Pol Byru et Jean Tarmildieu
p. 135-145
Texte intégral
1Lorsqu’en 1974 Pol Bury préparait l’exposition de sculptures qui devait être inaugurée en avril à la galerie Maeght, Jacques Dupin lui demanda à quel préfacier il souhaitait s’adresser pour le catalogue1. Pol Bury répondit : Jean Tardieu. Il ne l’avait encore jamais rencontré à cette époque, mais connaissait de longue date certaines de ses œuvres. Comme je lui demandais récemment « Pourquoi justement Tardieu ? », il m’a répondu : « Parce que son esprit était le plus proche du mien ».
2Et c’est vrai que lorsqu’on circule de l’une à l’autre de ces œuvres si dissemblables, on ne cesse de rencontrer des échos, dont certains, prémonitoires, sont bien antérieurs à leur rencontre. Nés séparément à dix ans d’intervalle, Le Professeur Frœppel et Ernest Pirotte2 semblent présenter quelques gènes communs : rien d’étonnant à ce que les pères putatifs de ces éminents personnages se soient, d’une certaine façon, plus reconnus que connus à la première occasion qui les a réunis ! L’un et l’autre en tout cas avaient éprouvé le besoin de se projeter dans ces doubles à la fois saugrenus et décalés.
3En véritable devin, le Professeur Frœppel avait, bien des années d’avance, entrevu les futures réalisations du sculpteur. Ne lisons-nous pas, dans ses « Petits problèmes et travaux pratiques », le sujet de devoir suivant : « Une bille remonte un plan incliné. Faites une enquête » ? Au reste, ce « précurseur absolu » avait également pressenti les ramollissements.
4En effet, Jean Tardieu, dans le texte qu’il consacre en 1974 aux « sculptures à cordes » (l’expression est de lui, et restera désormais l’appellation « officielle » de ces œuvres), rend compte de l’exposition en « ramollissant » un sonnet de Baudelaire : c’est à Pol Bury qu’il emprunte le terme pour définir, a posteriori, un procédé mis en place déjà dans Un mot pour un autre en 19513. À travers l’œuvre du poète et celle – plastique mais aussi écrite – de l’artiste se révèlent bien des affinités : un certain sens de l’humour qui n’exclut pas le sérieux investi dans la pratique artistique, la méfiance envers les grands mots et l’irrévérence à l’égard des maîtres à penser, un goût pour le travail artisanal de la création, une obstination dans la recherche qui se traduit par des investigations systématiques et la production de séries, le renouvellement des formes dès que la répétition engendre la pesanteur et l’ennui, le sentiment du désordre, de l’irrégulier et de l’aléatoire qui fonde toute vie, allié à la plus grande exigence de rigueur dans l’œuvre qui lui donne existence. Bref, une véritable connivence en amont a préparé le terrain de leur entente réciproque, de sorte que, très spontanément, leur collaboration a pris la forme de l’échange : échange de procédés, de techniques, de lettres, de textes, et même de rôles.
5La préface de Jean Tardieu sur les sculptures à cordes n’est pas un commentaire : le sonnet, ramolli à l’imitation des ramollissements pratiqués à l’époque par Pol Bury, est utilisé par Jean Tardieu comme fil conducteur pour rendre compte de sa visite de l’exposition et de son adhésion à une œuvre dont il comprend et partage l’esprit. Découpé en questions-réponses et développé en récit, le poème de Baudelaire burlesquement détourné devient l’expression ludique d’une réception sérieuse. On a avancé, à propos de cette tonalité si particulière à Jean Tardieu, le néologisme « burlyrique » : j’oserai ici celui de « burylyrique », tant ce registre est constant chaque fois que le poète écrit un texte relatif à l’œuvre de son ami sculpteur ! Au fondement de cet humour qu’ils pratiquent l’un et l’autre, la lucidité à l’inverse du confort, l’inquiétude ennemie de la fixité, le tragique opposé au pathétique mettent la pensée en mouvement et poussent à l’action. À propos de l’infinie division de l’espace, Jean Tardieu écrit : « Cette angoisse en forme de cycle trouve son plus parfait apaisement dans l’acte de composer un poème » (p. 87), et Pol Bury au sujet de l’infinie division du temps : « Ce n’est que lorsque j’ai cru poser une pierre (un travail dont je suis satisfait par exemple) que je me sens détaché de lui »4. Le temps et l’espace, deux concepts presque physiquement perçus, sont à la base de leur démarche esthétique respective.
