Chapitre 4
La transformation du substantialisme anthropologique à travers la théorie de l’individuation
p. 169-206
Texte intégral
1Dans sa conférence de 1997 consacrée à l’animal, Derrida s’était attaché à montrer qu’au lieu de s’intéresser à la multiplicité hétérogène des vivants en prenant en compte la diversité des modes de reproduction et de comportements, les philosophes de la tradition occidentale s’étaient contentés de s’interroger sur la limite séparant animalité et humanité, afin d’identifier un propre de l’homme permettant de le couper du vital. « Tous les philosophes », soutenait alors Derrida, s’accordent sur la catégorie « de l’Animal au singulier général » (AQDJS, p. 65), ignorant par-là même, pour les plus contemporains, les acquis des savoirs positifs (biologie, éthologie) qui, même s’ils sont parfois étudiés, n’ébranlent jamais les fondements de la conceptualité1. Il n’est pourtant pas certain qu’un tel propos puisse s’appliquer à la théorie de l’individuation de Simondon, publiée trois ans avant De la grammatologie, dans laquelle Simondon fait preuve d’une attention constante aux travaux de biologie, de zoologie, d’éthologie ou de psychologie2, tout en laissant les découvertes positives « transformer » et « renouveler » « les problèmes classiques », comme le remarquait déjà Deleuze en 19663. En effet, dans le texte de Simondon, la catégorie d’Animal elle-même se voit inquiétée et remplacée. Outre que Simondon se méfie explicitement de ce que Derrida décrivait comme l’« animot » (ILFI, p. 294), son texte ne constitue plus un discours général sur une essence de la vie animale opposée à l’humanité. La théorie de l’individuation vitale n’a pas pour fonction de « hiérarchiser » le réel en genres, en espèces et en essences (ibid., p. 304), mais bien de saisir « tout l’éventail des systèmes vitaux » (p. 171) dont l’homme fait intégralement partie. Loin de s’interroger sur un propre de l’homme, en séparant le sujet humain du reste des vivants, Simondon rappelle en effet que l’homme ne peut être qu’abstraitement séparé du vital : l’homme appartient au vital et le vital « comporte » et « comprend » l’homme (p. 289). En ce sens, le texte simondonien ne semble pas commandé par le schéma carnophallogocentriste mis au jour par Derrida : il semble plutôt faire signe vers une transformation de ce schéma, dans la mesure où les réflexions de Simondon s’apparentent bien à une étude de la multiplicité et de l’hétérogénéité des vivants prenant en compte la diversité des modes de reproduction et de comportements (et non à une interrogation sur l’Animal en général) et à un dépassement de la logique du propre de l’homme et de l’opposition entre animalité et humanité, sans pour autant revendiquer une quelconque continuité, mais en mettant en œuvre une nouvelle logique de la limite qui lui permet de repenser les questions de l’intériorité ou de la spiritualité (sans les opposer à la vie). La théorie de l’individuation vitale et de l’individuation psychique et collective ouvre ainsi la voie vers une conception « différantielle » de la vie et du vivant et vers une conception non oppositionnelle de la « limite » entre humanité et animalité, qui conduit elle-même à réenvisager le rôle des objets techniques dans le fonctionnement de la mémoire psychique, dans la transmission de la mémoire collective et dans la transindividualité.
Une réinterprétation du vivant : la vie comme individuation perpétuée
Repenser les rapports entre matière et vie : l’individuation vitale comme différance de l’individuation physique ?
2Concernant la réinterprétation de la question du vivant, tout d’abord, la théorie de l’individuation, qui suppose de passer d’une logique substantielle et classificatoire à une pensée transductive, implique de repenser les rapports entre la matière (inorganique) et la vie (organique) hors du « bisubstantialisme » afin de comprendre la vie comme un processus d’individuation, c’est-à-dire, non plus à travers une essence, mais comme une différance : un développement progressif de structures et de fonctions, caractérisé par sa métastabilité et son inachèvement, à travers lequel l’organisme diffère le retour à l’équilibre stable de la mort, en ouvrant des dimensions chronologiques (temporisation) et topologiques (espacement) irréductibles à l’espace et au temps physique.
3En effet, il ne s’agit plus pour Simondon de s’interroger sur une essence de la vie animale qui permettrait de distinguer la vie de la matière ou le vivant de l’inerte : il s’agit au contraire de décrire « un enchaînement depuis la réalité physique jusqu’aux formes biologiques supérieures, sans établir de distinction de classes et de genres » (p. 158). Pour Simondon, il ne peut être question de déterminer une essence de la vie permettant de caractériser le domaine du vivant, car :
Il y a bien un domaine de la connaissance du physique et un domaine de la connaissance du vivant ; mais il n’y a pas de la même façon un domaine réel du physique et un domaine réel du vivant, séparés par une certaine frontière également réelle ; c’est selon les structures et les fonctions que le physique et le vital sont distincts, sans être séparés selon le réel substantiel. (ILFI, p. 313)
4La séparation abstraite entre la matière et la vie est issue d’un postulat problématique selon lequel « la nature inerte ne peut receler une organisation élevée » : cette « dévaluation de la matière inerte », qui lui dénie toute forme d’organisation, conduit soit au vitalisme, qui explique l’organisation par une essence ou un principe vital, soit au matérialisme, qui suppose une « réduction du complexe au simple » en montrant « que le supérieur peut sortir de l’inférieur » (p. 159 et p. 158). Simondon propose de dépasser ce double écueil, à travers une théorie qui reconnaisse l’organisation inhérente à la matière inerte et qui soit susceptible d’éclairer les rapports entre ce qu’on nomme la matière vivante (ou la matière organique) et la matière inerte (ou inorganique). Selon l’hypothèse de Simondon, la matière non vivante est déjà organisée et l’organisation s’apparente à « une sorte de vie statique intermédiaire entre la réalité inorganique et la vie fonctionnelle proprement dite », dans laquelle l’individu produit des effets sur d’autres individus, mais ne produit pas des individus semblables à lui et ne se régénère pas (p. 202). Selon une telle hypothèse, il est impossible de penser l’apparition du vivant à partir d’une synthèse ou d’un assemblage d’individus physiques, mais il faut au contraire « supposer qu’une unité individuelle physique se transforme en un groupe biologique, et que c’est en quelque manière la suspension du développement de l’être physique, et son analyse […] qui fait apparaître le vivant » (p. 158). Autrement dit, la vie n’apparaît pas après la réalité physique et au-dessus d’elle, elle n’est pas non plus causée ou produite par la réalité physique – Simondon distingue clairement sa position du réductionnisme physicaliste (p. 309-314) – mais elle s’insère plutôt en elle pour la ralentir, la dilater, la différer et la différencier à travers le développement de nouvelles structures et de nouvelles fonctions.
5Le vivant n’apparaît donc « pas après la réalité physique et au-dessus d’elle », mais bien en elle : l’individuation vitale a pour effet de « néoténiser » l’individuation physique, « de différer, de retarder la réalité physique en dilatant la phase initiale de sa constitution ». Elle constitue ainsi un « ralentissement amplificateur » de l’individuation physique, à partir d’une réalité « pré-physique » et « pré-vitale » qui « n’a pas explicité et développé toutes les étapes possibles de l’opération dans le système physique d’individuation » de sorte qu’« il reste dans le réel physique individué une disponibilité pour une individuation vitale » (p. 310-314). L’individuation vitale correspond à « des conditions plus précises et plus complexes de tension et de métastabilité initiale, capables de “néoténiser” l’individuation physique » (p. 314). La matière et la vie ne sont donc pas des « bases substantielles », mais « deux vitesses d’évolution du réel », « deux vitesses d’individuation d’une même réalité prévitale et préphyisque » (p. 313) : « l’individuation physique est la résolution d’un premier problème en cours, et l’individuation vitale s’insère en elle, à la suite du surgissement d’une nouvelle problématique » (p. 310), la dilatant et l’inachevant.
La vie comme « individuation perpétuée » : résolution de problèmes et métastabilité
6Contrairement à l’individu physique, qui s’individue « de façon seulement instantanée, quantique, brusque et définitive », et qui constitue alors une « structure spatiale immobile et inévolutive » (une réalité substantielle), l’individu vivant est une « individuation continuée » une « individuation perpétuée », une « activité d’individuation permanente », en constante métastabilité, et qui ne cessera qu’à la mort de l’individu : l’individu vivant n’est pas seulement résultat d’individuation comme le cristal ou la molécule, mais théâtre (à la fois milieu et agent) d’individuation, qui se perpétue à travers une série de structurations successives, qui le maintiennent en relation avec le milieu (p. 233 et p. 213). En ce sens, l’individu constitue moins une réalité substantielle qu’une « réalité transductive » : un équilibre dynamique, jamais individualisé, se transformant lui-même à mesure qu’il « résout » « les problèmes du milieu qui l’entoure » (p. 257). La vie doit donc être pensée comme une « naissance perpétuée », réinvention constante de la relation transductive entre individu et milieu à travers l’apparition de nouvelles structures et de nouvelles fonctions : « vivre est perpétuer une permanente naissance relative », soutient Simondon (p. 282)4.
L’état d’un vivant est comme un problème à résoudre dont l’individu devient la solution à travers des montages successifs de structures et de fonctions. […] Le développement pourrait alors apparaître comme les inventions successives de fonctions et de structures qui résolvent, étapes par étapes, la problématique interne portée comme un message par l’individu. Ces inventions successives, ou individuations partielles que l’on pourrait nommer étapes d’amplification, contiennent des significations qui font que chaque étape de l’être se présente comme la solution des états antérieurs. (ILFI, p. 204)
7Des fonctions comme la perception ou l’action devront ainsi être comprises comme des résolutions de problème, comme des manières, pour l’individu vivant, de résoudre les tensions avec le milieu, en « systématisant » des « potentiels incompatibles », en se restructurant et en se refonctionnalisant, au sein d’une nouvelle axiomatique qui permet d’instituer un équilibre métastable dans la relation avec le milieu (p. 204).
