Comment parler poésie ? Les paradoxes de Monsieur Jourdain
p. 257-266
Texte intégral
1On connaît la leçon du maître de philosophie de Monsieur Jourdain : « tout ce qui n’est point prose est vers ; et tout ce qui n’est point vers est prose »1. Cette affirmation célèbre, fort discutée au demeurant, provoquait la perplexité de Jean Tardieu. Lors d’un entretien, en 1987, il affirmait, non sans précautions et sans nuances : « … cette notion de différence, dans la poésie, entre le vers et le “non vers”, qui serait la prose, est battue en brèche, depuis longtemps, mais encore plus maintenant. » Et il ajoutait :
Le mot prose est insuffisant maintenant, parce que dès qu’on parle de la prose et du vers, automatiquement on retrouve les fameuses répliques de Monsieur Jourdain. Or, cette dichotomie facile et puérile est bien dépassée. Personnellement, j’estime que certains poèmes, dits « poèmes en prose », comme le fameux Centaure de Maurice de Guérin, sont, aussi bien que des poèmes écrits en vers, parmi les plus grands poèmes de la langue française.2
2Mais c’était oublier que Monsieur Jourdain, qui avait fort mal retenu les leçons de son maître de philosophie, affirmait cette autre vérité inoubliable, aux conséquences vertigineuses pour l’esprit : « tout ce qui est prose n’est point vers ; et tout ce qui n’est point vers n’est point prose »3. Monsieur Jourdain lui-même avait donc imaginé, bien malgré lui, une issue à la tragique « dichotomie » instaurée par son très sérieux maître de philosophie. Et on peut dès lors imaginer, pour paraphraser Jean Tardieu, « une différence, dans la poésie, entre le vers et le “non vers” », qui ne serait pas, pour autant, la prose…
3Les précautions et les nuances de Jean Tardieu s’expliquent fort bien : il a commis, sa vie durant, un certain nombre de gageures éditoriales qui auraient fait définitivement perdre la tête au malheureux Monsieur Jourdain. Dès 1939, date de la parution de son premier recueil aux éditions Gallimard, Accents, il a mêlé textes en vers et textes en prose, puis a récidivé : Figures, Les dieux étouffés, Jours pétrifiés, Histoires obscures, Formeries, Margeries et enfin Da capo, sont autant de recueils où alternent, dans des proportions variables, vers et prose. Dans le même temps, le poète publiait des recueils de prose, au statut parfois incertain : Un mot pour un autre, en 1951, comprenait, parmi les travaux du Professeur Frœppel, quelques poèmes en vers ; La première personne du singulier, que Jean Tardieu avait annoncé à Gaston Gallimard comme un « recueil de proses et de courts récits »4, fut présenté au public lors de sa parution en 1952 comme un ensemble de « brefs récits (qui sont un petit peu, aussi, des poèmes) »5. Enfin le recueil Pages d’écriture, en 1967, proposait diverses modalités de la prose, avec certaines distinctions manifestes dans l’organisation même de l’ouvrage : d’abord les proses de la section « La part de l’ombre », puis « Deux récits » (« Mon double » et « Madrépores »), enfin des « Pages critiques ». Mais, pire encore : dès 1946, Jean Tardieu avait compliqué certains de ses recueils de fantaisies empruntées au théâtre. Le recueil Le démon de l’irréalité comprenait des textes en prose, « deux poèmes concertants » et un « poème dramatique ». Quelques années plus tard, en 1954, le recueil Une voix sans personne propose encore des vers, des textes en prose, et un « Poème à jouer et à ne pas jouer », autrement dit une « pièce sans personnages ». Ne manquait alors que cette dernière gageure : en 1960, Jean Tardieu intitule le second tome de son théâtre Poèmes à jouer. De quoi perdre définitivement les amateurs de typologie.
