Chapitre III
Pasolini postmoderne ?
p. 119-153
Texte intégral
1Il paraît difficile de commencer cette réflexion sur la postmodernité sans un avertissement au lecteur : malgré des années de débat – voire de polémique houleuse – sur le plan philosophique et théorique, le postmoderne demeure encore aujourd’hui une notion ambiguë, incertaine parce qu’ouverte, et même écartelée, entre ses différents tenants et aboutissants. Un bref « rappel des faits » semble donc nécessaire à qui veut se poser la question de l’appartenance de Pasolini et, en l’occurrence de Pétrole, à cet « après-Histoire »1.
2Comme le rappelle Marc Gontard2, l’adjectif « postmoderne » s’impose dans les années 1960 aux États-Unis – après y avoir fait ses premières apparitions dans la première moitié du siècle. S’il qualifie à l’origine une architecture en rupture avec le fonctionnalisme, privilégiant l’éclectisme, le mélange des styles sans peur du « kitsch »3, le terme de « postmoderne » s’étend ensuite à la sociologie où il désigne « un mode de pensée qui se caractérise par le déclin des idéologies et l’entrée dans la médiasphère postindustrielle » (ibid., p. 29). Sémiologues et esthéticiens s’en emparent dans les années 19704, avant que Jean-François Lyotard, dans La condition postmoderne (1979) ou Le postmodernisme expliqué aux enfants (1988), n’acclimate la notion à l’espace français et ne lui donne sa plus forte résonance dans le domaine philosophique. Lyotard lui constitue en effet son socle de signification, la liant définitivement à la fin d’une vision téléologique de l’Histoire. Les « grands récits » – ou « méta-récits » –, c’est-à-dire les grands mouvements théoriques, idéologiques et utopistes du XXe siècle, ont selon le philosophe perdu leur légitimité, faute d’avoir réalisé les promesses d’émancipation qui les fondaient. Impliquant désillusion et désintérêt envers le mythe d’une Histoire qui, bon an mal an, nous conduirait inéluctablement vers une positivité absolue, niant donc la linéarité progressiste, le postmoderne signe la disparition des modèles, des héros, des buts. La destitution des instances de légitimation (les valeurs ou vérités se sont révélées n’être que des consensus infondés) inaugure l’ère d’un doute généralisé, d’une atomisation, d’une déliaison du sujet et du collectif. C’en est donc fini de l’» unification de la multiplicité des perspectives sous une unique interprétation totalisante »5. Foin de toute norme universalisante, les « petits récits » – récits partiels, récits individuels – vont se multipliant, accréditant la tendance à l’hétérogénéité et au pluralisme et entérinant la défaite des valeurs traditionnelles.
3Le postmoderne signe donc la fin des grands systèmes de pensée liés à l’épistémè moderne, lesquels eurent à subir, après 1968, les attaques pleines de « bon sens » de ceux qu’un marketing éditorial de bon ( ?) aloi nomma les « Nouveaux philosophes »6. Les révolutions tournent mal ? Balayons toute pensée politique et tout projet liant la communauté. L’utopie engendre le goulag ? Tirons-en de funestes équivalences entre rouges et noirs. Serait-ce donc la caractéristique du postmoderne que d’être structuré par ces raccourcis de la pensée, cette impossibilité de penser l’opposition sans l’extrémisme, la modernité sans le nihilisme, l’intervention de l’État sans le totalitarisme, le féminisme et les droits des homosexuels sans la destruction de la famille, la Gauche sans le terrorisme ou le fascisme7 ? Le postmoderne est-il ce mouvement de restauration rampante mettant fin aux rêves et aux exigences de la modernité ? Est-il ce « mythe de vieux » apeurés – pour reprendre le trait d’Henri Meschonnic dans Modernité, modernité8 ?
4D’aucuns, tels Gilles Lipovetsky9, Yves Boisvert10 ou Michel Maffesoli11, semblent appréhender le terme d’une façon plus « soft », moins polémique, en un mot plus heureuse (plus postmoderne !), puisqu’ils n’y perçoivent souvent que l’émergence décomplexée d’une authentique démocratie faisant la part belle à un individu enfin délivré de toute contrainte. Ère du vide certes, mais ère du sujet-roi, voué au choix infini dans le catalogue des modes de vie et de pensée : le postmodernisme lipovestkien est-il autre chose qu’un antimodernisme fondé sur la pacification des conflits, la coexistence tranquille et la tolérance ? Le « relâchement » évoqué ailleurs par Lyotard12 résumerait alors vraiment le caractère de l’époque, là où, sous couvert de sortie de l’historicisme et de la simultanéité des formes, le retour à la tradition et le néoconservatisme érigent insidieusement une « morale de l’acceptation »13. Si tous les choix se valent, condamnant chaque individu à la transparence communicationnelle et à l’intégration dans une catégorie, alors l’ère postmoderne n’est pas l’ère de l’avènement de la liberté absolue mais bien son contraire. Dans cette apologie de l’hédonisme et de l’immédiateté, qu’y a-t-il sinon une tentative illusoire de masquer la déchirure fondatrice de l’humain ? Le règne de la positivité la plus folle transforme les êtres en théâtres ambulants, guignols postmodernes troquant leur bâton contre un ennui mortel. Sous le masque de la tolérance, l’oppression. Sous la doxa, la censure ultime. Sous l’imposition de la positivité et le déni de la dimension agonistique de l’existence, un processus fondamentalement totalitaire.
5Alors, le postmoderne est-il régression ou relance ? Est-il crispation et repli sur le passé, ou bien poursuite de la logique moderne après en avoir évacué les dérives et les blocages ? Le postmoderne implique-t-il réaction ou création ? Est-il temps d’arrêt ou dépassement ? À ces interrogations, Pasolini apporte des réponses fondamentales avec Pétrole : au cœur du « problème », cette tension (dialectique ?) entre passé, présent et futur. Il faut alors s’éloigner des considérations philosophiques ou sociales stricto sensu pour entrer dans les pratiques littéraires postmodernes – quitter le champ politique au sens large pour celui de l’esthétique, si tant est qu’ici ils puissent être considérés séparément. La postmodernité, envisagée comme stricte période historique, produit en effet des postmodernismes, soit des postures esthétiques et littéraires particulières. Mais la question reste la même : ce terme « maladroit »14 évoquant « l’activité d’un groupe d’épigones tardifs » (ibid.) renvoie-t-il à « une nouvelle direction, vigoureuse, ou même intéressante, dans le vieil art du récit » (ibid.) ou à « la chute décevante d’une pièce après son grand acte » (ibid.) ? La question reste la même, et le flou « artistique » perdure… Et ce n’est pas auprès des praticiens « reconnus » – dont John Barth, régulièrement cité dans les études sur la littérature postmoderne – que l’on trouvera les définitions les plus productives (le postmoderne serait, « à certains égards, un développement du programme du modernisme et, à d’autres égards, une réaction contre lui » [ibid., p. 398]…). La posture créative postmoderne ne serait donc pas cette simple « pratique des retours »15 évoquée par Jean-Michel Heimonet mais bien plutôt
la synthèse, ou le dépassement de ces antithèses [la linéarité, la rationalité, la conscience, la causalité, l’illusionnisme naïf, le langage transparent, l’anecdote innocente et les conventions morales des classes moyennes vs la disjonction, la simultanéité, l’irrationalisme, le refus de l’illusionnisme, l’auto-réflexion, le « médium-comme-message », l’olympianisme politique et un pluralisme moral qui approche de l’entropie], qui peuvent être résumées comme des modes d’écriture prémodernistes et modernistes.16
6Selon cette vision très conciliatrice – pour ne pas dire molle –, l’œuvre gagne selon Barth un caractère plus démocratique que les grands textes ésotériques modernes : voici donc advenu le règne d’une écriture pacifiée et pacificatrice, apte à la consommation, en cette incarnation du roman idéal qui dépasserait « la querelle entre le réalisme et l’irréalisme, les partisans de la forme et ceux du contenu, la littérature pure et la littérature engagée, la fiction de l’élite et le roman de gare » (ibid., p. 403).
7On posera comme hypothèse de départ que le postmoderne n’est ni rupture avec le moderne – puisque ce qui critique est lié à ce qui est critiqué – ni son dépassement. On l’abordera plutôt, d’abord modestement, comme une réévaluation, une modulation du moderne. Plus que de signer un véritable renversement épistémologique, le postmoderne n’est-il pas d’abord une crise de la modernité, dénonçant ses excès, ses terrorismes pour engager une pratique moins systématisée de la création artistique ? Non pas la « fin de l’Histoire » donc, mais plutôt « une réflexion sur le discours même de l’Histoire »17 ? Non pas la « fin de la métaphysique », mais « une critique des système de pensée totalisants » (ibid., p. 31-32) ? Non pas la « fin des avant-gardes » mais la « revendication de l’éclectisme et du métissage dans une pratique individuelle libérée de toute obligation d’innover » (p. 32) ? Processus d’effondrement des valeurs, indiscutablement, le postmoderne ne coïncide pas forcément avec l’extinction de la tension : de ce maintien de la dimension agonistique dans l’écriture et la vie, Pétrole est l’exemple sublime.
Roman du retour, retour du roman ?
8L’un des caractères formels de la littérature postmoderne consiste en la réintroduction substantielle du contexte historique et social dans le matériau narratif. Ce retour de la « transitivité » de l’écriture s’accompagne de celui d’une notion « quelque peu galvaudée, et presque taboue depuis la révolution formaliste des années 1960 car trop attachée à l’idée de “fond” »18 : la notion de roman. Ce retour est concomitant d’une certaine réticence à l’égard du discours théorique ; ce sera donc au travers des pratiques d’écriture, et non plus par le questionnement critique ou poïétique, que le genre sera interrogé : l’écriture romanesque devient fondamentalement métanarrative. Il suffira de renvoyer à la vogue qu’a connue en France une certaine littérature étrangère au début des années 1980, après cette (trop ?) longue période de terrorisme critique et littéraire, de sécheresse productive, etc. – selon les stéréotypes majeurs qui continuent encore aujourd’hui de caractériser la production néo-avant-gardiste des années 1960-1970. Le succès de ces grands romans que sont Cent ans de solitude19 ou Le Nom de la rose20 est tout à fait symptomatique d’un retour violent du refoulé romanesque – la violence de ce retour étant pour certains « à la mesure […] de l’intransigeance de l’exclusion et de l’excommunication théorique dont il fut “victime” »21. Modèle du roman postmoderne idéal selon John Barth22, le texte de Gabriel García Márquez conjugue l’enracinement dans la culture populaire, le plaisir du texte et la possibilité de différents niveaux de lecture pour donner
la synthèse d’une expression sans détours et de l’artifice, du réalisme, de la magie et du mythe, de la passion politique et de l’art pur, de la création de personnages nuancés et de la caricature, de l’humour et de la terreur.23
9Mais hybride par excellence, le postmoderne englobe des esthétiques et des univers très différents. Si la flamboyance est postmoderne, l’épure peut l’être aussi : le récit minimaliste travaille le vide au lieu du plein tout en revisitant les formes du passé et en réintroduisant la narration dans le procès d’écriture ; le système de références et d’échos est joué dans une tonalité mineure. L’intrigue y fait de nouveau son apparition, la linéarité y est également convoquée, mais sous une forme réduite, élémentaire ou archétypale – façon de rappeler qu’il ne peut y avoir d’histoire qu’individuelle, mais là aussi le sens se cherche. Un récit précaire, un « héros » incertain : dans La Salle de bain24 de Jean-Philippe Toussaint, la narration devient forme simple et dés-affectée.
