Dramaturgie du vide et voix du silence
p. 53-64
Texte intégral
Comme si le néant était la face cachée des objets – ou leur « âme », je veux dire ce petit osselet de bois qui, associé au vide, à l’intérieur du violon, lui donne sa souveraine résonance. « Autre nature morte : chaise et violon ou l’étonnement d’être au monde », Obscurité du jour
1L’œuvre de Tardieu est hantée par le silence. Si la poésie permet de dire le silence originel, le privilège de la voix théâtrale est qu’elle permet d’incarner ce silence, de le faire entendre et de révéler cet « âpre vide qui étreint chaque présence » (p. 144). Tardieu élabore une esthétique fondée sur une dramaturgie du vide qui favorise finalement l’expansion de l’être. Ce travail de la négativité conduit au procès du langage traditionnel et consacre un théâtre de la voix. Celle-ci, dans sa simplicité, est le chemin privilégié pour restaurer une communion traversée par l’universel. Face au silence premier de l’altérité, l’échange apparaît comme un défi lancé au poète.
2Les didascalies de silence envahissent les poèmes dramatiques et font résonner l’absence originelle. Dans Tonnerre sans orage, Asia, mère de Prométhée, sentant sa mort prochaine, décide de dévoiler à Deucalion, le fils de Prométhée, le secret qu’elle n’a jamais osé révéler à celui-ci : « les dieux n’existent pas ! » De là la séparation irréductible de l’homme avec la nature : « deucalion : […] je serai muet dans un monde qui semble parler tout le temps et ne répond à personne. Un silence. » (p. 224) Le poème se clôt sur le soliloque de Prométhée dont la voix se heurte au silence de l’altérité :
Un silence.
Allez ! Répondez ! Répondez ! Mais répondez-moi !
Un silence
Quand je me tais la voix se tait
quand je gémis elle gémit […] (p. 237)
3Allégorie de la condition humaine, Prométhée est définitivement renvoyé à son propre écho, tout comme le récitant d’Une voix sans personne, cerné par les didascalies et affrontant le mutisme des objets qui lui sont une énigme :
[…] nous restons ainsi longtemps dans notre commun
silence […]
– Et cependant nous n’avons rien à nous dire.
Un silence.
Immobiles et liés ensemble
emportés par ce long silence […] (p. 511)
4Le silence est une notion ambivalente, tantôt menaçante, qui renvoie l’homme à sa propre absence au monde et à sa déréliction, tantôt seule possibilité de se dégager des contingences matérielles, sorte d’absolu au-delà des expériences déceptives du langage commun, qui permet la réconciliation avec la totalité silencieuse, par-delà l’aporie de la communication. Tardieu ne cesse de faire résonner la quête d’une improbable réponse, qui se répercute dans le vide et le silence de la scène. Celle-ci apparaît comme le révélateur privilégié de la difficulté de l’échange. L’impossibilité de communiquer qui sépare l’homme du monde contamine la sphère sociale. Citons le cas des époux Pérémère dans Les mots inutiles, petit drame de l’incommuniqué où le poids du silence plonge les personnages dans une atmosphère étouffante, où l’essentiel se dit dans la « danse absurde des mots en liberté » (p. 1096) hors du langage conventionnel ; ou De quoi s’agit-il ? qui met en scène le malentendu et la rigidité du langage institutionnel dont sont victimes les époux Poutre ; ou encore Les amants du métro, qui révèle le vide de la parole sociale et des conventions. Dans cette pièce, les personnages sont comme des sortes d’électrons libres qui entrent en collision, ce qui déclenche une parole qui tourne à vide. Le comique de répétition du « au revoir » fait éclater le ridicule de l’arbitraire de la convention, qui use la langue et révèle le vide sur lequel elle est tendue. Dans ce ballet social, les personnages n’ont aucune existence psychologique, et sitôt la parole éteinte, ils retombent dans un mutisme qui équivaut à un anonymat social.