6Chaque page de la revue Derrière le miroir d’avril 1974 fait cohabiter la main du poète et celle de l’artiste : le texte sur les sculptures à cordes est présenté sous sa forme manuscrite. Jean Tardieu l’a écrit sur calques afin de contourner les lithographies de Pol Bury représentant des portées de musique ramollies. À la suite de ce premier travail commun, leur complicité se révélera par maintes réalisations. Par exemple, en 1976, l’artiste et le commentateur s’amusent à intervertir leurs rôles dans l’originale collection des « Poquettes volantes », dirigée par André Balthazar, caractéristique de l’esprit Bul : le volume 56, de Jean Tardieu, présente L’œuvre plastique du Professeur Frœppel sous la forme d’une unique ligne horizontale située à différentes hauteurs sur la page, accompagnée chaque fois d’un titre aussi long que circonstancié, et le volume 57, Infra-critique de l’œuvre plastique du Professeur Frœppel par Pol Bury, propose pour chacune de ces figures un commentaire qui parodie le jargon de la critique. La même année, un extrait de L’œuvre plastique…, ainsi qu’un texte de Jean Tardieu : « Anti-symboles », figurent dans l’exposition Daily-Bul and C° à la Fondation Maeght à Saint-Paul de Vence. À cette occasion, Pol Bury réalise un film intitulé, lui aussi, L’œuvre plastique du Professeur Frœppel5.
7En 1979, Pol Bury conçoit un très beau livre-accordéon en bois orné d’eaux-fortes, dont il n’existe que trois exemplaires, pour le poème « Tout et rien ». C’est une véritable interprétation qu’il en donne, en gravant lettres et motifs selon une composition qui sert admirablement le poème. La disposition des vers, le fond noir sur lequel ils se détachent, les éléments plastiques qui les entourent et les séparent font résonner leur sens en les environnant d’une sorte de silence.
8Entre-temps, un autre ouvrage en commun se prépare. Pol Bury y fait allusion dans son journal :
Il y a une semaine, déjeuner à Perdreauville avec Jean Tardieu et sa femme.
[…] Nous avons discuté d’un livre à faire ensemble. Le projet de Dutrou6.
Il est enchanté à la vue des gravures. J’aimerais que ça tourne autour de la géométrie. Quelques jours après, au téléphone, il m’annonce qu’il a écrit un long texte : « Lettre à Pol Bury sur la géométrie », ou quelque chose d’approchant. Il part à Tourtour pour les fêtes. Nous nous reverrons après.7
9Jean Tardieu envoie à son ami cette première mouture, qu’il retravaillera par la suite. Quant aux gravures, elles datent essentiellement de 1972, l’année où Pol Bury a réalisé avec Clovis Prévost le film Une leçon de géométrie plane dans lequel il ramollit des figures géométriques. Le livre, un ouvrage de très grand format, paraîtra chez RLD en 1984 sous le titre : Des idées et des ombres. Dans son texte, Jean Tardieu exprime sa propre lecture des formes géométriques et sa cosmogonie personnelle tout en rejoignant son destinataire sur bien des points, et son discours fait certainement écho à des conversations qu’ils ont eues ensemble. Dans un texte daté de la même année, Pol Bury écrit :
Il existe, dans la nature, des pierres dont l’ambition, semble-t-il, est de se faire sphère. Pour des raisons s’éparpillant au cours des millénaires, la perfection de cette aspiration n’a jamais été atteinte ; pétrifiées avant d’avoir atteint leur ambition sphérique.8
10Dans Des idées et des ombres, on lit ceci, sous la plume de Jean Tardieu :
Avez-vous vu, par exemple, une pierre qui soit une sphère ? Ce peut être, disons : une boule presque semblable à la sphère. Mais, si « bien roulée » qu’elle soit, polie et repolie par le courant des fleuves ou par les vagues de la mer, si régulière qu’elle semble en apparence, il n’en est rien : elle est difforme.9
11À la fin du même ouvrage, le poète insiste tout particulièrement sur ce qu’ils ont en commun :
En déplaçant légèrement le centre, de façon à rendre toute l’affaire bancale, nous terminerions, vous et moi, d’une façon qui nous ressemblerait. Ce cercle ou cette boule qui, avec un sérieux comique tournerait de travers, serait conforme, tout ensemble, à notre commun humour et à ce respect que nous avons quand même, au fond de nous, malgré notre désir de dérision, pour le jeu céleste des formes et l’immortelle perfection géométrique des figures. (Ibid.)