10Dans ce cadre-là, quelle vision pouvons-nous construire d’un texte que Pasolini lui-même a nommé « roman » ? Le chantre du langage de la Réalité, taxé de conservatisme littéraire, serait-il une sorte de précurseur des postmodernes des années 1970 et 1980 ? À suivre donc, une étude comparative entre les points d’ancrage du « modèle » romanesque, c’est-à-dire le roman réaliste du XIXe siècle, et les principes à l’œuvre dans Pétrole : l’illusion référentielle, la cohérence des personnages et du développement de l’intrigue seront ainsi questionnées.
Pétrole, roman réaliste ?
11Barthes la définissait comme une équivalence entre le signe et le référent venant occulter la place du signifié : l’illusion référentielle, au fondement du discours réaliste, s’appuie sur une transparence totale entre les mots et le monde en confinant le procès de représentation dans un effet de réel. Ce qui en apparaît alors comme la transcription naturelle, ce qui nie en être une interprétation à distance, n’en demeure pas moins fortement ancré dans une idéologie : si le roman réaliste est bourgeois, c’est qu’il procède, quoi qu’il en dise, à la tentative de mettre en ordre le réel, de l’enfermer dans une vision cohérente, intelligible et lénifiante. Faire éclater la structure traditionnelle du roman, ce n’est donc pas seulement contester un certain ordre littéraire mais aussi, et surtout, l’ordre tout court. La méthode est à la fois très simple et très complexe : il suffit de révéler au lecteur, ici institué véritable partenaire de l’auteur, les faux-semblants de la construction littéraire, d’en dévoiler les mécanismes et les mécaniques secrètes. C’en est donc fini de la fabula adressée à un lecteur consentant, passif, soumis à la manipulation auctoriale. La constitution de ce lecteur actif, souvent invectivé dans le texte, à qui l’on réclame complicité et connivence, correspond à la naissance d’un individu critique, non dupe, et donc potentiellement vecteur et acteur de transformation (des rapports sociaux, du monde !).
12En montrant que l’harmonie et la cohérence formelles ne sont que des leurres, que la vraisemblance n’est que le filtre rassurant de la fiction, le roman « déréalisé » se révèle, par son inconfort et son aspect chaotique, le double, bien plus que le reflet, du désordre du monde. Alors en un sens, oui, Pétrole est un roman réaliste en sa monstrueuse tentative d’englober le monde, d’être le monde : complexité, fragmentation, non-sens en sont les maîtres mots. Mais finalement, ce n’est pas tant la notion de réalisme qui pose ici problème que celle de roman ! Dans le contexte littéraire des années 1970, revendiquer l’appartenance au genre (le sous-titre de Pétrole est en effet, rappelons-le, « roman ») implique soit une provocation soit un désir de crucifixion publique ! L’indication paratextuelle l’affirme haut et fort : il s’agit ici de régression – d’une régression poétique, c’est-à-dire ( ?) d’une régression politique, appelant aux sarcasmes néo-avant-gardistes. Même si cette mention peut provenir d’injonctions pressantes de la part d’un éditeur soucieux de toucher un plus vaste lectorat, la mention « roman » – et au-delà la structure même du récit – manifeste un véritable choix d’écriture. Bien sûr, le roman ne peut être abordé « naïvement » en occultant la révolution théorique des années 1960 : alors plus que d’une réalisation aboutie du genre, c’est d’un désir du romanesque qu’il s’agit, ou « d’une idéologie du romanesque comme étant l’écriture susceptible de redonner, malgré tout, un semblant de sens et de cohérence à l’itinéraire existentiel »25.
13Œuvre désirante donc, tendue mais comme sans y croire, vers l’» horizon romanesque » (ibid.). Œuvre soumise à la tentation de la mise en ordre du réel et simultanément brisée par la mise en place de stratégies narratives contestant la possibilité même de ce mouvement. Œuvre médiatisant les paradoxes de l’histoire littéraire mais à la position indécidable : Pétrole est tout cela à la fois. Le cadre « roman » ne cesse d’être bousculé, décentré, transgressé, en une revisitation critique de l’histoire du genre et en un jeu incessant avec le lecteur qui, placé dans un espace perpétuellement incertain et profondément instable, s’y perd parfois, mais sans jubilation aucune car ce jeu n’a aucune légèreté : c’est un jeu grave, aux dimensions tragiques et cosmiques.
14Que l’on observe par exemple les rapports personnage/réel : ils sont fondamentalement complexes car le réel dans Pétrole n’existe pas. Le réel n’existe pas, c’est-à-dire qu’une réalité fixe, tangible et incontestable n’existe pas. Elle est au moins scindée en deux strates : l’hier, bien réel mais disparu comme l’illustre le long passage de la Vision du Merde ; l’ici et maintenant, caractérisé par son irréalité et sa laideur, qui se divise encore en zones multiples et étranges, se recouvrant parfois, parfois ne communiquant pas entre elles – l’uniforme grisaille de l’existence bourgeoise, la fantastique irruption des divinités, la symbolique du double, le niveau onirique et visionnaire, le temps de l’affabulation. Quel statut ont les changements de sexe de Carlo ? Que signifie vraiment sa division initiale ? Qui est Carlo II ? Où se passe la scène du terrain vague de la via Casilina ? Est-ce un rêve ? Un cauchemar ? Carlo est-il un
héros à l’esprit fragile et incapable de percevoir la différence entre fiction et réalité [qui] prend pour réel (et actuel) l’univers de la fiction, se prend pour l’un de ses personnages, et “interprète” en ce sens le monde qui l’entoure26
15(comme dans le Don Quichotte, Le Berger extravagant, ou Pharsamon ou les Nouvelles Folies romanesques) ? Déjà précaire, le fil du récit romanesque est encore brouillé par la dimension fantasmatique et schizoïde du récit, en un parallèle avec les réminiscences du narrateur plongé dans l’Inferno de Strindberg27, cet univers fait de correspondances et de signes magiques à déchiffrer. Le « réel » subit les intrusions incessantes de l’» imaginaire », à moins que ce ne soit le contraire : Pasolini précise que
le caractère fragmentaire de l’ensemble du livre implique par exemple que certains ‘morceaux narratifs’ soient en eux-mêmes parfaits, mais qu’on ne puisse comprendre, par exemple, s’il s’agit d’événements réels, de rêves ou d’hypothèses émises par un personnage28,
16et il s’appuie pour cela sur des carences en terme de contextualisation, de situation de l’énonciation, qui entraînent une incertitude totale quant au mode de réception de ces passages – et de l’ouvrage en son intégralité. Inscrite dans le projet initial (printemps 1973), cette indécision dépasse bien sûr le seul cadre de l’ouvrage pour atteindre en son cœur ce que nous appelons le Réel, pour y faire apparaître la dose de fiction qui le constitue silencieusement. Tout fondement est donc ici mis en question.
17En basculant dans l’imaginaire et le symbolique, Pasolini définit néanmoins un mode de charge idéal, puissant, contre la réalité. Et le sentiment du lecteur est celui d’une matière « romanesque », textuelle, au service du projet de l’auteur. En usant de deux formes d’écriture au second degré (l’allégorie pour obscurcir le sens, le crypter ; la parodie pour le clarifier, le simplifier), Pasolini malmène le principe traditionnel d’illusion référentielle au profit d’un projet-action dans lequel les formes, les structures, les images ne sont qu’un prétexte à la dénonciation, que son oblicité rend d’autant plus efficace. Le réalisme ne renvoie jamais directement à la réalité mais à une autre représentation de celle-ci : il est un signe, le symbole d’une réalité sous-jacente. Une fois mis fin au principe de mimésis, caractérisé selon Gérard Genette par « un maximum d’information et un minimum d’informateur »29, la part du travail d’interprétation laissée au lecteur est immense : dans cette œuvre faite d’innombrables lacunes (programmées ou factuelles), où les repères traditionnels ont été irrémédiablement dégradés, il y a en creux, en négatif, des trous de sens à colmater, des liens à retrouver. Dans ce récit apocalyptique, annonciateur d’une (troisième) fin du monde, les formes sont déjà mortes et ne perdurent qu’en tant que ruines.
Les personnages : voyage ou dérive ?
18Que deviennent les personnages dans ce discours déstructuré ? Ceux qui dans le roman traditionnel apparaissent comme les garants de l’ordre (scriptural et social) deviennent dans cet « anti-roman » une matière fuyante et insaisissable, bien loin des canons de la caractérisation du personnage : le héros médiocre du roman réaliste initial chute de son environnement/idéologie bourgeois/e, et c’est là qu’advient la dissociation. Carlo est pourtant fortement individualisé : date de naissance, contexte social, carrière professionnelle, croyances… Mais ce cadre définitoire se révèle largement insuffisant pour envisager l’individu dans sa totalité et sa vérité. Il est d’ailleurs immédiatement fissuré par une ambiguïté fondamentale : si la date de naissance du personnage coïncide quasiment avec celle de l’auteur30, Carlo est aussi le prénom du père de Pasolini. Quel est de fait le statut de ce personnage dans le texte ? De quoi fait-il trace – sinon d’être à la fois le Même et l’Autre ? L’incertitude fondatrice s’érige en règle avec le schème de la dissociation : Carlo, personnage modèle du roman bourgeois, Karl comme ce qui en est traditionnellement occulté – la force du désir déstructurant et destructeur, l’autre côté. Mais c’est aussi Carlo comme personnage de papier, support d’une création désincarnée, tout en laissant ouverte la porte de la référence autobiographique : fonction donc, mais fonction souple que ce personnage travaillé à la fois par la raison et l’indicible des traces subjectives. Tels qu’ils sont investis et constitués par Pasolini, les personnages n’existent en grande partie que comme des références à la fois ironiques et tragiques aux caractères traditionnels des héros. Pour répondre au « Projet » constitutif de l’œuvre, ils apparaissent de plein droit comme des instruments aux mains de l’auteur, destinés à la mise en forme de son dessein :
Dans ce récit – là-dessus je dois être brutalement explicite – la psychologie est remplacée massivement par l’idéologie. Le lecteur, par conséquent, ne doit pas se faire d’illusion ; il ne tombera jamais sur ces personnages qui mystérieusement se développent et évoluent, en se révélant aux autres protagonistes et au lecteur, à mesure que les événements – dont ils sont la cause ou par lesquels ils sont mis en cause – les contraignent à une cohérence dramatique.31
19Ce refus d’incarner de façon réaliste les personnages multiples qu’il convoque tout au long de l’ouvrage, Pasolini le justifie encore, sans en récuser les contradictions, dans le récit de l’Enfant-Merde : après avoir évoqué la dimension caricaturale et stéréotypée des physionomies bourgeoises, il se concentre néanmoins sur « un masque singulier et déterminé » (p. 455), soit celui de Gianni, « effectivement comme vous l’imaginez : milanais d’adoption, varésan de naissance, ligure de bronzage | peau |, avec un zeste de romain dans le noir des yeux et des cheveux noirs un peu grisonnants » (ibid.). Suit immédiatement un correctif renforçant « le grand système de la distanciation » (p. 462) ici à l’œuvre :
Toutefois, que ce soit bien clair, cet ingénieur, comme d’habitude, pouvait être complètement différent de ce que j’ai décrit. Qui il était, cela n’a finalement pas la moindre importance dans mon récit idéologique. (p. 455)
20Plus loin, Pasolini précise que si la psychologie est remplacée par l’idéologie, elle n’en est pas pour autant mise à son service « de manière erronée » (p. 136) : l’auteur revendique en effet le respect de « la plus classique des psychologies » (ibid.) quand, ailleurs, les personnages désobéissent aux lois psychanalytiques : « des lois complètement inventées » (p. 173) régissent les rapports Moi/Ça (Carlo I/II) dans le récit ; les dérives et les rencontres des deux Carlo tissent une relation inédite entre les figures du double. Nouveau paradoxe, à quoi Pasolini répond qu’il n’a « pas d’autre explication à donner sinon que les fables sont grossières » (ibid.) ! Cela revient certes à indiquer au lecteur que le couple Carlo I/II constitue une symétrie caricaturale et simpliste, qui a d’abord valeur de symbole, mais cela indique surtout une tentative – maladroite ? – de libérer l’écriture de toute contrainte et de tout dogme, dont le psychanalytique. Freud ayant participé de la scission du sujet est à son tour renversé, détrôné : il n’y a plus aucun point de repère, aucune règle capable d’enfermer le sujet, de le résumer. Peu importent la cohérence dramatique, le développement de l’» action », la vraisemblance du discours – le récit est support d’une démonstration.
