2. Une alphabétisation inégale
p. 51-68
Texte intégral
Mesure de l’alphabétisation et logique ethnographique
1Étudier les questions d’alphabétisation confronte d’emblée à des chiffres qui mettent en évidence le faible niveau d’alphabétisation du Mali et donnent lieu à des comparaisons internationales situant ce pays parmi les moins alphabétisés du monde. Un point sur les chiffres qui circulent s’impose donc, de même que des précisions quant à la manière dont mon enquête se situe par rapport à ces démarches où la quantification est omniprésente.
Statistiques nationales et régionales : données et conditions de production
2Mesurer le taux d’alphabétisation de la population adulte est un enjeu majeur pour un pays en développement. Il s’agit en effet de l’un des indicateurs pris en compte lors du calcul de l’Indice de développement humain (IDH), lequel fournit la base du classement relatif des pays et de la mesure de leur progression. L’éducation figurant parmi les priorités affichées des États du Sud, disposer de chiffres permettant d’en estimer les progrès est un souci permanent. À l’échelle du Mali, plusieurs sources statistiques produisent des données sur l’alphabétisation. Concernant la période de mes enquêtes, j’ai relevé les différents chiffres en circulation, sans prétendre à proposer une synthèse exhaustive, mais simplement à titre de cadrage d’ensemble et afin de repérer les méthodologies en œuvre.
3Les rapports des institutions internationales, Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) et Unesco notamment, forment les sources les plus accessibles, même s’il est souvent difficile de remonter aux données nationales sur lesquelles leur production de chiffres s’appuie. La méthodologie commune utilise « les recensements et les enquêtes sur les ménages [qui] comportent généralement une question demandant aux personnes interrogées si elles peuvent lire et écrire, en le comprenant, un énoncé simple et bref se rapportant à leur vie quotidienne » (Unesco 2006, appendice). C’est cette définition de l’alphabétisation qui est retenue par l’Unesco depuis 19581. Cependant, bien souvent une simple évaluation du niveau scolaire fait office d’indicateur du taux d’alphabétisation – en considérant qu’il faut un nombre minimal d’années d’école (quatre à six ans selon les pays) pour assurer un maintien des compétences. C’est le cas du Mali qui retient la définition suivante : « l’analphabète est une personne qui n’a jamais fréquenté l’école même si elle est capable de lire et écrire »2. La définition ainsi retenue apparaît très étroite, puisqu’elle néglige explicitement les acquis de l’alphabétisation pour adultes, pourtant souvent mis en avant dans les discours politiques à l’échelle nationale et internationale3. Les chiffres régulièrement cités au début des années 2000 estiment le taux d’alphabétisation global, pour les adultes de 15 ans et plus, à 19 % (26,7 % pour les hommes ; 11,9 % pour les femmes). Ce chiffre, donné comme datant de 1998, est notamment mentionné dans l’annexe statistique du rapport de l’Unesco de 2006, et dans les Rapports sur le développement humain du PNUD de 2004 et 20054. Ce chiffre a été porté à 26 % en 2009.
4Deux sources nationales proposent des chiffres dont les conditions de production peuvent être approchées plus aisément. La première est une enquête réalisée au Mali avec l’appui d’ONG et d’institutions internationales, l’Enquête démographique et de santé du Mali (EDSM 2001). La méthode suivie est celle d’une enquête par sondage, effectuée auprès de plus de 12 000 ménages. L’objectif principal est de recueillir des données sur la fécondité et la santé au Mali, mais des questions plus générales ont été adjointes, notamment sur les niveaux d’éducation. Concernant l’alphabétisation, les résultats sont de 23,2 % pour les hommes de 15 à 59 ans et de 10,5 % pour les femmes de 15 à 49 ans. En tenant compte du découpage différent de la population selon l’âge, ces chiffres amènent à réviser à la baisse les statistiques nationales5. Ces taux ont été obtenus par le protocole suivant : on présente aux enquêtés une phrase écrite dans une des langues nationales et on observe leur aptitude à la lire – en entier, en partie ou pas du tout ; seuls ceux ayant réussi à la lire en entier étant considérés comme alphabétisés. Les enquêtés ayant un niveau de scolarisation secondaire ou plus sont considérés d’office comme alphabétisés. Ce dispositif repose sur une hiérarchie implicite des langues, le niveau scolaire assurant une compétence en français qui n’est pas vérifiée, le test en langue nationale étant réservé aux moins scolarisés. La lecture d’une phrase est un critère de compétence plus large que celui de la définition de l’Unesco – l’aptitude à écrire n’est pas testée, pas plus que la compréhension. On peut donc émettre quelques réserves sur la méthodologie appliquée ici, mais ces données sont tout de même une référence utile, prenant en compte non seulement les personnes alphabétisées parce qu’elles ont été scolarisées mais aussi celles qui ont appris à lire et écrire dans les langues nationales. Cette enquête a également l’intérêt, pour la comparaison avec mon terrain, d’isoler les taux d’alphabétisation en milieu rural.
5La seconde source disponible est la CMDT. Les données qu’elle produit sont à prendre avec précaution dans la mesure où, on l’a vu, elle est l’un des acteurs majeurs de l’alphabétisation dans la zone Mali Sud pour les années d’enquête. Les Rapports de formation proposaient des données chiffrées sur les résultats des sessions d’alphabétisation organisées par la CMDT6. L’indicateur retenu est le nombre d’exploitations disposant d’au moins une personne alphabétisée, ce qui ne permet pas de calculer un taux d’alphabétisation comparable à ceux précédemment étudiés. Surtout on observe des problèmes de méthode récurrents. D’abord, le nombre total de néo-alphabètes (c’est-à-dire de personnes alphabétisées par la CMDT) est calculé en reprenant le nombre déterminé à l’issue de la campagne précédente et en y ajoutant les « réalisations » de l’année. La difficulté est ici de savoir comment on s’assure que les personnes précédemment alphabétisées n’ont pas perdu leurs compétences. De plus, les personnes qui se réinscrivent d’une année sur l’autre sont sans doute comptées deux fois. Enfin, les procédures d’évaluation des auditeurs, qui aboutissent à les identifier comme néo-alphabètes, sont mises en place par les formateurs eux-mêmes. On a déjà mentionné l’enquête sur les modes d’évaluation effectuées en 1993 autour de Koutiala qui a permis de souligner la surestimation générale du niveau atteint par les auditeurs (Dombrowsky et al. 1993). Deuxièmement, l’estimation du « nombre moyen de néo-alphabètes par exploitation » – qui est l’indicateur principalement mis en avant par la CMDT – se fait en divisant le nombre de néo-alphabètes par le nombre d’exploitations, sans tenir compte du biais important que constitue la concentration des néoalphabètes dans quelques exploitations, phénomène observé à Kina, ni de la distribution inégale de la population dans les exploitations.
