinq vaisseaux transportant 400 hommes, et a confié de grands pouvoirs à Martim Affonso pour commander sur mer puis sur terre.2
5Ce Diario, en soi, est un événement de l’histoire de la colonisation du Brésil qui rapporte un autre événement, celui du voyage commandé par Martim Affonso de Souza de 1530 à 1532 jusqu’à l’établissement sur l’île de São Vicente.
6Nous nous concentrerons sur la désignation São Vicente, nom de l’île sur laquelle l’Armada a accosté et de la vila que Martim Affonso y créa, mais aussi d’un cap dans le sud-ouest du Portugal.
7Nous nous intéresserons à la désignation São Vicente dans le texte du Diario. Plus exactement, nous analyserons la désignation du nom, en tant que nom dans un texte, dans son événement énonciatif.
8Cette perspective considère la désignation comme le sens d’un nom en tant que constitué par les relations de langage dans le texte et, dans cette mesure, comme rapportée au réel, aux « choses » considérées historiquement. Il ne s’agit aucunement d’un synonyme de référence3.
9Pour cette analyse, comme nous le proposons ailleurs4, nous prendrons en compte le mode d’intégration des énoncés, avec les noms considérés, dans le Diario. Pour la développer, nous avons choisi deux découpages dans l’événement5 : la caractérisation des noms propres de lieu apparaissant dans le récit du voyage et la désignation de « Sam6 Vicente » dans le Diario.
Les noms propres de lieu dans le parcours du voyage
10Si nous prenons le Diario comme un événement énonciatif7 de l’histoire de la colonisation du Brésil, nous constatons qu’il commence par narrer le départ de Lisbonne vers la « terre du brésil »8, sous le commandement de Martim Affonso de Souza9, capitaine de l’Armada et « gouverneur de la terre du brésil » (Diario, p. 1)10. Peu après, au troisième jour du voyage, le texte indique la position de l’Armada par rapport au «cabo de Sam Vicente [cap de Sam Vicente] » : « le cap de Sam Vicente se situait au quart est-nord-est » (p. 1). Ce parcours débute le 3 décembre 1530 et se termine le 5 février 1532 avec l’arrivée à l’«ilha de Sam Vicente [île de Sam Vicente] », où le capitaine de l’Armada établit la première vila du Brésil, connue comme vila de São Vicente. Cela soulève une question intéressante : un même nom, celui d’un certain saint, désigne un lieu au début du voyage et un autre à son terme. Dans cette mesure, ces noms se réfèrent à des choses différentes et désignent différemment, ce qui nous pousse à réfléchir sur le fait qu’un même nom (celui de São Vicente) soit donné à des lieux différents.
11Une analyse des noms propres de lieux dans le Diario montre que, pour la plupart, ils ne constituent pas une nomination nouvelle. Ils avaient déjà été énoncés (attribués à des lieux) auparavant. Et ces dénominations signifient encore d’autres énonciations passées. Dans le cas de São Vicente, deux dénominations (celle du cap portugais et celle de l’île de la « terre du brésil ») ont été produites en relation à une même énonciation passée : celle de l’Église catholique qui a dénommé l’un de ses saints São Vicente (saint Vincent). Nous y reviendrons plus en détail dans notre seconde partie.
12Comme nous venons de le dire, la première chose importante que nous révèlent les divers noms de lieux apparaissant dans le Diario, c’est que la majorité d’entre eux étaient déjà établis et servaient au narrateur à se reporter à certains points, pour indiquer, ordinairement, la position de l’Armada au cours du temps. Seuls cinq noms sont attribués à des lieux par le narrateur.
13Tous ceux qui sont cités pendant ce voyage montrent une prédominance de deux modes de nomination :
1) des expressions constituées de noms génériques (île, cap, port, rivière, etc.) suivis d’une spécification : ilha do Sal, ilha de Boa Vista, porto da Ribeira Grande, cabo Branco, cabo Roxo, cabo Frio, etc. ;
2) des expressions composées par des noms génériques (île, cap, port, rivière, etc.) suivis d’un syntagme prépositionnel formé par de plus un nom propre : ilha de Santiago, ilha de Santo Aleixo, arrecife de Sam Miguel, rio de Santa Maria, cabo de Sam Martim, rio de Pernambuco, ilha de Sam Vicente, etc.
