Salah Khalef, un condamné à mort préférant l’histoire à la mémoire
Salah Khalef, a death row inmate who prefers history to memory
Texte intégral
1Salah Khalef est né en 1940, à Sétif, dans une famille qu’il qualifie de « pauvre ». C’est alors à 15 ans qu’il migre, seul, à Lyon. Il espère améliorer son ordinaire, ainsi que celui de sa famille. Entamant une formation professionnelle, il est néanmoins vite rattrapé par « la politique ». C’est que la guerre d’Algérie secoue la métropole. Dans la clandestinité, jeune mais conscient des réalités du temps, il gravit les échelons du FLN jusqu’à devenir chef régional. Autrement dit, dans les quartiers de Gerland, Saint-Fons et Vénissieux, il contrôle les groupes de choc et les dirige pour commettre des attentats contre les membres du parti rival (MNA), les indicateurs ou supposés tels, les réfractaires au versement de l’impôt révolutionnaire. Il finit par être arrêté, enfermé à la prison Saint-Paul en attendant son jugement, puis, condamné à mort le 9 janvier 1961 par le tribunal permanent des forces armées de Lyon, il est détenu dans le couloir de la mort de Montluc du 12 janvier 1961 au 17 février 1962. Là, il assiste à l’exécution de Salah Dehil, mène des grèves de la faim et fait sortir des feuilles manuscrites par ses avocats qui en feront un livre. Il entre aussi en correspondance avec Tassadit Rahmouni (1943-2000), agent de liaison FLN âgée de 17 ans détenue dans l’aile des femmes. À l’indépendance, ils se retrouveront à Sétif et fonderont une famille.
2J’ai rencontré Salah à plusieurs reprises à partir de 2012. Jusqu’à son décès en 2017, c’est lui qui m’accueillait en Algérie, toujours dans le local de l’Association des anciens condamnés à mort : c’est à lui que je dois d’avoir rencontré la plupart des anciens condamnés à mort de Montluc, mais aussi des femmes engagées dans le FLN. Avec lui, un dialogue s’est noué autour de l’écriture de l’histoire, de la place tenue par le témoin. Discret, refusant les prises de paroles publiques, il préférait confier à l’historien son « récit de vie », toujours du côté politique. Il restait muet sur sa vie privée. Nous avons confronté son témoignage aux documents d’archives et il a affirmé jusqu’au bout : « Quoi que vous disiez, même si ça nous porte préjudice, je vais vous aider ».
Figure 1. Photo clandestine de Salah Khalef dans sa cellule de condamné à mort

Archives Miriam Khalef
Figure 2. Le bureau de l’Association des anciens condamnés à mort de Sétif, un lieu modeste et sans affichage extérieur

© Marc André, 2012
Figure 3. Ammar Birèche, Salah Khalef, Lamri Boukhalfa, Mohamed Achouri, anciens condamnés à mort (TPFA de Lyon) devant le bureau de l’association, Sétif

© Marc André, 2012
Figure 4. Salah Khalef assis dans le bureau de l’Association des anciens condamnés à mort de Sétif

© Marc André, 2015
Entretien avec Salah Khalef, 8 novembre 2012, 10 octobre 2015, Sétif
[0:00:00] Une enfance sétifienne dans une famille pauvre : « Je suis né dans la ville du 8 mai 1945 »
3Salah Khalef : Je suis né le 9 juin 1940 à Sétif. J’ai fait des écoles primaires ici à Sétif, et le lycée Albertini. Aujourd’hui il s’appelle Mohamed Kerouani.
4En 1953, je passe au lycée, dans la cours moyenne deuxième année au lycée, à la quatrième des collèges. Par la suite, évidemment, parce que nous sommes d’une famille pauvre, il a fallu que j’aille en France. Janvier ou février 1955, je suis parti en France à Lyon. Je suis né dans la ville du 8 mai 1945, moi j’ai vu les massacres ici, j’avais 5 ans.
5Marc André : Vous étiez dans la rue, vous jouiez ?
6SK : À l’époque oui. Si on est en vie c’est parce que ma mère s’est enfuie avec nous la nuit, on allait dans les champs, dans les blés.
7MA : Vous avez dit que vous étiez une famille pauvre tout à l’heure, vos parents ils faisaient quoi ?
8SK : Mon père était maçon et ma mère était sans travail comme à l’époque toutes les femmes algériennes.
9MA : Et vous aviez beaucoup de frères et sœurs ?
10SK : Non, on était deux.
11MA : Vous aviez un grand frère ?
12SK : Non non, un petit.
13MA : Lui il est venu à Lyon aussi ou pas ?
14SK : Non non, il n’y a pas été.
15MA : Il est resté en France ?
16SK : Oui puisqu’il est né quatre ans ou cinq ans après moi.
17MA : D’accord.
Figure 5. Maison d’enfance de Salah Khalef

Lors de la troisième visite, Salah Khalef m’emmène voir sa maison d’enfance, bientôt démolie.
© Marc André, 2016
[0:01:24] Un adolescent dans les rues de Lyon : « Je n’allais pas à l’aventure »
18SK : Moi je connaissais personne, mais je savais qu’il y avait des Sétifiens à Lyon, puisque la place du Pont, la place Gabriel Péri qu’on appelle par son vrai nom, tous les cafés étaient sétifiens. Le café [Keskas], le café Taïar, le café Benamidesh. Je n’allais pas à l’aventure même si je n’avais personne qui devait me recevoir, il y avait des Sétifiens que je devais rencontrer, donc des habitués de la ville. Et c’est effectivement ce qui s’est passé. Il y avait la famille Kerouani qui habitait la rue Marignan. Et j’ai fait sa rencontre par hasard, car on devait se rencontrer de toute façon, si ce n’est pas le premier jour, le deuxième jour, parce que tout le monde, tous les Algériens à l’époque se retrouvaient à la place du Pont surtout le samedi et le dimanche. C’était le lieu privilégié que tout le monde donnait rendez-vous là-bas. Lorsqu’on s’est retrouvés, il m’a demandé évidemment qu’est-ce que je faisais ici, je lui ai répondu que c’était pour chercher du travail. Mais il me dit « tu es jeune tu as 15 ans, tu ne peux pas travailler. Ici on n’embauche pas les enfants ». Il me dit : « moi j’ai une autre idée. Il y a le centre de formation professionnelle de Saint-Priest qui commence la session et il faudrait se présenter demain ». Je me souviens plus le jour. Il me dit « demain je te retrouve ici et puis on ira ensemble ». Je me souviens c’était à la place des Terreaux, là où on devait faire l’examen pour être reçu au centre.
19MA : Pour rentrer dans le centre ?
20SK : Pour rentrer dans le centre professionnel de Saint-Priest, on devait faire passer un examen. Bon, je me suis présenté le matin, je n’étais pas le seul, il y avait une vingtaine de candidats, des Français, des Algériens, des Tunisiens, et je suis rentré dans la classe. Évidemment c’était une classe comme toutes les classes des enfants.
21Et je crois vers 8 h 15-8 h 30, une maîtresse rentre avec dans sa main un paquet de papiers, c’étaient les exercices à faire. Quand je l’ai posé sur la table, j’étais un peu surpris. 2 + 2, 20 divise 4, et une petite dictée à corriger les pluriels. Parce que moi j’étais déjà à un niveau de bac, à l’époque… Des divisions, des petites mathématiques, de la grammaire, souligner les sujets, j’ai fait ça en 10 minutes. Elle me dit : « Qu’est-ce que vous venez faire ici ? – Madame, moi j’ai nulle part où aller, j’ai pas trouvé du travail, il me faut un centre. Je veux aller à Saint-Priest parce que je n’ai ni domicile ni emploi ».
22Et effectivement elle m’a donné un reçu. À l’époque Saint-Priest, c’était… le centre était dans le château, parce qu’il y avait un ancien château fort qui était inoccupé et qu’on a donné à la formation professionnelle.
23« Voilà c’est pas encore la rentrée mais je vais vous écrire un mot au directeur, qui va vous accepter en vous donnant une place au dortoir ». Et effectivement, j’ai pris le bus de la place… je me souviens plus le nom c’était à côté du Rhône, je l’ai toujours dans la tête mais je vais m’en rappeler. Je me dirige directement au centre, et le directeur il m’a accepté. « Je vais vous donner une place là-bas en attendant qu’il ouvre, mais pour la bouffe vous vous débrouillez ». Déjà, moi j’ai dit, si déjà j’ai un lit, pour la bouffe c’est pas un problème. Et c’est comme ça que j’ai fait les six mois de centre, les six mois de centre, j’ai été reçu, et à la fin du stage j’ai été recruté par un entrepreneur qui m’a directement donné la clôture de sa maison. Je me souviens c’était à Saint-Rambert, « je vais vous donner la clôture de ma villa ». Et effectivement, j’ai travaillé je crois une vingtaine de jours, j’étais bien traité par sa femme. Au bout des vingt jours j’avais terminé la clôture, j’ai été payé. J’ai dit : « Monsieur, moi, le travail de la pierre ne me convient pas ». Il m’a dit : « Vous travaillez bien, je peux vous augmenter, je peux… ce serait malheureux que vous laissiez ce… ». Nous étions fin 1955. Oui, fin 1955. J’ai quitté cet entrepreneur et j’ai été embauché par un autre à Gerland. À l’époque, vous savez que Lyon était un peu détruite par les bombardements, le côté Saint-Louis, le côté Gerland, le côté de la Croix-Rousse, c’était un peu en ruine, donc il y avait du travail. J’ai travaillé une quinzaine de jours. J’ai commencé des murs. Et puis là j’ai été contacté par l’organisation du FLN.
[0:07:57] Un membre des groupes de choc FLN : « Le chef c’était moi »
24SK : Fin 1955, début 1956. À l’époque l’immigration était constituée de ruraux, des gens qui venaient du rural d’Algérie, qui savaient pas lire, qui savaient pas écrire, qui savaient uniquement travailler, les rudiments du français. Et le FLN pour se structurer il lui fallait les jeunes formés. France. En français d’abord. Parce que, pour faire des tracts, pour les mettre dans les boîtes aux lettres. Et puis surtout il fallait entrer en contact avec la jeunesse française gauchiste. Donc il fallait des gens qui savaient parler, qui savaient écrire, qui avaient des idées, qui savaient pourquoi on luttait, qui expliquaient l’Algérie coloniale, qui expliquaient le mouvement international de [libéralisation], qui expliquaient aussi le mouvement de libération français. Et c’était comme ça qu’on a enchaîné. Alors j’ai commencé comme chef de cellule parce que je savais lire et écrire donc je pouvais faire un rapport. Le rapport était obligatoire, il y avait ce qu’on appelait effectif actuel, effectif précédent, montant, parce que c’était 1 000 francs le… donc effectif actuel c’est 5 000, l’effectif précédent c’était 5, c’était 10 000. Et on remettait au chef de groupe. Le chef de groupe il avait lui 5 cellules et il faisait le montant pour 25. Et les groupes avaient une section, ces sections c’était 75, il y avait la kasma, il y avait le secteur, il y avait la région et puis la zone et la wilaya. C’était l’organisation algérienne, on ne pouvait pas sortir de cette toile d’araignée. 5 000 militants… que vous gérez… 5 secteurs. Moi j’avais Gerland, j’avais Oullins, Givors, Grigny, je sais pas moi… la moitié du centre de Lyon.
25MA : Parce qu’on dit toujours que c’est Mahmoud Mansouri le chef.
26SK : Non, Mahmoud Mansouri c’est l’adjoint de Gherbi. Gherbi, Gherbi. Amar [Benamar Belkhatir] était responsable de l’OS1.
27MA : Et donc vous avez versé dans l’OS ?
28SK : Non pas dans l’OS, dans les groupes armés.
29MA : Les groupes de choc ?
30SK : Oui, les groupes de choc.
31MA : D’accord.
32SK : Dans les groupes de choc puisque l’OS, pour nous, c’étaient des attentats ciblés et c’était pas toujours… il faut attendre toujours les ordres du GPRA2, de Tunis. Tandis que les groupes armés, on pouvait décider sur place. C’est-à-dire lorsqu’il y a un indicateur, lorsqu’il y a un gardien de prison qui maltraite les prisonniers, lorsqu’il y a un inspecteur tortionnaire, on pouvait passer à l’action sans permission.
33MA : Qui prenait la décision, il y avait un chef quand même ?
34SK : Le chef c’était moi.
35MA : C’était vous le chef des groupes de choc ? Vous aviez un groupe de choc ou plusieurs groupes de choc à votre… ?
36SK : À l’époque il y avait plusieurs groupes de choc mais quand la police commençait à connaître la structure, et elle a commencé à mettre le pied dans la fourmilière, on en a créé un seul.
37MA : De combien de personnes ?
38SK : De 20. Mais divisé en 4 sections. En 4 sections.
39MA : C’est 5 personnes à peu près.
40SK : 5 personnes, 4 maximum. Il y avait qu’un seul chef qui les connaissait tous, mais eux ne se connaissaient pas, ces groupes de choc. Il y avait à l’époque, ils avaient une mission, c’étaient des groupes de choc sans armes, qui devaient instaurer la discipline dans les centres d’hébergement, pour faire des corrections à la main… C’est-à-dire se présenter devant le récalcitrant et lui dire « pourquoi tu n’as pas payé tes cotisations, pourquoi tu es saoul alors que le FLN interdit le vin ? ». C’était ça les groupes de choc à l’époque, ce qu’on appelait groupe de choc.
41Nous on s’occupait… disons des liquidations. Celui qui travaille avec la police, celui qui… le policier qui torture parce qu’on ne prend ces décisions qu’à la faveur d’une multitude de rapports. Ce n’est pas on vient nous dire et le lendemain on l’exécute. Mais on fait suivre un rapport, parce que à l’époque, aussi, nous avions, nous aussi, des indicateurs dans la police.
42MA : Ils vous remettaient quoi comme type d’informations ?
43SK : Par exemple, ce soir il va y avoir une rafle à tel endroit, tel hôtel. Donc, on va transporter les armes, les responsables on va les dégager, on va les informer. On nous dit que la place du Pont va être encerclée ce soir pour vérification de papiers, comme tout le monde n’avait pas de papiers en règle, donc on se donnait le mot. On avait ces petites informations d’eux et on avait aussi des informations des gens qui trahissaient, qui… qui trahissaient l’organisation. Ça veut dire ce soir, il vient dire à la police « ce soir il y a une réunion dans tel centre, vous venez, vous ramassez tout le monde et avec l’argent ». Et comme l’argent de la fédération du Front c’était un petit peu le nerf de la guerre, vous voyez que…
[0:14:53] Récit d’une exécution : « On va lui faire un petit guet-apens »
44MA : Ça c’est une petite question, est-ce que vous avez connu aussi des traîtres, des gens que vous avez vu trahir après ?
45SK : J’ai connu des gens qui ont trahi pendant notre exercice. Qui nous ont donnés. Leur trahison a quand même coûté la vie à un bon nombre de militants. C’était quelqu’un qui était à un niveau un peu haut quand même, Kasma, qui avait notre confiance et qui travaillait en même temps avec la police. Il a été exécuté.
46MA : À Lyon ?
47SK : À Lyon.
48MA : C’était qui ce monsieur ?
49SK : Je me rappelle plus le nom. Il était pas de Sétif ni des autres zones…
50MA : Et donc il a été lui…
51SK : Exécuté…
52MA : … exécuté par un des groupes de choc ?
53SK : Oui, oui. Sous mon instruction.
54MA : Sous votre instruction.
55SK : Puisque…
56MA : Et comment vous avez appris qu’il trahissait ?
57SK : Ça c’est une bonne question. Lorsque les arrestations ont commencé à se faire, parce que les arrestations commençaient à se faire à Givors, c’était toujours dans le même secteur.
58MA : Qu’il y avait des arrestations.
59SK : Dans le même secteur. Donc j’ai appelé le chef de secteur. Je vais me souvenir de son nom. Lorsque les rapports ont commencé à venir sur les arrestations et surtout sur les saisies importantes d’argent. À chaque fois, c’était presque à la fin du mois, il y avait toujours une descente, des arrestations, des saisies d’argent. Donc on a dit, le problème, il faut le résoudre. Et puis, comme on avait une cellule de renseignement dans chaque secteur, on a mis en branle à Givors. Et effectivement notre responsable là, on a remarqué qu’il rentrait et sortait au commissariat de Givors comme on entrait dans un café. Premier rapport, deuxième rapport, c’est toujours le même bonhomme, il est rentré trois fois, il est rentré deux fois… Donc on a dit on va lui faire un petit guet-apens, on va l’inviter à manger, et comme c’était dans une famille algérienne, on l’a fait découvrir de sa veste puisqu’on allait manger et on a chargé le chef de famille de lui fouiller les poches. Et comme par hasard, il avait omis d’enlever sa carte blanche, parce qu’à l’époque la police donnait des cartes blanches. Ce monsieur ne doit ni être arrêté ni fouillé ni…, signé Chaboud. Dès qu’il la montrait il sortait d’une rafle, même quelle que soit la position, dès qu’il la montrait les policiers lui faisaient le chemin. Et je me souviens, on était bien assis à table lorsque le chef de famille là, il a fait la tête – elle est là… Donc on a arrêté de manger. Donc là tout de suite il faut s’en aller, parce qu’on m’a signalé que la police va faire une descente dans ce bâtiment. On l’a pris avec nous à Gerland. À Gerland à l’époque c’était le… comment on appelait ça… c’était une cité de baraquements.
60MA : La lône Félizat.
61SK : Hein ?
62MA : La lône Félizat ?
63SK : La ?
64MA : La lône Félizat. Le grand bidonville.
65SK : Le bidonville, mais en pire. C’était sur la rive droite du Rhône, du pont Pasteur jusqu’à Oullins.
66MA : Voilà.
67SK : C’était, un lacet de… mais c’était, il y avait une organisation là-bas. C’était inextricable pour la police mais pour nous c’était très clair. On l’a emmené là-bas. Et effectivement, je l’ai trouvé assis, là je me souviens. Il s’appelait… Kassah.
68MA : Assa ?
69SK : Kassah. Je dis « monsieur Kassah, il y a beaucoup d’arrestations dans votre secteur, je voudrais bien voir vos papiers », il m’a dit « y a pas de problème ». Il avait oublié qu’il avait la carte blanche dans son portefeuille parce qu’il la prenait jamais, sauf quand il venait à Lyon pour ses propres affaires, mais quand c’est pour l’organisation, il la mettait ailleurs. Et il est tombé à genoux « pardon, pardon, pardon », à quatre pattes. Nous on a pas de tribunal pour trahison, si on devait le relâcher, on va payer pour lui, et on est obligé de le descendre. Et c’était l’horreur, la police jetait dans le Rhône, nous on jetait dans le Rhône. Dieu reconnaîtra les siens.
Figure 6. La lône Félizat, où un « traître » a été tué par Salah Khalef