6Ce bref passage en revue des sources fait ressortir l’hétérogénéité des méthodes employées pour produire les chiffres disponibles, et invite à retenir un taux d’alphabétisation global autour de 20 % à l’échelle du mali, moindre en milieu rural.
Risques de la mesure
7L’option théorique prise en faveur d’une approche contextualisée de l’écrit m’a amenée à privilégier une approche ethnographique. La question s’est posée au fil de l’enquête de savoir s’il était nécessaire de compléter le dispositif d’enquête reposant essentiellement sur une approche qualitative par des données quantitatives. J’expliquerai ici pourquoi j’ai finalement choisi de recourir à un questionnaire et de mettre en place un test de compétences.
8Mes réticences à mettre en œuvre ces outils sont liées pour l’essentiel au refus d’occuper une position d’évaluation. Tout l’enjeu de mon entrée sur le terrain, de la présentation de l’enquête et des débuts de celle-ci a été précisément d’essayer de me défaire de cette image qui m’était immédiatement associée. En effet, l’évaluation ou le contrôle apparaissent comme l’horizon évident de mon travail aux yeux des enquêtés. Lors de mon séjour de terrain exploratoire (août-septembre 2001), le fait que je sois introduite dans les villages par les agents de la CMDT, eux-mêmes promoteurs de l’alphabétisation, m’est apparu comme un biais important. Celui-ci a été en partie contourné à Kina, puisque des rapports personnels existent entre mon logeur à Fana, ancien directeur de l’école, et la personne à laquelle il m’a confiée. Mais il reste que l’entrée sur le terrain s’est faite par un contact avec une personne extérieure au village et associée à l’école. Le choix de me confier au responsable administratif du village tient à la relation amicale qui unit mon logeur de Fana et celui-ci, mais il permet aussi de me donner le statut d’hôte du village. Ce statut quasi officiel m’a sans doute facilité la tâche dans les prises de contact, mais a contribué à faire de la parole recueillie une parole, au moins au départ, contrôlée.
9En outre, l’objet d’enquête contribue à renforcer ce statut d’évaluatrice qui m’est spontanément attribué, puisque j’observe des pratiques d’écriture en recourant moi-même abondamment à l’écrit. Sur ce point, les analyses développées par Jack Goody dans La raison graphique sont précieuses, qui permettent de souligner la nécessité d’une réflexivité sur le « biais graphique » de l’enquête (1979). Pour toutes ces raisons, j’ai eu à cœur dans la présentation de mon enquête d’insister sur le fait que je m’intéressais à tous les usages de l’écriture, dans toutes les langues, et sans chercher à les évaluer. Plus que par cette déclaration, de portée sans doute limitée, il m’a semblé parvenir à faire comprendre ma position à certains enquêtés en manifestant un intérêt devant leurs écrits. D’une manière générale, le fait de me voir résider au village, l’habitude de m’apercevoir circuler dans les concessions soit avec un assistant dans le cadre de la conduite d’entretiens, soit avec ma logeuse que j’accompagnais dans ses activités, et surtout le fait que je sois revenue au village, ont contribué à rassurer les villageois. Dans ce contexte, mon hésitation à recourir à un dispositif d’évaluation scolaire comme le test de compétences et à un outil proche du recensement administratif comme le questionnaire s’explique par le fait que je ne souhaitais pas perdre cette confiance acquise au fil des mois. Cependant, même si j’en ai différé le moment, il m’a finalement semblé pertinent de mettre en œuvre ces deux outils, qui m’ont permis de combler des manques importants.
10Le questionnaire s’est imposé en raison de l’indigence des données statistiques, ou même tout simplement numériques – ainsi, les chiffres disponibles concernant le nombre d’habitants du village allaient de 983 à 2 000. Sur un tel terrain, le parti pris d’une approche exclusivement ethnographique condamne soit à se reposer sur les chiffres officiels dont la fiabilité est douteuse, soit à ne pas pouvoir situer son contexte de manière précise. Par ailleurs, une fois mis en œuvre à des fins d’établissement sommaire de la structure démographique du village, le questionnaire s’est révélé un outil efficace d’objectivation des grandes tendances concernant la scolarisation et l’alphabétisation, comme le montrent les résultats présentés dans cette partie. L’encadré 2 en détaille les conditions de passation.
11Le test, quant à lui, m’a permis de faire le point sur les compétences, certes mesurées de manière tout scolaire et qui ne renvoient pas toutes à des usages sociaux. Ce résultat permet de mettre au jour, dans certains cas, l’existence de compétences non sollicitées par la collectivité ni même régulièrement mises en œuvre par l’individu. La portée d’objectivation d’un tel instrument justifie a posteriori son usage.