14Nous sommes donc face à une formation qui énonce non seulement un nom, mais encore un passé énonciatif où le nom propre apparaissant dans le nouveau nom avait été énoncé comme le nom d’autre chose, d’un autre lieu, d’une autre personne, d’un saint selon la tradition de l’Église catholique, etc. Le plus intéressant est que les noms propres énoncés dans la formation de nouveaux noms propres dans le Diario sont essentiellement ceux de saints.
15Dans les deux cas, l’orthographe du Diario (les mots comme ilha, porto, vila, etc., sont en minuscules, alors que Boa Vista, Ribeira Grande, São Vicente, São Pedro, commencent par une majuscule) souligne qu’un nom propre détermine et est déterminé par un nom générique. Par exemple, l’expression « ilha de Sam Vicente » signifie « cette île est celle de Sam Vicente » et « Sam Vicente est une île »11. Au fil du texte, en général, le nom propre (Boa Vista, São Vicente) n’est pas séparé du nom générique. Cependant, nous pouvons constater que le nom propre n’inclut pas le nom générique. Pour l’une de ces dénominations, le Diario indique : « […] à ces deux îles, auxquelles j’ai donné le nom de = Sant’ André =, car c’est aujourd’hui son jour... » (p. 43) ; cela révèle clairement que le nom générique ne fait pas partie du nom propre.
16L’expression d’un nom propre essentiellement articulée à un nom générique peut être considérée comme partie de l’établissement de la référence du nom, incapable de référer précisément, dans l’événement analysé, si ce n’est en relation à un nom générique qui le spécifie et le détermine sémantiquement.
17Cet événement énonciatif de l’histoire de la colonisation (le Diario), nous l’avons vu, nous met devant deux procédures prédominantes.
18Nous avons, par exemple, d’un côté, ilha da Ribeira Grande et de l’autre, ilha de São Vicente. Sémantiquement, nous pouvons observer que, dans le premier cas, il s’agit d’une expression articulant le nom Ribeira Grande (Grand Rivage) à ilha, ce qui prend comme énonciation antérieure une description du lieu. Un peu comme si cette énonciation décrivait ce lieu comme une île ayant un grand rivage et que cette description devenait le nom de l’île. En ce sens, nous pouvons dire que l’expression ilha da Ribeira Grande présente le nom de l’île comme produit à partir d’une énonciation descriptive. Dans le second cas, ilha de São Vicente, São Vicente est le nom d’un saint attribué à l’île. Il s’agit donc d’énoncer un nom dont une partie est l’énonciation d’un autre nom. Ce qui, ainsi, articule l’énonciation d’un présent et l’énonciation passée de l’autre nom. Les noms retrouvés au long du parcours se fondent essentiellement sur ces deux procédures, la « description » et l’« hommage », et dans ce dernier cas l’hommage est principalement rendu à des saints de l’Église catholique. Nous avons donc des nominations dont le passé de l’événement est, dans un cas, un mémorable12 descriptif et, dans l’autre, un mémorable religieux.
19Parmi les quelques noms attribués à des lieux par le Diario, nous observons que, dans leur nomination, quatre d’entre eux incluent un mémorable religieux et un autre un mémorable descriptif. À savoir : monte de Sam Pedro, ilha de Santa Anna, ilhas Sant’ André et rio de Sam Jean, d’une part, et ilha das Onças d’autre part. Ce premier mode de nomination, qui fait signifier un mémorable religieux, agence13 le locuteur comme Pedro Álvares Cabral qui avait nommé Vera Cruz la terre qu’il venait de découvrir, en 150014. Le Diario nous parle de cet agencement quand il présente la nomination des ilhas Sant’ André mentionnée ci-dessus.