12Jean Tardieu, qui dans cette « Lettre » fait allusion à un livre de Pol Bury : Le sexe des anges et celui des géomètres, publié également en 1976, apprécie aussi en lui l’écrivain. Il a été si enthousiaste à la lecture de ses « Fables esthétiques », alors en préparation (en 1978), qu’il a demandé à son ami de les lui dédier. Ce sera chose faite lorsque l’ouvrage paraîtra en 1992 sous le titre Esthétiques galopantes. Pol Bury, de son côté, se reconnaît dans la poésie de Jean Tardieu. Voici, par exemple, ce qu’il écrit dans une lettre du 20 décembre 1976 :
Je viens de relire Formeries à la lueur de nos projets10. Je me suis aperçu qu’il y avait là des poèmes tout faits pour les images que je vous avais montrées. Un poème comme « L’oblique » est tellement près de mes préoccupations géométriques ! D’autres, comme « Conjugaisons et interrogations », « Commencement et fin », « Ce qui va et vient » sont aussi si proches.
13On comprend bien ce que veut dire Pol Bury quand on relit ces poèmes dans cette perspective. Il est significatif en tout cas que, parmi ceux-ci, figure « Conjugaisons et interrogations », que dans Obscurité du jour Jean Tardieu présente comme inspiré de l’art cinétique11. Le « trouble de la logique », équivalent du « trouble du regard », que cherche à susciter ce poème par les moyens indiqués dans le titre n’est pas sans rappeler le trouble du sens instauré par « L’écran-langage », daté de 1924. C’est dans cette lignée que s’inscrivent les travaux du Professeur Frœppel, qui, par exemple, « ramollit » (il n’y a pas d’autre mot !) l’Histoire de France dans « Une page d’Histoire »12. Voilà qui nous reconduit à la question des ramollissements.
14À l’époque où les deux hommes se rencontrent, Pol Bury a déjà entamé un travail de longue haleine qu’il mène parallèlement à ses activités de sculpteur. Depuis 1964, revenant au papier, il cherche à inscrire le mouvement dans les deux dimensions. Cela commence par les cinétisations, technique qui consiste à découper à l’emporte-pièce des bandes circulaires concentriques dans une image, et à les recoller après les avoir légèrement déplacées dans un sens ou dans un autre. Il n’y a pas de déperdition de l’image d’origine : elle est bien là tout entière, mais affectée d’un tremblement ou d’une distorsion qui en font vaciller les éléments. Pol Bury offrira à Jean Tardieu quatre cinétisations de son portrait13. Plus tard, il extrait d’une autre de ses réalisations – un miroir déformant tournant très lentement sur son axe, datant de 1961 – un procédé qui diffère du précédent en ce sens que l’image va connaître des déperditions : certaines de ses parties vont en effet disparaître. Pol Bury met au point un protocole extrêmement précis pour capter l’aléatoire. Une feuille de plastique comportant une face réfléchissante est tendue sur un châssis de manière à former un miroir parfait. Contre le verso de la feuille est appliquée une planche dans laquelle sont enfoncées un grand nombre de vis. Il suffit de tourner telles ou telles d’entre ces vis pour que leur pointe vienne s’appliquer à l’arrière de la surface réfléchissante, modifiant ainsi instantanément l’image qui s’y reflète. Pour que rien d’autre n’altère le miroir, ni poussière ni traces, ce dispositif est enfermé dans un coffret vertical placé sur un piètement assez élevé. Il faut ouvrir ce coffret pour se servir du miroir mou.
15En écartant les variantes pour ne retenir que l’essentiel du procédé, voici comment sont obtenus les ramollissements. Un portrait (par exemple) est placé devant le miroir selon un angle qui permettra d’en photographier le reflet. Les petites vis sont poussées ici ou là, de sorte que l’image se déforme de telle ou telle façon ; une photographie est prise de chacun de ces ramollissements, après quoi l’on imagine que leur ensemble fait l’objet d’un tri en fonction de la qualité du résultat, qui doit être techniquement parfait – Pol Bury évitant soigneusement de reconduire par quelque flou ou effet « artistique » que ce soit le mythe romantique attaché à la main de l’artiste. On peut se demander pourquoi il a mis au point un protocole aussi compliqué. Or celui-ci s’avère d’un intérêt exceptionnel. Pol Bury va y recourir pendant des années, et l’on sait qu’il n’hésite pas à se détourner d’un procédé dès que la répétition – et l’ennui – s’installent. Les œuvres qui en résultent emprunteront diverses techniques, formes ou supports qu’il serait trop long de décrire en détail ici : je me limite aux portraits ramollis photographiques, à titre d’exemple.