12J’ai mobilisé ces outils de manière complémentaire aux données qualitatives qui constituent l’essentiel de mes matériaux (entretiens, corpus de texte). J’ai attendu d’avoir suffisamment de ces matériaux pour pouvoir construire ces instruments, et une assez bonne connaissance des enquêtés pour savoir qui solliciter – le test a été réalisé en 2003 alors que j’avais déjà passé trois mois à Kina ; le questionnaire est intervenu lors de mon séjour de 2004, soit après cinq mois au total à Kina. Cela m’a permis d’opérer une mise en œuvre réflexive de ces outils, en essayant d’en atténuer certains effets, tout en étant consciente des modifications de la situation d’enquête ainsi opérées. Les données issues des différents dispositifs d’enquête peuvent aussi être utilement confrontées les unes aux autres. Enfin, le fait de passer personnellement le questionnaire aux 94 familles du village, ainsi que l’organisation d’un test pour 30 villageois, m’ont donné l’occasion d’effectuer des observations ethnographiques, par exemple sur la manière dont les chefs de famille conservent leurs documents. La passation du questionnaire à l’échelle du village, en fin de séjour, m’a permis de constater que je connaissais beaucoup des concessions, mais pas toutes, ce qui m’a amenée à réfléchir sur le parcours effectué au sein du réseau d’interconnaissance qui m’avait guidée.
13Finalement, le fait d’aller au-delà de mes réticences à endosser le rôle de l’évaluatrice – en effectuant un questionnaire proche d’un recensement, en administrant un test de compétences –, m’a permis en retour de voir que je ne l’avais sans doute jamais vraiment quitté. Ainsi, alors que j’avais insisté, lors de la présentation du test, sur le fait que les copies seraient à mon seul usage et ne donneraient pas lieu à une évaluation, plusieurs enquêtés à mon retour sur le terrain m’ont demandé quels en avaient été les résultats et ont été déçus d’apprendre que je ne leur communiquerais pas de notes. De même, Moussa Coulibaly dont le portrait ouvre cette partie, et avec lequel j’ai pourtant noué une relation amicale, n’a eu de cesse de solliciter de ma part un « contrôle » de ses cahiers. À cette demande, je répondais invariablement en soulignant mon intérêt pour ses pratiques telles qu’elles étaient, réponse qui ne l’a jamais satisfait – il m’a un jour reproché de ne pas lui avoir signalé des fautes d’orthographe dont il s’était aperçu ultérieurement.
ENCADRÉ 2. CONDITIONS DE LA PASSATION DU QUESTIONNAIRE
La passation du questionnaire s’est faite auprès des 94 familles (au sens administratif) que compte le village. Dans chacune d’entre elles, des informations individuelles ont été recueillies pour tous les membres de la famille. Ces données portent sur l’éducation et les compétences actuelles en lecture et en écriture dans les différentes langues, ainsi que les principales migrations.
Les familles sont de taille extrêmement variable : de 3 à 91 personnes. La résidence étant patrilocale et virilocale, les concessions s’organisent autour d’un chef de famille, éventuellement de ses frères cadets, de leurs fils, de leurs femmes et enfants.
J’ai procédé de la manière suivante : rendez-vous ayant été pris avec le chef de famille, je me suis présentée avec pour assistant un instituteur du village, et j’ai rappelé le contexte de mon enquête. J’ai recueilli les renseignements soit auprès du chef de famille lui-même (s’appuyant souvent sur le carnet de famille), soit auprès de l’un de ses fils quand il a préféré déléguer la tâche. Au cours du questionnaire, passant d’un individu à l’autre, si l’intéressé était présent je me suis adressée à lui, sinon je me suis fiée aux déclarations des autres personnes présentes. Dans le cas des très grandes familles (50 personnes ou plus, soit quatre familles), il a été nécessaire de solliciter les différents chefs de foyers afin de compléter les données. J’ai relevé les liens de parenté par rapport au chef de famille : filiation et alliance, quand ils sont directs.
14Les données issues du traitement de ce questionnaire me permettent d’avancer des chiffres concernant la proportion de villageois alphabétisés dans le village d’enquête. N’ayant pas suivi une procédure standardisée du type de celles mises en œuvre dans la production des données statistiques présentées plus haut, il ne s’agit pas de déterminer un « taux d’alphabétisation » au sens propre. Surtout, le choix de travailler à l’échelle d’un village, à certains égards singulier dans son adhésion à l’alphabétisation, fait que la population considérée n’est pas un échantillon représentatif. Cela n’invalide pas pour autant les résultats obtenus, mais situe ce travail dans un registre d’analyse distinct de celui des travaux statistiques.
Niveaux d’alphabétisation à Kina
15Le terme d’alphabétisation désigne à la fois l’ensemble des processus d’acquisition de l’écrit et une filière particulière, distincte de l’école et destinée aux adultes. Le terme bambara correspondant, « balikukalan », est porteur d’une polysémie proche du terme français : il désigne à la fois la filière – l’alphabétisation pour adultes, c’est d’ailleurs son sens littéral, « baliku » signifiant adulte, et « kalan » étude – et l’écriture du bambara en graphie latine. Ainsi, l’école bilingue est souvent désignée comme le lieu où les enfants apprennent le « balikukalan », en référence à cette seconde acception.
16Les usages locaux en français sont un peu différents : ainsi, alors qu’en bambara, on désigne toute personne qui a appris à lire et écrire, quelles que soient les langues connues et les filières suivies, par la même expression (« a kalannen don », il est instruit), les locuteurs du français usent du couple « alphabétisé »/« instruit » pour distinguer la personne qui n’a connu que l’alphabétisation (en bambara) de celle qui est passée par l’école, seule cette dernière institution donnant accès à l’« instruction ». Cet usage amène des individus scolarisés seulement en français, en milieu urbain notamment, à souligner qu’ils ne sont pas « alphabétisés », c’est-à-dire qu’ils ne savent pas écrire le bambara en suivant les règles de transcription établies. Cette distinction repose sur une hiérarchie des langues – l’instruction étant réservée au français et à la scolarisation –, et ne reflète pas la réalité observable en milieu rural d’une fluidité entre les filières d’une part – les mêmes individus pouvant passer par l’école puis l’alphabétisation –, entre les filières et les langues d’autre part – avec le développement du bilinguisme scolaire.