Source : Archives nationales, 15275/938. Détention d’armes et d’explosifs, projet d’attentat et découverte de cadavres dans la région de Lyon (Rhône). Photographie scientifique
70MA : Et vous m’avez dit qu’il y avait pas de tribunal FLN ?
71SK : Le tribunal quand on était sûr, on exécutait tout de suite. Le tribunal condamnait pas à un an de prison. Ou bien vous êtes acquitté ou bien vous êtes condamné à mort.
72MA : Mais il y en avait quand même ?
73SK : Oui, il y avait un tribunal, oui. Un tribunal de 2-3 bonhommes, mais pour faire quoi ? Un petit tribunal pour les ivrognes. On vous condamne à 2 000, on vous condamne à 3 000, quelques gifles. Et quand c’est des affaires graves…
74MA : C’est expéditif ?
75SK : Quand des affaires sont graves, vous êtes condamné à cinq ans, à dix ans, à perpète.
76MA : Et lui il habitait à Givors ?
77SK : Hein ? Oui il habitait à Givors, oui.
78MA : Et cette famille, est-ce que vous vous souvenez du nom, chez qui vous avez été ?
79SK : Vous savez dans la clandestinité les noms, on… Vous savez, moi je vais vous dire, la clandestinité on demande jamais le vrai nom.
80MA : Et alors, est-ce que vous avez connu un nom, un homme qui avait un surnom « Ahmed Touil » ?
81SK : Ahmed Touil ?
82MA : Qui veut, ça veut dire « le grand ».
83SK : Le grand, ouais, ouais.
84MA : Il était à Givors lui.
85SK : Oui le grand, oui… Ahmed Touil… Non.
86MA : Non ?
87SK : Vous savez le FLN c’étaient des milliers de responsables, parce que, l’organisation, vous savez, la police vous amène 40 bonhommes. Aujourd’hui vous voulez remplacer 40 tout de suite.
88Moi je vous dis ça me dérange pas, parce que vous savez l’organisation du FLN elle avait peut-être des milliers de responsables.
89MA : Et juste pour revenir sur l’histoire que vous m’avez racontée, ce monsieur Kassah qui a été exécuté, donc vous m’avez expliqué pour le tribunal, est-ce qu’il y a un choix selon les ennemis concernés, un choix dans la modalité de l’exécution ?
90SK : Je n’ai pas compris la question.
91MA : Est-ce que…
92SK : Y a pas de choix.
93MA : Non mais pour tuer, est-ce que c’est pistolet, est-ce qu’on choisit ?
94SK : Y a pas de, y a pas de choix.
95MA : D’accord.
96SK : Y a pas de choix. Quand vous avez, quand vous êtes en danger, vous vous défendez avec n’importe quoi. Vous vous défendez avec n’importe quoi. Moi je vous ai cité un cas, mais on a fait une dizaine d’attentats.
97MA : D’accord. Donc si on reprend maintenant, si on fait un zoom sur ces 10 attentats. Qui ont été vos principales cibles, quelles ont été vos principales cibles ?
98SK : Les cibles ce n’est pas nous qui les choisissons. C’est selon les rapports qui nous sont transmis par notre base. Quand on nous dit que ce policier-là est un tortionnaire, « c’est lui qui m’a cassé le bras, c’est lui qui m’a scié les doigts, c’est lui… », et ça ce n’est pas simplement par un témoignage mais c’est des dizaines de… donc vous le mettez sur la liste. Quand vous avez un gardien de prison qui torture les détenus, qui leur fait subir toutes sortes de…
99MA : Et donc, parmi vos cibles et parmi les attentats, il y a eu des agents des forces de l’ordre ?
100SK : Absolument, absolument, absolument.
[0:24:54] La lutte contre le MNA : « Aïcha Bahri, l’égérie du MNA »
101MA : Est-ce qu’il y avait aussi le MNA ?
102SK : Oui, oui le MNA c’était une organisation, pour nous c’était une organisation traître à disposition de la police puisque je me souviens qu’en 1958, en plein carême, alors que nous allions tout juste rompre le carême ils sont rentrés nous mitrailler dans le café après que la police est venue voir si nous n’avions pas d’armes, si nous n’avions pas de… juste après ils sont venus.
103MA : Alors c’était quoi cette géographie du MNA, est-ce qu’il y avait des lieux qui vous ont particulièrement marqué à Lyon du MNA ?
104SK : Oui, vous avez la place des 7 chemins.
105MA : Le Café des 7 chemins, place Guichard, voilà tout à fait.
106SK : Vous aviez à Gerland, la rue François-Girard, ils avaient un garni, vous aviez Montplaisir, la rue de la Rosière, je sais pas moi.
107MA : Il y avait aussi à Gerland, d’après mes connaissances, le 4 rue Hector-Malot, chez un monsieur Zennad. Un café-garni-épicerie Zennad ?
108SK : Voilà, voilà, puisqu’on l’a même incendié. On l’a même incendié.
109MA : Vous ?
110SK : Pas moi, le groupe.
111MA : Ah le groupe.
112SK : Le groupe que je commandais.
113MA : Ils sont allés l’incendier ? Ce café donc, Zennad, il y avait le café place Guichard, le patron c’était Badri ?
114SK : Oui c’était Bahri… Oui puisqu’ils avaient, ils avaient ce qu’on appelait à l’époque l’égérie du MNA, c’était une belle femme, de Biskra, très très belle femme qu’on appelait…
115MA : Si, si je peux vous dire, j’avais posé la… quand vous m’avez dit… Aïcha.
116SK : Aïcha Bahri, c’est ce qu’on appelait l’égérie du MNA. C’est elle qui allait chez Messali à Paris, et qui leur ramenait les ordres et les… Aïcha.
117MA : Est-ce que vous pouvez me parler un petit peu d’elle ?
118SK : Ah, bon, moi je la voyais tous les jours, puisque nous on était souvent au 12 rue de l’Épée, elle, elle était au 14. Elle habitait au 14. Donc elle venait dans le café Tayeb puisqu’elle savait que c’était le café FLN. Donc elle venait nous défier, nous… c’était une très belle femme, très trés belle femme. Très belle femme, elle s’habillait à l’européenne et puis avec un teint brun, c’était magnifique, magnifique femme. On l’appelait dans Le Progrès, toujours, l’égérie du MNA. Aïcha.
Figure 7. L’article qu’a dû voir Salah Khalef à l’époque de la guerre