8Simondon décrit ainsi la perception tri-dimensionnelle comme une opération amplifiante qui permet d’intégrer dans une nouvelle dimension les deux images disparates respectivement formées sur les rétines gauche et droite, qui demeuraient incompatibles et non superposables dans l’axiomatique de la bidimensionnalité, mais qui trouvent une cohérence dans le monde tridimensionnel (p. 207). La découverte perceptive apparaît ainsi comme une incorporation ou une intégration de deux éléments disparates « dans un ensemble plus riche et plus vaste possédant une dimension nouvelle » (p. 210) : elle permet de coordonner les sensations et d’unifier « la pluralité des orientations tropistiques », instaurant ainsi un nouvel équilibre métastable dans la relation entre individu et milieu (p. 254-255). Tel est aussi le cas de l’action, qui ne résout plus l’incompatibilité ou la disparation entre les images rétiniennes ou entre les sensations ou tropismes, mais entre les différents mondes perceptifs qui ne coïncident pas entre eux. Avant l’action, l’individu est « pris entre plusieurs mondes, entre plusieurs ordres » qu’il s’agit d’intégrer dans une axiomatique nouvelle : « monde selon la recherche de nourriture », « monde selon l’évitement des prédateurs », « monde selon la sexualité », etc. L’action constitue la « solution des problèmes de cohérence mutuelle des univers perceptifs » : elle « vient donner une signification aux disparations qui se manifestent entre les univers résultant des individuations perceptives », elle « fait apparaître une unité structurale et fonctionnelle dans cette pluralité conflictuelle » (p. 210-211). Si ces divers mondes perceptifs n’étaient pas intégrés à travers l’action dans un univers unifié que Simondon appelle le milieu, le vivant ne pourrait pas agir dans ce qui ne constituerait alors pas un milieu. La « notion même de milieu est trompeuse : il n’y a de milieu que pour un être vivant qui arrive à intégrer en unité d’action les mondes perceptifs », découvrant ainsi une dimension nouvelle à travers son action (p. 211).
9Les « conduites perceptives, actives, adaptatives, sont des aspects de l’opération fondamentale et perpétuée d’individuation qui constitue la vie », et la vie constitue donc une succession d’« individuations partielles », qui sont autant de résolutions d’incompatibilités conduisant à une nouvelle organisation métastable entre l’individu et le milieu (p. 213) :
Selon une telle conception, pour penser le vivant, il faut penser la vie comme une suite transductive d’opérations d’individuation, ou encore comme un enchaînement de résolutions successives, chaque résolution antérieure pouvant être reprise et réincorporée dans les résolutions ultérieures.5
10La genèse d’un individu n’est donc plus à comprendre comme la réalisation d’une essence ou comme le déroulement continu d’un certain nombre de caractères préalablement contenus dans une notion individuelle complète, mais comme une constante résolution de problèmes ou d’incompatibilités qui « rend les tensions compatibles mais ne les relâche pas », les tensions constituant autant de potentiels pour des individuations futures (p. 204 et p. 207) :
L’axiomatique vitale se complique et s’enrichit à travers l’évolution : l’évolution n’est pas à proprement parler un perfectionnement mais une intégration, le maintien d’une métastabilité qui repose de plus en plus sur elle-même, accumulant des potentiels, assemblant structures et fonctions. […] L’individu en effet, comme être limité, soumis au hic et nunc et à la précarité de sa condition isolée, exprime le fait qu’il reste quelque chose d’insoluble dans la problématique vitale ; c’est parce que la vie est résolution de problèmes qu’il reste quelque chose de résiduel, une scorie qui ne prend pas signification, un reste après toutes les opérations d’individuation. (Ibid., p. 213)
11Sans ce « reste » qui demeure après les opérations d’individuation, la poursuite de l’individuation vitale deviendrait impossible : cela signifierait qu’il n’existe plus aucune incompatibilité, plus aucun problème à résoudre, plus aucun potentiel de transformation, que toutes les évolutions possibles auraient été effectuées, que le système vivant aurait atteint la stabilité et que l’activité vitale devrait donc cesser. En effet, selon Simondon, « seule la mort serait la résolution de toutes les tensions » (p. 204) :
l’équilibre stable, celui qui est réalisé quand tous les potentiels sont actualisés dans un système, est précisément ce qui suppose qu’aucune incompatibilité n’existe, que le système est parfaitement unifié parce que toutes les transformations possibles se sont réalisées. Le système de l’équilibre stable est celui qui a atteint le plus haut degré d’homogénéité possible. Il ne peut en aucune mesure expliquer l’action, car il est le système dans lequel aucune transformation n’est possible puisque tous les potentiels sont épuisés : il est système mort.6
12Dans une telle perspective, l’activité vitale est donc moins à comprendre comme une recherche de stabilité que comme une permanente résolution métastable de problèmes, qui ne cesse de retarder ou de différer la stabilité, même si, au fur et à mesure de sa vie, la capacité de renouvellement de l’organisme s’amoindrit.
L’individuation vitale comme différance de la mort et la chrono-topologie du vivant
13En effet, tout en la différant, l’individu vivant se rapproche inéluctablement de la stabilité finale : bien que les individuations partielles qui constituent le développement vital n’épuisent pas tous les potentiels, au cours des opérations successives d’individuation, l’individu « s’appesantit », se « charge d’un indéterminé inutilisable, d’un indéterminé en équilibre stable […] qui est dépourvu de potentiels et ne peut plus être la base de nouvelles individuations » : « l’individu gagne peu à peu des éléments d’équilibre stable qui le chargent et l’empêchent d’aller vers de nouvelles individuations » (p. 214-215). C’est dire qu’en s’individuant progressivement, « l’individu perd peu à peu sa plasticité » : à mesure qu’il s’éloigne de sa naissance, « il se structure de plus en plus en lui-même et tend ainsi à répéter ses conduites antérieures », les structures irréversiblement acquises qui lui servent d’instruments pour résoudre les difficultés à venir constituent aussi des « obstacles pour accéder à des types nouveaux de problèmes et de situations », « tout progrès fait par l’individu, toute structuration acquise, est une chance de mort » (p. 233-234). Tout se passe en fait comme si « le capital de potentiels primitifs allait en diminuant, et l’inertie de l’être en augmentant » : « le vieillissement » correspond à une « moindre capacité de renouvellement », au dépôt progressif d’une « pure charge inerte », sans tension, qui augmente l’entropie de l’individu vivant et le conduit peu à peu vers la dissolution finale (p. 214-215). Simondon précise que ce « processus d’amortissement contemporain de chaque opération vitale » est « essentiel à l’activité d’individuation » :
En ce sens, le fait que l’individu n’est pas éternel paraît ne pas devoir être considéré comme accidentel ; la vie dans son ensemble peut être considérée comme une série transductive ; la mort comme événement final n’est que la consommation d’un processus d’amortissement qui est contemporain de chaque opération vitale en tant qu’opération d’individuation ; toute opération d’individuation dépose de la mort dans l’être individué, qui se charge ainsi progressivement de quelque chose qu’il ne peut éliminer ; cet amortissement est différent de la dégradation des organes : il est essentiel à l’activité d’individuation. (Ibid., p. 215)
14Si « toute opération d’individuation dépose de la mort dans l’être individué », c’est que la vie comprise comme individuation n’est pas une vie opposable à la mort, mais bien une vie qui ne peut exister qu’à condition d’être aussi une mort immanente et essentielle à l’organisme vivant, inscrite dans l’individuation vitale elle-même, et non plus seulement extérieure et accidentelle7. Simondon distingue ainsi deux sens de la mort : une mort « adverse », externe, accidentelle, celle qui arrive à l’individu depuis l’extériorité du monde et rompt son équilibre métastable et précaire, et une mort « passive », interne, essentielle, « qui ne provient pas de l’affrontement au monde, mais de la convergence des transformations internes », qui se dépose progressivement dans l’individu vivant au cours de son individuation (ILFI, p. 213-214). L’individuation vitale ne peut donc repousser ou différer l’équilibre de la mort qu’à condition de s’en rapprocher : le système vivant ne peut s’individuer qu’à condition de s’entropiser. C’est sans doute en raison de cette mort nécessairement à l’œuvre dans le processus d’individuation vitale lui-même que Simondon refuse d’opposer instinct de vie et instinct de mort, mais invite plutôt à considérer l’instinct de mort comme une « limite dynamique » de l’exercice de l’instinct de vie, et non comme « un autre instinct » (ILFI, p. 171). L’instinct de mort n’est donc pas opposable à l’instinct de vie, sans pour autant s’identifier à lui : il semble bien que chez Simondon, le rapport entre la vie et la mort doive être compris comme une altérité ou comme une différance échappant à la logique de l’opposition ou de l’identité. En ce sens, il semble possible de décrire l’individuation vitale comme une « différance » de la mort, à travers le maintien d’un équilibre métastable par l’individu vivant qui remet à plus tard la stabilité tout en s’en rapprochant.