17Pour ma part, je recours au terme d’« alphabétisé » pour désigner tout individu passé par la filière qu’est l’alphabétisation pour adultes ; s’il a, de plus, été scolarisé, il est désigné comme « bi-alphabétisé ». Le terme générique pour désigner une personne ayant acquis des compétences en lecture et/ou écriture – la nature des compétences sera précisée au fil de l’enquête – est celui de « lettré ». Ce terme est ambigu en français puisqu’il renvoie non seulement à des compétences acquises mais aussi à l’idée de la maîtrise d’une culture de l’écrit, souvent de la part de professionnels de l’écrit. S’il ne faut pas l’entendre dans un sens normatif comme renvoyant seulement à des usages experts, l’emploi que je fais de ce terme de lettré retient l’idée selon laquelle les compétences sont inscrites dans une culture singulière de l’écrit.
18Les tableaux suivants donnent une idée des grandes tendances de l’alphabétisation à Kina. Les chiffres portent, comme dans les statistiques nationales, sur la sous-population constituée par les adultes de 15 ans et plus. Je restreins (sauf précision contraire) la population considérée au sous-ensemble constitué par les villageois résidant à Kina7. Ces deux critères donnent un effectif de 631 individus. Les résultats généraux sont présentés dans les six tableaux suivants et distinguent à la fois les langues et les compétences (lectorales ou scripturales)8.
Tableau 1 – Compétences lectorales en bambara (Sous-population : adultes de 15 ans et plus)
Peut lire en bambara | Effectifs | % en colonne |
Une lettre | 135 | 21 |
Un peu | 58 | 9 |
NR/pas du tout | 438 | 70 |
Total | 631 | 100 |
Tableau 2 – Compétences lectorales en français (Sous-population : adultes de 15 ans et plus)
Peut lire en français | Effectifs | % en colonne |
Une lettre | 66 | 10 |
Un peu | 25 | 4 |
NR/pas du tout | 540 | 85 |
Total | 631 | 100 |
19Les gras gris signalent les cases où figure un pourcentage calculé sur un effectif inférieur à 30. Le pourcentage total peut être différent de 100 en raison de la règle d’arrondi suivie.
Tableau 3 – Compétences lectorales en arabe (Sous-population : adultes de 15 ans et plus)
Peut lire en arabe | Effectifs | % en colonne |
Peut lire une lettre | 5 | 1 |
Peut oraliser des passages du Coran | 66 | 10 |
NR/pas du tout | 560 | 89 |
Total | 631 | 100 |
Tableau 4 – Compétences scripturales en bambara (Sous-population : adultes de 15 ans et plus)
Peut écrire en bambara | Effectifs | % en colonne |
Une lettre | 115 | 18 |
Un peu | 69 | 11 |
NR/pas du tout | 447 | 71 |
Total | 631 | 100 |
Tableau 5 – Compétences scripturales en français (Sous-population : adultes de 15 ans et plus)
Peut écrire en français | Effectifs | % en colonne |
Une lettre | 57 | 9 |
Un peu | 34 | 5 |
NR/pas du tout | 540 | 85 |
Total | 631 | 100 |
Tableau 6 – Compétences scripturales en arabe (Sous-population : adultes de 15 ans et plus)
Peut écrire en arabe | Effectifs | % en colonne |
Peut écrire une lettre | 4 | 1 |
Peut copier des passages du Coran | 54 | 9 |
NR/pas du tout | 573 | 91 |
Total | 631 | 100 |
Aperçu d’ensemble
20Le choix de la modalité « peut lire/écrire une lettre » comme indicateur de la compétence lectorale a été suggéré par les observations ethnographiques qui ont montré qu’il s’agit là d’une compétence mobilisée dans le cercle familial et au-delà. En effet, la réception d’une lettre par une personne non lettrée dans la langue d’écriture de la lettre l’oblige à chercher parmi les personnes de son entourage une personne compétente ; de même pour l’écriture, la délégation d’écriture impose la connaissance des personnes auxquelles il est possible de faire appel. La deuxième partie de cet ouvrage reviendra sur les processus complexes du choix de la langue d’écriture et les modalités de la délégation. Retenons que l’aptitude à lire et celle à écrire une lettre sont des aptitudes socialement reconnues, ce qui est important pour les réponses données par un tiers.
21Concernant l’arabe (tableaux 3 et 6), on constate que les effectifs des lecteurs ou scripteurs de lettre sont très réduits (respectivement cinq et quatre individus). Dans le village d’enquête, l’absence de pratiques d’ajami autorise à associer la compétence en écriture arabe (compétence graphique) et celle en langue arabe (compétence linguistique). Devant le caractère restreint de ces compétences lectorales et scripturales au sens classique (décodage/encodage d’une langue), j’ai cherché à faire apparaître des compétences lettrées plus larges. Pour ce qui est de l’écriture, la modalité intermédiaire « peut copier des passages du Coran » a été définie en référence aux pratiques de copie observées, qui ont des visées didactiques, dévotionnelles ou magiques. Concernant la lecture, l’aptitude à « oraliser des passages du Coran » renvoie aux modes de lecture qui ne supposent pas un accès nécessaire au sens, du moins dans le détail. La distinction entre cette aptitude et celle à lire une lettre en arabe repose essentiellement sur un degré de compétence linguistique. On observe que ces modalités intermédiaires sont représentées de manière beaucoup plus significative que l’aptitude à écrire ou lire une lettre : 10 % des enquêtés déclarent pouvoir oraliser des passages du Coran ; 9 % pouvoir en copier. Le questionnaire comportait aussi des questions sur les connaissances coraniques orales, c’est-à-dire l’apprentissage par cœur de tout ou partie du Coran, (« ka kurane jigin », « ka sabi jigin »)9, sans préjuger du recours ou non à des procédures écrites de mémorisation pour acquérir ces connaissances.