Source : La Voix du peuple, novembre 1961, p. 3. © La Voix du peuple
119MA : Dans Le Progrès, ça je sais, mais est-ce que le FLN, aussi, l’appelait l’égérie du MNA ?
120SK : Ah oui, ah oui nous savions. Ah oui nous savions. Ah oui, nous savions c’est elle qui donnait les ordres. Même pour les attentats contre le FLN, c’est elle qui prenait attache avec la police, c’est elle qui les dirigeait, c’était une femme très forte et très instruite, très instruite qui avait un bagage très complet.
121MA : Elle habitait, moi je suis étonné, donc elle habitait 14 rue de l’Épée à côté du 12 rue de l’Épée.
122SK : À côté oui, puisque vous aviez un café MNA au 10 rue de l’Épée.
123MA : Il s’appelait comment ce café ?
124SK : Le 10, je sais pas, mais au 10 rue de l’Épée, il y est toujours hein, le 10, le café. C’était un engrenage, tout le monde était sur leur garde, ils étaient armés, nous étions armés, mais tant qu’il n’y avait pas d’ordres, tout le monde se respectait. Eux, ils allaient à leur café, nous au nôtre, Aïcha qui venait nous emmerder au café. Hein, « bande de crétins, bande de… » (rires) et on la laissait. On la laissait parler.
125MA : Vous la laissiez parler ?
126SK : Hein ?
127MA : Vous la laissiez parler ?
128SK : Qu’est-ce que vous… On va lui donner une gifle, elle va ameuter la police, elle va…
129MA : Elle était courageuse quand même.
130SK : Ah très courageuse. C’était une femme magnifique. Je l’admirais même, j’étais jeune, je l’admirais.
131MA : Parce que c’est, elle a été, il y a eu une mission de l’abattre, il y a eu un ordre de l’abattre.
132SK : Oui, mais on a voulu jamais l’exécuter.
133MA : Ah bon…
134SK : C’est une femme, ce serait quand même malheureux que le FLN s’abaisse à… Ah oui, on a reçu ces ordres mais on n’a jamais voulu les mettre à exécution. Personnellement.
[0:29:41] Récit d’une bavure : « Je vous parlerai d’un dérapage très triste et malheureux »
135SK : Je vous parlerai tout à l’heure d’un dérapage.
136MA : Je le note.
137SK : Après je vous en parlerai. Un dérapage très triste et malheureux.
138MA : Vous voulez m’en parler tout de suite ?
139SK : Oui. C’était le gendre d’un chef de zone qui est venu parce que sa sœur lui a demandé d’aller le voir en prison à Saint-Paul, Lyon. Et donc cet homme-là était un gardien de prison. C’était un gardien de prison. Bon, comme évidemment il avait beaucoup de… il est allé chez des amis à Gerland, au centre de Gerland, la rue François-Girard. Il a été pris en charge tout de suite par le FLN puisque son gendre c’était quand même un haut responsable du FLN qui a été arrêté… Hassen. Donc ils nous l’ont ramené au café. « Oui voilà celui-là c’est le gendre de Hassen ».
140MA : Donc, excusez-moi, je suis pas très logique. Donc, le gendre de Hassen ?
141SK : Le gendre de Hassen qui était un chef de zone.
142MA : Mais gendre c’est-à-dire que c’est le mari de sa sœur ? De la sœur d’Hassen ?
143SK : Oui, le gardien de prison.
144MA : Il était français ?
145SK : Non, non algérien. Donc les responsables du centre nous l’ont ramené « voilà il a été envoyé par la sœur d’Hassen, c’est son gendre, c’est pour aller le voir en prison ». Je crois que j’avais 200 francs à l’époque, je lui dis : « voilà, tu vas lui acheter des choses et puis demain, tu lui passes le bonjour ». Comme c’était un gardien de prison il connaissait les formalités à faire. À l’époque il fallait bien avoir les autorisations, tout ça. Il n’y a pas de problème. Et puis, je crois qu’il était 11 h 30, j’étais au café Taïar, je mangeais toujours là-bas.
146MA : À Lyon ?
147SK : À Lyon. Tout ça c’est à Lyon ce que je vous parle, pas de Sétif. En 1955 j’ai quitté Sétif.
148MA : Bien sûr, bien sûr.
149SK : Et puis je vois le responsable du groupe de choc, qui me touche la main, j’étais un peu étonné de le voir. Ça s’est passé comme ça. Je l’ai invité à manger, et puis il me dit : « Tu vois hier soir on a abattu un traître ». Je dis : « Quand même les ordres ils sont clairs, en dehors de nous, on pouvait rien faire ». « C’était très grave, on pouvait pas le laisser, si on le laissait il allait à la police ». Bien sûr, le FLN ne pardonne pas ces dérapages. Le seul qui donne les ordres, c’est moi. En dehors de nous, si c’est une bêtise, tu vas le payer de ta tête. Il me dit « non, non c’était un traître » et il me donne sa carte professionnelle. Parce qu’il y avait bleu, blanc, rouge, il l’a confondue avec une carte…
150MA : D’inspecteur ?
151SK : De donneur. Et ils l’ont zigouillé. Parce qu’il avait sa carte professionnelle, dans les cartes professionnelles c’est comme les cartes blanches, il y avait aussi le bleu blanc rouge, mais là dans la carte blanche qu’on avait trouvée chez le, chez celui de Givors c’est, ne pas fouiller, ne pas… Le seul fait d’avoir trouvé le bleu blanc rouge ils l’ont zigouillé parce qu’ils savaient pas lire.
152MA : Quelle a été votre réaction ?
153SK : Hein ? Quelqu’un à qui j’ai donné de l’argent pour acheter des choses à… Je l’ai dégradé. On lui a donné la tannée, c’est tout ce qu’il fallait faire.
154MA : Ah oui ?
155SK : Il a été arrêté avec moi, il a été condamné à mort avec moi.
156MA : Ah bon ? C’était qui ?
157SK : Sahli.
158MA : Sahli ?
159SK : Sahli Saïd. C’était un ancien de l’Indochine, de Diên Biên Phu. Il savait que tuer, c’était une machine à tuer.
160MA : Une machine à tuer, Sahli ? C’était une machine à tuer ?
161SK : Une machine à tuer. Ça vous étonne que je vous parle comme ça ?
162MA : C’est très direct. Mais c’est intéressant puisqu’on rentre vraiment dans le cœur du…
163SK : Il a appris ça en Indochine.
164Ces affaires-là nous les avons faites ensemble, ces attentats. Les 10 attentats qui sont là, c’est évidemment ensemble.
165MA : Et vous avez fait aussi des attentats contre le café Badri ? Le café des 7 Chemins ?
166SK : Le café Badri c’est le café des 7 Chemins, à la place euh….
167MA : Vous avez fait des attentats aussi contre ce café ?
168SK : Oui, on en a fait. Elle est là, elle est pas dans le détail mais dans le jugement elle y est. Nous l’avons mitraillé en plein jour alors qu’il y avait deux bus de CRS qui les protégeaient.
169MA : Ah bon ?
170SK : Mais on a voulu faire le spectacle. Le spectacle. D’abord c’est là où Saïd il a été arrêté. Y avait un qui s’appelait Bougourzi, il a eu la jambe sectionnée par une rafale de CRS, et Saïd il a été arrêté plus loin, blessé ou…
171MA : Quand vous dites Saïd c’est… ?
172SK : Saïd Sahli.
173MA : Sahli ? Ah, le même.
174SK : Il était dans l’attentat des 7 Chemins. Sahli, cette machine à tuer, il était dans tous les attentats.
Figure 8. Salah Khalef et Saïd Sahli dans les archives de la police



Source : Rapport de police, Lyon, 28 août 1959. Archives nationales, 15275/938. Détention d’armes et d’explosifs, projet d’attentat et découverte de cadavres dans la région de Lyon (Rhône)
[0:36:08] Un militant arrêté : « Il faut d’abord passer par Vauban, la torture »
175SK : L’arrestation c’était le 29 juillet 1959. Pas par Chaboud, par la police. Chaboud c’est un grand patron, lui il bouge pas.
176MA : Et qu’est-ce qui vous arrive quand vous êtes arrêté alors ? Vous allez où ? On vous met en détention à Vauban, puis comment ça se passe ?
177SK : Il faut d’abord passer par Vauban, la torture. Faut d’abord qu’on vous interroge sur tous les actes d’attentats qui ont été commis à Lyon, et puis on vous fait défiler les témoins. Ils vous ont vu, et puis faire le dossier, et puis il y a la bastonnade. Donc il faut passer une dizaine de jours là-bas d’abord. Et avant qu’on commence ce genre d’exercices, moi ils m’ont mis… ils m’ont donné mon pardessus, ils m’ont menotté, puis ils m’ont dit « promène-toi à la place du Pont », pour voir les gens qui vont venir m’embrasser. Heureusement qu’il y avait personne. Il dit « voilà promène-toi » et ils étaient derrière. Je vais vous donner des documents, je vais vous donner les jugements, je vais vous donner tout pour que ça soit pas des racontars, pour vous plus je vous donne des détails, plus vous êtes crédible.
178Moi je sais que lorsqu’on a été arrêtés, la police a décompté 25 millions mais lorsqu’on nous a fait signer le PV ils ont marqué 24, ils ont mis 1 million dans la poche. Et ils nous ont obligés de signer sinon ça commençait la torture. À l’époque 1 million, vous savez ce que c’est, c’est le milliard d’aujourd’hui. À l’époque l’ouvrier faisait 22 000 francs par mois. Donc vous savez 1 million.
179MA : La nomenclature du FLN.
180SK : Elle était accrochée dans le bureau de la police. Il y avait aussi des policiers gauchistes comme il y avait aussi des policiers d’extrême droite qui vous écrasaient la tête. À la police il y a tout. Chaboud lui-même est un ancien résistant. Il participe pas à la torture mais… il regardait faire.
Figure 9. Organigramme du FLN composé par le service régional de police judiciaire de Lyon, sur lequel apparaît Salah Khalef