21Ce qui constitue la trame archétypale du récit est le schéma de la quête. Dans sa Morphologie du conte, Propp a mis en évidence la structure invariante du déroulement de l’action : à l’état de bonheur initial succède un état de crise provoqué par un manque. La quête du héros a pour fonction de le combler et de revenir à un équilibre salvateur : c’est donc le désir qui rend le récit possible. Or Pétrole n’est a priori rien d’autre que le récit de cette quête croisée de Carlo vers le pouvoir et de Karl vers le côté obscur de l’être. Deux voyages tissent en effet la trame « romanesque » de l’ouvrage : le premier, dans l’ordre d’apparition dans le texte, est celui de Carlo II pour Turin, ville de sa naissance. C’est en l’occurrence un voyage de retour placé sous le signe du printemps32 : Carlo II retourne vers l’Italie des années 1950, remonte vers son enfance. Ce voyage initiatique en forme de régression a pour objectif la transgression des principes moraux qui fondent l’existence de Carlo I, lequel accomplit symétriquement sa quête du pétrole, sa quête du pouvoir qui passe elle aussi par une authentique initiation, certes pervertie mais ainsi attestée :
L’épreuve, pour l’embauche dans une grande Entreprise comme l’ENI […] était si l’on veut purement formelle : il s’agissait d’une charge, de caractère administratif, qui prévoyait un voyage en Orient. (p. 141)
22Sur ce voyage, Pasolini lève immédiatement toute ambiguïté :
un voyage en Orient n’est pas quelque chose de quotidien, son sens trouve carrément son explication réelle dans le mythe, c’est la répétition d’un des ‘actes inauguraux’ de l’homme […]. (Ibid.)
23Cette réitération symétrique du motif du voyage garantit en fait un équilibre, lequel n’est menacé que lorsque cette binarité prend fin et que Carlo se retrouve seul pour assumer ses parts d’ombre et de lumière. La crise n’advient véritablement qu’à ce moment-là, et l’on pourrait dire alors que le récit ne commence qu’ici : le voyage en Orient et le voyage de retour à Turin n’étaient que des leurres. Le récit en lui-même est diffracté, distendu, retardé. L’incertitude sur les pulsions des personnages rend donc l’appréhension du texte plus ardue en ce qu’elle l’étire en des préliminaires interminables. Toujours le jeu avec le lecteur, qui démarre par cette distance absolue avec laquelle Pasolini traite ses personnages, lesquels agissent de façon quasiment mécanique : tout a déjà été pensé, tout a été programmé, tout a déjà eu lieu. Si ce procédé participe de la déshumanisation du personnage en cours depuis les années 1960, de sa désubjectivisation, de sa réduction à l’état de fonction encore une fois, c’est aussi une façon de retrouver la puissance d’un fatum qui dirige implacablement les trajectoires des deux Carlo : approche purement phénoménologique, choix esthético-politique de l’impénétrabilité des personnages, malgré la présence d’un narrateur-auteur qui affirme de façon récurrente son omniscience et sa volonté simultanée de laisser le lecteur opérer un parcours à l’intérieur du texte.
La progression en question : la ligne ou l’éclat
24On le rappelait plus haut : dans un cadre traditionnel, le genre romanesque implique une progression linéaire qui permet au héros de recouvrer un état d’équilibre après le dénouement de l’intrigue. Les actions s’enchaînent de façon logique : elles sont liées par une relation de cause à effet. Transparence et retour à l’ordre structurent le déroulement du récit. Qu’en est-il dans le « roman » Pétrole ?
25Il y a certes une progression : la fausse unité bourgeoise de Carlo est révélée (dissociation initiale) avant que d’être illusoirement reconstituée (assomption ratée de l’unité par Carlo I après la disparition de Carlo II) puis à nouveau éclatée (illumination finale). Mais cette progression est laborieuse, empreinte d’artifice, non motivée. Le texte avance par addition, accolement, au détriment de l’interconnexion des notes, lesquelles se suivent sans lien systématique de causalité : si certaines tracent le cadre d’un authentique espace narratif (narrativisé), d’autres l’interrompent brutalement ou l’ouvrent à une autre dimension, qu’elle soit fictionnelle ou métanarrative. La logique temporelle-causale ne fonctionne plus, sinon par brusques à-coups, à quoi s’ajoute un effet d’atemporalité induit par le choix des temps grammaticaux : le présent, souvent employé pour la description des paysages, le passé simple que Pasolini oppose à l’imparfait – sans règles ou raisons véritablement déterminées. Face à cela, le sentiment du lecteur est d’être dans un présent permanent du récit, une coprésence des instants, une masse temporelle informe33, ce qui correspond à une conception de l’histoire « comme unique et unilinéaire, où les actions et les personnages s’alignent comme dans une galerie ou dans une série de niches ou d’autels » (p. 206). Le principe de causalité (obéissant à une ratio convenue et conventionnelle) est ainsi fortement mis à mal, introduisant le texte et le lecteur dans un univers dirigé par le non-sens et le mystère : le parcours de Carlo est fondamentalement illisible.
26La fragmentation formelle et le principe de juxtaposition impliquent en l’occurrence une absence de cohérence en introduisant la discontinuité dans le récit ; ils le déconstruisent : « Chapitres, séquences, scènes ; les unités narratives constituent autant d’éclats d’histoire dépareillés […] dont on ne saisit plus l’unité, ni le centre »34. Que demeure-t-il de la trame narrative minimale évoquée plus haut en regard de ces procédés de rupture permanente, de ces interruptions brutales et volontaires par Pasolini35 ? On répondra que le « roman » envisagé et dessiné ici n’a pas pour vocation de faire « palpiter » le lecteur, de l’emmener, tendu et impatient, vers le nœud de l’intrigue et sa résolution. Pas (peu) de variation de « température ». Pétrole est en son immense majorité une forme triste, sans « ambition » ni « ampleur » romanesque : c’est un roman plat et froid qui met radicalement en question le déroulement romanesque « traditionnel ». Quel est l’incipit de Pétrole36 ? Après la dissociation initiale, nous basculons très vite du côté « Karl », lequel nous conduit implacablement vers la réalisation de son désir : le retour dans la maison familiale turinoise permet l’accomplissement de la pulsion incestueuse en une scène blasphématoire et violente. Voici ce qu’écrit Pasolini à la suite de cette scène :
Après une telle entrée en matière, tout ce que Carlo est destiné à faire dans cette villa du Canavese et à Turin qui n’est pas loin ne pourra que pâlir par comparaison. Mais c’est ainsi que les choses se sont produites, ce n’est pas toujours le plus intéressant qui vient en dernier. (p. 66, je souligne)
27Si rien ne peut dépasser en intensité le geste incestueux, alors quelle est la fonction de la « suite », c’est-à-dire des neuf dixièmes restants du texte ? Ni progression, ni exaspération du désir du lecteur : tout est-il déjà donné dans ces quelques pages, tout est-il déjà fini ? En démarrant quasiment par cet orgasme froid, le texte parvient par conséquent à l’interruption ou à la désactivation du processus de développement et de maturation du désir – à l’image des masturbations « à vide » de Carlo qui n’aboutissent pas à l’éjaculation car le membre est « privé de sperme, sec comme un roseau » (p. 67). La suite sera simplement itérative, structurée par la quête obsessionnelle de la fusion, en des reproductions ritualisées et vaines, machiniques et désespérées, comme si Narcisse ne voulait pas grandir, comme si la fixation sur le moment de l’origine devait arrêter l’écoulement du temps – comme s’il était proprement impossible de se dégager de la fascination morbide pour une scène primitive tristement rejouée sur la scène du roman. Comment ne pas percevoir dans l’absence de développement linéaire du texte (un développement refusé) un parallèle troublant avec cette pulsion répétitive, l’accumulation des matériaux dans leur simultanéité ayant pour fonction d’annuler le flux temporel et l’éloignement, de retrouver le don d’ubiquité37 ? Le choix de la saccade comme mode rythmique répond à la volonté d’évacuer tout plaisir du texte (la satisfaction, l’apaisement – même momentané) : le texte est tendu, ne doit jamais débander, éviter à tout prix le taedium vitae. Les masturbations sans éjaculation de Carlo correspondent ainsi au maintien sans fin du phallus, à la conjuration de la réapparition de la mentula38 : comme l’énonce un des auditeurs du conte de l’» Achat d’un esclave », c’est une « [h]istoire extraordinaire, entre autres raisons parce que décevante »39.
28Ce travail déceptif de l’écriture est à nouveau mis en œuvre lors des nouvelles scènes incestueuses (p. 69) : au moment où le texte se crispe, se tend dans l’attente du geste sacrilège qui ne peut pas ne pas advenir, au moment où le lecteur est pris dans ce mouvement tragique, tout est désamorcé par la prise de parole directe de l’auteur dans le déroulement de l’» action », c’est-à-dire dans la montée très violente du désir de Carlo – ses nerfs « comme un grumeau enflammé de tension » (p. 70). L’excitation t/sex(t)uelle est donc volontairement brisée par le rappel à l’ordre de Pasolini : ceci (n’) est (qu’) une représentation. Dans ce piétinement obsessionnel, on peut lire la dimension douloureuse et angoissée du retour – qui n’est jamais placé sous le signe de la pacification, de la détente, de la recherche de plaisir, mais qui est un retour obligé, marqué par la pulsion de mort, et répondant à un fatum absolument, totalement, irréductiblement tragique : « Dans les ombres qui s’allongeaient dans la touffeur, il y avait l’indication tragique d’un renouvellement du temps dans son antique répétition » (p. 73). Pour l’écrire plus simplement : « tout est déjà arrivé » (p. 60).
29Récusation de la logique de progression ; dérive des personnages plus que véritable voyage initiatique (un parcours inabouti et sans issue) ; impossibilité de clôture du texte (maintien d’une indécision, d’une ambiguïté significative laissée à l’interprétation du lecteur) : tels sont les caractères formels de Pétrole, qui entraînent par conséquent le lecteur bien loin des formes traditionnelles du roman. Pétrole, forme critique, mais aussi forme hybride, jouant du mélange et de l’impureté : à la noirceur poisseuse du texte se superposent l’ironie et le jeu, ces autres dimensions clés nécessaires à sa compréhension.
… Mais un retour ludique
30Mettre en question les modes de représentation traditionnels, c’est-à-dire réalistes, révéler l’absence fondamentale de transparence de la langue, mettre fin aux velléités fascistes de mise en ordre de l’univers : Pétrole est d’abord un anti-roman, et peut-être se contentera-t-on pour l’instant de cette définition négative. Mais la contestation du cadre s’affiche aussi comme jeu, échappant paradoxalement à l’arrière-fond tragique du « Mystère ». Un artifice, un artefact, un simulacre : en malmenant le pacte romanesque, l’auteur se joue de sa toute-puissance et de la crédulité du lecteur. La distance devient dès lors le seul rapport possible avec l’œuvre, laquelle renoue de fait avec de grands textes de l’histoire littéraire tels Tristram Shandy ou Jacques le fataliste. À ces textes ludiques, prônant le « vagabondage de la pensée »40 et mettant en pièces le dispositif d’écriture, Pétrole puise un modèle de légèreté critique, appliqué à l’Italie déliquescente des années 1970 – si la critique s’attaque en premier lieu aux normes et conventions littéraires, elle n’en est pas moins une charge acide contre le système social qui les génère.