La désignation de « Sam Vicente » dans le Diario
20Comme nous l’avons dit, choisir le nom São Vicente dans le texte du Diario nous place face à un aspect sémantique important : la première apparition de Sam Vicente se trouve dans une expression faisant référence à un cap européen puis, à la fin du texte, à une île de la terre du brésil. Cela, en soi, montre que la référence a lieu parce que, dans le premier cas, le sens du nom « São Vicente » est déterminé par « cap » (dans cabo de Sam Vicente) et dans le second cas, par « île » (dans ilha de Sam Vicente).
21Notons que, dans tous ces cas, quelque chose est dit, que les paraphrases ci-dessous explicitent : « Sam Vicente est un cap au Portugal » ; et « Sam Vicente est une île de la terre du brésil ». Ces paraphrases incluent « Portugal » et « terre du brésil » en raison de la relation de ces expressions au texte du Diario. Ce qui nous conduit à considérer que « Portugal », dans le premier cas, et « terre du brésil », dans le second, déterminent (attribuent du sens), chacun à sa façon, le sens du nom « Sam Vicente ». Ainsi peut-on dire que, dans le premier cas, nous avons les déterminations suivantes : cabo ┤Sam Vicente ├ Portugal [cap ┤Sam Vicente ├ Portugal], et, dans le second, ilha ┤Sam Vicente├ terra do brasil [île ┤Sam Vicente ├ terre du brésil]15.
22Un autre aspect est que São Vicente, nom du cap qui se situe à l’extrême sud-ouest du Portugal, dans l’Atlantique, est un nom dont l’attribution a évidemment été faite dans un événement énonciatif distinct de celui qui nomme l’île. Il s’agit d’événements datant du Moyen Âge dans le premier cas et du début du xvie siècle, plus spécifiquement de 1502, dans le second16.
23Bien que les sens de ces deux noms ne s’épuisent pas dans les aspects susmentionnés, l’on peut clairement dire que leur capacité de références dépend de ce que ce nom signifie. Mais il ne m’intéresse pas, dans ce texte, de discuter cet aspect sémantique spécifique. Nous cherchons à analyser le sens de ces noms et ce qu’ils font signifier au texte du Diario.
24Pour atteindre notre objectif, nous avons choisi d’analyser le nom São Vicente de manière plus spécifique. Au vu du récit du Diario, il nous faut donc considérer deux événements. Le premier lié à la référence au cap de São Vicente au début du récit, le second à la référence à l’île de São Vicente à la fin du Diario, quand il rapporte la création de la première vila sur la « terre du brésil ».
25Dans les deux cas, nous pouvons dire que les noms São Vicente, du cap et de l’île, se constituent à partir d’un nom propre qui, pour sa part, est constitué du titre d’un saint spécifiant un nom propre de personne. Cette forme linguistique, São Vicente, nous met face à des histoires d’énonciations différentes.
São Vicente, sens d’un nom de lieu au Portugal
26Voyons la première référence avec l’expression « Sam Vicente », utilisée, au troisième jour du voyage, dans le parcours du Diario : « Lundi cinq de ce mois, à midi le soleil était à trente-six degrés et deux tiers : le cap de Sam Vicente se situait au quart est-nord-est. » (Diario, p. 1) Cette séquence constitue le troisième paragraphe du Diario. Donc cet énoncé, en tant que partie du texte, dans son présent descriptif, localise l’Armada de Martim Affonso, qui quitte le Portugal, et le fait en prenant pour passé trois énonciations : la nomination d’une personne comme Vicente ; celle d’un saint par l’église catholique, São Vicente ; et celle d’un cap, celui de São Vicente. Il est intéressant d’observer que la reconnaissance de ce mémorable (une histoire d’énonciations) se présente dans cette histoire de manière particulière : São Vicente va accueillir d’autres prédications au cours de son histoire énonciative. Saint Augustin nous dit, en 412, que sa fête est célébrée « jusqu’où s’étend l’Empire Romain ou le nom du Christ »17. Cette célébration est une reconnaissance de la résistance de Vincent au martyre. Ce qui a poussé Afonso Henriques (premier roi du Portugal) à ramener, en 1173, les reliques de saint Vincent à la Cathédrale de Lisbonne et donc, à en faire le patron de la ville. Ainsi la désignation São Vicente apporte-t-elle des déterminations comme « saint Vincent résista à Dioclétien »18, « a été martyrisé par Dioclétien », « saint Vincent est le patron de Lisbonne ».