5Le vide touche quatre niveaux constitutifs de la dramaturgie : le personnage, l’intrigue, le décor et le langage. Souvent, les personnages ne sont que des types, révélés par leur fonction sociale : le Client, le Garçon ou le Professeur, parfois désignés et différenciés par leur sexe et leur âge : le jeune homme et la jeune femme ; par leur timbre de voix : première basse, deuxième contralto ; ou encore par leur statut familial : Monsieur et Madame Pérémère. Cette absence de nom met à nu la fonction actancielle et la vacuité. Or pour Tardieu, le nom est ce qui confère l’être. Lorsque Tardieu donne un nom à ses personnages, il s’agit de noms stéréotypés tels qu’« Irma » pour la bonne, « Madame de Perleminouze » dans Un mot pour un autre, tout droit hérité du théâtre de Labiche dont la pièce est une sorte de pastiche. Souvent, il va même plus loin dans le schématisme, désigne ses personnages par des lettres : « Monsieur A », et « Madame B » : Monsieur A «quelconque. Ni vieux, ni jeune » et Madame B du «même genre » (Finissez vos phrases, p. 1197). Autrement dit monsieur et madame-tout-le-monde. Le paroxysme de cette désintégration psychologique du personnage est atteint dans Une voix sans personne, puisqu’il s’agit d’« une pièce sans personnages ». Seule la voix anonyme subsiste, mais c’est par cette voix que transite l’universel, justement parce qu’elle est désincarnée.
6Tardieu dénonce la farce sociale qui se joue dans une société de plus en plus matérialiste. La vacuité des personnages se traduit alors par leur mutisme : celui du greffier dans De quoi s’agit-il ? qui est réifié, appréhendé dans la simple posture mécanique de celui qui tape à la machine, néantisé. Dans La triple mort du client, le Client est la victime broyée par le système bureaucratique. L’Acheteur du « Meuble » est un « personnage muet » : « il ne fera jusqu’au moment où il s’écroule, tué par le coup de revolver, que commenter par sa mimique le boniment de l’Inventeur » (p. 595). Boniment qui n’est que mensonge, silence de la vérité. Par son mutisme, le Client est condamné à l’impossible défense, il n’est rien, en face du Meuble parlant. Comme le disque du Professeur de Ce que parler veut dire, il arrive que le Meuble ajoute quelque chose de son crû, échappe et surprenne l’Inventeur : « L’homme est un à douleur l’apprenti est son maître » (p. 598). Il détruit la syntaxe, assassine le langage, puis l’homme. Le Meuble se substitue symboliquement à la conscience humaine qui n’est qu’un squelette social ou moral : « ce n’est pas un meuble vide, ça, Monsieur, un meuble sans âme » (p. 596). Le Meuble finit par être plus humain que le personnage : « le bras sort brusquement un revolver et tire » (p. 598). De la même façon, le Client de La serrure se débarrasse de son historicité, il s’avance vers la nudité absolue, jusqu’à atteindre une totale vacuité :
Mon portefeuille !… Là-dedans sont toutes les traces de ma vie… Acte de naissance, livret de famille […]. Allons, séparons-nous de tout cela ! Ici, je ne suis plus rien […] plus d’identité ! […] Pfuitt ! ! Plus personne ! (p. 605)
7Il devient un fantôme parmi d’autres, désincarné. La mort du personnage est consommée métaphoriquement par cette vacuité. Le vide touche aussi l’intrigue.