La pulsion digressive
31De structure éminemment complexe, travaillant les notions de fractionnement et de fragmentation, cherchant la place du multiple dans l’Un et de l’Un dans le multiple, Pétrole se développe non pas linéairement on l’a vu, mais sur le mode de l’arborescence et de l’organicité. Dans ce texte qui ne veut pas mourir, l’usage de la digression apparaît comme une évidence : puisqu’elle ouvre un espace infini à la narration et au récit, la digression permet la relance de la machine à produire du langage et du sens tout en déjouant en douceur les règles de bonne conduite appliquées au texte. Au-delà de clins d’œil ponctuels à Sterne, par exemple cette « préface différée » qui se trouve dans le texte41, et non pas à son initiale… comme la seconde dédicace dans La Vie et les Opinions de Tristram Shandy, ou bien ces excuses auprès du lecteur (« Et que le lecteur me pardonne si je l’ennuie avec ces choses […] » [p. 62]), ces exhortations à sauter des pages42, ou encore cette occurrence « Carlo – comme dans un roman de Sterne – laissé en train d’aller à une Réception »43, ou pour finir ce personnage nommé Tristram Walker, le texte s’appuie sur le travail théorique d’un formaliste russe cité dans le récit même : dans la valise volée de Carlo, se trouve un texte de Victor Chklovski sur Sterne justement, Sterna i teorija romana44.
32De Chklovski, Pasolini s’approprie l’opposition entre les textes à foisonnement et les textes à cloisonnement en la traduisant par les expressions la « roman ‘en brochette’ »45 et « roman ‘à grouillement’ » (ibid.). Par foisonnement, Chklovski entend « la vie qui n’a pas encore de forme »46, « le bouillonnement de la vie47 » (ibid.), ce qui peut se traduire dans le texte par un trope particulier, la métaphore : le foisonnement fonctionne avec l’image, et induit un procès interprétatif face à la circulation du sens48. Sous le terme de cloisonnement, Chklovski conçoit « la “vie formée” d’événements »49, c’est-à-dire le fil de l’intrigue dans le texte. Cela revient à opposer deux dimensions au sein de la configuration spatiale du texte : sa verticalité (qui permet la correspondance entre les images) et son horizontalité (sa dimension temporelle, progressive et rationnelle). Ce conflit était déjà celui de Dante qui tentait, avec La Divine Comédie, de totaliser l’ordre physico-cosmologique et l’ordre historico-politique en un mélange d’historicité (avec des personnages fortement individualisés dans leur caractère social, linguistique, donc politique) et d’éternité (le voyage vers le divin), de devenir et d’Être. Ce conflit est encore celui de Pasolini entrelaçant ces deux dimensions dans Pétrole ou en proposant la résolution tragique dans sa lecture de Médée – Médée qui affronte « la question de la coprésence de l’élément “sacré”, archaïque et immémorial, et de la dimension “désacralisée”, historique et rationnelle, au cœur de l’existence collective et individuelle »50.
33De Chklovski, le texte reprend également la notion de gradation narrative par laquelle le formaliste évoque un récit labyrinthique, à la construction complexe, procédant par répétition, tautologie, parallélisme, mais aussi par retardement de l’action par l’insertion de contes ou d’affabulations digressives : on retrouve dans Pétrole ces rituels ou dispositifs visant à bousculer le déroulement diégétique, à l’interrompre, le retarder, le diffracter, en juxtaposant des fragments narratifs sans lien de causalité. Le récit s’auto-engendre, terrorisé à l’idée de sa fin : l’enchâssement des récits (des « histoires amoncelées […] renfermées dans une histoire qui les emboîte »51) produit une mécanique sans fin où seul compte le déploiement de la narration. Les modèles ? Les Mille et une nuits, le Décaméron, les Contes de Canterbury – trois récits où la vitalité sexuelle correspond à celle d’une narration inépuisable. Les notes 105, 106a et 106b, respectivement « Prémisse à la grande Digression », « La grande Digression commence » et « La grande Digression continue »52, forment un exemple significatif des possibilités infinies de l’emballement digressif. Elles viennent en effet interrompre les pérégrinations de Carlo à la recherche des « lieux du vice »53 au mépris « des ‘attentes déçues’ du lecteur » (p. 497) : cette rupture du rythme sur laquelle Pasolini fonde ici sa poétique provoque un « discours freiné, gauche »54 – pour le dire autrement, « la poésie réside […] non pas dans l’action, mais l’interruption de l’action »55. Et sans se contenter de briser le fil du récit, elles en déroulent un second, constituant ainsi un « nouvel élan narratif »56 où sont introduits des « personnages nouveaux » (ibid.). Le statut de ces pans de texte n’est cependant guère préservé : la digression est elle-même incomplète57, ou brisée à son tour par une digression seconde – la longue série de notes des « Godoari » (p. 504-519) et de « La nouvelle banlieue » (p. 520-525), sur laquelle s’enchaînent encore quelques notes avant que le récit reprenne là où on l’avait laissé.
34Les exemples sont nombreux de cette technique d’emboîtement. Voyez le récit de la rencontre de Pasquale, espion aux trousses de Carlo, et d’un jeune intellectuel dans un train au moment où devait se lever le « mystère » du voyage de Carlo II à Turin. Quel est l’intérêt diégétique de ce récit ? S’il permet certes d’introduire une nouvelle référence à Sterne, son Tristram Shandy étant présent dans la valise volée58, il institue surtout un détour textuel permettant de retarder la narration principale – la retarder pour se jouer du désir du lecteur ou de l’auteur puisqu’on y approche d’un moment central du récit : l’inceste – ce qui fascine est aussi ce qui terrifie. Or, comme le lecteur l’apprend dans les notes suivantes, cette digression est en réalité une prolepse qui nous mène à la veille du retour de Carlo à Rome, presque en automne : l’inceste a donc déjà été consommé. L’emboîtement ou la digression permettent ainsi au récit de s’élargir, de s’enfler, de récuser ses limites et ses cadres – géographiques, logiques ou temporels : en laissant place au récit d’une autre action, une action parallèle, la digression détruit l’unité romanesque fondée sur les personnages et la recentre sur l’action et la figure. En jouant sur la rupture, elle permet d’introduire l’altérité dans le champ romanesque : matière nouvelle, de nature critique ou philosophique, comme l’illustre par exemple l’analyse démographico-culturelle de la bourgeoisie italienne déployée en Note 81 (p. 413-415) qui permet à Pasolini de dresser un portrait très acide de l’intelligentsia après la longue allégorie de la Vision du Merde.
35Mais la digression peut également avoir un objectif radical, celui d’occulter le récit « principal » au profit d’un récit secondaire, sans grand intérêt pour le lecteur. Dans le tout dire, ou le trop dire, il y a finalement un écrasement du sens, une dilution : plus que de générer une équivalence entre tous les moments du récit, une absence de hiérarchie, la digression a parfois la fonction d’un masque – elle détourne le regard du lecteur, le laissant sur sa faim, créant frustration et insatisfaction – au moins temporairement. Significativement, une des premières occurrences de ce type de procédé apparaît au cœur même de la quête sexuelle de Karl : Pasolini l’interrompt brutalement et de façon on ne peut plus arbitraire, abandonnant Karl à la gare pour évoquer le caractère de ses trois sœurs en un long paragraphe qui clôt par ailleurs cette note (p. 75-76). La surprise du lecteur est donc grande quand, dans la note suivante et de façon tout aussi immotivée, le récit retrouve Karl sur un banc de la gare. Le détour aura donc été momentané, marquant simplement une pause dans le récit « principal ». Mais le procédé prend tout son sens avec le récit exemplaire du long voyage de Carmelo, le jeune serveur du Toulà, après sa rencontre (sexuelle) avec Carlo. Là, tout est dit, même l’insignifiant – surtout l’insignifiant : emmené par deux vieux Esprits, Carmelo monte en voiture et parcourt les rues de la ville, longeant entrepôts, palissades, hangars, potagers, puis traversant les faubourgs, la campagne, les champs de luzerne, croisant un petit chien errant, s’arrêtant à une pompe à essence Shell59, repartant dans la campagne, traversant un village et roulant encore jusqu’à la mer. Pasolini détaille tout, dans une description fleurant la quête de l’exhaustivité : les « figuiers redevenus sauvages » (p. 314), les feux clignotants, les kiosques fermés, les décombres, les « yeux clairs d’aveugle » (p. 317) et le « maigre corps de paysan » (ibid.) du pompiste, l’odeur « presque obscène » (p. 318) des tilleuls, la mer « terne, grise, bourbeuse et immobile comme un lac » (ibid.) prennent successivement leur place dans ce tableau. Détails « réalistes » certes, mais profondément dérisoires : qu’il s’agisse de la volonté d’englober la totalité du réel, ou de celle de rendre évidente l’inanité de cette prétention, ce refus de l’ellipse permet de dilater potentiellement à l’infini la narration, tout en l’évidant cependant de son cœur significatif. Il est d’ailleurs notable que le récit s’achève au moment du terme du voyage, lorsque les trois personnages accostent au vieux port d’une ville antique dont on ne saura quasiment rien, sinon qu’elle sent la merde et le jasmin – en un raccourci oxymorique typique de Pasolini. Après avoir consacré une quinzaine de pages à cette description, l’auteur recentre la narration sur Carlo sans aucune transition. L’objectif du voyage est donc tu, ce qui correspond au renversement d’une des conventions les plus courantes de la narration romanesque : la non-équivalence entre le temps de la narration et le temps de l’histoire, l’accélération ou le ralentissement du récit selon le degré du romanesque et l’intérêt supposé de l’» action ». Le récit s’étire en des voies secondaires – et sans issue – tout en ne laissant pas « l’essentiel » (sur le statut duquel on peut s’interroger) accéder à la mise en mots. Les moments importants du poème se dessinent donc en creux, à l’exemple du voyage à Edo dont Pasolini n’évoque que le précieux enseignement reçu par le héros (p. 566), à l’origine de sa transformation, de son accès à la sainteté et de sa descente aux enfers où il doit cette fois guider un autre personnage (tout ceci étant en projet de rédaction seulement : Pétrole s’interrompt sur ces lignes). Ailleurs, la série de notes intitulée « Les Godoari » (p. 504-519) – long récit de la traversée par Carlo d’un monde détruit, un monde sans hommes, avant que ne réapparaisse progressivement la laideur de la civilisation urbaine – ouvre un espace narratif apparemment sans lien avec les notes précédentes : aucune motivation en effet, aucune explication à l’explosion de la gare et à la disparition de la ville alentour – l’anticipation prophétique de l’attentat de la gare de Bologne en 1980 ? Nous avions laissé Carlo en route vers Turin, nous le retrouvons errant dans cet univers désert. Entre-temps que s’est-il passé ? Deux notes « blanches », sans texte, se sont succédé (p. 501-502). Or, elles étaient supposées nous introduire dans « le nœud de l’histoire » (p. 500) : le récit est donc porté par un silence intérieur que la parole de l’écrivain n’aura su forcer. Dans ce vide fugace, il faut sans doute lire l’histoire des massacres : la rencontre supposée de Carlo avec Fedka, résurgence des Démons de Dostoïevski comme il en sera question plus loin, suggère sa participation, active ou non, aux attentats. L’impossibilité du récit se réalise donc selon ces deux modalités : vide et plein. Dans ce cadre, le statut de la digression s’élargit jusqu’à devenir la nature même de l’acte de raconter. Le titre de la Note 63 (p. 328-329), consécutive au récit du voyage de Carmelo, pose en effet la question « S’était-il agi d’une digression ? » et laisse bien sûr au lecteur le soin d’y répondre.