15Contrairement à Heidegger qui se demandait si les animaux pouvaient mourir ou s’ils avaient le temps, et qui tendait à refuser toute temporalisation au vivant, Simondon semble ainsi reconnaître toutes formes de vie comme une différance de la mort et insister sur la temporalité du vivant, allant même jusqu’à définir la « transduction vitale » comme une « série temporelle » et « l’identité de l’être vivant » par sa « temporalité » :
Le type fondamental de transduction vitale est la série temporelle, à la fois intégratrice et différenciatrice ; l’identité de l’être vivant est faite de sa temporalité. (ILFI, p. 163)
Il n’y a d’être individué vivant et psychique que dans la mesure où il assume le temps. Vivre comme être individué est exercer mémoire et anticipation. (Ibid., p. 281)
16Simondon explique en effet que l’individu vivant constitue une relation transductive entre mémoire et anticipation (entre rétention et protention), donc entre son passé et son avenir, qui correspondent respectivement aux milieux interne et externe de l’organisme : « ce qui a été produit par individuation dans le passé fait partie du contenu de l’espace intérieur », alors que « le milieu d’extériorité » correspond à l’avenir (le passé se condense dans le milieu intérieur, alors que le milieu extérieur présente ce qui vient). L’individu vivant n’est donc jamais présent à proprement parler, il n’est pas un état stable mais une relation métastable à la fois entre passé et avenir et entre intériorité et extériorité. Le présent n’est rien d’autre que la « métastabilité du rapport entre intérieur et extérieur, passé et avenir », l’opération d’individuation transductive à travers laquelle se co-constituent passé intérieur et avenir extérieur (p. 226-227). À travers l’opération d’individuation, c’est-à-dire l’activité relationnelle transductive entre intérieur et extérieur ou entre passé et avenir, le vivant constitue une spatio-temporalité excédant la « forme physique du temps » et la « structure de l’espace euclidien » :
cette fonction d’individuation est spatio-temporelle ; il faudrait définir en plus d’une topologie du vivant, une chronologie du vivant associée à cette topologie, aussi élémentaire qu’elle et aussi différente de la forme physique du temps que la topologie est différente de la structure de l’espace euclidien. De même que, en topologie, les distances n’existent pas, de même, en chronologie, il n’y a pas de quantité de temps. […] Alors que l’espace euclidien et le temps physique ne peuvent coïncider, les schèmes de chronologie et de topologie s’appliquent l’un sur l’autre ; ils ne sont pas distincts et forment la dimensionnalité première du vivant : tout caractère topologique a un corrélatif chronologique, et inversement. […] Topologie et chronologie ne sont pas des formes a priori de la sensibilité, mais la dimensionnalité même du vivant s’individuant.8
17L’espace du vivant n’est pas un espace euclidien car il est un espace se temporisant (une structure devenant), de même que le temps du vivant n’est pas un temps physique, car il est un temps se spatialisant (un devenir se structurant). Contrairement à l’espace et au temps physique, chronologie et topologie coïncident dans le vivant, la structure devient et le devenir se structure, selon une « convertibilité mutuelle » entre espace et temps :
l’individu est ce qui apporte un système selon le temps et l’espace, avec une convertibilité mutuelle de l’ordre selon l’espace (la structure) et de l’ordre selon le temps (le devenir, la tendance, le développement et le vieillissement ; en un mot, la fonction). (Ibid., p. 257)
18À travers la co-constitution d’un milieu intérieur et d’un milieu extérieur (espacement) et d’un passé et d’un avenir (temporisation), l’individu constitue donc un « système selon le temps et l’espace », une dimensionnalité « spatio-temporelle » ou « chrono-topologique » qui précède l’opposition entre l’espace et le temps (physiques). C’est pourquoi Simondon soutient qu’il « faudrait un mot pour désigner cette dimensionnalité d’abord unique et qui plus tard se dédouble en dimensionnalité temporelle et dimensionnalité spatiale séparées » (p. 227). Le terme de « différance » semblerait pouvoir être utilisé, puisque la « dimensionnalité » alors évoquée par Simondon correspond bien à un double processus de temporisation et d’espacement (devenir temps de l’espace et devenir espace du temps, devenir de la structure et structuration du devenir, avenir devenant passé et extérieur devenant intérieur) qui précède la distinction du temps et de l’espace, de l’intérieur et de l’extérieur ou du passé et de l’avenir comme leur condition de possibilité9.
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19La théorie de l’individuation de Simondon implique donc une réinterprétation radicale de la question du vivant, non plus en termes d’essence mais en termes d’individuation. La pensée transductive refuse la séparation bi-substantialiste entre un domaine réel de la matière et un domaine réel du vivant et dépasse ainsi le double écueil de l’essentialisme ou du vitalisme d’une part (qui s’interroge sur une essence de la vie ou sur un principe vital distinguant l’organique de l’inorganique) et du réductionnisme ou du matérialisme d’autre part (qui tente de faire sortir le « supérieur » – la vie, de l’« inférieur » – la matière). Si le vivant excède toute description ou traduction en terme physico-chimique comme toute explication matérialiste, ce n’est pas en raison d’un principe ou d’un élan vital, mais plutôt car la vie constitue un nouveau régime d’individuation qui s’insère dans le processus d’individuation physique, en le ralentissant, en le différenciant, en le complexifiant, et surtout, en l’« inachevant ». Car contrairement à l’individuation physique, l’individuation vitale ne se produit pas de manière instantanée, définitive et brusque, laissant derrière elle une dualité de l’individu et du milieu : l’individuation vitale est une individuation perpétuée, au cours de laquelle l’individu et le milieu ne cessent de co-évoluer.
20C’est dire que l’individu vivant n’est pas seulement résultat de l’opération d’individuation, mais agent et théâtre de cette opération : il ne cesse de résoudre les problèmes posés par la rencontre avec le milieu, en inventant de nouvelles structures et de nouvelles fonctions, au cours d’une relation transductive entre intérieur et extérieur (espacement) et entre passé et avenir (temporisation), à travers laquelle s’ouvre une dimensionnalité chronologique et topologique qui précède toute distinction entre l’espace et le temps physiques. À travers cette relation transductive entre passé (intérieur) et avenir (extérieur), qui semble correspondre au double mouvement de rétention et de protention que Derrida décrivait sous le nom de « différance », l’individu diffère l’atteinte de l’équilibre stable qui correspond à la mort, tout en accumulant en lui une « mort passive » amoindrissant ses capacités de renouvellement : il ne peut s’individuer vitalement qu’en mourant progressivement. La différance que constitue l’individuation vitale correspond donc à une différance de la mort, à travers un double processus de temporisation et d’espacement, qui « déborde » les « possibilités de la conscience intentionnelle » (DG, p. 121) et oblige à reconnaître une temporalité du vivant avant l’« être-pour-la-mort » de l’ex-sistant.
Par-delà nature et culture : de l’individuation vitale à l’individuation psychique et collective
Le dépassement de l’opposition entre animalité et humanité et du « dualisme somatopsychique »
21Au sein de ce processus d’individuation vitale, Simondon propose de resituer ce qui a traditionnellement été pensé sous les noms de conscience, d’esprit ou d’humanité. Pour Simondon en effet, l’homme ne doit pas être séparé du vital ni pensé indépendamment de lui. Il n’y a pas un genre humain et un genre animal (ou vital), séparés comme deux domaines indépendants : « il y a le vital entier, comprenant l’Homme », « le vital est le vital comportant l’homme, non le vital sans l’homme ; c’est le vital jusqu’à l’Homme » (ILFI, p. 289). L’erreur de l’anthropologie, selon Simondon, consiste précisément à séparer l’homme du vital, puis à s’interroger sur son essence (ibid., p. 289). Que celle-ci soit ensuite déterminée comme âme, raison, société, histoire, etc., n’a aucune importance, puisque dès le départ, l’interrogation repose sur une pensée par « classification », fondée sur le schéma hylémorphique, cherchant à connaître les êtres « par genre commun et différences spécifiques » (p. 304). Or, c’est précisément ce type de pensée que Simondon cherche à dépasser.