16D’abord, le dispositif permet de tirer plusieurs ramollissements d’une image. Le principe ne consiste pas à additionner différentes images différemment ramollies, mais à produire une variation à partir d’un seul et même motif. Il en résulte une série, de sorte qu’aucun portrait ramolli ne saurait être reproduit isolément sans altérer l’esprit de l’œuvre. En effet, si l’on n’examine qu’un seul de ces portraits, on croit voir une caricature ; or une caricature est une image volontairement déformée, donc soumise à interprétation : elle veut dire quelque chose, et s’offre à une forme de lecture. Considérés en tant que série, ces portraits ne tiennent aucun discours, ne prononcent aucun jugement sur la personne photographiée : ils sont d’abord ce qu’ils sont concrètement, à savoir la variation plastique tirée d’une image unique, que celle-ci représente un monument, une œuvre d’art ou un visage.
17Il convient d’ouvrir ici une parenthèse : si les premiers ramollissements publiés en 1973, représentant « le président Mao » et « Sa Sainteté Paul VI », étaient effectivement caricaturaux et formaient l’équivalent plastique du discours polémique de Pol Bury dans des ouvrages tels que L’art à bicyclette et la Révolution à cheval ou Le vélo de Joseph Staline et le circuit idéologique, l’artiste ne retint ensuite du procédé que l’intérêt qu’il présentait par rap- port à sa démarche artistique. Il quittait ainsi le terrain de l’affrontement idéologique ou du message satirique pour tout autre chose : en demandant à ses amis leur accord et en leur proposant de répondre par un texte à cet « attentat » sur leur image, il réalisait une opération inverse : non plus un combat mais un dialogue, ni l’ironie mais l’humour, ni la distanciation critique mais une amicale complicité.
18Une deuxième caractéristique du procédé est la nouveauté du traitement des surfaces et des lignes. En effet, si le portrait est photographié devant un simple miroir déformant (une photographie bien connue d’André Morain montre d’ailleurs Pol Bury ainsi capté dans son miroir de 1961), les linéaments du visage sont déformés suivant des lignes courbes et ondulantes, un peu comme s’il s’agissait d’un reflet dans l’eau. En revanche, l’action des vis placées derrière le miroir mou a un tout autre effet : les lignes sont comme pincées, des angles se créent, certaines parties de l’image sont en quelque sorte avalées par cette surface diabolique. Cela ne change pas seulement les traits du visage, mais aussi sa matière.
19Ce n’est pas tout : ces espèces de métaplasmes visuels allient, dans leur sériation, la transformation et la fixité. Imaginons, par exemple, qu’un spectateur se regarde soit dans le miroir tournant de 1961, soit dans la série de miroirs déformants conçus dans les années quatre-vingt. S’il s’aperçoit effectivement dans le premier, il n’est guère interpellé par la déformation de son propre visage, parce que celle-ci affecte l’ensemble du décor dont il fait seulement partie, et pour finir ce qui surtout le fascine, c’est la lenteur extrême du mouvement tournant. S’il se voit également dans les seconds au moment où il passe devant eux, son attention est partagée entre cette expérience du miroir et l’attention qu’il porte aux objets en eux-mêmes, dont les qualités plastiques sont véritablement saisissantes. En revanche, la vue des portraits ramollis choque souvent le spectateur, comme j’ai pu le constater moi-même, alors qu’il vient de passer impavide devant un miroir déformant. Ce n’est plus un jeu, qui consiste à bouger d’un pied sur l’autre pour voir se déformer plaisamment son reflet, mais une série de portraits, qui dans leur immobilité imposent de façon provocatrice les improbables déformations auxquels ils ont été soumis.
20Une autre particularité, plus insidieuse, tient à la double inversion de l’image. Si je regarde mon portrait photographique, la tête qui me fait face est inversée, comme si je me trouvais vis-à-vis d’une autre personne, d’un interlocuteur. Mais comme le portrait ramolli a été photographié dans un miroir, la tête monstrueuse qui me regarde, symétrique de moi-même comme si je me voyais dans une glace, est mon reflet ! On ne peut s’empêcher de songer à l’expérience terrifiante du miroir évoquée par Jean Tardieu dans son poème « L’enfer à domicile » :
Dans le secret d’un couloir obscur
au fond d’une glace incertaine
un homme rencontre son image.