22Les tableaux 1, 2, 4 et 5 concernant le bambara et le français donnent des résultats très proches pour l’écriture et la lecture (avec des taux de lecteurs légèrement supérieurs). Si les enquêtés sont plus nombreux à déclarer lire une lettre qu’à déclarer en écrire, la différence est toutefois relativement mince. L’agrégation des modalités « un peu » et « peut lire/écrire une lettre » rend d’ailleurs les résultats comparables. Croisant les données sur ces deux aptitudes, on constate sans surprise que les compétences lectorales et scripturales sont fortement corrélées10. En français comme en bambara, la distribution est similaire, avec une majorité de personnes déclarant des compétences identiques à l’écrit et à l’oral, et une petite minorité pouvant lire une lettre sans savoir en écrire une. Ainsi, dans les deux langues, les compétences en lecture et en écriture sont généralement le fait des mêmes individus, ce dont peut rendre compte la socialisation scolaire, où ces deux apprentissages sont liés. Le fait que toutes les personnes qui déclarent pouvoir écrire une lettre (quelle que soit la langue) déclarent pouvoir également en lire une permet de considérer les déclarations concernant l’aptitude à savoir écrire une lettre comme indicateur d’un savoir « lire et écrire ».
23Enfin, comment s’articulent les compétences dans les trois langues de l’écrit ? On observe d’emblée que les individus qui déclarent lire en bambara sont environ deux fois plus nombreux que ceux qui déclarent lire en français (tableaux 1 et 2)11. Pour l’écriture, le rapport entre bambara et français est du même ordre (tableaux 4 et 5). On peut se demander si ce sont les mêmes individus qui cumulent les compétences dans les différentes langues. Déterminer quelles langues « vont ensemble » permet d’y répondre12. On constate d’abord que ces filières se recoupent partiellement en terme de publics. En effet, si l’alphabétisation pour adultes et la scolarisation s’adressent en principe à des groupes distincts – des adultes « analphabètes » d’une part, des enfants de l’autre –, la situation est ici plus complexe, faisant apparaître un nombre important de bi-alphabétisés13. Par ailleurs, les personnes qui déclarent pouvoir lire et écrire en français déclarent pratiquement toujours également des compétences en bambara, qu’elles les aient acquises dans un contexte formel (alphabétisation pour adultes ou école bilingue) ou qu’elles passent simplement de l’écriture du français à l’écriture du bambara, sans considération pour les normes orthographiques de cette langue.
Un village très alphabétisé
24Au terme de ce premier aperçu, on peut avancer le chiffre d’ensemble suivant : 19 % des adultes de 15 ans et plus résidant à Kina peuvent écrire une lettre dans au moins l’une des trois langues de l’écrit considérées (français, bambara, arabe)14.
25Par rapport aux statistiques nationales citées plus haut, ce résultat témoigne d’une alphabétisation forte. Ce chiffre de 19 % était précisément le taux retenu officiellement à l’échelle du Mali à l’époque de mes enquêtes, sans distinguer les contextes urbains et ruraux. L’enquête EDSM qui propose cette distinction donne comme résultats globaux un taux d’alphabétisation en milieu rural de 10,2 % des hommes de 15 à 59 ans et de 2,8 % pour les femmes de 15 à 49 ans, ce qui permet de souligner que le village d’enquête se situe largement au-delà des moyennes rurales15. Cependant le chiffre obtenu à Kina reste inférieur aux moyennes urbaines, qui sont, selon cette même source, de 49,4 % des hommes et 28,5 % des femmes, pour les mêmes tranches d’âge (EDSM 2001).
26Pour expliquer la singularité de la situation éducative de Kina, on peut tout d’abord souligner que ces statistiques ne sont pas suffisamment précises. Il faudrait en effet distinguer non seulement entre zones urbaines et rurales, mais au sein de ces dernières, entre zones péri-urbaines et zones reculées, entre villages où existe une école et ceux où ce n’est pas le cas. Menant une enquête sur plusieurs villages malinkés du sud-ouest du Mali, Étienne Gérard signale ainsi que « d’un site à l’autre de la région étudiée, inégalement sujets à la pénétration des codes écrits, le besoin de s’approprier l’instrument de leur maîtrise varie et sécrète des stratégies différenciées d’éducation » (Gérard 1997a, p. 124). On peut cependant admettre la singularité de Kina, que l’analyse ethnographique de l’histoire du village permettra de souligner. Le fait d’avoir abrité un centre d’alphabétisation au début des années 1970, puis une école bilingue dans le cadre d’une expérimentation nationale en 1979, ainsi que la proximité de la ville de Fana et de l’axe routier goudronné Bamako-Ségou expliquent l’intensité relative de l’alphabétisation. Kina apparaît comme un village où sont réunies les conditions optimales pour l’alphabétisation en milieu rural – du moins elles l’ont été. Cette singularité ne rend pourtant pas caducs les résultats obtenus. Ceux de l’enquête élargie menée dans d’autres villages me permettent d’avancer que les observations effectuées à Kina ne sont pas, en tant que telles, exceptionnelles. Par exemple, lors de mon premier séjour de terrain exploratoire dans la région de Koutiala j’ai observé des cahiers personnels semblables à ceux recueillis à Kina. Cependant, la concentration d’autant de scripteurs de cahiers en un même lieu est sans doute caractéristique de ce village.
Qui sont les lettrés ?
Des profils sexués
27L’aptitude à écrire une lettre, quelle que soit la langue, apparaît largement déterminée par le sexe, puisque cette compétence est déclarée par 9 % des femmes et 30 % des hommes de 15 ans et plus. L’écart entre hommes et femmes est similaire quand on considère la lecture – lire une lettre est une aptitude revendiquée par 11 % des femmes et 33 % des hommes. Ici encore, la déclaration concernant l’aptitude à écrire une lettre sera retenue comme indicateur principal de l’alphabétisation des femmes.
28On peut se demander si les compétences des femmes ne sont pas sous-déclarées par rapport à celles des hommes, ce qui introduirait un biais important dans les résultats obtenus par le questionnaire. Sur ce point, les résultats du test de compétences montrent que l’on ne peut conclure à une différence globale. Les hommes testés déclarent des compétences plus assurées dans les deux langues que les femmes, mais ils réussissent également mieux, en français comme en bambara. Dans l’ensemble, on observe une relative concordance des déclarations du questionnaire et des résultats du test. La question centrale pour les femmes demeure celle de la mise en œuvre des compétences acquises.