22Au lieu de hiérarchiser ou d’opposer des genres, Simondon invite à s’interroger sur les relations des organismes à leurs milieux et à distinguer des types de conduites : « il ne s’agit pas d’opposer l’animal à l’homme, mais de situer la fréquence des conduites de type biologique ou psychique » (II, p. 63-64). Dans son cours intitulé Imagination et invention et rédigé sept ans après la thèse sur l’individuation, Simondon distingue en effet des conduites de type biologique et des conduites de type psychique, qui correspondent à différents types de relations que les organismes peuvent entretenir avec leurs milieux, mais qui ne recoupent nullement l’opposition entre animalité et humanité dans la mesure où elles peuvent se retrouver chez différentes espèces, à différentes fréquences et à différents degrés. Les conduites de types biologiques correspondent à « la relation au milieu qui s’effectue selon les catégories de valence et de signification », à la première prise d’information que le vivant doit effectuer pour s’adapter au milieu. Lorsque le milieu « n’est pas encore organisé, reconnu, classé », « n’importe quoi peut apparaître n’importe où et n’importe quand », le vivant conserve « un état d’alerte et de vigilance » et mobilise différents schèmes instinctifs de comportements, en fonction de ses catégories vitales (attaque, défense, prédation, reproduction, etc.) et des types de situation (reconnaissance d’un ennemi, d’une proie, d’un partenaire sexuel, etc.) : « dans ce monde nouveau et inorganisé, il vit selon un régime biologique de perceptions, s’attendant à trouver des ennemis ou des proies, ou encore des partenaires, mais il ne voit pas les choses comme des objets permettant des conduites intelligentes » (ibid.). Une fois effectué le « dégrossissage préalable selon les catégories primitives », le milieu devient territoire et « le champ est libre pour l’activité psychique, car il n’y a plus de doute sur la classe de l’objet » :
Dans le territoire, c’est-à-dire dans un monde où il n’y a plus de nouveauté selon les catégories vitales de l’attaque, de la défense, etc., l’être vivant peut déployer une activité proprement psychique, c’est-à-dire postérieure à l’identification de l’objet après ce premier dégrossissage qu’est le classement selon les catégories vitales. (II, p. 63-64)
23Plus l’activité d’organisation primitive du milieu prend de place, moins l’activité psychique n’a de chance de se développer, et comme la première dépend du développement du système nerveux et des capacités perceptives de l’organisme, cela explique que les vivants disposant d’un système nerveux et de capacités perceptives plus développées (de plus fortes « possibilités de concentration plurisensorielle de l’information ») organisent plus facilement le milieu (qui devient ainsi territoire) et ont donc plus de chance de développer des fonctions psychiques. Mais la différence est de degré ou de fréquence plutôt que de nature et il demeure impossible, pour Simondon, d’opposer un animal accaparé par ses instincts ou ses sensations à un homme capable de se représenter des objets dans des perceptions :
Par rapport à l’homme qui perçoit, l’animal paraît perpétuellement sentir sans pouvoir s’élever au niveau de la représentation de l’objet séparée du contact avec l’objet. Pourtant, en l’animal aussi existe une relative opposition entre les conduites instinctives (qui tirent leur direction, leur orientation, de montages déjà donnés) et les conduites de réaction organisée, montrant la mise en œuvre d’une présence au monde définie, avec possibilité de conflit. (ILFI, p. 265)
24Ce que Heidegger décrivait comme un accès à « l’étant comme tel » n’est donc pas réservé à l’homme ou au Dasein (par opposition à l’animal « accaparé » par ses instincts) : l’accès à l’étant comme tel ou à l’objet apparaît comme le résultat d’une nouvelle relation du vivant au milieu, qui émerge chez certains vivants (dont l’homme) une fois le milieu vitalement organisé et stabilisé, une fois un « territoire » constitué, une fois le champ libéré pour « voir les choses comme des objets ». Même si l’activité psychique est plus fréquente au sein de l’espèce humaine que dans d’autres espèces, elle n’a donc rien d’un « propre » de l’homme. Les groupes humains peuvent d’ailleurs très bien « régresser » à une conduite biologique dans des cas de situations nouvelles et imprévues (II, p. 66)10, et, à l’inverse, une conduite de type psychique peut très bien voir le jour chez d’autres vivants, dotés des systèmes nerveux et des capacités perceptives suffisantes pour organiser vitalement leur milieu. Il est donc tout à fait possible que les caractères traditionnellement associés auxdits groupes humains puissent se retrouver à un certain coefficient dans lesdits groupes animaux :
Rien ne prouve d’ailleurs que les groupes humains soient les seuls à posséder les caractères que nous définissons ici : il se peut que les groupes animaux comportent un certain coefficient qui correspond à ce que nous recherchons comme base de spiritualité dans les groupes humains, de manière plus fugitive, moins stable, moins permanente. (ILFI, p. 293)
25C’est la raison pour laquelle Simondon en vient à problématiser la notion d’« animalité », qu’il ne mobilise jamais dans sa thèse, car elle s’apparente pour lui à une fiction humaine problématique :
Nous ne prenons pas ici, dans cette opposition des groupes humains aux groupes animaux, les animaux comme étant véritablement ce qu’ils sont, mais comme répondant, fictivement peut-être, à ce qu’est pour l’homme la notion d’animalité, c’est-à-dire d’un être qui a avec la nature des relations régies par les caractères de l’espèce. (Ibid., p. 294)
26Selon Simondon en effet, l’« opposition entre l’animal et l’homme […] n’est pas fondée », dans la mesure où elle correspond à un « dualisme substantialiste » qui oppose corps et âme ou vie corporelle et vie spirituelle : « l’opposition entre l’animal et l’homme, érigée en principe dualiste, trouve ses origines dans la même opposition somato-psychique » que la théorie de l’individuation a pour but de dépasser (p. 265).
Il ne faudrait peut-être pas dire qu’il y a une vie biologique, ou purement corporelle, et une autre vie, qui serait la vie spirituelle par opposition à la première. Le dualisme substantialiste doit être mis en dehors d’une théorie de l’individuation. (p. 245)
27La « réduction bisubstantialiste » qui confère une individualité à l’âme et au corps doit être dépassée car elle provient d’une erreur logique, qui consiste à essayer de reconstituer l’individu vivant (conçu comme une substance unifiée) à partir de deux substances distinctes (la substance matérielle du corps et la substance spirituelle de l’âme), alors même que l’individu vivant n’est pas une substance (mais un processus en relation avec le milieu) et que c’est seulement à partir de son individuation que l’âme et le corps (qui ne sont pas non plus des substances matérielles ou spirituelles) ont pu être pensées de manière dissociée. Une interrogation portant sur les interactions entre âme et corps n’a aucun sens selon Simondon, puisque de telles substances n’existent jamais à l’état pur : seule l’unité « somatopsychique » ou « psychosomatique » que constitue l’être vivant existe concrètement (p. 264). L’âme et le corps ne sont que des cas limites abstraits à partir du processus d’individuation que constitue l’individu vivant, qui est toujours « psychosomatique » et qui se dédouble ou se répartit partiellement en domaine psychique (schématisations) et en domaine somatique (spécialisations) au cours de son « individualisation » (p. 245) :
L’être individué n’a pas au début une âme et un corps : il se construit comme tel en s’individualisant, en se dédoublant étape par étape. Il n’y a pas à proprement parler une individuation psychique, mais une individualisation du vivant qui donne naissance au somatique et au psychique ; cette individualisation du vivant se traduit dans le domaine somatique par la spécialisation et dans le domaine psychique par la schématisation correspondant à cette spécialisation somatique ; chaque schème psychique correspond à une spécialisation somatique […] chaque individuation retentit dans le vivant en le dédoublant partiellement, de manière à produire un couple formé d’un schème psychique et d’une spécialisation somatique. (Ibid., p. 261)
28Dans le cadre de la théorie de l’individuation, il ne s’agit donc plus de s’interroger a posteriori sur la relation entre les deux termes individués que l’âme et le corps sont supposés constituer, mais de s’intéresser au processus d’individualisation à travers lequel l’individu vivant (« unité psychosomatique homogène ») devient une « unité fonctionnelle et relationnelle » reliant des fonctions psychiques à des fonctions somatiques, qui correspond à une nouvelle structuration au sein du vivant lui-même (p. 261). Le fait même de parler d’âme et de corps (plutôt que de fonctions somatiques ou psychiques) pourrait déjà sembler problématique, puisque cela revient à « substantialiser les deux termes après les avoir séparés », à « matérialiser le corps » ou à « spiritualiser la conscience », ce qui conduit à poser de faux problèmes, comme celui de comprendre comment une âme informe un corps ou comment le psychisme a émergé dans la vie, alors même qu’il s’agit de décrire le processus à travers lequel un individu vivant se « psychicalise » et se « somatise » selon différents degrés ou coefficients (p. 263). En effet, comme l’écrit Simondon, les niveaux d’individualisation varient non seulement selon les espèces, mais aussi dans chaque espèce, selon les moments de l’existence de chaque être :
Le même être peut en effet exister à des niveaux différents : l’embryon n’est pas individualisé au même titre que l’être adulte ; par ailleurs, dans des espèces assez voisines, on peut trouver des conduites qui correspondent à une vie plus individualisée ou moins individualisée selon les espèces, sans que ces différences paraissent nécessairement liées à une supériorité ou à une infériorité de l’organisation vitale. (p. 157)
29Le dépassement du « dualisme somato-psychique » (au fondement de la tradition cartésienne) va donc de pair avec le dépassement de l’opposition entre animalité et humanité : à partir du moment où l’on ne s’intéresse plus aux rapports entre un corps et une âme déjà constitués, mais à la structuration du vivant psychosomatique en fonctions somatiques et en fonctions psychiques, l’âme, l’esprit ou la conscience ne pourront plus être considérés comme les propriétés spécifiques d’un étant donné. Il s’agira plutôt de s’intéresser aux différents types de conduites (biologiques et psychiques) qui sont autant de relations possibles des vivants à leurs milieux, présentes à différents degrés, différentes fréquences, différents coefficients. Bien qu’il se méfie des notions d’« âme » ou d’« esprit », qui tendent à devenir des notions « mythiques » une fois substantialisées et opposées à la corporéité, Simondon soutient que l’homme se pense avec raison comme un « être spirituel » et n’entend pas nier l’existence de la spiritualité (p. 293) : il considère au contraire que « la spiritualité existe, et qu’elle est indépendante des structures métaphysiques et théologiques » (p. 245). C’est précisément une telle « spiritualité » que la théorie de l’individuation psychique et collective aura pour fonction de penser, par-delà le dualisme somatopsychique et l’opposition entre animalité et humanité.