Dans une note complémentaire à L’ABC de notre vie, Tardieu écrit :
Si donc ce « poème à jouer » s’apparente d’abord au théâtre, il en diffère toutefois parce qu’il ne s’y passe aucune « action dramatique » véritable. Sa trame, en effet, est composée non d’événements mais de thèmes poétiques. […] échappant à l’art du dialogue, […] une atmosphère […] d’abstraction – qui n’a rien de commun avec l’atmosphère habituelle du théâtre proprement dit où, de toute façon, que l’œuvre à représenter soit réaliste ou symbolique, il s’agit toujours de « faire vivre » des personnages et de retracer un événement, avec enchaînement des faits, péripéties, progression et dénouement. (p. 780)
8Tardieu ambitionne de créer un art qui « débarrasse le fait dramatique, c’est-à-dire le fait humain, de tout ce qui n’est pas essentiel »1. Son projet de purification du théâtre s’inscrit dans sa quête ontologique dont le silence est à la fois l’origine, le moyen et la fin. Conversation-sinfonietta illustre ce vide de l’intrigue. Les choristes jouent le son, non le sens. Pour celui que n’a « gardé de cette nostalgie de l’univers musical, qu’un goût abstrait pour les formes conçues a priori » (Obscurité du jour, p. 1032), le texte devient un antitexte qui n’a de justification que comme support d’une forme musicale. Ce primat accordé à la forme est le pendant nécessaire à l’absence de contenu. Les structures verbales de Finissez vos phrases sont « d’autant plus vides qu’elles ne doivent plus rien à l’arbitraire »2. La situation ne se comprend que par le biais de l’intonation qui vient compenser le vide de l’intrigue ou construire celle-ci dans le vide laissé par le langage. Le texte joue sur l’implicite, autre forme du silence. L’art du sous-entendu s’oppose au malentendu qui envahit les rapports sociaux. Le texte est truffé de points de suspension qui laissent libre cours à la recréation du sens. Mais la primauté de la forme, dont participe l’intonation, laisse aussi le champ libre aux acteurs et au metteur en scène pour montrer l’extraordinaire malléabilité du texte en faisant varier les contenus. Il est en effet possible de faire varier les situations en faisant varier les intonations. Le début de la pièce peut être joué plusieurs fois au cours d’un même spectacle avec un sens différent à chaque fois. La rencontre peut avoir lieu entre une dévote et son confesseur, une prostituée et un ancien client, etc. Si l’on fait abstraction de la didascalie mentionnant la voiture, les uns pourront être interrompus par le diable, les autres par la police. La richesse polysémique du texte est la contrepartie de l’absence d’un sens unique imposé arbitrairement. Ce texte tire sa force d’une économie de moyens et révèle la richesse polysémique du langage réduit à l’essentiel. Alors qu’on parle « souvent pour ne rien dire », peu de mots suffisent à dire l’essentiel : il s’agit des mots les plus simples, les plus « usés » :
madame b. — Du moins je le… je, je, je,… Enfin !…
monsieur a. — Oui, je comprends : vous êtes trop, vous avez trop de…
(Finissez vos phrases, p. 1198)
9Tardieu fait ici indirectement l’éloge de la communication intuitive, au-delà des mots. Le décor est à son tour frappé par le vide de cette dramaturgie.
10Souvent, la scène est vide, les accessoires absents. Nous lisons à travers ce dénuement la métaphore du vide absolu, son refuge esthétique. Le décor est un moyen d’abstraction pour révéler l’absence. Le vide a un rôle de caisse de résonance et peut signifier l’insignifiance, renvoyer en creux au silence. Il suggère un espace indéfini, un partout, un nulle part, néant qui fait écho à cette « langue du néant » inventée par Tardieu : « Une salle quelconque, absolument nue » ; « la salle est vide » ; « pas de décor, un fond neutre » ; « on peut concevoir qu’il n’y ait pas de décor ». Cette stratégie dramaturgique du vide est au service d’un au-delà ontologique : « Le vide est une manière de susciter une démarche réflexive vers l’absolu. » (Ibid., p. 293) Ce décor vide favorise l’épanouissement des mots qui, autonomes, véritables héros de ce théâtre, s’échappent de la circonstance qui les enfante et se répercutent dans le silence fondamental de la scène.
11Si la forme prime sur le fond, de la même façon le signifiant se substitue au signifié. Tardieu purge les mots de leur signifié, il choisit les mots « les plus vides », susceptibles d’être traversés par le silence. Il affectionne les concepts, purifiés par la voix, absolus et fondamentaux, à l’image des nombres qui leur préludent dans Rythme à trois temps :
Un — Solitude.
Deux — Absence.