27Nous obtenons donc une histoire d’énonciations qui relient, en un mémorable, des événements de 304 et de 1173. La nomination de la personne comme Vincent et la nomination du saint remontent au début du Moyen Âge, et la prédication de saint Vincent comme patron de Lisbonne aux années 1170. Les prédications formulées à partir de 1173 resignifient le sens même de São Vicente, cap du sud-ouest du Portugal. En principe, ce nom était celui d’un saint qui serait mort dans cette région que les Chrétiens ont finalement nommée cap de São Vicente. Après 1173, ce nom est resignifié par le sens de patron de la capitale portugaise.
28Nous pouvons alors dire que les déterminations de sens produisant la désignation de São Vicente (le saint) produisent le domaine sémantique de détermination19 suivant :
DSD 1

29Donc, le sens du nom São Vicente est déterminé, par son histoire d’énonciations, par le sens de chrétien, de martyr, de saint et de patron de Lisbonne.
30Un autre aspect qui doit être considéré est que São Vicente devient le nom d’un cap dont le nom romain était promontorium Sacrum.
31Pour synthétiser, « Sam Vicente », nom d’un lieu (cap) au sud-ouest de Portugal, a la suivante désignation, dans l’énoncé du Diario :
Portugal ┤ São Vicente ├ Cabo [Portugal ┤ São Vicente ├ Cap]
32Et le sens de cette désignation signifie, par un mémorable religieux, le rapport à la désignation du nom du saint (São Vicente), comme dans le DSD 1 ci-dessus.
São Vicente, sens d’un nom de lieu de la « terre du brésil »
33Passons maintenant à la seconde référence que nous considérons, celle de l’île de São Vicente à la fin du Diario. Son passé énonciatif inclut la nomination par Gaspar de Lemos, par le nom de São Vicente, en 1502, de l’île connue jusque là sous le nom de Gohayó. L’histoire énonciative de la référence à l’île de « Sam Vicente » inclut un acte d’appropriation spécifique qui a lieu en litige avec une autre nomination existante, dans la langue du peuple (indigène) qui habitait la région à l’époque.
34Et ce nom antérieur de l’île est consigné dans un texte de Martim Affonso de Souza, du 10 octobre 1532, soit peu après son arrivée sur l’île de São Vicente. Il s’agit de la lettre de donation de terres de Martim Affonso à Pero de Góes :
Martim Afonso de Souza du conseil du Roi, Notre Seigneur, gouverneur de ces terres du Brésil, etc. [...] Il me sied de lui faire don et donation des terres de Taquararira avec la serra de Taperovira qui est sur la bande où naît le soleil et dont les eaux se déversent dans la rivière Jarabatyba, rivière et terres qui se trouvent face à l’île de S. Vicente, qu’on appelle Gohayó, terre qui montera… 20
35Ce texte de Martim Affonso de Souza nous révèle l’autre nom de l’île, son nom dans la langue des peuples indigènes de la région. Et il présente déjà une différence : l’île, aux dires du locuteur-gouvernant, est appelée île de São Vicente par la voix d’un énonciateur universel. Par contre, le nom Gohayó apparaît en relation à un locuteur local (indien) par la voix d’un énonciateur générique, une voix diluée et, dans cette mesure, dédaignée. Dédain qui s’installe définitivement dans l’histoire sur le Brésil et dans l’histoire du Brésil elle-même. Le nom Gohayó et son énonciation ne sont donc pas ceux de l’événement qui appelle l’île « São Vicente », mais relèvent d’une autre temporalité de sens. Même si, dans un texte comme celui que nous avons transcrit ci-dessus, le locuteur-gouvernant, comme nous pouvons le voir, fait référence à plusieurs lieux par leur nom indigène. Et ces noms apparaissent déjà, dans le texte ci-dessus, comme incorporés au portugais. Il nous faut donc considérer que l’événement de l’attribution du nom Sam Vicente à l’île se formule et signifie dans un litige de langues et de sujets parlants21. Et bien que le rapport des langues opère sur le portugais, la nomination de l’île Sam Vicente fonctionne comme un effacement de cette relation.