Source : Archives nationales, 15275/938. Détention d’armes et d’explosifs, projet d’attentat et découverte de cadavres dans la région de Lyon (Rhône)
181MA : Mais lui vous l’avez rencontré uniquement dans votre arrestation ou vous l’aviez… ?
182SK : Ah non je l’ai rencontré pendant l’arrestation, dans l’arrestation puisque c’est lui-même qui a demandé à me voir, parce que lui quand on sait que c’est Salah qu’on cherchait qui a commis tous ces attentats, c’était un homme âgé, c’était un homme de 50 ans.
183MA : Et après les dix jours, vous êtes transféré où ?
184SK : Au juge.
185MA : Juge d’instruction.
186SK : Juge d’instruction.
187MA : Donc on est toujours en août 1959. Oui une dizaine de jours. Vous êtes arrêté le 29 juillet, donc autour du 10 août ?
188SK : À Saint-Paul.
189MA : Vous avez été à Saint-Paul les premiers mois ?
190SK : Saint-Paul jusqu’à… je sais pas, puisque j’ai été condamné déjà une première fois à cinq ans.
191MA : Et donc du coup vous êtes retourné à Saint-Paul et après vous êtes de nouveau emmené au tribunal militaire ?
192SK : Oui parce qu’il y a eu deux instructions. Il y a eu le juge d’instruction qui m’a instruit sur le côté politique, qu’est-ce que je représentais dans la hiérarchie du FLN, quelles sont les responsabilités que j’ai occupées, quels sont les responsables que j’ai côtoyés, qu’est-ce que… combien nous étions, où nous nous réunissions. Tout ça c’est, on racontait des blablas bien sûr. C’étaient des blablas. Et il y avait la deuxième instruction, sur le côté des attentats. Parce que chaque attentat, on nous ramenait des témoins : « Voilà, je l’ai vu, c’est lui qui a ramassé le pistolet, c’est lui qui a tiré ».
193MA : Et donc vous étiez sur le terrain dans les attentats ?
194SK : Ah bien sûr, bien sûr.
195MA : Moi je croyais que vous donniez les ordres et puis il y avait le groupe qui partait, non vous étiez sur le terrain ?
196SK : Non, non, c’est-à-dire que je ne pouvais pas être sur tous les attentats, sur tous les fronts. Mais disons que les principaux, il fallait que je sois sur place.
[0:40:25] Prison Saint-Paul : « on est dans la même galère »
197SK : On nous emmène à Saint-Paul en tant que prévenus et la première condamnation a été celle-là, le 5 novembre…
198MA : 5 novembre 1960. Et à Saint-Paul vous étiez dans quel bâtiment ?
199SK : Le bâtiment… E !
200MA : Ah bon ? C’était quel bâtiment ça ?
201SK : Il y a le bâtiment, à Saint-Paul il y a le bâtiment E, D, G, F et H.
202MA : F c’était pour les gens dangereux ?
203SK : Non, F c’étaient les isolés, il y avait Amar [Benamar Belkhatir], Mansouri.
204MA : Ils étaient isolés pour quoi eux ?
205SK : Vous savez, à l’époque l’administration pénitentiaire ne connaissait rien du FLN, en isolant les chefs, il va rien se passer. Mais ils savaient pas que le téléphone arabe… (rires)
206MA : Ça franchit les murs.
207SK : Puisqu’on se rencontrait chez les médecins. On pouvait se donner les ordres, et les écrire, c’étaient des abrutis c’est tout.
208MA : Vous vous retrouviez chez le médecin, à l’infirmerie ?
209SK : Oui ! Moi quand j’ai besoin de voir quelqu’un dans le bâtiment E, je dis « voilà dès mardi tu vas faire une demande d’avis de médecin ». On a fini par se rencontrer là, dans la salle d’attente.
210MA : Et le bâtiment E, il avait une spécificité ?
211SK : Non, il n’avait pas de spécificité, c’était, la prison c’étaient des militants du FLN et c’étaient des responsables de tous les niveaux, du chef de secteur au chef de zone au chef de wilaya.
212MA : Et vous étiez combien par cellule ?
213SK : Moi quand j’y étais, on était 6.
214MA : 6 ?
215SK : 6 sur 24. 4 x 4… même pas, même pas. 6 sur 15 ou 20 m².
216MA : Vos codétenus vous les connaissiez d’avant ?
217SK : Ah non, non, je connaissais personne. On vient, ou vous ouvre.
218MA : Et il y en a que vous avez connus par la suite ou… ?
219SK : Bah, on se parle, on se donne des renseignements puisqu’on est dans la même galère donc… Et puis dans la cour il y a ceux qui étaient avec moi avant, ceux qui ont été arrêtés avant moi. 8 militants, mes responsables aussi puisqu’ils ont été arrêtés avant moi. Donc on se voyait.
220MA : Vous me dites que la vie du FLN continue en prison…
221SK : Ah oui, on a jamais…
222MA : Concrètement, ça se passe comment ?
223SK : D’abord il y a, c’était par l’intermédiaire des avocats. Les avocats ramenaient… Moi j’étais le bailleur de fonds des avocats, du collectif à Lyon. C’était Bendimerad, maître La Phuong, c’est moi qui leur ramenais chaque mois.
224MA : Les missions continuent ?
225SK : Ah, toujours. Le FLN c’est ça, le FLN vit tous les instants.
226MA : Est-ce qu’il y a aussi une autre vie quotidienne dans la prison faite de lecture, d’apprentissage de… ?
227SK : Oui, il y avait des jeunes Français, qui venaient nous donner des cours. Pas tous les niveaux mais, ils s’intéressaient à ceux qui avaient un niveau disons… supérieur aux autres. Il y avait ceux qui apprenaient l’alphabet, mais il y avait ceux qui, comme moi, savaient faire beaucoup de choses.
228MA : Et vous avez connu des jeunes en particulier qui donnaient des cours ?
229SK : Ah oui, ah oui. J’ai connu quelqu’un qui m’a appris à écrire les M ! Les M, moi je ne savais pas les écrire ! Et il m’a appris, c’était un fils de dentiste, il volait son père. Il lui faisait la caisse, il a déposé plainte contre… donc ils l’ont mis à Saint-Paul. Alors il a demandé (rires) à… faire éducateur.
230MA : C’est des prisonniers qui vous aidaient. Vous m’avez parlé de René Costechareire, lui vous avez eu une relation privilégiée avec lui ?
231SK : Ah oui, j’ai eu pratiquement plus de trois ans de contacts avec lui, il venait me voir à Saint-Paul, il venait me voir à Montluc. J’ai des lettres de lui, des lettres. Costechareire c’était presque un ami, presque un ami.
Figure 10. Lettres de René Costechareire reçues à Montluc et conservées par Salah Khalef



Source : archives Miriam Khalef
232MA : Et les discussions tournent autour de quels sujets avec lui ?
233SK : À Saint-Paul c’était toujours la guerre d’Algérie, et comme c’était un homme de foi, évidemment, il n’approuvait pas ce qui se passait. Il essayait un petit peu de montrer la chrétienté telle qu’il la vit lui, telle que nous la vivons nous. Parce que en quelque sorte nous aussi nous sommes chrétiens. Puisque nous croyons au Christ, on croyait à la Bible. On s’échangeait toujours des lettres et quand il y avait des exécutions, il me faisait savoir ce qu’il ressentait, à chaque exécution il écrivait une lettre il dit : « je suis bouleversé, je sais pas ce que je vais dire mais… » mais il était à chaque fois touché profondément dans sa chair, dans sa… c’était un homme… Et à Saint-Paul nous étions face à face.
[0:46:10] Tribunal permanent des forces armées : « Vous savez cette séance, c’était un film américain »
Figure 11. Le procès de Salah Khalef dans la presse



Source : Dernière Heure Lyonnaise, 10, 11 et 13 janvier 1961. © Dernière Heure Lyonnaise
234MA : Est-ce que vous pouvez me raconter votre arrivée au tribunal militaire ? Vous étiez sous escorte ?
235SK : Oui, nous étions… je crois que nous étions 10. Il y avait Bechami Ammar, le chef de zone, il y avait Megnaoua Ahmed, le chef de région qui était…
236MA : Ahmed Megnaoua ?
237SK : Megnaoua, oui, il est mort hein.
238MA : Il s’appelait Abderamane aussi ?
239SK : Ahmed. Ahmed ou Abderamane.
240MA : Et il est de Constantine ?
241SK : Non il est de El Eulma. Ceux de Constantine c’était Matarfi, c’était Kenfri, c’était…
242MA : Mais il avait une femme monsieur Megnaoua ?
243SK : Non, non. Il était pas marié. On parle pas du même homme.
244MA : On parle pas du même.
245SK : On était… mais eux, ils venaient au tribunal militaire parce que… en tant que responsables politiques, dans lequel le territoire s’est passé des attentats. Ils ne venaient pas pour des attentats. On les a présentés au tribunal permanent… je sais pas moi… disons que… c’étaient les supports, c’étaient des supports mais pas pour les attentats directement. Les attentats directement c’était, nous étions concernés les trois : Khalef, Sahli Saïd et Choudar Mabrouk. Puisque ce sont ces trois qui ont été condamnés à mort, pas eux.
246MA : Et je crois plus un par contumace. Je vais vous dire hein, parce que ça je l’ai noté.
247SK : Oui, oui, oui, oui. Celui-là il était…
248MA : Hebbache.
249SK : Hebbache voilà. Mais il était parti peut-être il y a une année ou deux ans en Tunisie. Hebbache il était dans le groupe de choc, effectivement. Hebbache. Mais il était parti je crois une année ou deux ans avant qu’on ne soit arrêtés. Donc il l’a eue par contumace. Mais les trois peines capitales effectives, c’était nous. C’était nous.
250MA : Comment s’est passée la séance du tribunal ? Excusez-moi, il y a eu deux séances, il y a eu première séance en décembre ?
251SK : En décembre, parce qu’ils l’ont, en décembre ils l’ont disons reportée, parce qu’il y avait les manifestations du 11 décembre.
252MA : Voilà, et c’était le 19 décembre le procès.
253SK : Voilà et puis je crois que le procès c’était le…
254MA : 9 janvier 1961.
255SK : 9 janvier 1961.
256MA : Alors, vous pouvez me raconter cette séance s’il vous plaît ?
257SK : Vous savez cette séance-là, c’était un film américain. Il y avait une douzaine d’avocats. La Phuong, maître Bendimerad, les époux… j’ai oublié tellement de noms… il y avait aussi l’avocat Algérie française…
258MA : Il y avait madame Gounot…
259SK : Oui, oui, oui, Berger, il y avait une douzaine d’avocats et nous nous étions une… je crois 10 prévenus. La séance elle commence, puis il y avait Sahli Saïd, qui était un ancien militaire de Diên Biên Phu. Il est entré au tribunal avec des médailles. Une dizaine de médailles. Et puis c’est des médailles qui pèsent lourd. Je vais me souvenir de… du colonel qui a été arrêté à Diên Biên Phu… [Cogné]. Lui il a été arrêté dans le bunker. C’était le garde du corps du colonel. Donc il avait des médailles. Le matin, il est rentré. Déjà les gendarmes étaient… un détenu, un gendarme, un détenu, un gendarme dans le box et tout le tribunal militaire est rentré. C’était un général, deux colonels assesseurs et deux juges civils assesseurs aussi. Bon au tribunal tout le monde se lève et puis le général regarde Sahli, avec ses médailles. Il appelle le greffier, il sait pas qu’est-ce qu’il lui chuchote. Il demande au tribunal : « Levez-vous ». Et puis comme il y avait des soldats : « Rendez les honneurs à ce monsieur ». Alors il s’assoit. Alors Sahli, il me dit : « moi j’ai sauvé ma tête ». Comme lui ne connaissait, parlait pas le français il connaissait pas ce qu’il disait, par le simple fait d’avoir… il dit « moi ma tête elle est sauvée ». Bon, ils ont commencé à amener les témoins, Si Khalef, Si Sahli Saïd, Si Mabrouk, Si Saïd… Puis va se passer un incident. Quand le colonel… j’ai son nom…
260MA : Maurel.
261SK : Maurel. Commence le réquisitoire. Il dit « Pour Khalef… », je parlais pas beaucoup, « c’est un intellectuel, il sait ce qu’il a fait, il sait pourquoi il a tué… ». « Je m’attarderai pas beaucoup ». Une minute. « Je demande la peine capitale ». Une minute. Et pour Mabrouk aussi, ils ont parlé un petit peu mais… « je vais parler beaucoup sur Sahli Saïd parce que vous lui avez présenté les armes ». Alors il commence. D’abord pour commencer il dit dans sa plaidoirie : « Pour cet homme je veux qu’il meure comme un chameau ». Sahli qui ne comprenait pas ce qu’il disait… Alors je lui ai dit moi, j’étais à côté de lui, « Saïd pour nous il a demandé la peine capitale c’est tout mais pour toi il demande à ce que tu meures comme un chameau ». Alors il prend ses médailles et il les jette sur lui et il lui dit : « Quand moi je me battais pour la France en Indochine dans les rizières », en arabe hein, « où est-ce que tu étais ? ». Devant cet incident le tribunal a suspendu la séance. Ils ont fait une séance spéciale pour Saïd, pour lui enlever les médailles, pour les avoir jetées dans le prétoire. Une séance spéciale. À la reprise, maître Bendimerad dit : « Monsieur le président, Sahli a posé une question ». « Monsieur [Arizo] qu’est-ce qu’il a dit ? ». Alors monsieur Bendimerad dit « vous interprétez ou je le fais à votre place ». Alors le général lui dit : « Je vous ordonne d’interpréter ». Alors il dit « monsieur le président, Saïd Salhi demande quand il se battait pour la France en Indochine où était le procureur ». Le président dit : « Question acceptée ». Alors Maurel il sort de ses gonds, il frappe le bureau, jusqu’à ce qu’il s’était levé au moins à 10 centimètres de l’estrade. « Comment ? Je dois rendre compte à un terroriste ? ». « C’est un soldat de la France, il vous a demandé où vous étiez ? ». Il est revenu, il dit « moi j’étais à Metz ». Alors Sahli avait un avocat de 22 ans ou 23 ans, et il venait en stage, il dit « monsieur le procureur, je vous remercie de lui avoir enlevé ses médailles parce que ce sont tous des médailles de crimes qu’il a commis en Indochine, simplement quand ils y étaient au nom de la France vous lui avez donné ces médailles maintenant quand il se bat pour son pays vous demandez à ce qu’il soit… » Et ça a commencé, et ça a commencé, et ça a commencé… Le tribunal qui lève la séance et qui condamne l’avocat à un mois de suspension. L’avocat qui ne veut pas sortir. Et ça a été… un film américain. Et puis, je crois vers 1 heure ou 2 heures ils sont venus avec le verdict. Vers 2 heures du matin. Comme Montluc du tribunal il y a un souterrain, qui passe directement à la prison. Vous sortez pas. De la cave du tribunal au souterrain et vous sortez à Montluc. Ils sont revenus vers 2 heures du matin, le tribunal était rentré, il est resté je crois le greffier. Khalef la peine capitale, Sahli Saïd la peine capitale, Mabrouk la peine capitale et pour le reste c’était des cinq ans, des dix ans… Puisque tout le monde rentrait à Saint-Paul dormir, il y avait que nous qui… Moi je me souviens que c’était… le directeur Jouhaud, à Montluc.
[0:56:48] À Montluc : « C’était la prison du coordinateur de la résistance française »
262MA : Vous l’avez vu personnellement ?
263SK : Oui, c’est lui qui nous a accueillis à 2 heures du matin. Il a dit « voilà messieurs… ». C’était un gentil directeur. Il dit « messieurs ne vous en faites pas, vous n’êtes pas encore condamnés définitivement, il y a le recours, il y a…, on va vous montrer vos cellules ». Et puis on nous a mis dans le couloir.
264SK : Montluc, quand je suis entré, j’ai été frappé par l’impact des balles, qui couvraient tous ses murs. Parce qu’à l’époque il y avait un ancien gardien, très vieux, qui n’a pas voulu sortir en retraite, qui vivait là-bas. Il avait un atelier de menuiserie pour les… pour d’autres prisonniers. Il a dit : « ça c’étaient les Allemands qui tiraient sur les murs quand les prisonniers français s’accrochaient aux fenêtres ». Et puis il y a eu des exécutions. Et puis c’est la prison du coordinateur de la résistance française.
265MA : Jean Moulin.
266SK : Jean Moulin.
267MA : Vous en parliez ça dans la prison ?
268SK : Ah oui, parce qu’il y avait une cellule où il avait écrit son nom. C’était aussi la prison de Bourguiba, la prison de Hô Chi Minh. C’était un petit appartement, une chambre, une cuisine en dehors du bloc vers le côté manufacture. C’est une prison quand même qui a une histoire, elle a vu Hô Chi Minh, elle a vu Messali, elle a vu Bourguiba.
269MA : Messali ?
270SK : Messali, oui.
271MA : Il est passé ?
272SK : Il paraît hein. Moi je sais pas mais Hô Chi Minh, Bourguiba, c’est sûr, c’est sûr. Ah c’est une prison qui a une longue histoire, une longue histoire.
[0:58:53] La guillotine : « il est venu me dire au revoir »
273MA : Et le couloir de la mort, on peut l’appeler comme ça ?
274SK : Oui.
275MA : Il était complètement, est-ce que vous étiez isolé de tous les autres prévenus ?
276SK : Ah oui, il n’y en a pas d’autres prisonniers, il n’y a que les condamnés à mort. Il y avait les témoins de Jéhovah.
277MA : Les objecteurs de conscience effectivement. Ils étaient où eux ? Ils étaient au-dessus ?
278SK : Au-dessus, puisqu’ils souffraient avec nous lors des exécutions, les pauvres. Ils souffraient avec nous. Et puis c’étaient eux qui nous servaient la bouffe, qui nous servaient le café, qui mangeaient avec nous. Ils étaient un petit peu…
279MA : Il y avait les condamnés à mort et puis les objecteurs de conscience…
280SK : Oh… Et puis au troisième les messalistes, les condamnés à mort messalistes. Mais ceux-là ils savaient qu’ils seraient pas inquiétés.
281MA : Mais vous les côtoyiez les condamnés à mort, les condamnés à mort du MNA vous les avez côtoyés ?
282SK : Non, parce qu’ils étaient au troisième. Ils ne sortaient pas avec nous, ils avaient une autre cour, et puis ils étaient au troisième, ils pouvaient pas passer. Mais ils n’étaient pas nombreux je crois, à mon époque, parce que c’est moi qui ai fermé Montluc. Moi avec Sahli et Mabrouk, c’est nous les derniers. On est sortis je crois vers… après le 19 mars.
283MA : Mais il n’y avait pas un partage de sort commun entre les condamnés à mort MNA et les condamnés à mort FLN ?
284SK : On se voyait même pas. On se voyait même pas. On se voyait même pas. On les entendait quand ils nous insultaient oui.
285MA : Il y a eu encore des conflits à l’intérieur de la prison ?
286SK : On se voyait pas mais ils nous insultaient, ils nous insultaient : « Bande d’assassins, bande de criminels » (rires).
Figure 12. Lettre de Salah Khalef à Messali Hadj, écrite à la prison Saint-Paul