Trois — Espace… (p. 793)
12Dans ce temple de Ségeste, ils semblent résonner pour la première fois dans leur essence originelle. Tardieu est un grand réanimateur de mots fanés ou galvaudés. Le mot dépouillé porte paradoxalement le sens parce qu’on devine à travers lui le silence, cette réserve de sens inépuisable. Sa poétique vise à rendre les mots au vide de leur origine. Le procédé de l’énumération a une fonction totalisante, épuratrice : «La voix d’enfant, ralentie et comme apaisée. Un souffle. Un battement d’aile. Un soupir. Un frémissement. Un passage. L’oubli. Le départ. L’absence. La fin. L’isolement. Le silence. Un temps. » (Une soirée en Provence, p. 1084) Si Tardieu prend la peine d’inscrire ce silence dans la didascalie, c’est que le texte a le pouvoir performatif d’actualiser ce silence. Le silence final, métadiscursif, est le point d’orgue et la récompense de la voix qui a en quelque sorte atteint ce silence ontologique. Le langage n’est plus au service de la communication utilitariste.
13À la fin de La serrure, les surimpressions sémantiques se pressent avec un rythme de plus en plus accéléré avant de s’entasser sur la scène comme le cadavre du Client. Progressivement déréglé, le langage s’achemine vers une totale désintégration rendue réelle par la mort du Client : « À ce moment, l’obscurité est totale : seul luit avec intensité le trou de la serrure. La note tenue est à son maximum d’intensité et dure encore quelques instants » (p. 609). Le rideau tombe lorsque le vide est atteint, lorsque la parole n’est plus nécessaire. Seul règne le silence de la mort. Pour finir, il n’y a plus ni personnages, ni intrigue, le théâtre fonctionne à vide, broyant le langage, seul héros de la pièce, mené à l’agonie. Cette désintégration du langage se poursuit à travers Ce que parler veut dire qui est une sorte de démystification des systèmes sémiotiques :
monsieur x. — […] Tu sais, les noisetiers sont couverts de kangourous.
Madame se tait pudiquement. (p. 662)
14Le langage codé demande un effort d’interprétation. L’herméneutique devient l’art de faire apparaître le non-dit dans l’énoncé. Cette dramaturgie du vide est indissociable du mystère qualitatif des objets et des êtres. L’obsession de la forme se traduit au niveau stylistique par une structure syntaxique qui n’a parfois ni sujet ni matière. La querelle des Amants du métro se réduit à une variation phonétique de dispute sans motif. Les moules linguistiques renvoient à l’essence formelle des situations, par la médiation de l’intonation. La forme est productrice de sens par l’épure des syntagmes incomplets :
elle. avec la même violence. — Pas moi, mais toi, pas moi, toi !
lui. — Pardon, tu me !
elle. furieuse — Comment, je te ?… (p. 834)
15Ce vide mis au jour est au service du tout. De même que le mot « désert » paradoxalement est « le plus riche, puisqu’il suggère, par contradiction, la plénitude » (Une soirée en Provence, p. 1078), le vide de ce théâtre est en soi une ascèse créatrice à travers le primat de la négation. Le contenant est susceptible de recueillir tout contenu. Le vide est la condition nécessaire pour révéler le tout ou le silence essentiel. Tardieu nous livre une clef de son théâtre :
Je parviendrai à retrouver dans ce théâtre d’ombres, ce que j’ai su dans un autre temps, sous une autre enveloppe, et que je cherche sans relâche, et que j’ai oublié. (p. 1276)
16Sous les vicissitudes de la communication, c’est toujours ce silence qu’il s’agit de traquer. L’amenuisement du signe conduit au procès du langage et consacre le triomphe de l’infralangage, du cri, du chuchotement, du murmure, de la musique, du geste, de l’intonation, du rythme, de ce que Paul Vernois3 appelle « le silence et ses succédanés », qui sont les substituts victorieux du langage, autant de truchements de l’indicible. Il s’agit d’un théâtre du tout avec des moyens semés de rien. Un théâtre troué de silence mais un théâtre total dont le vide est l’adjuvant fondamental. En tant que principe régulateur de ce théâtre, le silence favorise la méditation, assure la mise en relief des mots clés. La voix souligne métatextuellement le silence salvateur actualisé :
lui. — La vie est à ce prix ! Je l’accepte pour une gorgée de pluie !
elle. — Pour un silence… partagé…
l’autre. — Le silence grandit.
elle. — Cher silence !