Tel il se voit tel il voudrait être
fier joyeux triomphant
et surtout jeune, ah comme un dieu !
Mais l’image s’efface et se perd
au bruit des tuyaux gémissants
et tout à coup le cœur lui manque :
Dans la glace (qui tremble un peu
à chaque voiture qui passe)
paraît un nouvel habitant
lentement lentement se dégageant,
une sorte de chien au dos rond
qui vers le ciel carré de la cour
hurle à la mort et jette un regard plein de larmes. (p. 877)
21Rien de plus juste que ce poème, pour rendre compte de ce qui gît sous l’expérience de la confrontation aux portraits ramollis, à la tonalité près. Car, si ces œuvres de Pol Bury évitent par leur humour la gravité de la tonalité lyrique, le sérieux de l’expérience qu’elles proposent n’échappe pas aux regards un tant soit peu attentifs et lucides. À quoi ressemble, dites-moi, dans notre mémoire, le visage d’un ami absent ou disparu ? À quoi ressemble notre propre image, celle à laquelle nous n’aurons jamais accès, dans la vision intérieure ou onirique d’autrui ?
22Certes, le principe de la variation sous la forme de ramollissements sériels est à replacer dans les recherches de Pol Bury, qui s’inscrivent (pour dire les choses très globalement) dans celles de l’art cinétique. D’un portrait à l’autre, s’impose la vue d’une métamorphose qui met en mouvement les traits du visage. Cependant, cette considération, qui remplit les fonctions rassurantes d’une classification rangeant les artistes dans telle ou telle école ou catégorie, évite précisément de faire face au mystère du saisissement qui s’empare de nous devant une telle œuvre. Jean Tardieu l’avait très bien compris, ou plutôt profondément vécu, non seulement parce qu’il était, comme poète, artiste lui-même, mais encore pour des raisons d’histoire personnelle.
23Dans sa jeunesse, Jean Tardieu avait en effet vécu une expérience traumatisante du miroir : un matin, en se voyant dans la glace, il ne s’est pas reconnu – tel l’homme de « L’enfer à domicile » – et à partir de ce moment- là, quelque chose a basculé en lui dans son rapport au monde et aux mots. Il raconte à plusieurs reprises cet événement dans des entretiens, et il est très intéressant de voir comment le rapport au langage, auparavant joyeux, spontané et ludique, devient tragique, maîtrisé et humoristique :
J’ai l’impression que dès mon enfance j’ai été intéressé par les mots, les calembours, les jeux de mots. Je ne me suis jamais demandé pourquoi, mais j’ai toujours ressenti le besoin de rire avec les mots. Plus tard, ça a pris une tournure plus tragique : vers dix-sept ans, j’ai subi une douloureuse « crise existentielle », liée à la perception de mon reflet dans le miroir, un matin en me rasant. Je me suis senti pendant quelque temps comme incapable de me reconnaître moi-même, et presque au bord de la folie, du mutisme en tout cas. À partir de cet épisode, j’ai ressenti ce recul entre moi et tout le reste : recul par rapport aux influences, par rapport aux écoles, à la pensée des autres, à la vie et aux tendances politiques14. Une distanciation du moi par rapport à lui-même, de moi à moi. Et j’ai écrit à ce moment-là, sans les publier, une série de poèmes, les « Musiques de scène pour une thèse »15. Tout le texte est fait d’expérimentations sur le langage : il y a une répétition des mots jusqu’à ce qu’ils perdent leur sens.16
24Très proche du ramollissement, cette expérience d’anéantissement du sens par la sériation est liée à l’épisode de la perte d’identité dans le miroir. On comprend donc la résonance particulière que suscitent en Tardieu les portraits ramollis – lui qui, à quatre-vingt-trois ans, dit qu’il trouve toujours pénible de se regarder dans une glace17 –, et l’on ne s’étonne pas non plus de le voir recourir à des expérimentations proches de celles de « L’écran-langage » pour répondre, à tous les sens du terme, à celles dont sa propre tête fait l’objet dans les séries de dessins, de photographies et de xérographies18 que Pol Bury lui envoie. Celui-ci en effet, en réunissant les portraits ramollis de ses amis (entreprise qui lui prendra des années, jusqu’à la publication de 896 têtes ramollies en 1989), a pour projet de les publier, accompagnés du texte que chacun d’entre eux aura rédigé en écho. Celui de Jean Tardieu est le seul à transposer par imitation la méthode employée, parce que tout l’y avait préparé en amont. Voici ce texte :
Nouvelle lettre à Pol Byru
En reluquaginant le rallamamolissement de mon porteret par tes tsoins,j’osterve ma boutrouille avec une certaine stupraréfaction.