4La politique éditoriale de la maison Gallimard autorisait ces désordres : les volumes « Hors série », comme ceux de la collection Blanche, ignoraient toute réglementation générique. Jean Tardieu pouvait, en 1961, publier sous le titre Choix de poèmes une anthologie surprenante à tous égards (non pas tant, d’ailleurs, à cause de l’alternance de vers, de proses et de récits, mais surtout à cause de la redistribution inédite des textes, parfois méconnaissables sous leurs nouveaux titres et dans leur nouvel agencement). Mais en 1966, enfin Robert Carlier vint. Le fondateur de la collection Poésie de Gallimard créa l’événement : il voulut éditer la poésie au format de poche – mais aussi n’éditer que la poésie6. Toute la poésie, d’ailleurs : parmi les premiers volumes de la collection, on compte des recueils de poèmes en vers, comme des recueils de poèmes en prose (notamment ceux de Francis Ponge et de Max Jacob).
5Pour Jean Tardieu, l’épreuve fut cependant décisive. Au moment où il composait son premier volume de poésie au format de poche, Le fleuve caché, certains scrupules apparurent subitement, qui contrastaient avec la superbe désinvolture de jadis, et le retenaient de livrer dans un même volume ses vers et ses proses. Il choisit de ne donner que les poèmes en vers. Les archives conservées chez Gallimard prouvent qu’il est le seul coupable de cette distinction : son projet initial, tel qu’il l’a soumis à Robert Carlier, était de rassembler ses « Poésies complètes », avec pour dates « 1924-1960 ». Une première note, le 13 juin 19677, mentionne ce volume, sous un titre (provisoire) à faire frémir tous les spécialistes de Jean Tardieu : Une voix sans personne. Poésies complètes 1924-1960 (ce titre aurait alors désigné à la fois une pièce de théâtre, un recueil de vers et de proses, et une anthologie en vers… !) Le sommaire de ce projet initial comprenait les recueils Accents, Le témoin invisible, Jours pétrifiés, Monsieur Monsieur, Une voix sans personne et Histoires obscures : le document ne présente pas le détail des textes retenus, mais le « calibrage » prévu pour chacun des recueils permet de comprendre que certains recueils étaient amputés (ceux, précisément, qui comprenaient aussi des textes en prose). « Poésies complètes » signifiait donc bien : tous les poèmes en vers de tous les recueils. Il semble difficile de comprendre aujourd’hui les raisons de ce choix. Il est intéressant, en revanche, de tenter d’en comprendre la logique. Le terme « poésies » nous livre peut-être un indice. Jusque-là, Jean Tardieu avait toujours choisi le terme « poèmes » lorsqu’il avait cru nécessaire de donner un sous-titre à ses recueils. En 1967, le terme « poésies », plus désuet sans doute, apporte une nuance, que l’on peut interpréter dans la logique d’une filiation, à la fois éditoriale et littéraire : parmi les premiers volumes de la jeune collection Poésie de Gallimard venaient en effet de paraître les Poésies de Mallarmé et les Poésies de Valéry. Si l’on ajoute que le titre – provisoire – choisi par Jean Tardieu, Une voix sans personne, signale lui aussi, à sa manière, la même filiation, dans le rappel d’une définition de la poésie héritée de Mallarmé (« la disparition élocutoire du poète »8) et continuée avec Valéry (« la voix de personne » annoncée dans « La pythie »9), on comprend que Jean Tardieu ait choisi d’isoler dans ce volume ce qui, dans sa production, appartenait en propre à l’artisanat du vers. Autre élément de réponse : dans les années 1960, Jean Tardieu a pris quelque distance avec l’artisanat du vers, précisément. Après un rythme très soutenu entre 1943 et 1954, ses publications poétiques sont devenues plus rares. Aucun recueil de poésie entre Histoires obscures (1961) et Formeries (1976), soit quinze ans ! C’est la prose qui le requiert surtout durant ces années : il y aura Pages d’écriture, en 1967, puis le long chantier d’Obscurité du jour, publié en 1974 chez Skira ; le théâtre aussi : Une soirée en Provence est publié en 1975. Certes, Jean Tardieu écrit encore parfois des poèmes, à l’occasion : courtes séries, destinées à des éditions de bibliophilie, pour chanter l’œuvre d’un artiste. Mais lorsqu’il écrit pour ses peintres, c’est souvent sous une forme qu’il qualifie de « prose poétique »10 – plus rarement en vers.