36On laissera pour finir la parole à Pasolini – bilan et transition :
[…] quoique cela me coûte de la peine et me donne quelques scrupules à propos des ‘attentes déçues’ du lecteur, je dois, ici, interrompre la trajectoire qui conduisait de façon si décidée Carlo vers la réalisation […] de ses nouveaux désirs, et commencer à en tracer une autre. Ce nouvel élan narratif ne concerne pas cependant, du moins pour le moment, Carlo, mais une série de personnages non ‘introduits’, absolument nouveaux et, donc, à juste titre suspects et distants. En outre, le récit qui concerne ces personnages nouveaux n’est pas pour autant original. Il est ‘copié’, parasitaire : d’ailleurs, selon une technique parfaitement inconnue au narrateur que je prends pour modèle (considéré comme inimitable). (p. 497)
Hypertextualité
37Un récit parasitaire donc : ce sont effectivement les termes employés par Pasolini. Pas de revendication d’originalité, pas d’affirmation d’une quelconque primauté de l’auteur, mais au contraire l’inscription dans une histoire et une mémoire littéraires. Rien de plus proche sans doute des logiques de la postmodernité quand celle-ci revendique un rapport libre et libéré à la tradition et aux textes déjà là : Pétrole s’écrit dans « une époque qui était maintenant en train de s’achever, avec ses codes | à présent | inutilisables sinon comme des citations » (p. 87). La notion d’intertextualité, clé de voûte (parmi quelques autres bien sûr) de la modernité littéraire, y est entendue : la question de l’origine de l’écriture, du langage et du sujet n’est plus en jeu – son sort est désormais réglé. Le nouvel enjeu est bien plutôt du côté de la dimension ludique de l’écriture, dans ses capacités d’échange, de dialogue, de recouvrement et de déguisement. Puisque la littérature est « conservatrice », puisqu’elle est lieu et espace de mémoire, il faut adjoindre à la notion d’intertextualité celle d’hypertextualité, quand la « relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes »60 est dépassée au profit d’une relation de transformation entre un texte premier et un texte second.
38Dans le projet initial déjà évoqué, Pasolini précise que la reconstitution de l’» œuvre » (le texte tel qu’il sera publié) devra résulter de la confrontation de quatre ou cinq manuscrits « dont, par exemple, deux apocryphes, avec des variantes curieuses, caricaturales, naïves ou pastichées »61. Le texte publié intègre donc en lui-même ces différentes versions, soit les différents mouvements de réécriture, d’appropriation, de perpétuation du texte « original ». Question : où commence et où finit le pastiche dans le texte effectivement publié ? La notion vient finalement le contaminer en sa totalité comme un soupçon, un doute généralisé face à sa mobilité et son indécidabilité.
39Le roman est en effet miné d’évocation d’œuvres antérieures et sans doute fondatrices pour Pasolini. La bibliothèque volée en contient une grande partie, et donne au lecteur les indications nécessaires à cet aspect-là du décryptage. Au-delà d’allusions rapides aux « Tchitchikhov » et autres conseillers titulaires gogoliens, certains auteurs influent sur le texte en profondeur, dans sa construction ou ses thématiques. Il en est un de premier plan, sortant violemment du sous-sol pour occuper la surface même du texte : c’est Dostoïevski, « considéré comme inimitable » (p. 497). Des analogies de subtilités diverses sont en effet développées tout au long du texte avec l’œuvre tumultueuse et chaotique de l’écrivain russe, Les Démons. Parmi celles-ci, on évoquera notamment :
1. le personnage de Carlo, donné comme une équivalence, certes partielle62, de Nikolaï Vsévolodovitch Stavroguine : même si, de l’aristocratique connaissance de l’abîme à la médiocre (car bourgeoise !) dégradation, la distance est grande, même si Carlo ne peut être que tiède en regard de l’incandescence glacée de Stavroguine, même si « Carlo second n’aurait jamais laissé une de ses mineures se pendre dans un débarras, tout en observant une petite araignée rouge » (p. 203), tous deux sont pareillement en quête de bassesse ;
2. Varvara Petrovna, la mère de Stavroguine, qui devient Barbara Valletti, la mère de Carlo, tout comme Ioulia Mikhaïlovna se mue en Giulia Miceli : la « Gouverneuse » des Démons devient la « Préfette » (p. 499). Le « grand écrivain » Kharmazinov laisse la place à l’intellectuel F., qui donnera lui aussi lecture de Merci ;
3. l’introduction d’autres personnages dostoïevskiens, comme Fedka qu’on pourrait croire pasolinien tant sa noirceur paraît presque rachetée par ses origines populaires.
40Ces références diversement parsemées dans le texte laissent au départ penser à une ambition parodique visant au pastiche. D’après les critères donnés par Gérard Genette dans son Palimpsestes, il semble cependant que Pétrole s’intègre dans la catégorie « transposition », c’est-à-dire une « transformation sérieuse » puisque le texte a glissé le long de l’axe spatiotemporel : il a quitté la Russie aux prises avec les « nihilistes » pour trouver une Italie bousculée par les contestataires. Le projet reste le même, celui de l’impitoyable description d’un tissu social en mal de sens, de ce climat de terreur idéologique provoqué par de jeunes « demi-portions » ayant « converti » une part de la meilleure société, de la folie des uns et de la complaisance des autres – par-dessus tout de l’inanité de cette immense gesticulation. Mais très vite, le lecteur s’aperçoit de la profondeur de la présence dostoïevskienne, présence, non pas simple influence. Dostoïevski est bien plus qu’un modèle envers quoi Pasolini se réfère et s’incline, Les Démons bien plus qu’une source d’inspiration : Pétrole en est non pas l’écho transformé, dérivé, mais bien vraisemblablement le double. Pour preuve, la reprise quasiment mot pour mot63 du grand finale des Démons, soit de la grande fête progressiste (à but « humanitaire » pour Ioulia Mikhaïlovna, à but antifasciste pour Giulia Miceli). La réappropriation du texte premier ne passe même pas par la réécriture, par la reformulation (hormis sur des points de détail) ou la paraphrase, mais par son intégration tel quel dans le texte « second ». La comparaison est étonnante :
La journée de réjouissance, d’après le programme, était divisée en deux parties : une matinée littéraire, de midi à quatre heures, puis un bal, de neuf heures jusqu’à l’aube. Mais cette disposition elle-même contenait des germes de désordre. D’abord, depuis le début, un bruit s’était enraciné dans le public, celui d’un repas aussitôt après la matinée littéraire, ou même pendant, au cours d’une pause tout spécialement prévue à cet effet – repas, évidemment gratuit, compris dans le programme, avec champagne. Le prix énorme du billet (trois roubles) prêtait vraisemblance à ce bruit. « Pourquoi j’aurais souscrit pour rien ? La fête, elle est prévue pour vingt-quatre heures, il faut bien nourrir les gens. Ils crèveront de faim, sinon. » Voilà ce que pensaient d’aucuns. Je dois avouer que c’est Ioulia Mikhaïlovna elle-même qui, par sa frivolité, enracina ce bruit fatal. Un mois plus tôt, encore sous le premier charme de son projet grandiose, elle parlait de sa fête au premier venu, et, même, elle avait envoyé une note à un journal de la capitale en annonçant qu’on y dirait des toasts. En fait, c’étaient les toasts qui la séduisaient : elle voulait en prononcer elle-même, et, dans l’attente, elle passait son temps à les composer. […] Or, les toasts, ils exigent du champagne, et comme, le champagne, on ne peut pas le boire tout seul, le repas devint à son tour indispensable. Ensuite, quand, par ses propres efforts, le comité se fut institué et qu’on eut examiné l’affaire de façon plus sérieuse, il lui fut démontré tout de suite, et très clairement, que s’il fallait rêver à des festins, il ne resterait que très peu de choses pour les préceptrices, même avec une recette très importante. Ainsi ce problème avait-il deux solutions : soit le festin de Balthazar avec les toasts, et dans les neuf cents roubles pour les préceptrices, soit une recette imposante avec une fête, pour ainsi dire, seulement pour la forme. Du reste, le comité n’avait cherché qu’à faire peur, il proposa tout de suite, bien sûr, une troisième solution, médiane et raisonnable, c’est-à-dire une fête bien sous tous rapports, mais sans champagne – ainsi la somme resterait-elle fort décente, bien supérieure à neuf cents roubles. Pourtant, cette solution fut refusée par Ioulia Mikhaïlovna ; son caractère méprisait le juste milieu petit-bourgeois. Elle décida tout de suite, dès lors que sa première idée s’avérait irréalisable, de se jeter immédiatement, la tête la première, dans l’autre extrême, c’est-à-dire de réaliser une recette colossale, qui ferait l’envie de toutes les provinces. « Le public doit comprendre, à la fin, dit-elle, concluant le discours enflammé qu’elle tint devant le comité, que les grandes causes humanitaires sont infiniment plus importantes que les fugaces plaisirs charnels […]. » | Le jour de la fête était divisé, selon le programme, en deux parties : une matinée littéraire, de midi à quatre heures, et ensuite un bal, à partir de dix heures pendant toute la nuit. Mais dans cette disposition même, se nichaient déjà les germes du désordre. Avant tout, dès le début s’était enracinée dans le public la rumeur d’un déjeuner aussitôt après la matinée littéraire, ou même pendant la matinée, dans une pause décidée exprès : et avec champagne. Le prix exorbitant du billet – trente mille lires – favorisait la rumeur. La chose paraissait absolument logique. Il faut dire que Donna Giulia elle-même avait contribué, avec sa légèreté, à répandre ce bruit désastreux. Environ un mois auparavant, encore dans la ferveur du premier enthousiasme de la grande idée, elle avait même écrit à un des journaux de la capitale (répliquant à un lecteur qui avait écrit une ‘lettre au directeur’) qu’on lèverait des toasts au cours de la fête. Ces toasts (politiques, naturelle ment) la séduisaient alors : elle-même voulait les proposer, et en attendant continuait à en composer de personnels. Mais pour les toasts (quoique politiques) le champagne était nécessaire, et comme le champagne, on ne peut pas le boire à jeun, le déjeuner était devenu indispensable. Ensuite, quand, grâce à ses efforts, le comité se constitua et que l’on considéra la chose plus sérieusement, on lui démontra aussitôt clairement que si l’on se mettait à rêver banquet, il resterait très peu pour les écrivains russes en exil, même avec une recette énorme. La question offrit alors deux solutions : un festin de Nababs avec toasts, et environ neuf cent mille lires ou un million pour les écrivains russes en exil, ou la réalisation d’une recette considérable, dans une fête qui serait, pour ainsi dire, pro forma. Le comité, d’ailleurs, voulait seulement l’effrayer, alors qu’il avait pensé, naturellement, à une troisième solution, apaisante et raisonnable, à savoir une fête très décente sous tout rapport, simplement sans champagne, et il resterait alors une somme considérable, bien plus de neuf cent mille lires. Mais Donna Giulia Miceli n’accepta pas : son caractère méprisait la voie moyenne bourgeoise. Elle décida aussitôt que, si la première idée n’était pas réalisable, il fallait immédiatement et à corps perdu se lancer vers le contraire, c’est-à-dire réaliser une recette colossale et la donner spectaculairement aux exilés. Dans ses propos enflammés devant le comité, elle soutenait que le public devrait comprendre qu’atteindre des buts politiques était infiniment supérieur aux plaisirs momentanés du corps, que la fête au fond n’était que la proclamation d’une grande idée antifasciste, et qu’il fallait donc […]. |
41À gauche, on aura reconnu le texte dostoïevskien64. À droite, la « version » pasolinienne65. Excepté l’italianisation des noms des personnages, la similitude est quasi totale, et elle continue sur plusieurs pages. Pas de tromperie pour autant cherchée par Pasolini, pas de supercherie puisque dès les notes préparatoires de la page 491, Pasolini annonce au lecteur la venue d’un
monument parasitaire – ‘réécrit’ avec des analogies, concordances, etc. monde actuel (féministes à la place des gouvernantes, mais cf. toujours Les Possédés) – Également des lettrés – également quadrige littéraire –, etc.