Certes, oui-dà, oui-dada, je reconnuche ma trinche, mais c’est comme si chacune de mes parties cularitées, chacun de mes caparactères s’y trouvolait déblavié et, en même temps, soulignotté.
Ce n’est plus seulement un miroir aux allumettes, c’est un miroir des formants, des haubans, des forbans, un laminoir plurifocalisé, pluricellulaire, pluri-disciplinaire (comme on dit en Bredouille d’aujourd’hui), c’est-à-dire plurinase, pluricrâne, plurimenton, pluribouche. J’équivoque ci-après quelques-uns de ces masques révélatueurs, multigrades et plantigrades.
Il y a un Professeur Tardivus-Frœppel un peu solognel, un Jean Parpieu matois qui vous lorgne de traviole, un Jean Largnieu bouche-cousue, un boxeur boxé couvert de cabosses, un Ponçeur merditatif et inspiroté, un Jean Tarapied citrouillard, un Jean Torpieu grinchuplissé, un coinçé, un coinché, un commci, un commça, etcépéra, et cépéra.
Il y en a tant que je ne sais plus où donner de la fête… Aussi, cher ami, c’est bien volontiers que je te donne ma tête à couper, à découper, à entrecouper de vrais sangs-blancs, de vrais faux-semblants, tous vraisemblables et ressemblants.
Jean Tarmildieu
Paparis, 17 fébrillé quatre-vingts proies19
25Le traitement auquel Jean Tardieu soumet la langue fait moins songer aux figures de la rhétorique traditionnelle qu’à des pathologies du langage ! Remarquons d’ailleurs que l’idée de « maladies du langage » a été explorée par Jean Tardieu dans les « œuvres posthumes » du Professeur Frœppel. Tous les jeux et troubles semblent cumulés ici pour renchérir sur les ramollissements auxquels Pol Bury a soumis son portrait. Outre les calembours, les à-peu-près, les mots-valises et les néologismes (les uns et les autres aussi riches que savoureux, par exemple l’autodérision du poète lyrique en « ponçeur merditatif et inspiroté »), la langue, dans cette lettre « en français ramolli », se met, comme on dit, à « sucrer les fraises » : elle bégaie, tremblote, s’empêtre dans ses phonèmes et ses champs sémantiques. Entre trop de sens – pas moins de trois, voire quatre mots dans « stupraréfaction » – et pas assez de sens, car on se perd dans les « vrais faux-semblants, tous vraisemblables et ressemblants », on dirait qu’elle aussi a été soumise à une sorte de mouvement qui a fait fondre, au lieu des lignes et des formes, le son et le sens des mots.
26À propos de ces « masques révélatueurs », Jean Tardieu disait : « Je me reconnais, parce que ce sont des grimaces dont chacune a un sens »20. Il parvient à leur donner un équivalent verbal en déformant ce qui, dans la langue, correspond à la photographie d’identité : son propre nom. Il trouve le moyen de reproduire les monstruosités propres à telles ou telles de ces « boutrouilles » : le Parpieu est papelard, le Largnieu agressif, le Tarapied fait vaguement penser à un gastéropode… et la signature se prononce comme un juron ! Quant à Bury – qui figure d’ailleurs parmi ses 896 têtes… – le voici également ramolli en Byru. Jean Tardieu, qui n’aimait pas se voir dans la glace et qui n’en avait pas dans son bureau, avait accroché au mur ses portraits ramollis : il comprenait de l’intérieur, pour en avoir fait autant, ce que recherchait Pol Bury.