6Alors, en 1967, le choix d’un volume de ses seules pièces en vers serait un choix significatif : celui de donner à lire les fruits d’une pratique d’écriture singulière, présentée dans son achèvement. Signe de cette volonté : ce volume, à la différence notable du précédent Choix de poèmes (publié en 1961), est organisé chronologiquement ; les recueils sont donnés dans l’ordre de leur parution, comme pour inviter le lecteur à mesurer l’évolution de la pratique du vers. Autre signe de cette volonté : le nouveau titre que propose Jean Tardieu, à l’automne 1967 : Le fleuve caché – celui de sa première plaquette de vers (publiée en 1933), qui désignerait donc explicitement un premier moment de son écriture. Au moment où le poète propose ce nouveau titre à Robert Carlier, il annonce d’ailleurs son intention de rééditer dans le volume la plaquette Le fleuve caché (et, dans le sommaire, il la distingue du recueil Accents, pour lui donner une vraie visibilité)11. On sait pourtant que ces poèmes ont disparu du volume. La raison, tristement matérielle, se trouve énoncée en ces termes dans les archives des éditions Gallimard : un « calibrage » « très dense » du volume12. Très dense, puis trop dense : Jean Tardieu est prié de faire des choix, de choisir les suppressions à faire ; le sous-titre évolue peu à peu, d’une note de service à une autre, de « Poésies complètes 1924-1961 »13 à « Poésies complètes 1932-1961 »14, enfin à « Poésies 1938-1961 »15. Lorsque disparaît enfin dans le dernier sommaire toute trace des poèmes du Fleuve caché, Jean Tardieu rédige une petite note à imprimer à la fin du volume :
Tout en intitulant cet ouvrage Le fleuve caché, image qui évoque un aspect essentiel de sa vision poétique, l’auteur a cru devoir retirer du présent recueil la plaquette de poèmes portant ce titre, – la première qu’il ait publiée (1933). Il se propose de rééditer ultérieurement cette plaquette accompagnée de nombreux inédits datant de sa jeunesse.16
7Ainsi, ce titre a été maintenu, comme une trace de l’élaboration du recueil ; mais aussi, et surtout, comme symbole d’un moment inaugural, et d’une continuité, dans l’œuvre du poète – les poèmes eux-mêmes, en revanche, ne seront jamais réédités : écartés par Jean Tardieu, associés aux « inédits » de sa « jeunesse », ils sont renvoyés à un « avant-texte » de l’œuvre.