36L’exclusion du nom « initial » de l’île (Gohayó) apparaît déjà dans l’acte de propriété des terres en friche données par Martim Affonso à Pero de Góes :
Que tous ceux qui voient cet acte de propriété sachent que, en l’an mil cinq cent trente-deux après la naissance de notre Seigneur Jésus-Christ, au quinzième jour du mois d’octobre, sur l’île de S. Vicente, en la forteresse, monsieur Pedro de Góes, gentilhomme de la maison du Roi Notre Seigneur, m’a présenté, à moi, greffier du sus-nommé une lettre de donation de certaines terres que le très magnifique Seigneur Martim Afonso de Souza, du conseil du Roi, Notre Seigneur, gouverneur en toutes ces terres du Brésil, a données audit Pedro de Góes en vertu des pouvoirs que son Altesse lui a octroyés, lesquelles terres s’appellent Tecoapara et serra de Tapuribetera qui est sur la bande où naît le soleil et dont les eaux se déversent dans la rivière Jarabatyba, rivière et terres qui se trouvent face à l’île de S. Vicente, terres, avec toutes leurs entrées et sorties, sources et rivières qui y existent, avec toutes leurs limites, dont ledit Gouverneur commande qu’elle soient la propriété dudit Pedro de Góes et en vertu de cette lettre et donation, pour remplir ma mission, je me suis rendu, moi greffier, sur lesdites terres avec ledit Pedro de Góes et les ai délimitées et marquées... 22
37Il est remarquable que l’expression « terres qui se trouvent face à l’île de S. Vicente, terres... » copie presque mot à mot l’expression de la lettre de Martim Affonso (terres qui se trouvent face à l’île de S. Vicente [qu’on appelle Gohayó]), mais sans aucune indication du nom indigène.
38En même temps, dans l’histoire de la nomination officielle de l’île par la Couronne portugaise, le mémorable de l’événement de sa nomination apporte toute l’histoire énonciative impliquant le nom de São Vicente. Le nom de l’île de São Vicente signifie la possession d’un lieu (de la terre du brésil), et signifie l’histoire d’un pays constitué dans la lutte chrétienne sur la péninsule Ibérique. Dans l’histoire énonciative du nom de l’île, le nom du saint signifiant le refus de la domination romaine s’articule, contradictoirement, sur le refus du nom, de la langue et des locuteurs ayant nommé ce lieu Gohayó23.
39Ainsi le nom São Vicente donné à cette île de la terre du brésil est une énonciation apportant un mémorable litigieux. En effet, dans l’événement de nomination de l’île, nous pouvons observer un litige où une histoire énonciative est niée dans l’événement qui nomme, mais en fait renomme. Grâce à une séquence de paraphrases synthétisant cette histoire énonciative (les italiques correspondant à une énonciation contenue comme mémorable dans l’événement de l’énonciation, qui suit en caractères romains), nous pouvons considérer cela ainsi :
locuteur-indigène : je nomme cette île Gohayó
locuteur-indigène : cette île s’appelle Gohayó
NON
locuteur-famille : je nomme cette personne Vicente
locuteur-Église : je nomme São Vicente la personne appelée Vicente
locuteur-État : je nomme cette île São Vicente
40Et le plus intéressant est qu’il ne s’agit pas d’une intention du colonisateur, en la personne de Gaspar de Lemos, en 1502, car une procédure de nomination de lieux, à l’époque, comme nous l’avons vu pour des noms sur le parcours du Diario, consistait à utiliser le nom du saint du jour de l’événement, comme cela a été le cas quand l’auteur du Diario a nommé certaines îles Sant’ André. Ce qui est en jeu ici, c’est la manière dont le fonctionnement du langage signifie en dépit des intentions. Car nous voyons fonctionner le mode d’agencement de la nomination dans cette conjoncture historique, qui agence24 le locuteur à donner un nom de saint à un lieu, par exemple. Le représentant de la Couronne portugaise est agencé de manière à nommer à la façon de la Couronne, selon sa relation à l’Église catholique. Et cela se fait en ignorant le nom qui existe déjà. Donc en ignorant une langue et ses locuteurs.