Un silence.4
17Alors que la poésie se contente de dire le silence, le théâtre a le pouvoir de faire le silence, de lui donner un corps palpable. Dans Rythme à trois temps, le silence est comme le point idéal à atteindre, « là où vont les sens, en se démultipliant : sens qui débouchent sur d’autres sens qui, à leur tour débouchent sur du sens… sur du silence »5.
Avec ce parti pris de stricte mesure qui va jusqu’au bord du silence, j’ai tenté de traduire l’émotion qu’éprouve le voyageur lorsqu’il aperçoit par un plein jour d’été, le temple de Ségeste, debout et solitaire, au milieu des monts siciliens… un paysage immobile comme fixé dans l’éternel. (p. 793)
18Le théâtre s’apparente à une réminiscence ontologique. Le dernier silence précède le dernier syntagme comme pour nous contraindre à nous recueillir à l’approche du « secret des Dieux ». Le décor de lignes épurées est évocateur de l’infini. Le langage n’est pas la pierre de touche de ces femmes-colonnes dont les mouvements chorégraphiques, le langage non verbal, se substituent à la parole. Tardieu recourt à des truchements diaphanes pour révéler le tout et le silence du monde avec lequel ce théâtre nous réconcilie.
19Le cri est un autre avatar de l’indicible : « coquilles vides ! Inexistantes ! Inertes ! Pulvérisées ! Incendiées ! Une ordure à jeter aux ordures ! Poussière des poussières. Cendre ! La cendre ! La seule parole valable c’est le cri » (Une soirée en Provence, p. 1089). Le cri est exempt de signifié, mais Monsieur B lui reconnaît la valeur performative de l’action. Or Tardieu garde la nostalgie de cette valeur performative qui manque à la parole. Le dernier mot de la pièce, ironie suprême de ce « dictionnaire en lambeaux » (p. 1068) est laissé au silence de l’altérité divine spatialisé par les points de suspension qui réalisent la « mise en ondes » du mot qui devient pure musique :
Speak… Sound… Speak… Zeus !
Ils se taisent. Le vent souffle, puis s’arrête. (p. 1095)
20Le théâtre est la voie qui permet d’incarner le silence à travers différentes formes. Le silence, à la fois fin et moyen, offre la communion rêvée avec la salle, abolit une frontière supplémentaire. Tous les moyens du silence, du non-dit à la litote, sont requis. Tous les fruits du dispositif scénique sont au service de ce révélateur ontologique qu’est le théâtre. Mais par-delà le triomphe du silence et de ses succédanés, ce théâtre est aussi un théâtre de la voix : envers du silence, elle peut aussi en être la voix.
21La parole présuppose un contenu, alors que la voix privilégie le timbre, l’intonation, vecteurs de l’indicible, et donne aux mots une chance d’exister hors de tout contexte utilitaire. La voix est à la fois un en-deça de la parole discursive et un au-delà du langage, une parole sevrée de tout son attirail parasitaire, garante de nostalgie : « Je raconte un pays d’où le vent de la mer n’est jamais revenu […] ni le cri ni le chant […] ni la voix sans parole. » (p. 362) Nous retrouvons ce souffle marin métaphorique du silence vivant, actif, et transitif, et le rêve d’une voix dénuée de l’obstacle que constitue la parole, « ce bruit féroce ». Il cherche une voix assez pure pour sonner juste, coïncider avec le vrai. Le théâtre est un poème qui passe du silence du souffle à l’incarnation dans la voix : « une voix – venant d’on ne sait où – parle. Très simplement. »6 La simplicité, modalité de cette poétique, devient le symbole d’un monde qu’il veut appréhender dans son essence. Faire retentir une telle voix, c’est aussi peut-être se replacer dans la communication qui a été rompue, devenir le lien. Cette quête trouve naturellement son aboutissement dans la pièce intitulée Une voix sans personne, sorte de paradigme de cet art poétique. Celle-ci signe la limite de ce théâtre et son point d’achèvement. La voix est désincarnée, dépersonnalisée puisqu’il s’agit d’une pièce sans personnages. Il s’agit d’un « poème à jouer et à ne pas jouer » et la « voix anonyme » doit parler « simplement, sans déclamation » (p. 510). Désincarnation, purgation de toute affectation parasitaire, conditions nécessaires pour cette réunion des contradictions que seule rend possible cette voix anonyme par laquelle transite l’universel silence. La scène est occupée par quatre fauteuils vides. Théâtre de la présence-absente, point d’orgue de cette dramaturgie du vide. Pièce sans intrigue, sans message, où seule la voix subsiste dans une transparence totale et un vertige de contradictions qui nous réconcilie avec l’être. Discours vide où les termes s’annulent : « j’attends ce que je n’attends pas », mais dont la portée est universelle. Voix redoublée par « la voix de jeune femme », « fraîche et musicale », musique pure :
Hohé-ho !... Hohé-ho !…
Comme il me plaît d’entendre cette voix et les pas qui l’accompagnent,
même si le visage est absent ! (p. 512-513)
22La voix, matérielle et immatérielle, évanescente et palpable, est le creux de la totalité, son absence réalisée. En elle vibre l’inexprimé, l’inexprimable.