8Après ce premier volume de « Poésies », Jean Tardieu a choisi de publier une seconde anthologie dans la même collection : il lui restait quantité de textes, parmi ses divers recueils successifs, à publier en poche – tous ceux qu’il avait écartés du premier volume, autrement dit tous ceux qui n’étaient pas « en vers ». C’est ainsi d’ailleurs qu’il a justifié ses choix, dans la « Note » explicative, à la fin du volume La part de l’ombre :
Des trois parties que contient ce recueil, la première : « La part de l’ombre » rassemble divers textes puisés dans les œuvres successives de l’auteur et que celui-ci avait exclus du Fleuve caché (collection Poésie), où ne figurent que des poèmes « en vers ». Ces proses s’échelonnent donc, chronologiquement, de 1937 à 1967. La seconde partie : « La première personne du singulier » est un ensemble de proses dont la signification dite « poétique », se manifeste sous l’aspect de récits très courts placés dans la bouche de personnages imaginaires qui disent « je ». C’est la reproduction de l’ouvrage paru en 1952 sous le même titre, à quelques modifications près (suppression du « Château de Senneçay », adjonction de « Mon double » et de « Madrépores »). À ces deux parties principales s’ajoutent, sous le titre « Retour sans fin », quelques pages retrouvées, les unes inédites, les autres parues seulement dans des revues.17
9Divers problèmes de vocabulaire surgissent brusquement. Comment parler poésie ? Dans un volume de pièces en vers, aucune difficulté. Dans un volume de textes en prose, un certain embarras. On s’aperçoit en effet que Jean Tardieu, pour désigner les premiers textes, les distingue d’abord des « poèmes “en vers” » : on est alors en droit de comprendre qu’il évoque des « poèmes en prose ». Mais non : il préfère les désigner comme des « proses ». Comme il désigne aussi les textes suivants, extraits de La première personne du singulier. Et d’ajouter un développement sur leur « signification dite “poétique” », laquelle signification se manifesterait « sous l’aspect de récits très courts placés dans la bouche de personnages imaginaires qui disent “je” ». Autrement dit, une définition embarrassée et embarrassante : seules la brièveté des « récits » et leur « signification » (en l’occurrence la posture lyrique des personnages de la fiction) justifieraient qu’ils soient désignés comme des « proses », et qu’ils trouvent leur place dans un volume de la collection Poésie. On se souvient de la formule qui les désignait à la parution du recueil, en 1952 : « de brefs récits (qui sont un petit peu, aussi, des poèmes) ». Là encore, l’histoire de la composition du volume permet de mieux comprendre la logique du poète. Et là encore, le titre initial choisi par Jean Tardieu fera frémir les spécialistes et autres bibliographes : Un mot pour un autre (à nouveau, un même titre aurait désigné une pièce de théâtre, un recueil en prose, et un volume de proses… au risque de prendre un recueil pour un autre !). Avec ce sous-titre : Proses lyriques, burlesques et fantasques, 1937-1961, et ce sommaire :
Poèmes en prose
Le Professeur Frœppel
La première personne du singulier.18
10Autrement dit, un premier ensemble inédit en tant que tel, composé de textes divers en prose tirés des divers recueils, et dont le titre, « Poèmes en prose », est posé en équivalent du premier sous-titre « Proses lyriques » – c’est donc bien pour Jean Tardieu la posture lyrique qui, en prose, permet d’échapper à la prose. Ensuite, deux ensembles aisément identifiables, dont les titres sont ceux mêmes des recueils en prose, « Le Professeur Frœppel » défini par ses « proses burlesques », et « La première personne du singulier » par ses « proses fantasques »19. L’architecture du volume ainsi conçu était séduisante, mais Jean Tardieu a manifestement eu quelque scrupule à maintenir les équivalences qu’elle présupposait : équivalences de forme de ces diverses « proses », que leur registre seul aurait distinguées. Il a proposé alors un second titre, assez intéressant : Prose et proses. Jean Tardieu entendait sans doute distinguer alors les « poèmes en prose », la « prose » de Frœppel et les « proses » de La première personne du singulier.
11Mais Robert Carlier apprécia peu cette nouvelle proposition20. Jean Tardieu fit alors un choix radical : supprimer la section Frœppel, et avec elle toute prose « prosaïque »… Et pour en finir vraiment avec toute ambiguïté générique, il choisit pour titre à la fois du volume et de la première section La part de l’ombre21 : plus de « poèmes en prose » donc, un seul sous-titre générique pour le volume : Proses. Était ainsi réglée la question du vocabulaire (on comprend mieux pourquoi la « Note » de fin de volume évite maladroitement tout débat sur les mots : le terme « proses » avait été conquis de haute lutte, et retenu pour unifier un ensemble que Jean Tardieu savait disparate). N’était pas réglée, en revanche, la question du « calibrage » : sans Frœppel, le volume manquait singulièrement d’épaisseur. Effort inverse, cette fois : on a demandé à Jean Tardieu d’ajouter des textes, et d’en ajouter encore… Ainsi s’explique la présence de deux « récits » tirés de Pages d’écriture (« Mon double » et « Madrépores ») ; ainsi s’explique aussi la dernière section, « Retour sans fin », ensemble inédit indispensable pour l’ultime « ajustement » du volume, ajouté sur épreuves… Qui l’eût cru ? Cet ensemble inédit, ajouté pour les raisons les plus arbitraires qui soient (impératifs de calibrage) a trouvé, pour finir, une justification inespérée : il s’achève en effet par un texte intitulé « Mon pays des fleuves cachés », qui clôt parfaitement le diptyque formé par les deux volumes de la collection Poésie – le dernier paragraphe de ce texte n’est autre que l’épigraphe du volume précédent : il pose ainsi une continuité, et une permanence dans la poésie de Jean Tardieu, en vers comme en prose, qui transcendent les maudites distinctions génériques.