29Face à ce constat d’une inégalité forte face à l’alphabétisation, les différentes langues et filières se valent-elles ? Notons que les quatre scripteurs de lettres en arabe sont des hommes. En revanche, les compétences lettrées en arabe au sens large, incluant copie et « oralisation », sont attestées chez les femmes. Le recrutement de l’école coranique est certes inégal, puisque 59 % des adultes passés par cette filière sont des hommes, mais il laisse tout de même une place aux femmes. Par ailleurs, j’ai pu observer dans un quartier de Kina le développement d’une formation religieuse qui s’appuie sur un enseignement écrit, essentiellement en translittération latine, dans la mouvance Ansar Dine, au sein duquel les jeunes femmes forment près de la moitié de l’effectif16. Ainsi, les compétences lettrées en arabe sont plutôt le fait d’hommes, mais sans exclusive.
30Quant au français, la distribution des compétences selon le sexe est particulièrement déséquilibrée : 3 % des femmes déclarent pouvoir écrire une lettre en français contre 12 % des hommes. Le français étant appris exclusivement à l’école – et acquis à la condition d’une scolarité relativement longue, au moins cinq ans d’après mes résultats –, ce rapport tient à l’inégalité face à l’école entre garçons et filles.
31Les compétences en bambara sont également corrélées au sexe : 7 % des femmes, contre 20 % des hommes, peuvent écrire une lettre en bambara. C’est tout de même pour cette langue que le rapport entre hommes et femmes est le moins défavorable. En terme de recrutement, les deux filières où s’acquiert le bambara écrit sont très différentes : l’alphabétisation pour adultes est très masculine – les femmes ne représentent que 19 % de l’effectif des alphabétisés –, alors que l’école est plus paritaire – les femmes constituent 37 % de l’effectif des adultes ayant été scolarisés. Cependant, si l’on tient compte du niveau scolaire atteint, les femmes sont de moins en moins représentées à mesure que l’on considère des niveaux plus élevés. À Kina, l’école est donc la filière où l’écart entre filles et garçons est le moins important, même s’il demeure massif. Sur ce point, mon travail rejoint les résultats classiques concernant la sous-scolarisation des filles en Afrique, qui s’explique par les rapports sociaux de genre (Lange 1998).
32Cette approche statistique, qui rejoint la démarche quantitative des évaluations de l’alphabétisation où le sexe intervient comme un déterminant privilégié, manque la complexité de situations où l’écrit intervient à la fois dans la constitution des identités sexuées et dans la mise en place de relations spécifiques entre les sexes. elle permet toutefois de brosser les grands traits d’une situation où l’alphabétisation rencontre des rapports sociaux de genre globalement inégaux, les femmes occupant peu de postes de décision politique, n’ayant qu’une autonomie économique limitée et étant largement contraintes dans leurs choix matrimoniaux et de fécondité. Cette description d’ensemble ne doit pas conduire à ignorer les marges de liberté (socialement différenciées, selon l’âge et le statut social notamment, mais aussi la trajectoire individuelle) dont disposent les femmes rurales au Mali (Rondeau 1994).
33Les femmes en milieu bambara assument des tâches à la fois familiales, domestiques et agricoles17. Selon une enquête publiée en 1991, le temps de travail féminin en zone Mali Sud s’élève en moyenne à 11 heures par jour, soit 2 h 30 à 3 heures de plus que les hommes (Zuidberg et Djiré 1992, p. 21). Cette estimation tient compte des travaux domestiques et agricoles au sens large (y compris des activités de cueillette, de transformation de produits, etc.) ainsi que des activités commerciales. Les auteurs signalent la grande variabilité de ce temps sur l’année, qui connaît des pics d’activité agricole et des périodes moins denses. La variation par catégorie d’âge est aussi sensible, mais pour les jeunes filles ce temps de travail s’élève tout de même à 8 ou 9 heures. Pour ma part, j’ai constaté la moindre disponibilité des femmes, avec lesquelles les possibilités d’entretien étaient réduites au créneau horaire du tout début d’après-midi (« tilegan »), après le repas de midi et avant qu’elles ne se remettent au travail pour chercher du bois, de l’eau et commencer à préparer le repas du soir. notons cependant qu’une femme dont la belle-fille assure l’essentiel des tâches ménagères du foyer, peut avoir beaucoup plus de temps libre. Tel était le cas de ma logeuse, qui, à près de 50 ans, se bornait à superviser le travail effectué par sa belle-fille et la petite sœur de celle-ci, et travaillait pour sa part sans grande contrainte.
34Ce contexte explique largement les difficultés de l’alphabétisation féminine, même si les obligations des femmes varient selon qu’elles sont mariées ou non. Pour une femme mariée, le fait même de pouvoir se rendre à des cours d’alphabétisation dans le village dépend de l’autorisation de son mari et des frères de celui-ci. Au cours des entretiens avec les femmes, cette situation apparaît, très souvent indirectement dans des silences ou des hésitations, parfois de manière explicite comme dans cet entretien avec Sarata Camara (28 ans ; école bilingue 5e)18.
AM Comment est-ce qu’on l’a choisie pour aller à l’alphabétisation ? Int. On t’a laissée aller à l’alphabétisation ou bien tu y es allée de toi-même ? SC On m’y a laissée aller. Int. Elle a été choisie. AM Qui donc ? SC Ah, on a demandé à mes maris <mon mari et mes beaux-frères>, ils ont accepté (entretien en bambara).19
35La récurrence des tournures passives traduit une double contrainte : on l’a choisie pour l’alphabétisation, sans doute en raison de sa scolarisation de cinq ans, puis cela a été demandé à son mari et ses beaux-frères. Les autres enquêtes disponibles confirment l’orientation masculine de l’alphabétisation de la CMDT et les difficultés de l’alphabétisation féminine quand elle a été promue : Jane Turritin qui a enquêté dans les années 1980 dans un village près de M’Pessoba décrit le privilège accordé de facto aux hommes (1989) ; Laura Puchner, qui a travaillé dans des villages plus au sud de la zone cotonnière, montre les grandes difficultés que rencontre la mise en place de l’alphabétisation féminine, les femmes étant à la fois peu disponibles et peu motivées (Puchner 2001).