Dans sa qualité physique [elle] est déjà tension ou nostalgie. On pourrait dire que le théâtre est complètement théâtre quand c’est la voix qui donne à voir, et le visible à entendre, tous deux inséparablement. On assiste à une voix. Ce qu’on entend seulement, qui ne se voit qu’intérieurement, peut-être plus fort que le visible et se surimposer à lui. La force de la voix off, hors champ, est qu’elle ne se voit pas. Mais elle occupe tout l’espace.7
23Il s’agit en écoutant la voix d’écouter le silence dans le langage, ce silence bruissant de la matière du sens, qui devance et informe le langage. La pièce s’achève dans la sérénité, sur la réponse que la voix se fait à elle-même :
Au fond tout au fond
il y a
l’absence
il y a
la paix ! (p. 517)
24Une voix sans personne est une sorte d’interface entre la poésie et le théâtre, une réconciliation suprême par-delà les frontières arbitraires. Ce théâtre efface les limites et permet la contamination du spectateur. Lorsque la voix « sans personne » se fait la voix de chaque spectateur à même de déchiffrer le double sens du mot « pièce » : « le silence de cette pièce inconnue est fait pour mon propre silence. » (p. 513)
J’ai oublié le sens des mots.
Je ne suis qu’un murmure
soulevé par la voix
serré par la douleur.
Des mots ? Moins que des
mots : des sons, des plaintes,
des cris,
des gestes de la voix,
un murmure sans parole
parmi d’autres murmures.
(L’ABC de notre vie, p. 779)
25Tardieu aspire à des mots qui seraient gestes purs, comme sont ceux des amants. « Elle », dans Les amants du métro, « est » lorsqu’elle aime, mais perd son identité au moment de la rupture. Tardieu parvient à donner au verbe être toute sa force dramatique émotionnelle, sans oublier les implications ontologiques :
elle. — Tu es ?
lui. — Je suis. (p. 830)
26C’est à travers le couple de la pièce Des arbres et des hommes que la voix de l’amour apparaît dans son intime liaison avec le silence et la poétique de Tardieu :
lui. — ils font comme nous : ils attendent de parler par la voix du vent et du tonnerre et demain par la voix des oiseaux qui salueront le nouveau jour.8
27« L’amour convie le lyrisme à remodeler indéfiniment le langage, à mettre en cause les règles et les formes, à s’aventurer, vers les territoires de la musique et du silence. »9 Nous retrouvons la volonté du poète de parler le langage universel de la nature. «Elle : C’est le silence des choses qui parle par notre bouche. » « Elle » devient une image du poète, et l’amour, le rêve réalisé d’une poétique qui souhaite délivrer le monde de son mutisme :
elle. — Je ne parlerai plus que le langage de l’amour et celui des arbres. […] elle. — Respire sur moi l’odeur de cette paix et de ce silence.10
28L’amour nous réconcilie avec la totalité dans le silence d’une intuition universelle. Si le frôlement de l’amour rappelle celui des frondaisons, c’est que des arbres aux hommes, c’est le même courant vital et silencieux qui circule. Puissance transitive du « silence commun » qui permet la communion et le passage de l’ordre humain à l’ordre universel. La poésie de Tardieu donne une voix aux arbres pour dire l’enchevêtrement de leurs branches. Le mot « amour » est rarement utilisé par Tardieu qui l’assimile à la recherche du langage authentique.