41Ainsi le début et la fin du récit projettent-ils sur l’origine de la colonisation de la « terre du brésil » la fondation de l’Empire portugais. Et ainsi ce récit signifie-t-il l’augmentation des domaines de la Couronne portugaise et la domination d’autres peuples. Domination qui prend place après que le « peuple portugais » a été libéré de la domination romaine, germanique et arabe. En outre, à la fin de ce parcours de luttes d’émancipation du Portugal, le « fondateur » de ce pays, Afonso Henriques, revient à saint Vincent et décide de le ramener (tout au moins ses reliques) à la Cathédrale de Lisbonne, ce qui revient à en faire l’un des patrons de la ville.
42Le Diario ne raconte pas l’histoire de la fondation du Portugal. Il cherche à présenter un récit « objectif » narrant un voyage à la « terre du brésil », ordonné par Jean III. Mais il m’intéresse de montrer que les références au cap de São Vicente (au début du texte) et à l’île de São Vicente (à la fin du texte) signifient, à partir des sens des noms propres, des relations politiques propres à l’histoire du Portugal et du Brésil.
Sam Vicente au Portugal et Sam Vicente sur la « terre du brésil »
43Au début du texte du Diario, consignée au troisième jour du voyage, la référence au cap de Sao Vicente présente l’histoire énonciative suivante25 :
locuteur-romain : ce cap s’appelle Promontorium Sacrum
NON
locuteur-famille : je nomme cette personne Vicente
locuteur-Église : je nomme São Vicente la personne appelée Vicente
locuteur-État : je nomme ce cap (au Portugal) São Vicente
Locuteur-État : « Lundi cinq de ce mois, à midi le soleil était à trente-six degrés et deux tiers : le cap de Sam Vicente se situait au quart est-nord-est. »26 (Diario, p. 1)
44Par contre, nous l’avons vu, à la fin du texte du Diario, la référence à l’île de São Vicente présente l’histoire énonciative suivante :
locuteur-indigène : je nomme cette île Gohayó
locuteur-indigène : cette île s’appelle Gohayó
NON
locuteur-famille : je nomme cette personne Vicente
locuteur-Église : je nomme São Vicente la personne appelée Vicente
locuteur-État : je nomme cette île (de la terre du brésil) São Vicente
locuteur-État : « Cette terre nous a paru si bonne à tous que le capitaine J. a déterminé de la peupler et il a donné à tous les hommes des terres pour y monter des fermes : et il a crée une vila sur l’île de Sam Vicente ;... » (Diario, p. 58).
45Et dans ce cas, un aspect intéressant de l’énonciation faisant référence à l’île de la « terre du brésil » est que, quand elle se montre différente et en litige avec une énonciation dans autre langue, par d’autres locuteurs, l’histoire énonciative de l’énoncé du texte se présente comme une énonciation directe de la Couronne portugaise. Dans cette mesure, l’agencement énonciatif de la référence à l’île modifie la désignation même du nom propre São Vicente (du saint). Ce que île de Sam Vicente désigne reprend directement la nomination du saint, recoupant ainsi différemment le mémorable de l’énonciation de ce nom propre. D’une certaine manière, par l’agencement qui conduit à donner un nom à des lieux dans cette conjoncture, la constitution du mémorable énonciatif de la référence à l’île ne signifie pas la nomination du cap de São Vicente. L’agencement de la nomination de l’île de São Vicente sur la « terre du brésil » part du lieu de la Couronne et son mémorable est directement religieux (le nom donné au cap [São Vicente] ne signifie pas dans ce mémorable).