Source : Archives de la justice militaire, Jugement 2/2893 du 12 janvier 1961
287MA : À aucun moment il n’y a pu avoir le sentiment de partager un même sort ?
288SK : Non, eux ils savaient que condamné à mort c’était un petit peu…
289MA : symbolique ?
290SK : la marionnette… je sais pas… ils savaient que c’était… ils ne seraient jamais inquiétés. D’ailleurs, ils venaient un ou deux mois et après ils étaient graciés. C’était un petit peu la mise en scène, c’est tout.
291MA : Donc vous n’avez jamais vu leur visage ?
292SK : Ah jamais. Jamais. Quand ils rentraient… ils nous entraient en cellules on les entendait, ils nous insultaient.
293MA : Et quand il y avait des exécutions d’Algériens FLN, est-ce qu’ils se manifestaient ?
294SK : Oui, pour nous insulter (rires). Oui, le matin oui. Puisqu’ils étaient dans le même bâtiment. Il y avait le premier, le deuxième, les témoins de Jéhovah, les objecteurs de conscience, parce qu’ils étaient à peu près une dizaine, une quinzaine, et puis eux. Les objecteurs de conscience qui pleuraient. Parce que le matin on les voyait les yeux rouges, très affectés.
295MA : Vous avez été combien au maximum dans la prison de Montluc, condamnés à mort ?
296SK : Une soixantaine de condamnés à mort. J’ai ici la liste et les noms. Moi quand je suis arrivé on était 19. Parce que moi je suis resté de janvier 1961 à mars 1962, à peu près 15 mois, 15 mois. Et Boudina, Lachtar, tout ça, ils ont été graciés peut-être 5 ou 6 mois avant. Et moi je suis resté. De 19 on est restés… parce qu’il y a eu les exécutions, il y a eu les exécutions.
297MA : Et donc quand vous rentrez, quand vous arrivez à Montluc, il y a déjà eu des exécutions…
298SK : Ah oui.
299MA : Vous aviez été informé à Saint-Paul je suppose déjà ?
300SK : De quoi ?
301MA : De ces exécutions de condamnés à mort FLN.
302SK : On le savait puisque Montluc c’est pas loin de Saint-Paul et puis on savait les exécutions qu’il y avait. J’ai ici d’abord leur nombre, leur nom. Vous les avez ?
303MA : Bien sûr. Et vous avez des gens que vous avez connus avant la prison… Qui par exemple… ?
304SK : Dehil.
305MA : Dehil, c’est le dernier condamné à mort et le dernier exécuté.
306SK : Il est venu me dire au revoir, parce que ma cellule c’était à côté de la sienne. Donc nous on entendait, on ne voyait pas, on ne voyait pas les… ceux qui venaient le matin. On les entendait quand ils ouvraient la porte extérieure pour faire entrer la guillotine. Pour la faire entrer dans la cour. Et puis quand ils se rassemblent… parce qu’ils ne viennent pas seuls, il y a le commissaire du gouvernement, il y a le président du tribunal, il y a le juge, il y a les membres de la famille des victimes, il y a le marabout, il y a le prêtre, c’est toute une… qui venait. Donc ils faisaient du bruit. Moi à l’époque, puisqu’ils montaient de là, là il y avait une dernière cellule, elle est là au fond, parce que nous on a pris l’habitude comment repérer celui qu’on va faire sortir parce que on ne sait pas quand ils viennent et pour qui. Donc on avait pris cette habitude de compter les pas, la première cellule c’est trois pas, la troisième, la quatrième quand ils s’arrêtent à la cinquième c’est X. Et moi, chaque fois, au lieu d’avoir la tremblote, je vais me mettre à la dernière. Donc s’ils viennent à la dernière c’est pour moi. Au lieu de chaque fois m’affoler à la cinquième à la sixième. Et comme Dehil était à l’avant-dernière. Donc moi j’avais mis l’oreille sur la porte. Les pas ne veulent pas s’arrêter, hop hop hop. Ils se sont rassemblés devant la mienne. Et là c’était du 2 500 volts que j’avais dans les pieds, je savais que, je me souviens, j’avais même pris entre les mains le lit en fer, mais j’avais plus les pieds sur terre. Juste au moment où la porte s’ouvre sur Salah, je suis tombé d’ailleurs, je me suis cassé la sourcilière quand ils ont ouvert la porte sur Salah. Et je me suis relevé, j’ai essuyé un peu le sang, et j’ai entendu le marabout. Parce qu’il vient, il a demandé à Salah s’il a fait sa prière. Il a dit j’ai fait la mienne. Et puis moi je l’ai entendu le matin. Quand il faisait sa prière, parce que nous on la faisait pas, moi je la faisais pas, à l’époque. Il est venu frapper à la porte de la prison, il m’a dit « Salah n’oublie pas la lettre que je t’ai demandé d’écrire à mon frère », je l’ai toujours, il était conscient. Il était conscient. Moi je suis le dernier qui a fermé Montluc.
307MA : Et donc vous l’avez entendu partir ?
308SK : Ah oui, je l’ai même vu, parce qu’il y a ce qu’on appelait le judas, c’était une petite… sur lequel le gardien-chef levait pour voir là où vous êtes, si vous dormez, si… Et puis je sais pas, puisqu’ils faisaient la ronde tous les quarts d’heure. Je ne sais pas il est resté ouvert quelques millimètres et je l’ai vu, j’ai même parlé avec lui. J’ai même parlé avec lui.
309MA : Qu’est-ce que vous vous êtes dit là, hormis la lettre ?
310SK : Quand il… Quand il… les gardiens l’ont menotté… Il a crié comme tout le monde, « Vive l’Algérie », « Vive l’indépendance », « Vive la liberté », « Adieu mes frères ». C’est tout ce qu’il pouvait dire, hein ?
311MA : Et est-ce que… donc il part, il se fait exécuter…
312SK : Non, il y a tout un protocole, tout un protocole, ils le font rentrer dans une cellule où ce beau monde qui vient avec lui, le procureur ou le commissaire du gouvernement, c’était un militaire à notre époque, on lui lisait l’acte d’accusation pour lui dire en fin de compte « ce n’est pas nous, c’est la loi ». Et on le donne au bourreau. Parce que après… personne le voit, il est lui seul avec le bourreau. Personne est devant la guillotine.
313MA : Donc la famille, l’avocat, le marabout l’accompagnent jusqu’à un certain point ?
314SK : Jusqu’à cette cellule-là, après c’est la guillotine, on ferme la porte, il est aux mains du bourreau. Personne n’assiste. Au fond.
315MA : C’est des cellules individuelles hein ?
316SK : Individuelles, elles ont à peu près 1 m 20, le lit il fait même pas 80 et vous avez 45 cm pour l’aller et le retour.
317MA : Alors, il y avait vous tout au fond, vous étiez tout au fond…
318SK : Tout au fond, la dernière cellule.
319MA : Salah Dehil…
320SK : Salah Dehil était dans l’avant-dernière.
321MA : Ensuite…
322SK : Ensuite on était 6, il y avait Boudina, à la première cellule.
323MA : À la première ?
324SK : À la première, c’est lui qui entendait quand il ouvrait la porte pour monter au couloir et c’est lui qui appelait Allahou akbar parce que c’était le cri quand on venait prendre quelqu’un.
325MA : Après monsieur Boudina il y avait ? Vous n’avez pas…
326SK : Après c’était parsemé. À l’époque, c’était plein, toutes les cellules étaient pleines, puis, par la suite, vers 1960-1961 c’était parsemé. On est resté 4, vers la fin on est resté 4.
327MA : Est-ce que ça a changé l’atmosphère quand vous n’étiez plus que 4.
328SK : Pfff ça ne change pas, on est toujours condamnés à mort.
[1:10:10] Dans le couloir de la mort : « Depuis ce jour-là vous ne dormez plus »
329MA : Et c’est quoi la vie quotidienne d’un condamné à mort pendant 15 mois ?
330SK : Vous savez je vais vous dire quelque chose. D’abord, quand on vous remet, quand vous passez du tribunal à la cellule, il y a d’abord le surveillant-chef ou le directeur qui vous met en confiance. Il y a encore un espoir dans la peine. Là, et l’appel dure entre 30 jours et 40 jours, là vous êtes un peu en confiance, vous dormez, vous mangez, vous n’avez pas de soucis. Mais quand ils vous notifient le rejet de l’appel là vous dormez plus. Parce qu’il est possible que l’exécution est pour demain. On a rejeté votre appel donc votre grâce c’est terminé. Là depuis ce jour-là vous ne dormez plus.
331MA : Puisque chaque matin peut être…
332SK : Tous les soirs, vous savez pas si c’est le lendemain. Dès qu’on vous notifie, le surveillant-chef vous appelle pour vous dire « monsieur, votre appel a été rejeté », c’est terminé pour vous. Terminé pour vous.
333MA : Et vous avez des visiteurs ?
334SK : Des ?
335MA : Des visiteurs.
336SK : Ah on n’en a pas.
337MA : Personne ?
338SK : Ah non non.
339MA : Et comment on garde courage, ou espoir ?
340SK : Vous savez… Je peux pas vous décrire ça. Vous avez cette… cette situation de désespoir dans le premier mois. Si vous ne perdez pas contrôle de vous-même dans le premier mois, vous pouvez aller à la guillotine normalement. Mais les premiers mois, là, c’est tout le passé qui remonte, c’est la mère, papa, c’est les amis, tout ce que vous avez fait dans votre vie.
341MA : Et les parents vous êtes en contact avec eux ? De la prison ?
342SK : Ah jamais. J’ai préféré partir seul, souffrir seul, pourquoi faire souffrir mes parents ?
343MA : Mais ils ont su que vous étiez condamné à mort ?
344SK : Ah oui, puisque ça sort dans la presse. Et puis comme il y a le va et vient, le flux migratoire, des Sétifiens qui viennent.
345MA : Et comment s’organise la vie collective entre les détenus ? Du matin au soir, est-ce qu’il y a des cours, est-ce qu’on lit ?
346SK : Oui, parce que la nuit, on monte dans le véritable, on est dans le couloir de la mort, mais le matin on nous met dans des cellules en groupes de 3 de 4, mais ces cellules sont ouvertes. Pas plus de 3. Donc moi si je suis le 4e dans une cellule il y en a un 3e qui va sortir pour aller dans un autre groupe, pour échanger, pour discuter, pour jouer aux dominos, jouer aux cartes, faire des plats puisque nous avions de l’argent, donc nous pouvions commander de la bouffe. Et puis nous étions bien entretenus en matière de bouffe, on avait le lait, la confiture, le beurre le matin, vers 9 heures le bifteck. Moi j’avais un corps comme ça. Et je faisais peut-être les 80 kilos… à 18 ans !
Figure 13. Extrait du menu des condamnés à mort, septembre 1959