12L’histoire aurait pu s’achever là. Mais après ces « Poésies » et ces « Proses », Jean Tardieu a continué à écrire… Et près de quinze ans plus tard, en 1986, vint l’heure d’un troisième volume dans la collection Poésie. Le diptyque devenait triptyque, et la dialectique vertigineuse : cette fois-ci, Jean Tardieu publia résolument des « Poèmes ». Tel est le sous-titre de L’accent grave et l’accent aigu, composé de trois recueils (repris intégralement, sans ajouts ni suppressions – une fois n’est pas coutume). Trois recueils, donc : Formeries (1976), un recueil de vers où s’étaient glissés quelques textes en prose, Comme ceci comme cela (1979), un recueil exclusivement en vers, et Les tours de Trébizonde et autres textes (1983) – on l’aura deviné, les « textes » de ce dernier recueil sont… des textes en prose, que Jean Tardieu qualifiait précisément de « textes poétiques en prose »22. L’histoire de ce troisième volume dans la collection Poésie de Gallimard réserve elle aussi une petite surprise : Jean Tardieu avait proposé immédiatement le titre L’accent grave et l’accent aigu, pour une raison très précise : il avait choisi de rééditer dans ce volume, à la suite des trois recueils récents, les poèmes du recueil Accents qui avaient été exclus du volume édité dans la collection Poésie de Gallimard Le fleuve caché (plus exactement, parmi les poèmes d’Accents, les quatorze poèmes de la section du recueil intitulée « Le fleuve caché », dont évidemment les neuf poèmes de la plaquette de 1933 intitulée Le fleuve caché). Curieuse résurgence… et encore une fois, redoutable permanence, d’Accents à L’accent grave et l’accent aigu, avec la présence continue, d’un volume à l’autre, de l’éternel « Fleuve caché » !
13Mais Jean Tardieu se ravisa rapidement : il décida de supprimer les poèmes anciens. Le titre n’était plus justifié ; il en proposa d’autres : « Ce qui m’échappe n’a pas de nom »23, puis, deux jours plus tard, « La parole engloutie »24, et enfin, trois jours plus tard, retour au titre initial L’accent grave et l’accent aigu25. Une fois encore, en dépit des modifications du sommaire du volume, le titre conservera les traces du projet originel. Quant au sous-titre, il s’était imposé semble-t-il très naturellement : « Poèmes », suivi des dates (dans l’organisation définitive du volume : 1976-1983). Après les « Poésies » et les « Proses », les « Poèmes », donc : un nouveau terme pour désigner à la fois les « Poésies » et les « Proses », les poèmes « en vers » et les « textes poétiques en prose ». Après les distinctions et les exclusions sévères des deux premiers volumes, le démon de la typologie aurait-il quitté Jean Tardieu ? Tout est affaire, une fois encore, de définition – et c’est la définition de la prose qui manifestement a singulièrement évolué dans la pratique de Jean Tardieu. Lors d’une série d’entretiens avec Jean-Pierre Vallotton, entre 1985 et 1987, le poète s’est exprimé sur la prose : elle lui apparaissait alors comme un artisanat exigeant, au même titre que le vers – et même, comme un artisanat plus contraignant encore que celui du vers. Et c’est précisément après avoir récusé les distinctions de Monsieur Jourdain (« Le mot prose est insuffisant maintenant, parce que dès qu’on parle de la prose et du vers, automatiquement on retrouve les fameuses répliques de Monsieur Jourdain. ») que Jean Tardieu ajoutait :