De l’individuation vitale à l’individuation psychique et collective : de la subjectivité à la transindividualité
30La théorie de l’individuation transforme donc en profondeur la manière de concevoir les rapports entre la vie et le psychisme ou la vie biologique et la vie spirituelle puisqu’elle implique de ne plus envisager ces rapports comme des rapports de matière à forme ou de substance à substance, mais comme des rapports « d’individuation à individuation » : le processus d’individuation psychique s’inscrit dans le processus d’individuation vitale en provoquant sa « dilatation » et son « expansion ». De même que l’individuation vitale permettait de « néoténiser l’individuation physique » en la « ralentissant » et en la « dilatant » (en l’inachevant), de même, « le psychique intervient comme un ralentissement de l’individuation du vivant, une amplification néoténique de l’état premier de cette genèse » : « l’appel à la vie psychique est comme un ralentissement du vivant qui le conserve en état métastable et tendu, riche en potentiels » (p. 165-166). L’individuation psychique constitue donc à la fois une interruption et une prolongation de l’individuation vitale : un second processus d’individuation s’insère dans un premier processus d’individuation qui se trouvait lui-même dans un état tendu, problématique et métastable. L’individuation psychique constitue « une nouvelle individuation qui se superpose à l’ancienne et la déborde » (p. 295), répondant ainsi à une nouvelle problématique, que l’opération d’individuation vitale ne suffit plus à résoudre : le psychisme apparaît « lorsque l’être vivant n’a plus en lui-même assez d’être pour résoudre les problèmes qui lui sont posés » :
Si l’être vivant pouvait être entièrement apaisé et satisfait en lui-même, dans ce qu’il est en tant qu’individu individué, à l’intérieur de ses limites somatiques et par la relation au milieu, il n’y aurait pas d’appel au psychisme ; mais c’est lorsque la vie, au lieu de pouvoir recouvrir et résoudre en unité la dualité de la perception et de l’action, devient parallèle à un ensemble composé par la perception et l’action, que le vivant se problématise. (Ibid., p. 165)
31Nous avions vu que l’individuation vitale se caractérisait par les fonctions perceptives et actives, qui avaient réciproquement pour rôle de résoudre les incompatibilités entre sensations ou tropismes d’une part (à travers l’unification de l’objet dans la perception) et entre univers perceptifs d’autre part (à travers l’unification du milieu dans l’action). L’unité entre les fonctions perceptives et actives était alors assurée par l’affectivité qui avait « une valeur régulatrice » dans le processus d’individuation vitale : l’affectivité intervient comme « pouvoir de résolution » des tensions entre perception et action, « elle surmonte les autres fonctions et assure cette permanente individuation qui est la vie même » (p. 165). Néanmoins, lorsque l’affectivité ne parvient plus à jouer ce rôle régulateur, la « structure triadique des fonctions perceptives, actives et affectives n’est plus utilisable » : l’affectivité, au lieu de résoudre la tension entre perception et action, laisse irrésolue cette dualité et devient elle-même un nouveau problème à résoudre pour le vivant. Deux nouvelles problématiques (perceptivo-active et affectivo-émotive) envahissent alors le vivant, qui vont l’obliger à « entrer dans le psychique » en développant de nouvelles normes, de nouvelles structures et de nouvelles fonctions (p. 165). L’entrée dans le psychique a lieu « quand le vivant ne se concrétise pas complètement », quand il conserve une « dualité interne » entre perception et action, qui engendre une « inquiétude dans la sécurité vitale », une « insuffisance » de l’équilibre biologique, qui nécessite donc la mise en œuvre d’une nouvelle opération d’individuation psychique, qui viendra se « surimposer » à la vie biologique sans la nier ni la détruire (p. 165).
32Si ce sont bien des « motivations purement vitales » qui sont à la base de la vie psychique, il faut remarquer que, de même que la vie n’était pas causée ou produite par la réalité physique, de même, les motivations vitales n’existent ici qu’« à titre de problèmes et non de forces déterminantes ou directrices ; elles n’exercent donc pas un déterminisme constructif sur la vie psychique qu’elles appellent à exister ; elles la provoquent mais ne la conditionnent pas positivement ». Les « motivations purement vitales » qui provoquent l’appel au psychisme déterminent d’autant moins la vie psychique que l’individu vivant à lui seul ne peut pas s’individuer psychiquement : le second processus d’individuation psychique suppose que les individus vivants se relient collectivement. Simondon soutient en effet que la dualité entre les problématiques perceptivo-actives et affectivo-émotives ne peut pas trouver de solution à l’intérieur de l’être vivant proprement dit. Pour que la résolution de ces deux problématiques ait lieu (à travers un processus d’individuation psychique), il faut que l’individu vivant entre en relation avec d’autres individus vivants et dépasse ainsi ses limites comme être individué, par l’intermédiaire de la « charge de réalité préindividuelle » qui lui est associée (p. 165). En effet, si l’individu vivant était entièrement individué, s’il ne disposait pas d’une charge de réalité non encore individuée et disponible pour des individuations futures, il ne pourrait pas entrer dans un second processus d’individuation en se reliant aux autres individus vivants, puisqu’il n’aurait plus rien à individuer. Cette part de réalité préindividuelle correspond à ce que Simondon décrit comme une « subconscience affective », qu’il prend soin de distinguer de l’inconscient freudien, dans la mesure où cette subconscience n’est pas une réalité individuée (p. 242-243) : elle n’est pas « découpée » comme les individus, elle n’a pas de limites comparables à celles de chaque individu séparé, elle correspond au contraire à une part non encore individuée de l’individu, à « une sorte de fond non-structuré à partir duquel une nouvelle individuation peut se produire » et qui « rattache chaque être psychique aux autres êtres psychiques » (p. 166).
33La vie psychique n’est donc pas à comprendre comme un « réarrangement supérieur des fonctions vitales (qui continuent à exister sous elle et avec elle) », mais comme « une nouvelle plongée dans la réalité préindividuelle », « un recours à une nouvelle charge de réalité préindividuelle capable d’apporter à l’être une réalité nouvelle », la mise en communication « intersubjective » des subconsciences affectivo-émotives, qui permet de surmonter la disparation entre la problématique perceptivo-active et la problématique affectivo-émotionnelle (p. 165-166). Lors de cette seconde opération d’individuation, qui est donc toujours trans-individuelle, s’opère une double résolution : la résolution de la problématique affectivo-émotive dans l’émotion (qui donne son unité au sujet) et la résolution de la problématique perceptivo-active dans l’action (qui donne son unité au monde). Une complémentarité ou une réciprocité entre action et émotion s’institue à travers l’individuation psychique et collective, qui permet au sujet clivé (entre perception et affectivité) de résoudre la tension entre ces deux problématiques et de coïncider avec lui-même en s’individuant dans le collectif (p. 248). À travers le processus d’individuation psychique et collective se constitue donc une résolution de la tension entre problématiques perceptivo-active et problématiques affectivo-émotive, que l’individuation vitale laissait irrésolue ou en suspens. Cette résolution en effet ne peut avoir lieu dans la simple relation de l’individu vivant à son milieu, puisqu’elle suppose un second processus d’individuation durant lequel les individus se relient transindividuellement, par l’intermédiaire des subconsciences préindividuelles.
34Dès lors, ce n’est pas à proprement parler l’individu qui s’individue psychiquement, mais le « sujet complet » « qui comporte en lui, en plus de la réalité individuée, un aspect inindividué, pré-individuel » à travers lequel il peut se rattacher à d’autres sujets et devenir « théâtre et agent » d’une seconde individuation (p. 301). Selon Simondon, le sujet est donc « une réalité plus complexe » que l’individu, il est « plus qu’individu » : il est l’ensemble formé par l’individu individué et par une autre phase préindividuelle d’être qui s’individue dans le collectif. L’entrée dans le processus d’individuation psychique et collective suppose donc que l’individu s’individue une seconde fois non plus seulement comme individu membre d’une espèce biologique ou d’une société fonctionnelle, mais comme sujet psychique participant à la transindividualité d’un groupe collectif (p. 293). Simondon distingue en effet la société de la transindividualité, comme il distingue le groupe social ou groupe d’action du groupe d’intériorité (p. 167). Le « groupe d’action » ou « groupe social » constitue une association fonctionnelle d’individus réunis selon leurs fonctions complémentaires pour exploiter la nature : il exprime la manière dont les vivants existent en société, en se complétant les uns les autres dans une unité fonctionnelle supérieure, à travers la division du travail. Dans le cas de nombreuses espèces, comme celles des abeilles et des fourmis, mais aussi chez la plupart des mammifères, la vie groupée est nécessaire, mais le groupe constitue alors un groupe d’action ou groupe fonctionnel, une « organisation spécialisante » des individus selon leurs « fonctions pratiques » (p. 294), qui « ne nécessite pas de nouvelle individuation dans les individus entre lesquels il s’institue » (p. 167). Simondon soutient néanmoins qu’« au-dessus de ces relations biologiques, biologico-sociales, et interindividuelles, existe un autre niveau que l’on pourrait nommer niveau du transindividuel : c’est celui qui correspond aux groupes d’intériorité, à une véritable individuation de groupe ». Le groupe d’intériorité ne se limite pas à la « différenciation fonctionnelle » des individus, mais « fait communiquer les individus par les significations : ce sont les relations d’information qui sont primordiales, non les relations de solidarité, de différenciation fonctionnelle » (p. 294).
35Contrairement aux relations interindividuelles (qui caractérisent le groupe social et dans lesquelles les « réalités individuées rest[e]nt au même niveau d’individuation et cherch[e]nt dans les autres individus une image de leur propre existence »), les relations transindividuelles (qui caractérisent le groupe d’intériorité), supposent « la capacité de l’être individué de se désindividuer provisoirement pour participer à une individuation plus vaste » (p. 273) : il faut que chacun des sujets se mette en question, se désindividue provisoirement, afin de pouvoir participer à une individuation nouvelle en individuant les charges de réalité préindividuelle. Contrairement à la relation interindividuelle qui donne lieu à une somme d’individus individués ou à un agglomérat d’individus déjà constitués, la relation transindividuelle donne lieu à un nouveau processus d’individuation constituant un groupe collectif et une « personnalité de groupe », qui suppose la « superposition » ou le « recouvrement » des personnalités individuelles à travers le partage de significations (p. 294 et p. 289-290). Autrement dit, ce n’est ni le groupe qui apporte une personnalité toute faite à l’être individuel, ni « l’individu qui, avec une personnalité déjà constituée, s’approche d’autres individus ayant la même personnalité que lui pour constituer avec eux un groupe », mais il y a co-individuation des individus et du groupe. Simondon compare l’individuation du groupe à une « syncristallisation », processus au cours duquel les individus s’individuent mutuellement à mesure que s’individue le groupe : « l’individuation qui donne naissance au groupe est aussi une individuation des individus groupés » (p. 290). L’individuation psychique « aboutit [ainsi] à un ordre de réalité transindividuelle » (p. 166).