Source : Archives nationales, 19960148/117. Directeur des prisons de Lyon au garde des Sceaux, 3 juillet 1959
347MA : Et l’argent ?
348SK : L’argent, on l’avait dans le compte…
349MA : C’était le compte de la prison qui déléguait ?
350SK : De la prison, pour les condamnés…
351MA : Elle déléguait la gestion de l’argent…
352SK : De l’argent, mais on nous donne les montants.
353MA : Qui gérait cet argent ?
354SK : Il y avait un délégué, qu’on choisissait nous-mêmes.
355MA : C’était qui ?
356SK : Il y en a eu plusieurs. Il y a eu Boukhalfa, il y a eu Lachtar, il y a eu Boudina, il y a eu, en dernier c’était moi. Mais ils ne géraient rien du tout. Ils prenaient les commandes des condamnés à mort c’est eux qui disent « aujourd’hui moi j’ai besoin de croissants ». Il inscrit « demande de croissants ». On a besoin de gâteaux, on a besoin de ceci, les cigarettes, on avait toutes sortes de cigarettes, on avait besoin de café, de nescafé, parce qu’on avait de l’argent, de l’argent de l’ambassade d’Arabie saoudite, de l’ambassade du Maroc, de Aïcha3 qui était ambassadrice à l’époque à Londres, et puis il y avait le Secours populaire français.
357MA : Ils donnaient ?
358SK : Oh la la, les vêtements pour l’été, les vêtements pour l’hiver, les dessous, les… On était bien considérés.
359MA : Et avec les gardiens comment ça se passait ?
360SK : Ah non c’étaient des rapports très respectueux. Ils savaient qu’on n’espérait rien, ils nous aidaient à faire passer cette…
361MA : Il y a eu un ou deux gardiens qui ont peut-être marqué plus de sympathie ? Je sais que dans votre livre vous parlez d’un monsieur Phalipon, je sais pas si…
362SK : Oui. Monsieur Phalipon, oui. Celui-là, j’avais eu des problèmes avec lui déjà à la prison Saint-Paul. Parce que ils s’échangeaient. Parce que c’est le même district, Saint-Paul et Montluc donc les gardiens faisaient des… je sais pas moi, des factions, une semaine à Montluc, une semaine… J’avais déjà eu un ou deux problèmes, il m’avait mis au mitard. Parce que à Saint-Paul il faut se lever à 7 heures du matin, il faut faire la couverture, il faut faire le lit. Et moi un jour, j’étais dégoûté, j’ai dit je veux pas me lever ce jour. Alors il rentre. Il demande à mes amis : « Qu’est-ce qu’il a lui ? Parlez-lui ». Il a essayé de me faire réveiller avec son pied. J’ai pris son pied et je l’ai poussé. « Comment, tu frappes un gardien ? ». J’ai dit : « J’ai pas frappé un gardien, je suis pas une bête moi, vous avez qu’à me parler avec votre bouche ou avec votre main, pourquoi avec le pied ? ». Il a fait un rapport contre moi et ils m’ont mis 8 jours au mitard. Alors une fois, il est rentré dans ma cellule et comme les cellules étaient toujours cirées, lui il devait… D’abord, par la suite on est devenus copains. On devait faire les lits, on avait le droit d’ouvrir les portes, j’étais au lit et je le vois monsieur Phalipon. Il m’a dit : « Je suis pour cette semaine ». « Et pourquoi vous entrez sans frapper ? ». « Ça c’est pas Saint-Paul hein, vous devez frapper avant d’entrer ». Il était devenu tout… Par la suite on a eu de bonnes relations, de bonnes relations. Il nous laissait un peu plus dans la cour. Ce n’était plus Saint-Paul où ils pouvaient bastonner.
363MA : Ils bastonnaient à Saint-Paul ?
364SK : Ah oui, quand les gardiens vous prenaient, avec les clefs, en fer, alors vous avez les côtes, les bras cassés, à Saint-Paul.
365MA : Entre Saint-Paul et Montluc, à Montluc, c’était plus respectueux des prisonniers ?
366SK : Ah oui. C’est des condamnés à mort. À Montluc, c’est des condamnés à mort. Ils ont peur d’eux. Il y a quelqu’un qui prend un couteau, il lui donne… Alors ils sont obligés de… D’abord, il y a une grille qu’ils ne peuvent pas dépasser, derrière cette grille il n’y a que les condamnés à mort. Pour demander quelque chose c’est derrière la grille. On leur demande, aux surveillants, s’ils peuvent emmener un stylo, si… Pour le reste ils ne sont pas avec nous.
367MA : Et il n’y avait pas un monsieur Luigi ?
368SK : Luigi, oui, c’était un petit gardien corse qui était très sympathique, Luigi oui. Il y avait Phalipon… Non je parle de Philipi, il y a Phalipon. Philipi et Phalipon ce sont deux Corses. Phalipon c’est un homme extraordinaire, parce que lui, quand il était affecté pour la nuit, déjà, il nous donnait l’information : « Ce soir il n’y a pas d’exécutions ».
369MA : Ce qui permet de dormir.
370SK : Et puis il ramenait des illustrés, [?], Bleck le Roc, on se les passait sous la porte, sous la cellule… C’était un Corse, et comme les Corses à l’époque, c’étaient des nationalistes, le FLNC, donc ils chantaient les chants patriotiques corses. C’était un homme… En plus c’était un homme du milieu, un homme du milieu. Phalipon, c’était un homme extraordinaire. D’abord quand c’est lui la semaine, tout le monde pouvait dormir car quand il rentre il dit : « Salah, dis-leur que ce soir, il n’y a rien ». Moi je les appelle : « Camarades, ce soir vous pouvez dormir ».
371MA : Il avait quel âge à peu près ?
372SK : Ah, il avait déjà la quarantaine, la cinquantaine, c’était un homme qui avait commencé à avoir les cheveux blancs. Moi je l’aimais beaucoup. Il a ramené sa chaise et devant la cellule, on se passait les journaux.
373MA : Et donc c’est pas lui avec qui vous avez eu un…
374SK : Ah non non, c’était Philippi. Ah non c’est pas lui. Phalipon c’était un homme extraordinaire que j’estime beaucoup, j’estime beaucoup. D’ailleurs quand il terminait la semaine, il nous disait : « Demain ce n’est pas moi, moi je termine cette semaine ». Il allait à Saint-Paul.
375MA : Il y en a qui était plus durs des gardiens ?
376SK : Ah oui, à Saint-Paul, pas à Montluc.
377MA : Et est-ce que le directeur passait vous voir de temps en temps ?
378SK : Oui Jouhaud, oui, à Montluc oui, toujours.
379MA : Et toujours bienveillant ?
380SK : Il y avait lui et sa femme. Parce qu’elle était directrice de la prison des femmes où il y avait Tassadit, où il y avait Khadidja, il y avait Duhamel, il y avait… elle était souvent… Ah c’était un homme extraordinaire.
381MA : Est-ce qu’il y a eu des conflits ou des amitiés au contraire bien fortes entre prisonniers ?
382SK : Ah jamais.
383MA : Jamais de conflits. Il y avait une solidarité ?
384SK : Entre qui ?
385MA : Entre vous, entre les condamnés à mort FLN. On se serre les coudes là ?
386SK : Bon, des fois il y avait quelqu’un qui en avait ras le bol et qui disait les 4 vérités, bon, on l’isolait pour 15 jours, 10 jours.
387MA : Vous vous l’isoliez ?
388SK : Hein ?
389MA : Vous vous l’isoliez ?
390SK : C’est la collectivité.
391MA : Enfin je veux dire que c’est les prisonniers qui les mettaient à l’écart ?
392SK : Abdidi, Salah, il a été isolé pendant une dizaine de jours sans cigarettes. Il a voulu faire le zèle.
393MA : Parce qu’il était jeune lui. Il a voulu faire du zèle, par exemple, ça veut dire quoi ?
394SK : Oui. Des fois il dit : « Moi je ne reconnais personne ici, je veux ça, je fais ça, j’ai pas besoin de vous, je pars direct ». Parce que nous à l’époque, il y avait une certaine… comment on peut dire ça, il y avait une certaine discipline qu’on avait appliquée pour nous-mêmes. L’administration à l’époque avait mis à notre disposition une lettre, écrite au président de la République. C’était une lettre administrative qui était… il suffit de la signer pour avoir la grâce. Vous la signez à midi, à 14 heures vous avez la grâce. Donc on a pris la décision que personne ne devait s’adresser aux gardiens. Celui qui s’adressait aux gardiens, donc il est louche, il a dû signer ou… Donc on avait mis un délégué. C’est pour ça qu’on a désigné un délégué, pour qu’il soit le seul à discuter soit avec le directeur, ou l’administration ou le gardien. Un jour Salah il a voulu faire… Et puis il est revenu à de meilleurs sentiments.
Figure 14. Le recours en grâce de Salah Khalef étudié sans l’accord du détenu


Source : Archives nationales, 19970344/42. 73 PM 61 : Khalef, Sahli, Choudar
395MA : Et quand vous l’isolez ça veut dire quoi ?
396SK : Ça veut dire, il est dans sa cellule, on lui donne rien, il nous parle pas, on lui parle pas, il n’a pas de cigarettes, il sort dans la cour tout seul. Ça pèse.
Écrire un livre en prison : « La grève de la faim. Je l’ai écrit moi-même » [1:24:09]
397MA : Alors, dans la prison est-ce que vous pouvez me raconter un petit peu la naissance de ce livre, publié en février 1962 qui s’appelle tout simplement La Guillotine avec pour auteur, indiqué sur la page, Moussa Lachtar ? Est-ce que vous pouvez me parler de ce livre ?
398SK : Moussa Lachtar, il a recensé toutes les exécutions, toutes les exécutions, c’étaient les avocats, moi aussi j’ai fait sortir un livre, de prison.
399MA : Ah bon ?
400SK : Oui La grève de la faim qui a été édité par les imprimeries Boulanger.
Figure 15. Khalef Salah, La grève de la faim, imprimerie Boulanger, Paris XVIe