Et puis, la prose échappe à ce qu’on a appelé depuis longtemps les chevilles, tout ce qui est artificiel et tout ce qui, pour des raisons de prosodie ou de rime, fait bifurquer l’inspiration dans la facilité, ou la dévie de son sens. En tout cas, la prose est pour moi une source de joie permanente. J’ai l’impression qu’un texte en prose n’est jamais fini ; on peut toujours l’améliorer, c’est inépuisable. Et je me demande si certains textes « en prose » de mon âge mûr ne montrent pas un affermissement, une plus grande solidité de l’expression.26
14Définition surprenante, de la part de Jean Tardieu, lorsqu’on se souvient que le jeune poète de vingt ans rêvait jadis d’une « poésie dure, sèche, de forme rigide et autant que possible (!) précise »27. Il avait d’ailleurs écrit certains distiques explicites :
Entre les quais de deux vers nus
Je veux ce fleuve contenu.
Distique ! Volonté cruelle
Et droite comme un javelot.
Adieu roses, battements d’ailes,
Murmures alanguis, fleurs d’eau […].28
15La « poésie », toute de précision et de rigueur, permettait alors de contenir le « fleuve ». À présent, signe d’une profonde évolution, c’est la « prose » qui permet d’échapper à l’approximation et à la facilité, et qui offre enfin une authentique « solidité de l’expression ». Cette « prose », ainsi définie au singulier, libérée des ruses et des nuances du pluriel, appartient désormais sans nulle réserve à la « poésie », dont le singulier accueille précisément tous les pluriels, des « poésies » aux divers « poèmes », qu’ils soient en vers ou en prose – ou qu’ils soient « à entendre », « à voir », ou « à jouer ».
16Alors, au moment d’entreprendre un autre vaste chantier anthologique, celui des volumes de théâtre, Jean Tardieu pouvait affirmer sa liberté de poète, en vers comme en prose :
Je terminerai ce bref avant-propos par des remarques qui ne concernent pas seulement la scène, mais s’étendent à l’art d’écrire en général et plus particulièrement à l’art de la poésie. J’ai toujours, en effet, revendiqué, au bénéfice des poètes, un droit qui, par ailleurs, n’a jamais été contesté ni aux peintres, ni aux musiciens, ni même aux architectes et qui leur donne toute licence d’appliquer leur talent, selon les cas, à des formes et à des finalités différentes.
De même qu’un artiste des sons reste toujours libre de se consacrer tantôt à la composition d’un morceau de musique de chambre, tantôt à un oratorio, à une symphonie ou à un opéra, de même qu’un peintre est libre de peindre un tableau de chevalet aussi bien que d’exécuter un décor pour la scène ou une fresque pour un édifice, de même le poète a le droit de passer d’un genre à l’autre, d’un poème en vers à un poème en prose, d’un texte court à un long récit, d’une farce à une tragédie.
En ce qui me concerne, c’est dans cette liberté que j’ai puisé mes contraintes.29
Notes de bas de page
1 Molière, Le bourgeois gentilhomme, acte II, scène 4.
2 Jean Tardieu et Jean-Pierre Vallotton, Causeries devant la fenêtre, Lausanne, Pierre-Alain Pingoud éditeur, 1988, p. 121.
3 Molière, Le bourgeois gentilhomme, acte III, scène 3.
4 Jean Tardieu, lettre à Gaston Gallimard, 29 janvier 1952, archives Gallimard.
5 Prière d’insérer du recueil La première personne du singulier, Paris, Gallimard (Hors série), 1952.
6 La collection Poésie de Gallimard, créée en 1966, était alors dirigée par l’éditeur Robert Carlier et le poète Alain Jouffroy.