42L’allusion et son aspect ludique (une énigme soumise à la sagacité du lecteur) sont ainsi désamorcés par la révélation de la référence – ce qui met fortement en question l’appartenance à une postmodernité littéraire empreinte de légèreté. Les rapports de l’hypotexte à son hypertexte sont loin d’être traditionnels, échappant aux catégorisations pourtant très fines de Genette. Nous sommes face à autre chose, qui a à voir avec la question de l’identité : la machine Pétrole englobe et ingère l’archétype textuel ; même et autre sont fusionnés. Pas de transformation véritable donc, mais plutôt l’accueil du texte matriciel en tant que tel : un rapport non de consécution mais de spécularité, une symétrie pourtant travaillée par l’écart. Car, outre participer de la déréalisation du récit, cette convocation du double dostoïevskien en rejette apparemment les conclusions, ce qui achève de brouiller définitivement des pistes déjà relativement complexes : il n’y a plus de place pour le cataclysme final (ni incendies ni crimes, ni ivresse orgiaque) mais seulement pour de « petit [s] scandale [s] » (p. 491). La fin tragique développée chez Dostoïevski (assassinats et décès multiples, pendaison finale du héros) laisse place à l’avènement de la médiocrité des destins : comme « [l] a fête de la présente histoire [qui] ‘desinit in piscem’ » (p. 543-544), Carlo ira au désastre par des voies très convenues. Pasolini nous annonce en effet qu’il
abandonnera […], à partir d’ici, [s] on modèle ; et au lieu de le reproduire à la lettre […], [il] l’‘adaptera […]’au temps réel où notre histoire se déroule, et à ses inviolables caractéristiques de milieu. (p. 544)
43La différence entre les deux textes se révèle finalement totalement respectueuse de l’objectif du maître russe. Écart n’est pas infidélité, au contraire : là où l’on voit l’autre, il y aurait donc le même.
44Mais il y a encore un exemple tout aussi frappant de cette activité parasitaire de l’écrit : lors de l’illumination finale de Carlo, une juxtaposition de phrases entre guillemets retranscrit, certes partiellement et de façon fragmentaire, le discours-vérité du personnage. Soudain transfiguré, il énonce une série d’apophtegmes que le lecteur peut appréhender comme un discours direct mais qui sont en réalité des citations, encore une fois mot pour mot, d’un texte de Norman O. Brown, Le corps d’amour66. Ce best-seller d’un des pères de la contre-culture américaine développait par associations analogiques et raccourcis symboliques une idéologie de libération, sexuelle et spirituelle. Convoquant Marx, Freud mais aussi Jésus-Christ, la trinité brownienne a semble-t-il fortement touché Pasolini puisqu’on en retrouve la présence dans ce passage mystico-ironique. Ne donnant pas de prise à la reprise narrative puisqu’inscrit dans le champ de l’essai, le texte de Brown subit une déterritorialisation sans déplacement de sens, et cela donne (à gauche, la version originale – dans sa traduction française – du Corps d’amour ; à droite, les reprises pasoliniennes, toujours placées entre guillemets, contrairement à l’exemple précédent) :
Pendant que tu vis, sois un homme mort. (p. 324) | « Pendant que tu es vivant, sois un homme mort. » (p. 561) |
Celui qui entre dans le royaume de Dieu doit d’abord entrer dans sa mère et mourir. (Citation de Paracelse, p. 324) | « Celui qui entre dans le royaume de Dieu doit d’abord entrer dans sa mère et mourir . » (p. 561) |
Si la mati.re n’est rien, nous sommes des matérialistes. (p. 322) | « Si la matière est néant, nous sommes matérialistes. » (p. 561) |
Au lieu de vanité, le vide. Ayant paru comme un simple homme il s’est dépouillé lui-même. (p. 322) | « Au lieu de la vanité, l’inanité. » (p. 561) « S’étant trouvé sous la forme d’un être humain, il se vida lui-même. » (p. 561) |
Car entendre, ils peuvent mais ils ne comprennent pas. (p. 324) | « Vous devez m’écouter et ne pas me comprendre. » (p. 561) |
Ce qui parle toujours en silence, c’est le corps. (p. 325) | « Ce qui toujours parle en silence, c’est le corps. » (p. 561) |
À Lifu, une des îles Loyauté, l’organe sexuel est appelé « son mot ». (p. 326) | « À Lifu, une des îles Loyalty, l’organe sexuel s’appelle sa parole. » (p. 561) |
Enseigner n’est pas dire, c’est ne-pas-dire, comme Héraclite, l’obscur. (p. 301) | « […] Enseigner n’est pas dire, c’est ne pas dire l’obscur […]. » (p. 561) |
Le dieu savait comment mentir ; et c’est pourquoi il ne trompait pas ses compatriotes. (p. 301-302) | « Le Dieu ne savait pas mentir : ainsi il ne trompait pas ses concitoyens. »67 (p. 562) |
Elle [la vérité] est toujours neuve, ou elle n’est pas du tout. (p. 289) | « La vérité, si elle n’est pas nouvelle, n’est pas » (p. 562) |
Il [le sens] n’est sens vivant que s’il est sens évanescent. […] Le sens n’est pas dans, mais entre les choses […]. (p. 303) | « Le sens n’est pas dans les choses, mais au milieu. » et « s’il n’est pas évanescent, il n’est pas » (p. 562) |
La liberté est violence. (p. 301) | « La liberté est violence. » (p. 562) |
La semence doit être semée avec prodigalité, avec extravagance. Trop, ou ce n’est pas assez. (p. 305) | « La semence doit être semée à perte : si elle n’est pas en excès, elle n’est pas assez. » (p. 561) |
Acceptez le vide ; acceptez la perte à jamais. (p. 320) | « Admets le vide : accepte la perte pour toujours. » (p. 561) |
45Significativement, ces paroles intraduisibles, intranscriptibles – car au-delà de la Lettre, dans l’esprit –, Pasolini est allé les chercher ailleurs, signe de son « incapacité » ou de son refus à s’y affronter, mais aussi signe implicite de leur dépotentialisation : elles ont déjà été écrites, elles ont déjà été parlées.
Le kitsch
46Parce qu’elle se situe du côté de la citation, du pastiche ironique, de « la digestion de toute altérité dans l’estomac omnivore du monstre de la marchandisation et de la banalisation de toute problématique complexe »68, la postmodernité institue l’ère de l’hétéroclite dans la « coprésence souple des antinomies »69, en l’absence de toute contradiction. L’œuvre postmoderne se forme donc comme catalogue de formes narratives, de modes de raconter. À ce titre, la réunion d’intellectuels bourgeois qui échangent des récits de la « culture populaire », étrangère et exotique – histoires du Tiers Monde, arabe, oriental, exemples d’un univers esthétique « non-bourgeois », dans une narration infinie (mythes, allégories, anecdotes emblématiques)70 – est tout à fait symptomatique de cette revisitation des modèles formels et stylistiques de la tradition. Parallèlement, des pans entiers de texte se réfèrent explicitement à des modèles littéraires particuliers, comme dans la description de l’empire Troya et de ses multiples activités « selon des schémas qui ont littérairement des précédents très nobles », les « énumérations » (p. 122).
47Récupérant les formes passées de l’histoire littéraire, les vidant de leur valeur d’usage au profit de leur caractère simplement ornemental, affirmant leur valeur d’erstaz, l’œuvre postmoderne est en un sens (lipovetskien) très proche du kitsch tel qu’Abraham Moles a pu le définir : l’art du bonheur, l’art acceptable n’exigeant à aucun moment le dépassement du récepteur mais sa digestion tranquille d’un stéréotype culturel immédiatement consommable. Concurremment, si l’univers kitsch est celui de l’entassement, de l’hétérogénéité, de la sédimentation (échappant à toute vision d’ensemble) et de l’antifonctionnalité, il existe, comme le lecteur a pu le remarquer, d’évidentes proximités avec Pétrole : l’aspect formel y est central, de même la notion de simulacre qui sera abordée plus loin, ou encore la complexité de la structure de l’ouvrage et sa tendance à l’hétérogénéité et à la juxtaposition. Et la médiocrité volontaire d’une bonne partie des pages de l’ouvrage ne fait que renforcer ce sentiment. Pour autant, les parallèles restent uniquement formels : en effet, si l’art kitsch vise d’abord le confort du récepteur, le plaisir spontané de la perception, voire le « sourire condescendant du consommateur »71, Pasolini cherche au contraire à réaliser avec Pétrole une sorte de repoussoir permanent du lecteur. La médiocrité y est envisagée non pas comme recherche de l’adaptation au plus grand nombre (l’ophélimité évoquée par Moles) mais plutôt comme recherche du plus large rejet. Pétrole ne saurait être spontanément digéré, récupéré par la société de consommation, non pas qu’il se déploie en contradiction avec elle : il développe au contraire ses règles jusqu’à leur implosion – donnant naissance à une sorte d’hyper-kitsch, où les principes du kitsch se consument par leur radicalisation exponentielle.
48Le principe de la non-mesure, de l’excès, du toujours plus, est appliqué sur les plans thématique et formel : tout dire, multiplier les occurrences, les approches, les références. L’inscription générique dans le cadre romanesque est bousculée et bouleversée par l’insertion – seulement prévue, non effectivement réalisée – de matériaux autres, qu’ils soient littéraires (lettres de l’auteur et de ses amis), plastiques (illustrations de l’auteur), audiovisuels (chansons, son, cinéma) ou historiques (documents). Tout dire en un style qui sera lui aussi excessif : le maniérisme, par l’accentuation des procédés, par les déformations, par les exagérations, n’implique pas d’innovation, mais une tentation de renouvellement a posteriori par l’excès. C’est justement par ce caractère hybride et hétérogène, par l’intégration de matériaux extra-littéraires, soit impurs – une technique proprement avant-gardiste –, par l’entrechoquement des formes dans leur diversité, par leur amalgame étrange et monstrueux entre un réalisme sociologique glacé et un lyrisme qui perdure contre toute attente, que Pétrole pourrait se rapprocher de l’esthétique cumulative du kitsch. Mais là où le kitsch implique un rapport harmonieux au monde, installe une réalité unidimensionnelle où la distinction entre bon et mauvais goût a vécu, où l’idylle devient obligatoire, où n’existent que les images, les sentiments et les comportements socialement reconnus et acceptés, rien ne saurait être plus éloigné du projet de Pasolini, rien ne saurait nous faire entendre ce texte comme l’illusoire melting-pot des différences ; l’ouverture avide que lui donne Pasolini lui permet de rester absolument écartelé. Voilà qui fait sa difficulté et sa force, voilà qui définit sa proximité et sa distance d’avec le postmoderne tel que Lipovetsky le définit : loin d’être la réalisation mélodieuse du projet, Pétrole est construit sur le mode de la dissonance.
Pour une écriture pacifiée ?
49Le lecteur aura d’emblée compris que la réponse à cette question est négative, ce qui permettra de définir la nouveauté de la posture pasolinienne, sa radicalité et sa force de combat : Pétrole, œuvre postmoderne ? Oui, mais au sens que Jean-François Lyotard a donné à ce terme dans un article fameux publié au cœur même de la polémique72.
50Le sujet postmoderne est-il réellement ce sujet « absolu », centré sur lui-même, monade dénuée de tout lien ? Le récit postmoderne ne constitue-t-il que le dévoilement de l’intimité d’un homo ludens ? Comment se satisfaire de produits culturels destinés au seul divertissement ? La défense d’un projet collectif n’est-elle plus pensable à l’ère du refus de l’Histoire au profit des « innombrables narrations du vécu »73 qui la constituent ? Toutes ces questions, Pasolini les pose – se les pose, nous les pose – sans prétendre donner la moindre réponse qui apaiserait l’inquiétante incertitude.