Source : archives privées Miriam Khalef
401MA : Vous l’avez ?
402SK : Oui, je crois que j’en ai un. Qui a été aussi sorti de prison, de Montluc. La grève de la faim. Je l’ai écrit moi-même, c’est d’ailleurs écrit « Khalef Salah, La grève de la faim, imprimerie Boulanger, Paris XVIe ».
403MA : Vous l’avez fait sortir par quel avocat ?
404SK : Bendimerad… Je peux pas vous dire, Bendimerad, peut-être maître Berger, il y avait aussi les époux… il y avait La Phuong, il y avait…
405MA : Alors vous avez fait sortir ce livre qui a été publié ?
406SK : Publié, ici avant ma sortie. La grève de la faim moi je l’ai faite à Montluc, pas à Saint-Paul. Il y avait un chapitre où je parlais de Saint-Paul, de l’arrestation, de…. C’est ça qui a un peu…
407MA : Créé la confusion ?
408SK : Parce que je n’étais pas présent lorsque les feuilles sont tapées. Elles étaient plutôt transcrites sur des pages en dactylo, c’est là où il y a eu cette confusion. Mais ce journal il est sorti de Montluc et il a été imprimé je crois à 10 000 exemplaires ou… dont le revenu a été versé au Croissant Rouge algérien à Tunis, à l’époque. Je parlais un petit peu de Saint-Paul, depuis l’arrestation. Pour ce manuscrit, Montluc a été amputé.
409MA : Parce qu’il me semblait que comme vous étiez condamné à mort à Montluc les gardiens étaient un peu plus humains. Il m’avait semblé, non ?
410SK : Oui, oui, oui. Parce que d’abord on était pas nombreux donc il y avait pas de problèmes et puis ils cherchaient pas de problèmes. Mais à Saint-Paul c’était autre chose. Saint-Paul c’étaient des casseurs, c’étaient des casseurs, il vaut mieux ne pas se frotter à eux. Je le dis d’ailleurs.
411MA : Les détenus ? C’est qui les casseurs, les geôliers ?
412SK : Les geôliers, je parle des geôliers. Ici on a pris la partie au lieu de prendre les deux parties Montluc et Saint-Paul, ils ont pris Saint-Paul.
413MA : Est-ce que ça a été réécrit par rapport à ce que vous donniez, parce que Moussa Lachtar il disait que ça avait été vraiment réécrit, et qu’à la fin il reconnaissait pas son texte ?
414SK : Moi aussi.
415MA : Il disait « j’ai donné beaucoup beaucoup de papiers, et quand j’ai vu je me suis dit c’est un journal propagandiste et c’est pas ce que j’avais écrit ».
416SK : C’est à peu près la même idée. Moi je ne reconnais pas ce livre… parce qu’il a été amputé d’une grande partie de Montluc. Montluc je le retrouve pas ici.
417MA : Ça vous a fait quoi alors ? Et vous trouvez qu’il y a des choses un peu trop changées, un peu trop… il y a des choses que vous trouvez, pas fausses mais des choses où ils ont pris des libertés avec votre texte et où vous vous dites ils exagèrent un peu…
418SK : Non non. Le texte quand je l’ai relu, parce que moi ce livre, c’est après l’indépendance, une année après l’indépendance…
419MA : Que vous le découvrez…
420SK : J’ai su aussi qu’il a été imprimé à 10 000 exemplaires dont les revenus ont été versés au Croissant Rouge algérien à Tunis.
421MA : Et quand vous parlez des humiliations constantes, il y avait dans la prison des humiliations constantes ?
422SK : Ah oui, je parlais des gardiens de Saint-Paul. Parce qu’il y en avait tous les jours. C’était une prison pratiquement… Je sais pas comment ils l’ont aménagé, comment qu’ils l’ont... Mais je retrouve à peu près, sur Saint-Paul… Parce qu’il a été amputé d’une très grande partie de Montluc… Montluc ici il n’y en a pas.
423MA : Mais s’ils le publient en 1960. Donc si vous arrivez à Montluc en 1961…
424SK : Il a été publié en 1960 ?
425MA : Non, c’est vous qui m’avez dit tout à l’heure. Il a été publié quand alors ?
426SK : Il a été publié en 1961, 1961, 1961.
427MA : Vous avez fait un poème. C’est vous qui avez écrit le poème ?
428SK : Bien sûr, Lyon la complice.
429MA : Vous êtes un poète. Vous êtes un peu un poète. Ou la poésie c’était presque obligatoire en prison parce que…
430SK : Parce qu’ici, là où ça a frappé tout le monde, c’est lorsque je parlais des platanes, au bord de la grande rue… Vous avez lu ?
431MA : Pourquoi ça a frappé les gens ? « Les platanes avaient surgi comme des candélabres aux abords de la ville avaricieuse que deux fleuves antagonistes ont tissés lentement ».
432SK : Ça c’est Bendimerad il m’a dit « comment tu as trouvé ça ? ».
433MA : C’est vrai qu’il y a des… comme vous dites tout à l’heure, il y a pas des confusions, mais on voit que Montluc apparaît quelque part parce que c’est écrit « Dans la cour de la prison inutile le vieil échafaud n’en finissait pas de verdir ». Mais l’échafaud il était à Montluc.
434SK : Pas à Saint-Paul. Ce sont ceux qui ont remanié plutôt ce livre. Moi je n’ai reconnu que certains paragraphes.
435MA : Vous pensez qu’il y a d’autres qui ont été rajoutés, écrits, improvisés, créés, pris dans d’autres ?
436SK : C’était maître Bessou et sa femme.
437MA : Maître Bessou je le connais. Quel était leur rôle alors ?
438SK : C’étaient mes avocats aussi.
439MA : Eux ils ont un rôle dans ce texte ?
440SK : Je crois qu’ils ont un peu… parce qu’il me l’a dit Bessou : « on a un peu réaménagé ».
Salah et Tassadit. Un couple né en prison [1:31:32]
441MA : Mais donc la cantine, après pour les femmes, comment ça se passe ? Ce qui m’intéresse, c’est comment ça passe de l’autre côté du mur.
442SK : C’est la même administration, le même surveillant-chef de la prison de Montluc et des femmes, puisqu’il y avait une seule porte.
443MA : Et donc vous répartissiez les budgets.
444SK : Non non on ne répartit pas, le même budget. On greffe.
445MA : Si Claudie Duhamel demande ça prend du budget. Si Claudie Duhamel dit on a besoin de cigarettes…
446SK : Elle a pas besoin de nous dire, elle cantine. Le surveillant-chef a notre autorisation pour puiser sur le pécule. Elle nous demande rien du tout.
447MA : Est-ce que, vous m’avez parlé d’une égérie MNA.
448SK : C’était Aïcha.
449MA : Est-ce qu’il y avait une égérie FLN ?
450SK : Non, non. Pour nous, il y avait beaucoup d’agents féminins. C’était, je peux pas vous dire, des dizaines, des vingtaines, des trentaines… Pour nous, toutes les Algériennes étaient des… Mais il n’y avait pas de responsabilités. On leur confiait des missions, on leur confiait des missions c’est tout. Il y avait pas d’égérie comme Aïcha. Aïcha elle donnait des ordres, ramenait des ordres, faisait des réunions. Elle était la responsable. Aïcha c’était la grande dame, la grande dame. La belle figure, la belle fille. Toujours bien habillée. C’était le parfum qui, qui débordait sur la place du Pont, qui sentait mauvais.
451MA : Ah bon ?
452SK : La place du Pont vous savez, c’était à l’époque où il y avait les… comment on appelle ça… Il y avait pas d’égouts, c’étaient des puits qu’on enlevait par la suite.
453MA : Parmi ces Algériennes est-ce qu’il y en a quelques-unes qui vous ont marqué plus que d’autres, j’ai compris qu’il n’y avait pas d’égérie mais est-ce qu’il y en a qui vous ont marqué plus que d’autres, par leur courage ?
454SK : Il y en a une puisqu’elle est devenue ma femme. On est rentrés ensemble, elle a été avec moi on prison, on est rentrés ensemble.
455MA : Qui donc ?
456SK : Rahmouni, Tassadit.
457MA : Tassadit Rahmouni ? Elle était jeune !
458SK : Ah vous connaissez ? C’était ma femme.
459MA : Vous pouvez me raconter comment vous l’avez rencontrée ?
460SK : C’est à Lyon, à Lyon. À l’époque, on lui donnait des petites missions et puis, je sais pas comment, on a eu des sentiments l’un pour l’autre et elle a été en prison avec nous, elle est sortie avant moi. Je crois d’une année, elle a regagné, rejoint Tunis. Elle est rentrée avec l’Armée de libération nationale. Elle était membre de l’ALN.
461MA : Vous l’avez rencontrée avant qu’elle soit arrêtée ?
462SK : Ah bien sûr.
463MA : Elle habitait Lorette ?
464SK : Lorette, voilà.
465MA : Et elle a été arrêtée chez une dame qui s’appelait madame Debirri ?
466SK : Ah je ne sais pas.
467MA : Khédidja ?
468SK : Oui ! Khadidja. Je crois qu’elle était même en prison. Khadidja à Montluc.
469MA : Oui, aussi ! Bien sûr.
470SK : À Montluc.
471MA : Et alors vous l’avez connue, vous lui avez donné des missions à… à Tassadit ?
472SK : Des missions oui, parce qu’il fallait transporter des armes, il fallait changer de lieu les armes, donc on les appelait.
473MA : Parce que, en mars je l’ai rencontré [votre ancien compagnon d’armes, Mohamed Chada], et il m’avait dit « monsieur Salah Khalef, il a connu sa femme en prison ». Moi je savais pas qui c’était votre femme, mais après il m’a dit « il avait divorcé » donc, moi je ne savais pas que vous aviez fait toute votre vie avec madame Tassadit Rahmouni. Est-ce que ça vous dérange de me parler un petit peu de son parcours ? Elle a été en prison.
474SK : Elle a été en prison, elle est sortie de prison, elle a rejoint Tunis. Elle s’est enrôlée dans l’Armée de libération nationale… une année aux frontières. Et elle est rentrée avec l’armée des frontières en 1962. Et elle est venue me retrouver ici à Sétif. Moi je venais à peine de rentrer, il y avait un mois. Elle a demandé des renseignements, on s’est mariés le 5 ou 6 juillet. Deux jours, trois jours après l’indépendance.
Figure 16. Tassadit Rahmouni à Lorette (Loire) avant la prison puis à Tunis après la prison

Source : archives privées Miriam Khalef
475MA : Et vous étiez en prison à Montluc en même temps qu’elle ?
476SK : Bien sûr.
477MA : Et est-ce que ça a été possible de communiquer ?
478SK : Oui, on s’écrivait, puisqu’on cantinait pour les filles. À Montluc, il y avait une cantine, et pour les condamnés à mort nous avions beaucoup d’argent. Beaucoup d’argent, c’est pas comme à Saint-Paul ou… nous on recevait de l’argent de l’ambassade de l’Arabie saoudite, de l’ambassade du Maroc, donc de l’argent… Donc ce qu’on commandait pour nous, le pain, le fromage, je sais pas, les gâteaux… on cantinait pour les filles aussi, elles étaient cinq là-bas. Il y avait deux Européennes, je me souviens, j’ai encore leur nom Nicole je sais pas comment.
479MA : Nicole Cadieu. Brochier, Brochier. Nicole Brochier, Claudie Duhamel.
480SK : Claudie Duhamel ! J’ai ses lettres, on s’écrivait. On s’écrivait.
481MA : En prison ?
482SK : En prison. Elles étaient là ! Il y avait que le mur entre nous.
483MA : Quel mur ?
484SK : Le mur de séparation ! Il y avait les condamnés à mort ici, les filles ici. Montluc était divisé en deux parties, la prison femmes, la prison hommes.
485MA : Et vous vous êtes écrit des lettres en prison ?
486SK : Oui, parce qu’il y avait une seule porte qui s’ouvrait, c’était le surveillant-chef. Quand j’écrivais une lettre, je lui donnais et il ouvrait la porte il la lui donne. Et elle la lui donnait et… on s’est envoyé des lettres, je sais pas, une vingtaine, une trentaine. Parce que eux elles sont restées après l’indépendance, Duhamel.
487MA : Mais, est-ce qu’il ne fallait pas jouer avec la censure ?
488SK : Ah il y avait toujours, moi je vais vous montrer des lettres où il y a censure. Ils lisaient toutes les lettres. Toutes les lettres ! D’abord une lettre qui ne portait pas la mention « censure » ne passait pas. Ou bien elle était raturée dans toutes ses lignes. Toutes ses lignes. Moi j’ai ici des lettres de Costechareire. René Costechareire, c’est un prêtre de prison, il venait souvent me voir à Montluc. Les lettres qui venaient de Tassadit, il y avait leurs noms, elles signaient pour dire de donner le bonjour aux condamnés à mort, il y avait Duhamel, Nicole, Khadidja… elles ont signé la lettre et elles me l’ont envoyée. Donc moi je le disais aux camarades, je disais « voilà les filles vous donnent le bonjour ». Nous on les oubliait pas dans nos commandes pour les cantines, quand on commandait du poulet, on leur envoyait.
489MA : Sur la photo de Montluc vous avez des lunettes dans la cour.
490SK : Voilà. C’étaient des lunettes de fantaisie.
Figure 17. Photographie officielle de Salah Khalef à Montluc