7 Jean Tardieu, note de travail, 13 juin 1967, archives Gallimard.
8 Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », Divagations, 1897.
9 Paul Valéry, « La Pythie », Charmes, 1922. L’oracle délivré par la Pythie énonce cette définition de la poésie ://« Voici parler une Sagesse / Et sonner cette auguste Voix / Qui se connaît quand elle sonne / N’être plus la voix de personne / Tant que des ondes et des bois ! »
10 Voir l’« Esquisse d’une chronologie autobiographique », Jean Tardieu, Paris, Éditions de l’Herne, cahier n° 59, 1991.
11 Jean Tardieu, notes de travail, archives Gallimard.
12 Lettre de Robert Carlier à Georges-Emmanuel Clancier (chargé de la préface du volume), 5 octobre 1967, archives Gallimard.
13 La date 1924 s’expliquait vraisemblablement par la présence du poème « Calme centre du cyclone », daté explicitement de 1924 dans le recueil Le témoin invisible. Ce poème a été écarté du volume Le fleuve caché.
14 La date 1932 indiquait la présence de la plaquette Le fleuve caché, publiée en mai 1933, dans l’anthologie Poésie de Gallimard.
15 La date 1938 indique enfin que l’anthologie publiée dans la collection Poésie de Gallimard ne comprend que les recueils publiés depuis Accents (juin 1939) ; elle indique aussi que ces recueils sont amputés des poèmes anciens, dans la mesure où ils étaient explicitement datés lors de leur première publication : ainsi évidemment des poèmes de la plaquette Le fleuve caché (1933, repris dans le recueil Accents en 1939), ainsi également de la section « D’un amour ancien » (1926) du recueil Accents, et du poème « Calme centre du cyclone » (1924) du recueil Le témoin invisible.
16 [Note], Le fleuve caché, Paris, Gallimard (Poésie), 1968, p. 239.
17 « Note », dans La part de l’ombre, Paris, Gallimard (Poésie), 1972, p. 213.
18 Note de Robert Carlier, 5 avril 1971, archives Gallimard.
19 Les remaniements du sommaire sont perceptibles aujourd’hui encore dans le volume : Yvon Belaval, dans la préface, propose précisément une analyse des proses « lyriques », « burlesques » et « fantasques » de Jean Tardieu… Le sous-titre a disparu, mais les analyses du préfacier demeurent.
20 Robert Carlier, lettre à Jean Tardieu, 7 avril 1971, archives Gallimard. Robert Carlier écrit dans cette lettre qu’il trouve « infiniment plus séduisante » la première solution proposée : le titre Un mot pour un autre. Il ajoute que le premier sous-titre proposé, Proses lyriques, burlesques et fantasques, « définit infiniment mieux que Prose et proses le contenu des textes ici rassemblés. »
21 « La part de l’ombre » était le titre de la première section du recueil Pages d’écriture (1967), reprise intégralement dans le volume de la collection Poésie de Gallimard.
22 Voir l’« Esquisse d’une chronologie autobiographique », Jean Tardieu, ouvr. cité.
23 Jean Tardieu, note de travail, 26 février 1986, archives Gallimard.
24 Ibid., 28 février 1986.
25 Ibid., 3 mars 1986.
26 Jean Tardieu et Jean-Pierre Vallotton, Causeries devant la fenêtre, ouvr. cité, p. 121.
27 Lettre de Jean Tardieu à Jacques Heurgon, 15 octobre [1926], Jean Tardieu et Jacques Heurgon, Le ciel a eu le temps de changer (Correspondance 1922-1944), texte établi et présenté par Delphine Hautois, Paris, IMEC éditions, 2004, p. 42.
28 « Seuil » (1924), Margeries, Poèmes inédits 1910-1985, Paris, Gallimard (Blanche), 1986.
29 Préface de La comédie du langage suivi de La triple mort du client, Paris, Gallimard (Folio), 1987, p. IV-V.
Auteur
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