46Par ailleurs, le litige avec la nomination Gohayó a, dans le présent de l’événement qui nomme l’île, l’effet de signifier l’agencement du locuteur dans la relation de la Couronne portugaise avec la « terre du brésil », et non plus avec l’histoire portugaise des dénominations de son territoire. Or, dans cette mesure, le mémorable de cette énonciation vient directement de la nomination de l’Église catholique, par-delà la nomination du cap. Et la référence du Diario à l’île de Sam Vicente est déjà prise par ce sens.
47Nous avons donc une autre désignation pour « Sam Vicente », île de la « terre du brésil » :
terra do brasil ┤ São Vicente ├ ilha [terre du brésil ┤ São Vicente ├ île]
48Dans sa relation à un mémorable religieux de l’événement renvoyant à l’île à la fin du Diario, cette désignation signifie ce que nous pouvons représenter par :

49Cela montre comment un certain présent découpe différemment son passé pour signifier et projeter un nouveau futur de sens.
50Les noms propres prennent de nouveaux sens et en perdent d’autres, selon la configuration de leur événement.
Conclusion
51Quand il consigne et le départ du Portugal en référence au cabo de Sam Vicente [cap de Sam Vicente], et la fin du parcours, sur l’ilha de Sam Vicente [île de Sam Vicente], le texte du Diario établi par la mission royale fait deux références à des noms ayant la même expression, soit deux homonymes. Cela permet de penser des éléments de la domination portugaise attestant directement la question des langues dans un autre espace politique de langues, même si le Diario n’y fait pas directement référence. L’analyse énonciative des noms propres pose immédiatement cette question, par le choc consistant à renommer Sam Vicente l’île dont le nom était Gohayó. Les langues sont en relation, en litige, en distribution politique pour leurs locuteurs, et cela produit du sens dans le texte, bien que l’auteur ait énoncé l’arrivée sur l’île comme un simple récit.
52Et cette régulation de l’espace des langues s’articule sur le sens de la gestion des personnes qui apparaît à la fin du récit, dont nous avons déjà mentionné une partie (nous soulignons) :
Cette terre nous a paru si bonne à tous que le capitaine J. a décidé de la peupler et a donné à tous les hommes des terres pour y monter des fermes : et il a créé un village (vila) sur l’île de Sam Vicente ; et un autre neuf lieues à l’intérieur du sertão, au bord d’une rivière appelée Piratinimga : et il nous a répartis dans ces deux villages où il a nommé des officiers et mis tout en bonne œuvre de justice, ce qui nous a tous réconfortés, voyant les villages être peuplés, les lois et les sacrifices être observés, les mariages être célébrés et la vie reposer sur la communication entre les métiers [e viverem em comunicaçam das artes] ; et chacun être maître de ce qui lui appartient ; et les parties intimes être couvertes [e vestir as enjurias particulares] ; et chacun jouir de tous les autres biens d’une vie sûre et sociable. (p. 58)
53Le Diario rapporte l’établissement d’un dispositif juridique, en portugais, pour la vila dont le nom efface la langue indigène par la renomination, prise comme nomination originale. En outre, il est particulièrement intéressant de voir que la création de la vila implique de couvrir « les parties intimes » (appelées « injures », enjurias), une référence à la culture indigène à laquelle s’oppose la culture portugaise, comprenant les mariages, les métiers et la propriété. La question de la politique des langues est ainsi quelque chose qui se présente dès le début du processus de colonisation, bien qu’elle ne soit pas expressément mentionnée. Le rapport politique entre langues fait directement partie du processus de domination qui se produit également par l’établissement des institutions portugaises.
54Le fonctionnement sémantique de deux noms propres fait signifier dans le texte ce que la neutralité du récit semble ne pas dire. Le récit technique de Pero Lopes de Souza signifie, même s’il ne le dit pas, la relation de domination au travers d’un fonctionnement linguistique, bien que le récit des faits ne l’aborde pas.