27Quant à nous, qui sommes accoutumés à guetter dans les portraits la ressemblance, nous la voyons surgir là où nous ne l’attendons pas. Dans ce visage déformé, pincé, distordu, explosé, dans ces traits malaxés par un procès technique excluant toute intention, tout vouloir-dire, je reconnais soudain la matière d’un visage que j’ai connu, une matière à laquelle je n’avais pas prêté attention. La texture d’une joue, l’arrondi du crâne, la forme d’une oreille… L’expression du regard, ainsi isolée par l’encadrement soudain d’une moitié de lunettes, me frappe par l’intensité de sa tristesse. Je n’aurais jamais vu cela de manière aussi frappante dans un portrait « ressemblant » !
28La perception est élastique : celles du temps et de l’espace se croisent en se modifiant l’une l’autre, et la stabilité, l’imperturbabilité des apparences ne sont qu’une habitude, une commodité. N’est-ce pas par l’effet de la mémoire que nous nous reconnaissons dans la glace chaque matin ? Rendre visible cette invisible élasticité : c’est ce que font les portraits ramollis de Pol Bury. L’artiste nous fait toucher de l’œil ce point aveugle. Miroir ébloui, je vois l’autre en moi que je ne saurais voir, et le lent mouvement des métamorphoses. Le miroir mou en a révélé les traits : « En pénétrant par effraction dans notre conscience, ils ont agi sur nous comme le soleil regardé trop longtemps »21. L’œuvre d’art nous lègue cette tache noire qui, l’espace d’un instant, inverse notre vision des choses en la focalisant sur l’in-visible autrement.
Notes de bas de page
1 Jean Tardieu, « Les sculptures à cordes de Pol Bury », Derrière le miroir no 209, avril 1974, p. 1413.
2 Pseudonyme de Pol Bury pour des articles ou des livres publiés au Daily-Bul dans les années soixante.
3 Les « Devoirs de poésie » de Un mot pour un autre (Paris, Gallimard, 1951) annoncent la « Littérature par demande et réponse » du Professeur Frœppel (Paris, Gallimard, 1978).
4 Pol Bury, Les caves du Botanique, Bruxelles, Les Éditions du Botanique, 1986, p. 97.
5 À la même époque, Jean Tardieu, qui veut faire paraître une édition augmentée d’Un mot pour un autre, envoie à Pol Bury une liasse de textes remis à jour dans l’idée de composer avec lui une édition illustrée du Professeur Frœppel. Ce projet n’aboutira pas, et l’ouvrage paraîtra en 1978 sans illustrations.
6 Robert Dutrou, fondateur et directeur des éditions RLD.
7 Texte daté de 1976 dans Les caves du Botanique, ouvr. cité, p. 116.
8 Pol Bury, Les horribles mouvements de l’immobilité, Paris, Carmen Martinez, 1977, p. 34.
9 Des idées et des ombres, ouvr. cité.
10 Il s’agit toujours du « projet Dutrou ». Au lieu d’un choix de poèmes déjà publiés, Jean Tardieu préfèrera composer un texte original pour cette édition.
11 Argument de « Digression III », p. 1035.
12 « L’assassinat de Louis XIV », p. 399-400.
13 Pol Bury, Jean Tardieu quatre fois, cinétisation, 1989, 13 cm x 13 cm sur papier 28 cm x 23 cm, date et signature en bas.
14 Pol Bury a vécu lui aussi un épisode qui a eu des conséquences comparables : marqué dans sa jeunesse par la pensée communiste des membres du groupe surréaliste belge et en particulier d’Achille Chavée, s’étant également engagé dans les actions du maquis des Ardennes par le canal de réseaux communistes, il a éprouvé une violente désillusion en se rendant en Bulgarie en 1947. Dès lors, il a connu les mêmes « reculs » que ceux dont parle Jean Tardieu « par rapport aux influences, aux écoles, à la pensée des autres, à la vie et aux tendances politiques ».
15 Dont « L’écran-langage ». Poèmes publiés dans Margeries, Paris, Gallimard, 1986.
16 Entretien publié dans La sape, n° 32, janvier 1993, p. 80-87.
17 Jean Tardieu et Jean-Pierre Vallotton, Causeries devant la fenêtre, Lausanne, Pierre-Alain Pingoud éditeur, 1988, p. 17.
18 Auxquels s’ajouteront, en 2004, les ramollissements numériques.
19 Pol Bury, 896 têtes ramollies, Bassac, Plein chant, 1989, p. 118.
20 Jean Tardieu et Jean-Pierre Vallotton, Causeries devant la fenêtre, ouvr. cité, p. 12.
21 Jean Tardieu, Avant-propos du Miroir ébloui, Paris, Gallimard, 1993.
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