Repenser la spiritualité : signification, transindividualité, survie
36La théorie de l’individuation psychique et collective invite en effet à considérer l’individualité psychologique non pas comme une substance ou une intériorité, mais comme un « domaine de transductivité », c’est-à-dire, comme une relation processuelle entre intériorité (individuation psychique) et extériorité (individuation collective) :
Ainsi l’individualité psychologique apparaît comme étant ce qui s’élabore en élaborant la transindividualité ; cette élaboration repose sur deux dialectiques connexes, l’une qui intériorise l’extérieur, l’autre qui extériorise l’intérieur. L’individualité psychologique est donc un domaine de transductivité ; elle n’est pas une substance. (Ibid., p. 274)
37Ainsi, « le psychisme n’est ni pure intériorité ni pure extériorité, mais permanente différenciation et intégration, selon un régime de causalité et de finalité associées » que Simondon nomme « transduction » et à travers lequel intérieur et extérieur se constituent réciproquement (p. 242). Le psychisme constitue cette « liaison entre la relation de l’individu à lui-même et la liaison de l’individu au monde » : le sujet se relie à lui-même (il s’intériorise à travers l’émotion) à mesure qu’il se relie au collectif (il s’extériorise à travers l’action). Émotion et action constituent une « même réalité que nous saisissons abstraitement à ses deux termes extrêmes » : « l’émotion se prolonge dans le monde sous forme d’action comme l’action se prolonge dans le sujet sous forme d’émotion » (l’émotion constitue le sens de l’action dans le sujet, là où inversement, l’émotion est toujours déjà une action implicite tournée vers le collectif) (p. 248). Cette transduction entre intériorité et extériorité correspond aux deux « versants » de la spiritualité : celui de l’action, qui « exprime la spiritualité en tant qu’elle sort du sujet et s’institue en éternité objective, en monument plus durable que l’airain, en langage, institution, art, œuvre » et celui de l’émotion, qui exprime « la spiritualité en tant qu’elle pénètre le sujet, reflue en lui et l’emplit dans l’instant, le rendant symbolique par rapport à lui-même, réciproque par rapport à lui-même, se comprenant lui-même par référence à ce qui l’envahit » (p. 249).
38En effet, dans la mesure où il participe au collectif, l’individu se sent « envahi » : il sent qu’il se déborde lui-même, qu’il « existe comme supérieur à lui-même », il « ne se sent pas limité comme individu à une réalité qui ne serait que lui-même », il « a conscience […] d’être lié à une réalité qui est en sus de lui-même comme être individué ». Mais comme il assimile réalité et réalité individuée, il ne reconnaît pas dans cette réalité sa relation au transindividuel : au contraire, il substantialise cette réalité et par une « réduction mythologique », il en fait « un daimon, un génie, une âme » (donc une réalité individuée immanente à l’individu, « un second individu qui double le premier, le surveille et peut le contraindre, lui survivre comme individu ») ou « un individu spirituel extérieur à l’individu » (donc là encore, une réalité individuée mais transcendant l’individu). Les figures d’une âme substantielle ou d’un Dieu immortel apparaissent alors comme « différentes manières de traduire pour la conscience et la conduite » la relation au transindividuel, en l’« individualisant » sous la forme de l’immanence ou de la transcendance (p. 295-296). Or, selon Simondon, « on ne peut parler ni d’immanence ni de transcendance de la spiritualité par rapport à l’individu, car la véritable relation est celle de l’individuel au transindividuel » (p. 296) : la spiritualité est « la signification de la relation de l’être individué au collectif » (p. 246). Dès lors, les notions traditionnelles d’âme ou d’esprit doivent être « révisée[s] » : la première « paraît impliquer l’idée d’une substantialité de l’individu psychologique » (p. 274) et la seconde « conduit à la substantialisation de l’esprit » (p. 293). Cela ne revient pas pour autant à nier l’existence d’une réalité spirituelle, puisque selon Simondon,
au-delà de toute notion de substantialité de l’âme, et au-delà également de la notion d’inexistence de toute réalité spirituelle, il y a possibilité de définir une réalité transindividuelle. (Ibid., p. 274)
39Outre qu’il reconnaît que « la spiritualité existe, et qu’elle est indépendante des structures métaphysiques et théologiques » (p. 245), Simondon va même jusqu’à repenser la question métaphysique de la survie de l’âme ou de l’immortalité. Simondon reconnaît évidemment qu’en tant qu’individu vivant ou biologique, l’individu disparaît inéluctablement (l’équilibre stable de la mort ne peut qu’être différé ou remis à plus tard à travers le vieillissement). Néanmoins, le second processus d’individuation psychique et collective ne s’effectue pas seulement dans l’organisme et sa relation au milieu, il s’opère aussi à travers les relations de l’individu avec les autres individus, à travers l’individuation des subconsciences affectivo-émotives dans le groupe transindividuel ou collectif (p. 216). En s’« incorporant » au collectif, l’individu « se prolonge latéralement et supérieurement » et dépasse « sa fermeture individuelle », le hic et nunc de son existence actuelle (p. 216 et p. 247). Dès lors, il peut continuer « à exister et à être actif » en dépit de sa mort biologique, à travers ses relations, sous forme d’« individu négatif » ou de « trou d’individualité » :
Lorsque l’individu disparaît, il ne s’anéantit que relativement à son intériorité ; mais pour qu’il s’anéantisse objectivement, il faudrait supposer que le milieu s’anéantit lui aussi. Comme absence par rapport au milieu, l’individu continue à exister et même à être actif. L’individu en mourant devient un anti-individu, il change de signe, mais se perpétue dans l’être sous forme d’absence encore individuelle ; le monde est fait des individus actuellement vivants, qui sont réels, et aussi des « trous d’individualités », véritables individus négatifs composés d’un noyau d’affectivité et d’émotivité, et qui existent comme symboles. (Ibid., p. 244)
40Il se peut donc que « quelque chose de l’individu soit éternel et se réincorpore au monde par rapport auquel il était individu », à partir du moment où il subsiste des êtres « individués actuellement vivants » susceptibles de « réactualiser cette absence active, semence de conscience et d’action » et de perpétuer son « activité inachevée ». Les individus vivants ont ainsi pour charge de « maintenir dans l’être les individus morts qui existent comme absence, comme symboles dont les vivants sont réciproques » (p. 244-245). À travers cette réactualisation par les descendants, « tout acte humain accompli au niveau de la transindividualité [se voit] doué d’un pouvoir de propagation indéfini qui lui confère une immortalité virtuelle » (p. 275).
41La question de « la survie de l’âme ne se présente [donc] plus [ici] avec les caractères que la querelle entre matérialisme et spiritualisme lui ont donnés » : ce n’est ni l’individu biologique (la « substance corps » ou la « matière active ») qui survit (puisque la mort advient inéluctablement avec le processus d’individuation vitale) ni son « âme » ou son « esprit » (la « substance sujet » ou « conscience ») au sens de son « individualité psychologique » (puisqu’il s’agit là de notions mythiques que Simondon a déconstruites), mais les « significations transindividuelles », auxquelles le second processus d’individuation a donné naissance et qui peuvent être maintenues dans l’être par les vivants après la disparition des morts :
l’individu meurt en tant qu’individu, et la participation au collectif ne peut le sauver de cette mort, conséquence de la première individuation. La seconde individuation, celle du collectif et du spirituel, donne naissance à des significations transindividuelles qui ne meurent pas avec les individus à travers lesquelles elles se sont constituées […]. La seule chance pour l’individu, ou plutôt pour le sujet, de se survivre en quelque façon est de devenir signification, de faire que quelque chose de lui devienne signification. (Ibid., p. 302-303)
42L’erreur des théories métaphysiques consiste donc à penser le « caractère “personnel” de la survie de l’individualité psychologique » (p. 275) au lieu d’en saisir le caractère transindividuel et de voir que « ce n’est guère pourtant que comme information que l’être sujet peut se survivre, dans le collectif généralisé » (p. 303). Ce qui survit, soutient Simondon, ce n’est « plus l’individu, et c’est à peine le sujet » : « c’est la charge de nature associée au sujet [et] devenue signification intégrée dans le collectif ». En s’individuant collectivement, le sujet infuse « quelque chose de lui-même (qui n’est pas l’individualité) à une réalité plus stable que lui [le collectif transindividuel] » (p. 303) : « l’individu se traduit, se convertit en signification, se perpétue en information, […] attendant les individus successifs qui construisent leur maturité et réassument les signes d’information laissés devant eux par leurs devanciers » (p. 216). S’il y a une vie spirituelle, celle-ci n’a donc pas lieu dans un « monde psychologique » indépendant qui subsisterait de lui-même, mais au cours de l’individuation psychique et collective des « individus actuellement vivants » qui réactualisent les significations transindividuelles laissées par les disparus à travers les « témoignages » et les « monuments » (p. 272).