36La question de la spécificité du rapport des femmes à l’écrit sera reprise lors de l’étude des pratiques. Certes, dans ce contexte où l’alphabétisation des femmes est limitée, le fait de ne pas avoir pris une décision en amont sur le genre m’a amenée à étudier davantage les pratiques des hommes, dominantes et plus visibles socialement. Cependant, aborder les usages des femmes par l’ethnographie permet de faire ressortir l’hétérogénéité des situations féminines et ainsi de s’attacher à des cas singuliers ; cela amènera à esquisser une approche plus fine du rôle de l’écrit non pas simplement comme attribut des hommes ou des femmes mais comme modalité de leurs relations, dans la perspective ouverte par les travaux récents sur le genre (Théry et Bonnemère 2008).
Une alphabétisation progressive
37Le second déterminant majeur de l’alphabétisation est celui de l’âge. Les statistiques font apparaître une corrélation massive entre âge et compétences lettrées. Les grandes tendances de cette variation, ainées par l’ethnographie, vont permettre de mettre en place une périodisation pertinente pour l’approche des lettrés par générations, mise en œuvre dans le chapitre suivant.
Tableau 7 – Les compétences scripturales selon l’âge (Sous-population : adultes de 15 ans et plus résidant à Kina ;% en ligne)
Âge en années \Compétence (toutes langues) | Peut écrire une lettre | Ne peut pas écrire une lettre | Total |
15-19 | 23 | 77 | 100 |
20-24 | 20 | 80 | 100 |
25-29 | 25 | 75 | 100 |
30-34 | 36 | 64 | 100 |
35-39 | 29 | 71 | 100 |
40-44 | 17 | 83 | 100 |
45-49 | 13 | 87 | 100 |
50-59 | 3 | 97 | 100 |
60-69 | 4 | 96 | 100 |
70 et plus | 4 | 96 | 100 |
Total | 19 | 81 | 100 |
38On constate un écart net dans la population entre ceux qui sont âgés de moins de 40 ans et ceux qui ont atteint ou dépassé cet âge. Chez les premiers, la part de ceux qui peuvent écrire une lettre est supérieure à la moyenne (taux le plus bas : 20 % pour les 20-24 ans) ; chez les seconds elle est inférieure, et décroît avec l’âge. Si l’on s’intéresse plus particulièrement aux plus jeunes, on constate que le taux n’est pas simplement progressif, comme le laisserait supposer l’idée d’une alphabétisation de plus en plus généralisée. On repère un pic pour les trentenaires, plus particulièrement les 30-34 ans, tandis que la tranche d’âge des 20-24 ans apparaît relativement bien moins alphabétisée que les autres. Rappelons que le recrutement de l’école a connu une progression importante : l’examen des données sur la scolarisation montre même un « boom » scolaire pour les 30-34 ans (parallèle au pic des compétences observable sur ce tableau pour cette tranche d’âge), le recrutement dépassant pour la première fois 50 % des effectifs. La tranche suivante subit un recul (40 % d’individus scolarisés), mais la progression reprend ensuite (respectivement 51 % et 61 % pour les 20-24 et 15-19 ans).
39Les statistiques rejoignent la périodisation qui s’impose quand on connaît l’histoire du village : le décollage des 35-39 ans correspond aux enfants scolarisés à l’ouverture de l’école dans le village voisin de Balan, par lequel le recrutement scolaire devient une réalité à Kina. Le boom scolaire observé chez les 30-34 ans correspond aux premières cohortes recrutées pour l’école de Kina. on tâchera de rendre compte du recul qui suit en examinant le détail de l’histoire du village, qui montre que la tranche des 30-35 ans a bénéficié de circonstances particulières liées à la conjonction de la présence d’un centre d’alphabétisation dynamique et des débuts de l’école bilingue. Cela explique la singularité des performances de cette tranche d’âge, leurs cadets bénéficiant d’une tendance de plus longue durée à la progression de la scolarisation, mais non de ce contexte singulier. L’alphabétisation pour adultes est la seule source d’alphabétisation des plus de 40 ans, mais ce sont les trentenaires qui en ont le plus bénéficié. Les statistiques font ainsi apparaître une exceptionnalité de la situation éducative pour les 30-34 ans dont l’ethnographie permettra de rendre compte plus finement, appréhendant les différentes tranches d’âge qui ressortent significativement du point de vue des compétences lettrées comme autant de « générations lettrées ».
40Au terme de ce chapitre qui appréhende la distribution sociale de l’écrit dans ses grandes tendances, telles qu’elles se dégagent de l’approche statistique, on peut en rappeler l’acquis principal. De la pluralité des filières et des langues se dégagent deux déterminants essentiels, le sexe et l’âge. Les inégalités de sexe dans l’accès à l’alphabétisation sont attendues dans une société rurale où la différence des sexes est l’un des piliers de l’organisation sociale. La variation des compétences et des profils selon l’âge est aussi un résultat prévisible, mais la forme précise que prend cette répartition ne peut s’expliquer que par une attention aux détails de l’histoire locale, que je me propose d’examiner maintenant.
41Le traitement approfondi du questionnaire fournit également d’autres pistes pour l’analyse. À l’échelle individuelle, l’expérience migratoire apparaît ainsi corrélée à des taux d’alphabétisation plus élevés, confirmant des résultats obtenus dans des enquêtes à plus grande échelle (Scribner et Cole 1981, p. 91-92 et 99). Quant aux caractéristiques des familles, leurs effets sur l’alphabétisation de leurs membres sont difficiles à isoler étant donné l’hétérogénéité déjà notée de ces familles en termes d’effectifs (de 3 à 91 membres). On relève cependant que la richesse de l’exploitation, mesurée par son équipement agricole, va de pair avec une meilleure alphabétisation et surtout une scolarisation accrue de ses membres. L’investigation sur les assignations statutaires20 et ethniques ne fait pas apparaître ces identités comme des déterminants majeurs de l’alphabétisation, à l’exception des familles peules, qui cumulent une particularité linguistique – ce sont les seules familles dont la langue première n’est pas la bambara – et des conditions matérielles d’existence plus précaires. le recours aux données de l’ethnographie va me permettre de préciser les contours et les enjeux de la répartition de l’écrit entre les familles du village, et d’aborder la question des logiques d’alphabétisation et des transmissions familiales de l’écrit.