Source : archives privées Miriam Khalef
491MA : Arrêtez… c’est vrai ? (rires)
492SK : On avait beaucoup d’argent.
493MA : Mais qui vient pour vous faire essayer les lunettes ?
494SK : Le comment qu’on appelle ça…
495MA : L’opticien ? Il va pas venir en prison…
496SK : On a demandé une autorisation spéciale, il est venu et il nous a mis le tableau « A, B, C, D, E ». Comme tout le monde voyait, tout le monde avait une vue de 10 sur 10. Il dit : « qu’est-ce que je viens faire ? ». On dit… Faites-leur des… Puisqu’ils ont de l’argent.
497MA : Donc ce sont des lunettes de fantaisie, parce qu’elles sont un peu fumées, ça fait un peu…
498SK : Il y a ceux qui sont un peu fumées, il y a peut-être ceux qui ont 2 dixièmes, 3 dixièmes. Il leur a fait. Tout le reste, c’était simplement pour gaspiller l’argent. On en avait beaucoup, et comme on savait qu’on pouvait être exécuté le matin. Donc…
[1:39:58] Fin de la guerre, sortie de Montluc : « Les crimes de sang étaient expulsés »
499MA : Et alors, quand c’est la fin de la guerre qu’est-ce qui se passe pour vous ? Quand vous êtes libéré de Montluc, vous apprenez que vous êtes libéré, que la guerre est finie, qu’est-ce qu’il se passe ? Vous allez où ?
500SK : Nous d’abord, on nous a transférés de Montluc à Thol, au centre de détention. Parce que c’est là-bas où on a réuni tous les détenus qu’on devait transférer en Algérie ou libérer en France. Comme nous à cette époque-là il y a eu un incident dans le cadre du cessez-le-feu, parce que le GPRA à l’époque avait déclaré qu’elle avait des prisonniers français. Donc le commandement militaire il a dit « il faut nous donner ces prisonniers », alors qu’ils les avaient pas, c’était du bluff. Ils ont gardé les condamnés à mort comme otages, ils nous ont gardés comme otages. Nous, de Thol on nous a amenés par avion directement chez les paras ici, à Blida.
Figure 18. Verso d’un portrait de condamné à mort à Montluc, censuré au camp de Thol

Source : archives privées Miriam Khalef
501MA : Vous êtes restés combien de temps à Thol ?
502SK : À Thol, une vingtaine de jours, puisqu’on est sortis le 19. Moi je n’ai été libéré que vers le 5 juin, deux ou trois mois après le cessez-le-feu.
503MA : Donc vous êtes resté deux mois à Thol.
504SK : Deux mois non, une vingtaine de jours.
505MA : Excusez-moi. Donc une vingtaine de jours, donc là vous n’avez pas eu le temps de vous réorganiser, de retrouver des solidarités.
506SK : Il n’y a pas de solidarité. Tout le monde était prêt au départ. On libérait chaque jour une centaine. Ceux qui devaient être libérés là-bas ils prenaient leur vol, ceux qui étaient emmenés, ils étaient emmenés par car de gendarme directement aux aéroports. Transférés par avion en Algérie et libérés en Algérie. Et nous les condamnés à mort, nous sommes restés, je sais pas, une dizaine, directement par avion à Blida, chez les paras, on est restés chez eux au moins un mois avant qu’on décide de nous libérer.
507MA : Et après c’était fini.
508SK : Après on était libres. On nous a ramenés à la population de Blida.
509MA : Donc vous n’avez pas eu le choix à faire entre je reste en France….
510SK : Ah vous ne pouvez pas. Ceux qu’ils appelaient les crimes de sang ils étaient expulsés.
511MA : Voilà, vous avez été refoulé.
512SK : Tous ceux qui avaient des activités politiques de cette cellule, ou quelques cotisations, ils avaient des familles, c’est surtout pour ceux qui avaient des familles, ils ont été tous libérés. Mais comme nous c’est la population de Blida d’abord qui s’est occupée de nous, qui nous a habillés, ils nous ont fait manger, nous ont donné de l’argent, ils nous ont pris en charge, nous avons été pris par les taxis jusqu’à Sétif, à Sétif aussi nous avons aussi trouvé un comité d’accueil qui nous a donné de l’argent, des vêtements, on a été pris en charge avec Tassadit. Bon à cette époque-là moi j’ai intégré tout de suite la police, j’étais agent de police, inspecteur de police. J’ai pas fait long feu. Je me suis chamaillé avec l’actuel ministre de l’Intérieur et qui à l’époque était préfet de Batna en 1962.
513MA : Donc vous avez pas fait long feu du tout ?
514SK : J’ai fait quelques mois, jusqu’en 1963, une année. J’ai laissé l’habit, je suis sorti. Ensuite, j’ai fait directeur adjoint de l’ONRA, l’Office national des réformes agraires. Et puis j’ai fait directeur du tourisme toujours dans la direction locale, de la wilaya de Sétif. Ensuite qu’est-ce que j’ai fait ? Oui, et puis, j’ai dit je vais reprendre un petit peu mon ancien métier…. J’ai terminé ingénieur en bâtiment, je suis un ingénieur en bâtiment actuellement en retraite. J’ai été directeur de l’habitat et de la construction, à Sétif.
Figure 19. La maison de Salah Khalef en 2022, avant la vente

Source : © Marc André
515MA : À quel moment ?
516SK : Je suis sorti en retraite en 1984. J’ai été ingénieur je crois… j’ai fait un examen professionnel en 1982, titularisé ingénieur, et puis j’ai été ici nommé directeur de l’habitat. En 1984 aussi j’ai jeté l’habit et j’ai ouvert un cabinet d’expertise et d’architecture à Bejaia où je suis resté dix-huit ans, en Kabylie.
Figure 20. Portraits de Salah Khalef et Tassadit Rahmouni après l’indépendance

Source : archives privées Miriam Khalef
517MA : Et Tassadit elle, donc elle a combattu les armes à la main dans l’ALN ?
518SK : Oui.
519MA : Stupéfiant. Elle a gardé des photos de cette… ?
520SK : Oui, elle avait une grande photo qu’on affichait parfois lorsque c’est la journée de la femme. On montrait des filles dans l’ALN. Elle est avec eux. Elle est rentrée avec l’armée de Boumédiène.
521MA : Je vais vous montrer j’ai une photo aussi de l’ALN section femmes. Et vous vous étiez promis un mariage ?
522SK : Non non. C’est l’amitié qui a surgi et puis c’est les sentiments. On a eu cinq enfants, ils sont tous des colonels.
523MA : Ils sont tous dans l’armée ? Tous ? Cinq fils ?
524SK : Trois enfants et deux filles. Les filles se sont mariées, l’une à Jijel, l’autre est à Paris.
525MA : Et Tassadit, elle a travaillé ensuite en Algérie ?
526SK : Non, non non. Elle a jamais travaillé.
527MA : Est-ce qu’elle a eu une action associative ?
528SK : Oui. Elle était souvent avec moi, et puis je crois qu’elle a activé dans la JFLN, la Jeunesse du Front de libération nationale, et je crois qu’elle a activé un petit peu avec l’Union des femmes, l’UNFA à l’époque.
529MA : Elle est décédée à Sétif et enterrée à Sétif. Et est-ce que, comme c’était une combattante pour le FLN, est-ce qu’il y a eu des autorités officielles, est-ce qu’il y a eu une cérémonie ou vous êtes restés dans le cadre de la famille ?
530SK : Vous savez, il y a tellement de combattants. Si à chaque fois… Et puis il en meurt vingt par jours, même pas par accident, par maladie, si les autorités à chaque fois… ils ne travailleraient pas. Donc c’est toujours la famille et l’association des moudjahidines. Il y a toujours un représentant.
531MA : Est-ce que vous avez toujours, jusqu’à aujourd’hui, été FLN de manière inébranlable ?
532SK : Oui. Moi j’ai quarante cartes du FLN, j’ai quarante ans de militantisme. Même jusqu’à aujourd’hui. Il y a eu des partis, moi je suis resté fidèle au FLN. Moi j’ai reçu ici le président. Vous voyez.
[1:48:04] Le témoignage et l’écriture de l’histoire : « Quand on politise on sort de l’histoire. Je veux pas être un acteur. Témoin d’accord, mais acteur non »
533MA : Et vous m’avez parlé au téléphone d’une dame qui est venue pour une conférence il y a pas longtemps.
534SK : Oui. Pas pour une conférence. Elle est venue témoigner pour le 17 octobre.
535MA : Et c’était qui alors cette dame ?
536SK : Je n’ai pas voulu y aller.
537MA : Ah bon pourquoi ?
538SK : Mais je l’ai entendue à la télévision. Elle a témoigné, elle a dit : « je suis de Lyon, j’ai participé à la manifestation ». Ce qu’elle a répété ici et ce que les gens qui ont assisté le matin même sont venus me rapporter et j’ai confirmé effectivement parce que nous étions des condamnés à mort, elles sont venues avec les drapeaux, dans les cellules nous entendions le 17 octobre. Cette manifestation du 17 des femmes algériennes. Je l’ai entendue à la télévision et on est venu me raconter qu’elle a fait ce témoignage que j’ai confirmé. Elle a dit : « nous sommes allées à Fort Montluc devant les condamnés à mort, pour manifester le 17 octobre et apporter notre soutien ». Et effectivement. Elle a dit : « J’étais petite à cet âge-là ».
539MA : Pourquoi vous n’avez pas envie de venir vous ?
540SK : Il y avait des gens que je n’aime pas voir là-bas (rires). C’était un peu des opportunistes. Je savais qu’ils allaient dire des bêtises.
541MA : Ça vous énerve…
542SK : Moi ça me dit rien mais… C’est un peu, je sais pas si ça va vous choquer, le christianisme qui est raconté par des gens qui n’ont jamais vu le Christ.
543MA : Je vois très bien ce que vous voulez dire.
544SK : Moi j’aime pas ça. Surtout quand ils rapportent des choses qui n’ont jamais eu lieu.
545MA : Il y a trop de médiatisation autour de tout ça ?
546SK : Pas de la médiatisation, on essaye de politiser. On essaye de politiser. Et quand on politise on sort de l’histoire. Je sais pas si je m’explique bien, je veux pas être un acteur. Témoin d’accord, mais acteur non. Plusieurs fois on m’a invité à des conférences à l’université. J’y ai été. Je suis un ancien député, un ancien directeur de tourisme. J’ai été dans la police, j’ai été dans la réforme agraire, j’ai été dans l’habitat, je suis ingénieur, j’ai un parcours… Moi je veux jamais me mettre en évidence, pourquoi ? Parce qu’on peut toujours être contredit. Et puis attention, il faut pas oublier que cette affaire de guerre d’Algérie, elle se termine pas. Elle se terminera jamais.
547MA : En Algérie ?
548SK : En Algérie ou en France. On parle de politique. Elle ne finira jamais. Même s’il y a de la bonne volonté. Même si il y a… elle ne se terminera pas, elle ne se terminera pas. Simplement il y a des gens qui écrivent juste. Einaudi, moi je l’ai reçu ici, il vient à chaque 8 mai 1945, c’est lui qui a écrit sur le 17 octobre, c’est lui qui a donné les noms des victimes, c’est lui qui a donné ceux qui ont été jetés, ceux qui ont été pratiquement assassinés. Mais sa voix, elle va où ? Il n’a pas beaucoup d’auditeurs. Des historiens, la masse française croit dur comme fer que l’Algérie était française. Le bien, on peut jamais l’enterrer. Il ressort toujours. Il y a un dicton chez nous qui dit « le mensonge peut courir une année, la vérité le rattrape en une seconde ». Il peut courir une année, la vérité c’est une seconde. Hop, on est là. C’est pour ça que le travail que vous faites, pour moi, c’est un monument. Moi ça fait, hier et aujourd’hui, je commence à prendre conscience qu’on doit vous aider. On doit vous aider, c’est un devoir, c’est un devoir quel que soit ce que ça peut dire comme vérité. Faire des révélations même si elles nous portent préjudice, c’est un devoir, on doit vous aider. Moi personnellement je ferai tout mon possible pour vous ramener tout ce dont les gens que vous vous voulez voir. Dans la mesure du possible bien sûr.
549Moi depuis hier, je remonte l’histoire, de la zone 1, du secteur, de la région, des groupes armés, des Sahli, des attentats. C’est toute la nuit. C’est Tassadit. Khadidja, Duhamel, Nicole, Jouhaud, Aïcha Bahri. Je vous donne une copie de tout ! On n’a rien à cacher. On veut que ce que vous écrivez ça correspond à la réalité.
550MA : Vous avez vu, rien qu’aujourd’hui on a dû passer…, je crois que vous êtes ma plus longue interview…
551(rires)
Notes de bas de page

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