43En effet, pour pouvoir être ainsi réactualisées ou maintenues en vie, ces significations doivent d’abord avoir été déposées dans des « œuvres » et des « ouvrages d’esprit », qui donnent à leurs auteurs une « impression d’éternité » (p. 246). Dans le cours sur Imagination et invention (rédigé par Simondon deux ans après la soutenance de sa thèse), Simondon insiste sur le rôle des « objets créés » qui, à travers leur « intense capacité de propagation » (II, p. 13), confèrent aux significations une « universalité et une éternité virtuelles », une « possibilité permanente de réincorporations à des œuvres ou à des créations ultérieures » (ibid., p. 164 et p. 178). Simondon explique alors que l’objet créé est porteur d’une « signification latente » (p. 14) qu’il transporte avec lui et à partir de laquelle il pourra être compris « loin du temps et du lieu de sa création », dans un espace-temps « plus vaste que les conditions de [son] invention ». L’objet ou l’œuvre sont ainsi dotés d’un « caractère d’universalité et d’intemporalité », ils dilatent les effets des actes (toujours locaux et éphémères) dans l’espace et dans le temps, leur ouvrent « l’ampleur du monde » et la « carrière de l’avenir » et permettent à leurs créateurs d’exister « une seconde fois en renaissant dans un univers significatif » (p. 164, p. 180, p. 182).
44Mais cette renaissance spirituelle n’a rien d’une vie éternelle : elle demeure « vacillante et précaire » car elle est « à la charge des vivants » et car même « les ouvrages d’esprits vieillissent » (ILFI, p. 246). Les objets créés « entrent en obsolescence et deviennent des souvenirs larvaires, fantômes du passé qui s’amenuisent avec les vestiges des civilisations disparues » (II, p. 14) : ce n’est donc « que par illusion, ou plutôt par demi-vision que la vie spirituelle donne l’unique épreuve de l’éternité de l’être » (ILFI, p. 246). Si le collectif constitue « la seule et définitive métastabilité […] parce qu’elle se perpétue sans vieillir à travers des individuations successives » (ibid., p. 217), la transindividualité des significations n’est pas l’immortalité de l’âme ni l’éternité divine : « nous sommes fragiles et transitoires », « le monument plus durable que le bronze suit la couronne de lauriers dans le dessèchement universel » (p. 246).
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45Si la théorie de l’individuation semble transgresser le schéma carnophallogocentriste identifié par Derrida dans la tradition occidentale, c’est donc d’abord qu’elle implique une nouvelle logique de la limite, permettant de passer au-delà de l’opposition « bisubstantialiste » entre animalité et humanité, elle-même fondée sur le « dualisme somatopsychique » caractéristique de la philosophie cartésienne. En effet, il ne s’agit plus pour Simondon de déterminer des propriétés animales ou humaines ou de s’interroger sur les interactions entre des supposées « substances » psychiques et somatiques, mais de décrire les conditions dans lesquelles un premier processus d’individuation vitale se voit ralenti, dilaté, différé par un second processus d’individuation psychique et collective, au cours duquel les individus se relient par l’intermédiaire de leurs subconsciences affectivo-émotives (préindividuelles) dont l’individuation conduit à la découverte de significations (transindividuelles). Ce qui avait traditionnellement été déterminé comme « subjectivité » n’est donc plus opposé à la vie : loin d’être neutralisée, la dimension vitale du sujet est pleinement assumée, puisque c’est bien au sein du vivant que les fonctions somatiques et psychiques ont pu se dissocier et à travers la rencontre entre des vivants qu’émotion et action ont pu se compatibiliser. Néanmoins, il n’est plus certain, à ce stade, qu’il soit possible de simplement parler de « subjectivité » : si Simondon conserve la notion de sujet, il précise bien que celle-ci doit être transformée, et comprise en dehors des schèmes de la substance, de l’intériorité, de la stabilité et de l’identité qui l’ont traditionnellement caractérisée. Car le sujet qui s’individue collectivement n’est pas un sujet substantiel et intérieur, il se constitue à travers un double processus d’intériorisation de l’extériorité (dans l’émotion) et d’extériorisation de l’intériorité (dans l’action) : il serait plutôt à penser sous le schème d’une relation transductive entre intériorité (psychique) et extériorité (collective). De ce fait même, il n’est pas identique ni transparent à lui-même : il n’est pas seul en lui-même, il se déborde lui-même car il est intrinsèquement lié à une réalité transindividuelle qui dépasse son être individué. Lieu de passage entre préindividualité et transindividualité, le sujet décrit par Simondon n’a donc plus rien à voir avec le sujet de la tradition : il n’est plus un individu, mais une relation.
46Pour autant, rompre avec les dualismes ou les bisubstantialismes ne conduit nullement à retomber dans une perspective moniste ou réductionniste ou à nier l’existence de la spiritualité : bien au contraire, il s’agit de penser la vie spirituelle comme la réactualisation, par les individus vivants, des significations transindividuelles déposées par leurs devanciers dans les supports, les objets et les monuments. En infusant quelque chose d’eux-mêmes dans le collectif, les sujets peuvent ainsi dépasser le hic et nunc de leur existence actuelle et survivre à leur mort biologique – à condition que les vivants acceptent la « charge de maintenir dans l’être les individus morts », de perpétuer, « à travers les individuations successives », leur « activité inachevée ». Dès lors, « chaque instant, au lieu d’être enseveli dans le passé, est l’origine d’un écho qui se multiplie et se nuance en se diversifiant ». Si Simondon se méfie des notions (substantialistes) d’âme ou d’esprit, sa théorie de l’individuation fait néanmoins droit aux fantômes et aux revenants. Elle semble ainsi répondre aux exigences ouvertes par la déconstruction derridienne du carnophallogocentrisme, dans la mesure où elle permet de dépasser la métaphysique de la subjectivité sans pour autant tomber dans le naturalisme ou le biologisme. S’il s’agit bien d’abandonner la logique oppositionnelle et les propriétés essentielles, il ne s’agit pas pour autant d’affirmer une continuité entre animalité et humanité ou d’ignorer la spiritualité, mais de décrire la différance de l’individuation vitale par l’individuation psychique et collective et de penser la transindividualité.
Le rôle des objets-images dans l’individuation psychique et collective
Le rôle des objets-images dans la vie culturelle des groupes
47Outre que le texte de Simondon semble ébranler l’axiomatique de la « tradition subjectale » que Derrida avait identifiée, il est frappant de constater que le dépassement de la logique du propre de l’homme le conduit à s’intéresser au rôle des objets « techniques, prothétiques ou esthétiques » dans la transmission de la mémoire collective et dans la formation de la mémoire psychique, de même que, chez Derrida, ce dépassement avait conduit à réenvisager les liens entre ipséité et prothéticité et à poser les questions de l’héritage et de la spectralité. Si la question des objets techniques demeure en grande partie absente de la première partie de la thèse sur l’individuation, dans le cours consacré à l’imagination et à l’invention et rédigé deux ans plus tard, Simondon accorde un rôle fondamental à ce qu’il appelle alors les « objets-images » dans le processus d’individuation psychique et collective : non seulement il souligne le rôle de ces objets dans la constitution de l’univers transindividuel de la culture, mais il interroge aussi leur fonction dans la vie psychique des sujets, ce qui le conduit à réenvisager leur « statut intermédiaire » par-delà les perspectives ontologiques et phénoménologiques.
48Par le terme d’objets-images, Simondon désigne « presque tous les objets produits par l’homme » et qui « sont porteurs de significations latentes, non pas seulement cognitives, mais aussi conatives et affectivo-émotives » (II, p. 13) : il peut s’agir des objets esthétiques comme les œuvres d’art (monuments, statues, dessins), des objets prothétiques comme les vêtements ou les accessoires, des objets techniques comme les outils et les machines, mais aussi des tournures de langage ou des proverbes (images verbales). Tous ces objets ont en commun de matérialiser des images essentielles à la vie collective et transmises de génération en génération, assurant ainsi le lien entre « souvenir » et « invention », « mémoire » et « anticipation », passé et avenir des groupes humains. Les objets-images jouent le rôle d’« intermédiaires entre leur passé et leur avenir », à la fois « véhicules d’expérience et de savoir » et « modes définis d’attentes » (ibid., p. 15-16 et p. 18). Ils constituent à la fois des résultats (d’une activité passée) et des germes (d’activités futures), qui non seulement « expriment les faits sociaux et économiques » mais qui « imprègnent [aussi] les civilisations et les chargent de leur force », au point qu’elles « déterminent partiellement le devenir social » (p. 13).
49Simondon explique en effet qu’à travers les échanges et les activités des groupes, les objets-images « se multiplient, se propagent et se reproduisent » : les sujets psychiques découvrent leurs significations, les réassument, les déploient, les « réinstallent dans le devenir » ou les « réincorporent au monde » à travers de nouvelles inventions. C’est ce qui conduit Simondon à comparer les objets-images à des « quasi-organismes » ou des « germes » se développant dans les sujets, se propageant, se reproduisant et se diversifiant « à travers les échanges et l’activité des groupes » (p. 13-14). C’est le caractère « détachable » et « transmissible » des objets-images qui leur confère ce pouvoir de propagation : leur « détachabilité » permet aux objets d’« exister et d’avoir un sens de manière indépendante » des vivants qui les ont produits, d’être utilisés, compris, interprétés et réinventés « loin du temps et du lieu de [leur] création » (p. 164)11. Ils deviennent ainsi les « support[s] d’une relation de participation cumulative » qui est au principe de la culture : « la création d’objet permet le progrès, qui est un tissu d’inventions prenant appui les unes sur les autres, les plus récentes englobant les précédentes », « il n’y a pas de progrès assuré tant que la culture d’une part, et la production d’objets, d’autre part, restent indépendantes l’une de l’autre » (II, p. 164).