Notes de bas de page
1 Cette définition, proposée en 1951 par un comité d’experts réuni par l’Unesco, est officiellement retenue par la Recommandation concernant la standardisation internationale des statistiques éducatives (3 décembre 1958, adoptée par la Conférence générale, 10e session). Cette recommandation a été révisée en 1978, dans un texte qui reprend la définition initiale, à laquelle elle ajoute la définition de l’analphabétisme fonctionnel (Unesco 1978).
2 Tableau de métadonnées des statistiques sur l’alphabétisme, Institut de statistique de l’Unesco, Section de l’alphabétisme et de l’éducation non formelle, septembre 2006, en ligne [URL : http://www.uis.unesco.org/pages/default.aspx consulté le 26 septembre 2011].
3 Une enquête spécifique sur la construction de ces statistiques auprès des différents services concernés permettrait sans doute de relever des pratiques qui vont au-delà de cette définition.
4 Pour les mêmes années, un autre chiffre est parfois cité, celui de 26,4 % (par exemple dans le rapport du PNUD en 2003, ou encore dans les rapports de l’Unesco de 2002 et 2003). Il s’agit d’une donnée datée de 2000, mais dont la fiabilité a dû être contestée ensuite puisque les rapports ultérieurs rétablissent le chiffre de 1998 (19 %).
5 La manière dont ces tranches d’âge sont construites tient à l’orientation de l’enquête sur les questions de fécondité et de pratiques sexuelles.
6 CMDT, 2000-2001 et 2001-2002.
7 Ce critère ramène la population à 1 336 individus (sur 1 458 enquêtés au total en incluant les migrants temporaires).
8 En l’absence d’autre indication de source, les tableaux sont issus du traitement de mon questionnaire.
9 Ces expressions reprennent la façon dont les personnes ayant fréquenté l’école coranique donnent une indication de leur compétence. L’expression « ka kurane jigin », apprendre par cœur <littéralement descendre> le Coran renvoie à l’apprentissage par cœur du Coran, qui donne lieu à une récitation publique dans le cadre d’une cérémonie. En l’absence d’une mémorisation complète du texte coranique, d’autres mesures de l’apprentissage ont été données, par les enquêtés eux-mêmes, en nombre de hijibu, de l’arabe aḥzâb, terme qui désigne un soixantième du texte coranique. Calquée sur l’expression utilisée pour le Coran, la formulation « ka sabi jigin » désigne l’apprentissage de la dernière division du Coran qui comprend les sourates les plus courtes, les plus utilisées pour les prières – le terme « sabi » est tiré des premières syllabes de la sourate 87 par laquelle débute cette 60e division du Coran.
10 Dans ce chapitre, je m’appuie sur l’exploitation des données du questionnaire menée dans ma thèse. Je me permets d’y renvoyer le lecteur désireux de se référer au détail de ces analyses (Mbodj-Pouye 2007, partie 1, vol. 1 et annexe 4, vol. 2, « tableaux statistiques »).
11 Je reprends la terminologie habituelle selon laquelle les données obtenues sont des « déclarations » des enquêtés, par commodité, même s’il s’agit soit de déclarations faites par les intéressés, soit de celles faites par des tiers.
12 Pour une réflexion sur cette articulation des langues de l’écrit, voir le travail de Marie-Ève Humery-Dieng, qui porte sur l’acquisition de l’arabe, du français et du pulaar dans la vallée du fleuve Sénégal (2001).
13 Le croisement des données sur l’alphabétisation et la scolarisation fait apparaître que 50 villageois sont dans ce cas.
14 Ce résultat est obtenu par la construction d’une variable score, agrégeant les résultats dans chacune des langues de l’écrit.
15 Si l’on prend les mêmes tranches d’âge, le taux de scripteurs de lettres est de 33 % pour les hommes et de 12 % pour les femmes à Kina.
16 L’assistance comprend, en 2003, 8 femmes sur 17 participants. Sur ce mouvement, voir les articles de Dorothea Schulz (2003, 2006)
17 Le statut de la femme est intimement lié à sa condition d’épouse, les femmes étant mariées très jeunes. D’après le rapport de l’EDSM, le pourcentage des femmes actuellement âgées de 25 à 49 ans qui étaient déjà en union à 15 ans est de 25 %. L’âge médian au premier mariage est en milieu rural de 16,2 ans, l’âge médian à la première naissance de 18,5 ans. Le taux de fécondité est en milieu rural de 7,3 enfants par femme (EDSM 2001).
18 Sur les choix de transcription et sur les modalités de citation des entretiens en bambara, voir la note préliminaire.
19 Texte original : « AM Comment est-ce qu’on l’a choisie pour aller à l’alphabétisation ? Int. Mɔgɔ de y’e bila ka taa balikukalan na ou bien i taara e yεrε de ? SC Mɔgɔ ye n bila ka taa. Int. Elle a été choisie. AM Mɔgɔ jumεn ? SC A, a fɔra n furukεw ye, olu sɔnna. »
20 Les groupes statutaires (ɲamakalaw), traditionnellement endogames, rassemblent en Afrique de l’Ouest des familles exerçant des activités particulières, souvent artisanales. Dans la littérature ethnologique, ils sont souvent désignés du nom de « castes ». Les griots ainsi que les forgerons constituent les groupes les plus représentés. Les études anthropologiques ont longtemps mis l’accent sur leur stigmatisation, là où les travaux récents soulignent davantage l’ambivalence de la position de ces groupes, qui fournissent des biens et des services essentiels à la communauté, tout en étant dans un état de dépendance symbolique, et parfois économique vis-à-vis des autres (Conrad et Frank 1995).
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