Notes de bas de page
1 Lettre de donation de sesmaria (terre octoyée en échange d’un engagement à la cultiver) faite par Martim Affonso de Souza à Ruy Pinto, dans M. A. Marques, Apontamentos históricos e geográficos etc. da Província de S. Paulo, até 1876, Tomo II, São Paulo, Livraria Martins, s. d., t. II, p. 269 et suiv.
2 P. Lopes de Souza, Diario da Navegação da Armada que foi à terra do brasil em 1530 sob a capitania-mor de Martim Affonso de Souza ecripto por seu irmão Pero Lopes de Souza, F. A. de Varnhagen éd., Lisbonne, Typografia da Sociedade Propagadora dos Conhecimentos Uteis, 1839, p. biij-biiij.
3 Sur ce point, voir E. Guimarães, Semântica do Acontecimento, Campinas, Pontes, 2002, p. 9.
4 E. Guimarães, Semântica do Acontecimento, ouvr. cité ; « A enumeração: funcionamento enunciativo e sentido », Cadernos de Estudos Linguísticos, 51 (1), Campinas, Unicamp, 2009 ; Análise de Texto. Procedimentos, Análise, Ensino, São Paulo, Hucitec, 2012.
5 Selon notre conception du texte et de l’analyse des sens dans le texte. Voir Guimarães, Análise de Texto, ouvr. cité.
6 La forme ancienne de la diphtongue portugaise -ão était -am, d’où Sam > São (NdE).
7 Nous considérons l’énonciation comme l’événement de fonctionnement de la langue qui se caractérise par la constitution de sa propre temporalité (Semântica do Acontecimento, ouvr. cité).
8 C’est l’expression utilisée dans le Diario.
9 Nous utilisons l’orthographe de la publication du Diario par Varnhagen (1839).
10 Les citations de passages du Diario seront faites uniquement par l’indication du numéro de page.
11 Sur cette détermination, voir E. Guimarães, « Aposto e nome próprio », Entremeios, 5, Pouso Alegre, Univás, 2012.
12 Pour nous, dans un événement énonciatif, le mémorable est ce que l’événement constitue comme son passé de sens (Semântica do Acontecimento, ouvr. cité).
13 Nous employons le concept d’agencement au sens de Deleuze et Guattari (voir notamment les volumes Capitalisme et schizophrénie).
14 Sur cet aspect, voir E. Guimarães, « Terra de Vera Cruz, Brasil », Revista de Cultura Vozes, São Paulo, 1992.
15 Les signes ┤├ signifient « détermine » : donc, cap détermine Sam Vicente et Portugal détermine Sam Vicente, par exemple.
16 Lors de l’expédition d’Amerigo Vespucci.
17 Augustin, Sermon 276, 14, dans E. Lodi, Os Santos do Calendário Romano, São Paulo, Paulus, 2001.
18 Responsable de la torture de Vincent.
19 Nous appelons « domaine sémantique de détermination » (DSD) la désignation d’un nom par les déterminations qu’il reçoit par le texte où il se trouve et par les énonciations qu’il remémore (E. Guimarães, « Domínio semântico de determinação », dans A Palavra. Forma e Sentido, Campinas, Pontes/RG, 2007).
20 M. A. Marques, Apontamentos históricos, ouvr. cité, p. 265 et suiv. (nous soulignons).
21 Dans ce que nous appelons un espace d’énonciation, espace politique de fonctionnement des langues (Semântica do Acontecimento, ouvr. cité).
22 M. A. Marques, Apontamentos históricos, ouvr. cité, p. 265 et suiv. (nous soulignons).
23 Une indication du sens de Gohayó est que ce mot veut dire « coupée », « séparée ». Ce qui signifierait l’île détachée du continent (c’est donc un mémorable descriptif de l’histoire des Indiens qui serait présent dans cette nomination).
24 Voir note 13.
25 Comme nous l’avons dit plus haut, ce qui est en italique est une paraphrase de l’histoire énonciative et ce qui est en caractères romains est l’énoncé du Diario analysé.
26 Nous soulignons.
Auteur
DL-IEL / Labeurb, Unicamp
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