51Ce roman difficile laisse, on l’a vu, la part belle à l’ironie. Les jeux formels ont un objectif bien précis : en semant la confusion et le désordre (pourtant seulement apparents), ils tendent, comme chez Sterne, à la révélation de la forme par sa destruction permanente : interruptions de l’action, retours en arrière ou anticipations, digressions. Ils introduisent l’altérité dans le cours de la narration, brisant continuellement son fil fragile et abscons.
52Cette mise à bas des procédés, cet appel à la participation du lecteur et à sa complicité, à son intelligence sont motivés bien sûr par une forte volonté polémique et critique. Parfois, les conventions du genre romanesque sont rendues visibles, lisibles74 – renforçant le processus de distanciation à l’œuvre. Souvent explicatifs75, les titres des notes posent les jalons de l’interprétation, dans le procès autoréflexif d’une œuvre qui se commente et s’analyse elle-même, ou bien guide « généreusement » (p. 479) le lecteur en lui donnant les tenants et aboutissants du « dilemme en termes presque élémentaires » (ibid.). Ailleurs, entre les titres des notes et leur contenu adviennent des décalages prêtant au sourire, comme dans la Note 81, intitulée « Se faire enc… » et dans laquelle suit un topo sur l’intelligentsia italienne (p. 413-415). Pasolini joue souvent de ce type de contradictions : les interminables énumérations de l’empire Troya sont censées alléger le texte, l’abréger et soulager le lecteur, dixit l’auteur…
53Il est d’ailleurs tout à fait significatif que Pasolini se réfère régulièrement à Ezra Pound tout au long du texte, Pound dont il emprunte une citation évocatrice extraite de L’ABC de la lecture :
“Obscurité et solennité sont entièrement déplacées dans l’étude (même la plus rigoureuse) d’un art originairement destiné à réjouir le cœur humain.
Gravity, a mysterious carriage of the/body to conceal the defects of the mind. Laurence Sterne” (p. 173).
54Ainsi, c’est par le patronage de Pound citant Sterne que Pasolini inscrit son grand œuvre sous l’égide de la plaisanterie. Et même si cette légèreté n’est pas toujours réalisée, elle trace cependant pour une bonne part l’horizon d’un texte placé sous le signe de la cruauté mais où le « plaisir de raconter » (p. 177) est cependant illustré par le développement tous azimuts des récits et des contes.
55Tout est donc fait pour empêcher l’identification du lecteur avec les « héros » du texte. Refus du pathos, étouffement de l’inspiration lyrique : pour être juste, le rapport du lecteur à l’œuvre doit être distant. Pourtant, et de façon totalement contradictoire avec ce qui vient d’être dit, des traces de narration au « premier degré » subsistent dans le texte, malgré l’intense effort de glaciation fourni par Pasolini. À l’aube d’une scène centrale, celle de la possession de Carlo par vingt garçons sur le terrain vague de la via Casilina, Pasolini écrit – et l’on croirait l’entendre nous parler à l’oreille :
Là, lecteur, ce poème <…>. Je te prierais de te laisser transporter sans opposer trop de résistance. Commence, déjà, par ne pas sourire de l’allusion au cosmos, faite avec un sérieux peut-être déplacé, même si, tu voudras bien l’admettre, il n’est pas vraiment excessif. Le fait est que je désire ni sourire ni plaisanter [sic] sur mon sujet. Le sourire et la plaisanterie, amenant une certaine distance, me seraient en réalité d’un grand secours, étant donné le caractère scabreux de ce sujet – ou plutôt son énormité. (p. 220)
56En refusant ici l’échappatoire permise par le sourire, Pasolini contrevient au mouvement général du texte, ménageant une niche d’immédiateté dans une scène que sa dimension itérative et excessive ne réussit pas à enfermer dans le pire mauvais goût. L’intervention « directe » de l’auteur préserve ainsi la dimension proprement tragique d’un texte à prendre pour ce qu’il est, dans toute sa violence fantasmatique et philosophique.
57Comment mieux contrevenir à la vocation a priori hédoniste et pragmatique de l’écriture dans le cadre postmoderne ? Chez Pasolini, ce retour au roman après une longue période consacrée à la poésie et au cinéma vaut pour engagement critique : le roman n’est pas (ne doit pas être ?) cette forme apte à la consommation courante impliquant la satisfaction tranquille du lecteur, ce produit intégré dans un système économique global, forme dans laquelle on a pourtant tendance à l’enfermer grâce la savante orchestration des éditeurs et des médias. Ce retour est en quelque sorte le parallèle inversé du processus qui a conduit à la réalisation de La Trilogie de la vie, puis à son abjuration : puisque les formes nouvelles qui contestaient le système ont finalement été intégrées, puisque le refus a été récupéré et a participé au maintien de la domination, avec Pétrole Pasolini s’empare d’une forme convenue pour la détruire de l’intérieur et en démonter tous les mécanismes. Pétrole est donc tout sauf le roman du repos – ce qui aurait pourtant pu être le cas d’un roman testamentaire –, moment de paix retrouvée, de sérénité de l’homme vieillissant. Au contraire, la rage de l’auteur devient froide, d’autant plus déstabilisatrice pour le lecteur. En cette tension perpétuellement exacerbée, en ces conflits toujours irrésolus et violemment posés, Pétrole s’impose comme une œuvre profondément ouverte, questionnant jusqu’à la torture – dans une quête de cruauté absolue. Une œuvre radicalement non conclusive. Et surtout pas une œuvre finale. Cette négativité toujours à l’œuvre permet au texte d’échapper à la pensée molle du postmoderne, de conserver toute sa charge polémique dans une économie résolument non productive, rejetant toute adaptation, toute intégration, toute insertion « des forces créatrices […] dans le cadre du capital »76.
58Rejet absolu, et pour autant l’affirmation d’une présence nécessaire dans le monde continue de fonder l’axe de la pensée pasolinienne : la douleur de vivre dans un monde dégradé ne doit pas ruiner le sentiment de la participation. La Note 6077 problématise cette difficulté d’articuler avec justesse la tentation du repli et l’impératif d’être au monde. À la description presque désolée du contexte politique (groupuscules gauchistes, assassinat de Feltrinelli), succède un paragraphe sur les fleurs, et cela sans aucune transition, selon un arbitraire total, comme un caprice de l’auteur : « Mais j’ai envie d’en venir aux fleurs » (p. 249). Ces fleurs, grosses marguerites d’un blanc presque grisâtre, fleurs jaunes au nom oublié de tous, sont les fleurs sauvages et sans valeur commerciale du premier printemps, apparaissant dans les champs d’Italie, jouxtant la floraison lilas des amandiers : ces champs et leurs clôtures « témoignent d’un travail sans espoir désormais, accompli, du reste, seulement par des vieux » (ibid.) ; ces champs et ces fleurs sont les symboles du monde agricole qui disparaît. « [P]etites collines douloureuses » (ibid.), « petits ravins envahis de nuées grises et rougeâtres de jonc » (ibid.), « ciel obstinément limpide, avec quelques anciens nuages » (ibid.) : cette description minutieuse du paysage est vécue comme de « la pure ‘sensiblerie’78 » (ibid.) tout en provoquant « une douleur insupportable et sans raison »79 (ibid.). Ce sentiment tragique du changement du monde – de la disparition d’un monde – est cependant très vite rattaché à Carlo, comme sous l’effet d’une pudeur soudaine ou d’une tentative de mise à distance par le relais du personnage.
59Dans le voyage de Carlo I en Orient, retranscrit en style télégraphique sous la forme du voyage des Argonautes, Pasolini écrivait en quelques éclats : « “Mourir avant que ces gens n’abjurent” – “Mais aussi communiquer joyeusement aux autres ce que l’on sait de ces gens” » (p. 170). « On sort de l’intérieur, on retourne au jour – Mais est-ce que ça vaut la peine ? » (p. 164). La réponse est oui : la connaissance de la douleur ne vaut que parce qu’elle permet une réintégration dans le corps social et le fil de l’histoire. À charge au poète d’en supporter le poids. Rien ne saurait donc être plus éloigné de Pasolini que « l’indifférence de la bourgeoisie italienne historique, insensible à tout, par désengagement et pragmatisme sauvage » (p. 198). Ici, la tension (l’attention au monde) perdure.
60On ne pourra pour conclure que mettre fortement en doute l’un des présupposés majeurs de la postmodernité, à savoir qu’elle inaugure le temps de la fin des idéologies. Il est au contraire évident que celles-ci ont simplement mué et changé de formes, le bon sens des Nouveaux Philosophes n’étant que le masque « acceptable » d’un conservatisme de bon aloi : ce qui s’affiche comme non idéologique est en réalité pétri de présupposés et d’injonctions bien orientées. Et l’on retrouve dans les multiples définitions de la postmodernité le même type d’écart. Quel point commun en effet entre une postmodernité signant la fin de l’Histoire et l’avènement de l’individu hédoniste et consommateur – tout en ouvrant un unique horizon de vie, résumé par la victoire du marché – et une postmodernité impliquant au contraire une lucidité aiguë face aux impasses modernes et le poinçon tenace d’un pro-jet (politique, collectif) ? Quel point commun entre un Lipovetsky et un Lyotard ? Entre la vision du bonheur de la multitude et celle du relâchement en cours ? Aucun bien sûr, hormis le constat identique d’une diffraction irrémédiable. L’interprétation en est, elle, toute différente – la réalité n’est que ce que l’on en fait –, et l’on ne pourra « classer » Pasolini qu’aux côtés de l’exigence critique d’un Lyotard dénonçant le « rappel à l’ordre, [le] désir d’unité, d’identité, de sécurité, de popularité »80 présent dans le retour du réalisme, du sujet, de la morale, du sens, du référent. Pour lui comme pour Pasolini, il faut en finir avec les « emplois thérapeutiques » (ibid., p. 360) d’une création artistique qui s’est mise au service de la communication de masse.
61Dans un monde déréalisé par le capitalisme, « les représentations dites “réalistes” ne peuvent plus évoquer la réalité que sur le mode de la nostalgie ou de la dérision, comme une occasion de souffrance plutôt que de satisfaction » (p. 359). L’art authentique a donc à voir avec le nihilisme nietzschéen, ou le sublime kantien : fait de plaisir mais aussi de peine, mieux, fait d’un plaisir procédant de la peine (p. 363). Le postmoderne serait ainsi
ce qui dans le moderne allègue l’imprésentable dans la présentation elle-même ; ce qui se refuse à la consolation des bonnes formes, au consensus d’un goût qui permettrait d’éprouver en commun la nostalgie de l’impossible ; ce qui s’enquiert de présentations nouvelles, non pas pour en jouir, mais pour mieux faire sentir qu’il y a de l’imprésentable. (p. 366-367)
62La posture postmoderne balance en conséquence entre « le regret et l’essai » (p. 366), la mélancolie et l’innovation. Rien ne saurait définir avec plus de justesse la position pasolinienne.
Notes de bas de page
1 La suite de cette partie devrait révéler l’inanité de cette expression.
2 Voir M. Gontard, « Postmodernisme et littérature », Le postmodernisme en France, M. Gontard éd., p. 29.
3 Ainsi, l’AT & T Building (1984) de Philip Johnson à New York est un gratte-ciel moderne, mais il est construit au-dessus d’un support ressemblant à une chapelle florentine de la Renaissance et est couronné d’un fronton néo-classique. De même, la Loyola Law School (1981-1984) de Frank Gehry à Los Angeles conjugue la juxtaposition de volumes disparates à l’utilisation de couleurs vives.