A. — Peut-être… (Un temps) Peut-être… (Un temps) […] Il est un nom, un mot qui retentit à travers l’Histoire et que je ne veux pourtant pas prononcer : ou bien sa banalité nous offusque, ou bien sa splendeur même interdit qu’on le nomme. […]
A. — Elle était tout silence et souvenir. Il suffisait de la regarder vivre, de l’entendre marcher. Une fois passé le détour de la route, elle était plus présente encore. Elle ne cessait de cheminer toujours plus proche et toujours invisible… (Une soirée en Provence, p. 1076)
29L’amour, comme la poésie, est un défi au principe de contradiction et permet la réconciliation avec le tout qui ne cesse de hanter Tardieu : le jeune homme de L’ABC, lorsqu’il tient son amie dans les bras s’écrie : « Il me semble que je tiens le monde dans mes bras ! » L’amour, comme le silence, est une compréhension intuitive hors des mots qui nous relie au monde.
30Tour à tour, le théâtre de Tardieu célèbre notre communion effective avec le tout, se fait le lieu de l’apaisement ontologique dans ses plages de silence et révèle cet insondable mystère de la condition humaine. Le silence, essentiellement transitif et libre de tout rapport arbitraire avec le monde, est paradoxalement une chance de réconciliation entre les trois termes de l’alliance poétique : l’homme, le langage et le monde. Le théâtre, « c’est le mariage de la réalité et de l’absence, le concert silencieux de ce qui s’approche et de ce qui s’en va… » (p. 1088) Parce qu’il sert de révélateur au vide, le théâtre recrée les conditions de possibilité de l’éclosion du silence ontologique par-delà les ratés de la communication. Le silence médiateur incarné par la voix théâtrale a finalement le même pouvoir que la peinture ou la musique, autres voies d’accès privilégiées au silence originel, dont le langage nous a séparés à jamais.
31Pour reprendre l’apologie du silence de A dans Une soirée en Provence, le silence est « une récompense, un secret, un don sans prix, puisqu’il nous permet de nous réconcilier […] avec nous-mêmes, avec tout, avec rien » (p. 1070). Tardieu réussit dans son théâtre à créer les conditions de possibilité de ce silence d’avant le langage dont nous gardons, peut-être encore, la nostalgie.
C’est le moment du silence […]. Oui, la parole est à son comble quand elle nous force, enfin, à nous taire. (p. 1077)
Notes de bas de page
1 Avant-Propos du Théâtre de chambre, Paris, Gallimard (Blanche), p. 8.
2 Laurent Flieder, Jean Tardieu ou la présence absente, Paris, Nizet, 1993, p. 122.
3 Voir Paul Vernois, La dramaturgie poétique de Jean Tardieu, Paris, Klincksiek, 1981, p. 293
4 Des arbres et des hommes, Poèmes à jouer, Paris, Gallimard, 1969, p. 274.
5 Eni Pulcinelli Orlandi, Les formes du silence : dans le mouvement du sens, Paris, Éditions des Cendres, 1994 pour l’édition originale, 1996 pour l’édition française, p. 128.
6 Des arbres et des hommes, prologue, Poèmes à jouer, ouvr. cité, p. 233.
7 Henri Meschonnic, « Le théâtre dans la voix », La licorne. Penser la voix, n° 41, 1997, p. 159.
8 Des arbres et des hommes, Poèmes à jouer, ouvr. cité, p. 259.
9 Jean-Michel Maulpoix, La voix d’Orphée, Paris, José Corti, 1989, p. 121.
10 Poèmes à jouer, ouvr. cité, p. 242, 253.
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