4 Voir notamment l’article d’Umberto Eco, « Postmodernism, Irony, the Enjoyable ».
5 C. Guibet Lafaye, Esthétiques de la postmodernité.
6 Lancés à grands coups de publicité éditoriale chez Grasset au début des années 1970, les Nouveaux philosophes (Bernard-Henry Lévy, André Glucksmann et consorts) n’ont selon Gilles Deleuze inventé que le marketing philosophique.
7 Voir J. Habermas, « La modernité : un projet inachevé », p. 955.
8 Publié chez Verdier en 1988, cité par M. Gontard, « Postmodernisme et littérature », Le postmodernisme en France, M. Gontard éd., p. 32.
9 Voir L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Le crépuscule du devoir. L’éthique indolore des nouveaux temps démocratiques. Voir aussi, en collaboration avec S. Charles, Les temps hypermodernes.
10 Voir Monde postmoderne. Analyse du discours sur la postmodernité.
11 Voir par exemple son Éloge de la raison sensible.
12 Voir l’article très vivifiant « Réponse à une question : qu’est-ce que le postmoderne ? », p. 357-367.
13 D. Riou, « De la modernité », Le postmodernisme en France, M. Gontard éd., p. 24.
14 Voir J. Barth, « La littérature du renouvellement. La fiction postmoderniste », p. 397.
15 Jean-Michel Heimonet emprunte en l’occurrence cette définition à Jean-Michel Besnier et Jean-Paul Thomas. Voir leur Chronique des idées d’aujourd’hui : éloge de la volonté, Paris, PUF, 1987, p. 39 : « Une pratique des “retours” […] ; retour sur soi, sur la tradition, sur les valeurs confirmées, etc. »
16 J. Barth, « La littérature du renouvellement. La fiction postmoderniste », p. 402-403.
17 M. Gontard, « Postmodernisme et littérature », Le postmodernisme en France, M. Gontard éd., p. 31.
18 A. Cousseau, « Post-modernité : du retour au récit à la tentation romanesque ».
19 G. García Márquez, Cent ans de solitude, traduit de l’espagnol (colombien) par Cl. et C. Durand, Paris, Éditions du Seuil, 1968.
20 U. Eco, Le Nom de la rose, traduit de l’italien par J. -N. Schifano, Paris, Grasset, 1982.
21 A. Buisine, « D’un romanesque à contretemps : (Jean-) Renaud Camus », p. 49.
22 Avec Cosmicomics d’Italo Calvino (1965), traduit par Jean Thibaudeau et publié aux Éditions du Seuil en 1968.
23 J. Barth, « La littérature du renouvellement. La fiction postmoderniste », p. 404.
24 J. -P. Toussaint, La Salle de bain, Paris, Éditions de Minuit, 1985.
25 A. Cousseau, « Postmodernité : du retour au récit à la tentation romanesque ».
26 G. Genette, Palimpsestes, p. 206.
27 Cité dans la bibliographie introductive au roman et recensé dans Descriptions de descriptions, p. 74-79 [27 mai 1973].
28 P. P. Pasolini, Pétrole, p. 14.
29 G. Genette, Figures III, p. 187.
30 Pasolini est né le 5 mars 1922 ; Carlo le 6 mars 1932 – un frère cadet de papier.
31 P. P. Pasolini, Pétrole, p. 135.
32 Dans l’édition italienne, le moi de mai – maggio – bénéficie d’une majuscule qui le sacralise uet que la traduction française a éliminée. Ce motif de la verdeur et du renouvellement du cycle de vie est récurrent chez Pasolini (printemps, jeunesse, pureté, vigueur sexuelle, réalité).
33 La confusion temporelle est telle qu’on peut lire ce type de phrase, liée bien sûr à l’influence du modèle tragique : « Cela en fait arriverait (c’est-à-dire était déjà arrivé) […] ». (p. 337)
34 A. Cousseau, « Postmodernité : du retour au récit à la tentation romanesque ».
35 La « fin » de l’» Histoire d’un père et de ses deux filles » en constitue un exemple significatif : ce conte dont la narration s’étend sur plusieurs pages (447-453) s’interrompt arbitrairement juste au moment qui précède son « accomplissement », son point culminant,
36 Si tant est que cette question concernât un texte qui commence par deux lignes et demi de points de suspension au bout desquels un appel de note renvoie en bas de page, où l’on lit : « Ce roman n’a pas de début. » (p. 19)
37 Il existe un équivalent psychanalytique à cette superposition structurelle, à cette construction infiniment stratifiée : dans « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », Freud évoque le phénomène des manifestations résiduelles, c’est-à-dire des éléments constitutifs de phases antérieures qui se maintiennent dans les phases successives du développement de la libido et ne peuvent être consommés, consumés ou évacués. La poursuite de l’évolution n’est donc pas incompatible avec le maintien des stades antérieurs : l’être humain ne peut être réduit à un état donné dans lequel ne subsisterait que la mémoire des états précédents, il est bien plutôt l’accumulation de temps et de pulsions contradictoires mais absolument vivants. Le passé ne se fossilise pas, il demeure actif, générateur de tensions dans le présent même. Indissociables, présent et passé ne s’excluent pas, faisant de l’être le produit de l’ubiquité et de la simultanéité. Le grand tout du Sujet, comme le grand tout de l’Œuvre, se caractérisent donc par une absence totale de hiérarchie – pas de rejet, pas d’abandon, pas de pétrification dans la mémoire, mais bien la coprésence entière du Différent, lequel est intégré mais non assimilé (respecté en tant qu’autre de soi). Voir S. Freud, « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », p. 243-244.
38 Voir P. Quignard, Le sexe et l’effroi, p. 78 : « Les modernes ont retenu de la conception romaine de l’amour le taedium vitae : le “dégoût de la vie” qui suit le plaisir, la détumescence de l’univers symbolique qui accompagne la détumescence phallique, l’amertume qui naît de l’étreinte et qui ne distingue jamais le désir de la terreur liée à l’impotentia soudaine, involontaire, ensorcelée, démoniaque. »
39 Ce à quoi le conteur répond : « mais l’histoire de Tristram n’est rien en comparaison avec l’histoire de XXX, de XXX et de leurs trois enfants » laquelle, comble du paradigme, n’est pas rédigée ! Voir P. P. Pasolini, Pétrole, p. 187.
40 M. Kundera, L’art du roman, p. 194.
41 Voir P. P. Pasolini, Pétrole, notes 3a, 3b, 3c, 3d, p. 27-39 ; Note 3e, « Deuxième partie de la préface différée : Les épées vendues », p. 40 (sans texte) ; notes 4, 5 et 6, « La folie préfacière continue », p. 41-48.
42 Note 97, « Les conteurs ». Où il est question d’une énumération de personnalités politiques et économiques liées au pouvoir, mais que le « lecteur moyen » est enjoint à sauter… (p. 427).
43 Note 20.
44 Il n’existe pas de traduction française de ce texte publié en 1921. On peut néanmoins consulter le chapitre consacré au Tristram Shandy de Sterne. Voir V. Chklovski, « Le roman parodique », Sur la théorie de la prose, p. 211-244. On trouve également dans cette valise la Morphologie du conte de Propp. Voir Note 6 sexies, « La valise avec le procès-verbal », p. 60-62 et Note 19a, « Retrouvailles à Porta Portese », p. 100-102.
45 P. P. Pasolini, Pétrole, p. 113.
46 V. Chklovski, Sur la théorie de la prose, p. 198.
47 Dans la Correspondance générale, Pasolini écrit : « Tu sais que je suis pour les digressions. Pour suivre librement la vie des personnages, partout où il y a de la vie en eux : dans le passé, l’avenir, l’espace, le temps. » (p. 233, je souligne)
48 P. P. Pasolini, Pétrole, p. 113 : « Mon livre n’est pas un roman ‘ en brochette’, mais à ‘ grouillement’et il est donc compréhensible que le lecteur soit un peu <…> désorienté. » Et encore : « [le] grouillement, ou tourbillon, […] est la figure structurale de ma façon de raconter » (p. 114).
49 V. Chklovski, Sur la théorie de la prose, p. 198.
50 R. Pineri, « Métamorphoses du centaure. La poétique de l’ambiguïté chez Pier Paolo Pasolini », Pier Paolo Pasolini et l’Antiquité, O. Bohler dir., p. 99.
51 V. Chklovski, Sur la théorie de la prose, p. 81.
52 Voir P. P. Pasolini, Pétrole, p. 497-501.
53 Titre de la Note 104, p. 494-495.
54 Ce qui est pour Chklovski la définition même de la poésie. Voir Sur la théorie de la prose, p. 27.
55 M. Kundera, L’art du roman, p. 194.
56 P. P. Pasolini, Pétrole, p. 497.
57 En l’occurrence, les notes 106b et 107 ne sont pas rédigées : seul leur titre a été défini – respectivement « La grande Digression continue » et « Rencontre avec ‘Fedka’ » (p. 501-502).
58 Alors que Carlo II part à la recherche de ses origines, cela dessine un parallèle étrange avec le mystère de la naissance de Tristram Shandy, « sujet » de l’ouvrage de Sterne. Même problématique : comment redonner vie à cet indicible, dans le langage ou dans le corps ?
59 Résurgence benjaminienne ? Voir W. Benjamin, Sens unique, traduit de l’allemand par J. Lacoste, Paris, Maurice Nadeau, 1988.
60 G. Genette, Palimpsestes, p. 8.
61 P. P. Pasolini, Pétrole, p. 13.
62 « [D]éfinition ou identification qui, du reste, n’est pas vraie : ou seulement en partie vraie » (p. 499).
63 On peut imaginer qu’un grand nombre d’écarts minimes ne proviennent que de l’amplitude exponentielle des traductions croisées (du russe vers l’italien pour Pasolini, puis de l’italien vers le français pour le lecteur hexagonal).
64 F. Dostoïevski, Les Démons, troisième partie, p. 12-14.
65 P. P. Pasolini, Pétrole, p. 540-541.
66 Paru en 1966 sous le titre Love’s Body et traduit en France par Roger Dadoun en 1967, le texte a été publié en Italie en 1969 sous le titre Corpo d’amore, dans une traduction de Silvia Giacomoni.
67 L’édition originale de Pétrole confirme cette inversion de la citation de Brown. Voir P. P. Pasolini, Petrolio, p. 533 : « Il Dio non sapeva mentire : e cosí non ingannava i concittadini.
68 C. Benedetti, A partire da Petrolio, p. 46 (je traduis).
69 G. Lipovetsky, L’ère du vide, p. 18.
70 Voir P. P. Pasolini, Pétrole, notes 41 et 43, p. 177-195.
71 A. Moles, Psychologie du kitsch, p. 65.
72 Voir J. -F. Lyotard, « Réponse à la question : qu’est-ce que le postmoderne ? », p. 357-367.
73 A. Kibédi Varga, « Le récit postmoderne », p. 6.
74 P. P. Pasolini, Pétrole, p. 499 : « Mais comme cela se passe souvent dans des cas pareils, surtout dans les romans […] » (je souligne).
75 Comme par exemple celui de la Note 3, « Introduction du thème métaphysique », ou encore de la Note 4, « Qu’est-ce qu’un roman ? ».
76 Dans L’ère du vide, Gilles Lipovetsky définit le postmodernisme comme, je cite, non pas « l’extinction des forces créatrices, mais bien plutôt […] leur adaptation, en termes réalistes et pragmatiques, avec leur insertion heureuse dans le cadre du capital ».
77 P. P. Pasolini, Pétrole, « Retour du deuxième voyage en Orient (extrait du “Projet”) », p. 248-251.
78 En français dans le texte.
79 La douleur de cette note est concurrente de la disparition de Karl.
80 J. -F. Lyotard, « Réponse à la question : qu’est-ce que le postmoderne ? », p. 359.
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