50Selon Simondon, les limites des cultures animales résident justement dans leur incapacité à produire des objets susceptibles de se détacher de leurs producteurs, de se maintenir dans l’espace et dans le temps, et d’avoir un sens pour d’autres vivants :
Sans vouloir nier la possibilité théorique ou l’existence actuelle de cultures dans certaines espèces animales, on peut noter que la principale limite de ces cultures réside dans la pauvreté des moyens de transmission successive, faute d’un objet constitué comme détachable des êtres vivants qui l’ont produit, mais pourtant interprétable par d’autres êtres vivants qui le réutilisent en prenant pour point de départ le résultat de l’effort terminal de leurs prédécesseurs. (II, p. 164)
51On comprend alors pourquoi Simondon affirmait dans la thèse sur l’individuation que les groupes animaux pouvaient comporter un certain « coefficient de spiritualité », mais de manière « plus fugitive », « moins permanente » et « moins stable » que les groupes humains (ILFI, p. 294) : à lire ces passages de Imagination et invention, ce caractère fugitif et instable de la « spiritualité » ou de la « culture » semble dû à l’impossibilité pour les significations de se « stabiliser » dans des objets détachables et d’être réactualisées par d’autres vivants. Il semble donc que ce soient les objets-images (objets techniques, prothétiques ou esthétiques), à la fois détachables et susceptibles de se transmettre de génération en génération (contrairement au nid qui s’efface avec le groupe qui l’a produit) qui permettent au sujet d’infuser quelque chose de lui-même à une « réalité plus stable » que lui et qui donnent sa « métastabilité » au collectif (ILFI, p. 302 et p. 217), grâce à la réactualisation des significations matérialisées dans les œuvres et les monuments (ibid., p. 272). Selon Simondon, la vie culturelle, spirituelle ou transindividuelle suppose donc un « pouvoir de création d’objets », qui donne aux survivants la possibilité de (re)venir hanter leurs descendants par l’intermédiaire des ouvrages d’esprit et des objets-images, et d’ouvrir ainsi à leurs actes la « carrière de l’avenir et l’ampleur du monde » (II, p. 182).
Le rôle des objets-images dans la vie psychique des sujets
52Simondon soutient en effet que les images ont un « pouvoir fantomatique » : une fois déposées dans les objets, elles envahissent les sujets qui les intériorisent, telles des « apparitions » qui peuvent « se surimposer au monde de la représentation objective et de la situation actuelle ». Simondon remarque en effet que loin d’obéir à la volonté du sujet, loin d’être gouvernées ou produites par l’activité de la pensée, les images viennent plutôt « envahir » ou « habiter » les sujets. Elles apparaissent comme des « parasites » « habitant à certains moments le sujet, le quittant à d’autres », comme si elles constituaient des « organismes secondaires au sein de l’être pensant », dotées d’une certaine « indépendance » et d’une certaine « opacité », des « intrus » venant « déranger l’ordre d’une maison où [ils ne sont] pas invité[s] », et non pas les productions propres à ce sujet, limpides et maîtrisées (ibid., p. 7-9). Simondon cherche ainsi à rompre avec « la description des images en termes de subjectivité » qui s’est imposée selon lui à partir du xviie siècle et qui ne fait pas droit à la « charge d’extériorité et de relative indépendance des images » (ibid.). Il s’agit plutôt de penser la manière dont les images « matérialisées » dans les objets sont « idéalisées », au cours d’un processus circulaire qui va « du réel objectif au mental » et « du mental au réel objectif » : « déposée dans la mode, l’art, les monuments, les objets techniques, l’image devient source de perceptions complexes éveillant mouvements, représentations cognitives, affections et émotions » (p. 13).
53En s’inspirant des études psychologiques et psychanalytiques (et en particulier des travaux de Mélanie Klein), Simondon s’intéresse aux « effets affectivo-émotifs » ou à la résonance psychique des images concrétisées ou objectivées dans le monde, et notamment au processus d’« introjection » qui désigne l’« incorporation imaginaire » d’un élément du monde extérieur (aimé ou haï) dans le moi ou le surmoi du sujet : c’est ainsi que la psychanalyse explique l’introduction des premières images dans le psychisme, issues de l’entourage proche de l’enfant et qui serviront ensuite de modèles déterminants pour les choix et les réactions ultérieures du sujet (p. 96). Mais si les études psychanalytiques et psychologiques (et même éthologiques) se focalisent traditionnellement sur les relations entre le sujet et ses parents ou les autres personnes (ou les autres vivants) de son entourage, Simondon insiste sur le fait que le processus d’intériorisation des images concerne aussi bien les objets du milieu environnant et qu’« il existe aussi une relation primitive aux objets » :
Éthologie et psychanalyse ont mis l’accent sur les phénomènes d’apprentissage irréversibles relevant de la relation primitive aux parents et aux autres êtres vivants. L’autre catégorie, celle des objets, a été analysée avec beaucoup moins d’attention ; souvent, elle n’a été envisagée qu’à travers le rattachement symbolique à la première. Mais on peut se demander s’il ne s’agit pas là d’une vision quelque peu anthropocentrique des différentes situations. (II, p. 97)
54Comme le fera Donald Winnicott cinq ans plus tard12, Simondon reproche donc à la psychanalyse de privilégier la relation entre sujets, au dépend de la relation du sujet aux objets du milieu environnant, alors même qu’« il est assez probable que les premières expériences ne comportent pas de différenciation accentuée ente les images d’êtres vivants (parents, congénères) et les objets » (II, p. 97). D’où l’intérêt porté par Simondon aux travaux de Maria Montessori qui « a compris l’importance du rapport direct entre l’enfant et les objets » et à partir desquels Simondon s’interroge sur le rapport affectif de l’enfant à son milieu, et plus spécifiquement à son jouet. Simondon pose ainsi la question du « lien essentiel et profond » que les enfants entretiennent avec un « objet familier recruté » dans leur environnement, en insistant sur le fait que l’objet élu par l’enfant ne constitue pas le « symbole du Moi », au sens de son représentant, mais plutôt au sens de son « répondant », son « associé », son « meilleur ami » qui fait couple et interagit avec lui (p. 98-99). Autrement dit, il faut ici entendre « symbolon » au sens propre : non pas au sens d’un signifiant représentant un signifié ou un référent, mais au sens premier du terme, comme la moitié d’un tout qui a été dissocié et dont « la partie vaut le tout » dans la mesure où elle constitue un « mode d’accès au tout, [où] elle permet de le susciter » (p. 5). Là encore, Simondon semble anticiper les analyses de Winnicott : la question de la relation de l’enfant au jouet sera au cœur des analyses winnicottienne de l’objet transitionnel et il s’agira là aussi d’insister sur la valeur « symbolique » de l’objet, non pas au sens où il représenterait la mère, mais au sens où il constitue une partie de la mère, un mode d’accès à elle13.
55Mais pour Simondon, cette fonction « symbolique » des objets-images, selon laquelle ils constituent des « mode d’accès » à une réalité ou permettent de « retenir quelque chose » d’une réalité, ne se limite pas au cas du jouet de l’enfant. Elle concerne tout ce que Simondon appelle des « souvenirs symboles » ou des « objets symboliques » :
En dehors du corps propre, les objets intermédiaires les plus facilement mobilisables sont ceux qui peuvent être détachés, manipulés, emportés, conservés, comme les fragments de vêtement, un éclat de pierre, une boucle de cheveux, un peu d’eau d’un fleuve […]. On nomme « souvenirs » ces objets symboliques, et la croyance en leur force opérante est si forte qu’elle peut produire des mouvements collectifs puissants. […] Prendre un souvenir symbole, c’est retenir quelque chose de la réalité à laquelle on l’emprunte, car cette réalité est privée de l’une de ses parties, si minime soit-elle, et il s’effectue ainsi partiellement une assimilation au sujet, par l’intermédiaire du lien de propriété ; le souvenir est un analogon de la réalité sur laquelle il a été prélevé, et il constitue un mode d’accès à cette réalité, mode d’accès par le savoir conscient, mais aussi mode d’accès selon une opération d’influence qui prend sens dans l’opération magique. (II, p. 133)
56À chaque fois, l’objet produit des effets affectivo-émotifs sur l’individu qui entre en relation avec lui et permet de ressusciter un tout en le re-suscitant – ce tout pouvant être un événement, une personne, une situation. Cette fonction symbolique, rétentionnelle ou mémorielle des objets constitue « la base des voults servant aux opérations magiques » (ibid., p. 5) ainsi que du fétichisme (dont Simondon donne de multiples exemples). Mais plus généralement, c’est grâce à ce pouvoir symbolique des objets que les « images-souvenirs » (à travers lesquelles le sujet se remémore une situation passée à laquelle il a participé) peuvent « emprunter le secours de la matérialité des objets » :
L’image symbole peut emprunter le secours de la matérialité des objets : un « souvenir », ne serait-ce qu’un fragment de métal venant d’un champ de bataille, un reste, une relique (la partie vaut le tout), est un mode d’accès au tout ; elle permet de le susciter ; par là on peut comprendre la valeur des objets symboliques qui concrétisent l’image souvenir, comme un drapeau pour un ancien combattant. Ils tirent leur sens de l’image-souvenir mentale, qui est réellement le symbole. (Ibid.)
57Simondon insiste donc sur le rôle joué par les objets-images dans les processus de souvenir, de mémoire ou de remémoration. Dans le même registre, il souligne le rôle qui était traditionnellement joué par les « images sonores » pour la mémorisation, avant que l’écriture et les supports matériels ne se substituent à ces procédés mnémotechniques :
Il existe un ensemble considérable de procédés mnémotechniques qui utilisent les images sonores […] La structuration des séquences (rimes, assonances, rythme) facilite la mémorisation […] ; on la trouve surtout dans les textes composés aux époques où l’écriture était peu répandue : ce « pharmakon » [l’écriture], comme dit Platon, c’est-à-dire cette drogue contre l’oubli, a fait perdre l’usage des procédés de mémorisation sans support matériel, au nombre desquels se trouvaient tous les aspects récurrents des séquences sonores, si nets en poésie et en musique. (p. 115)
58Il semble néanmoins étrange de voir Simondon décrire les procédés mnémotechniques comme des « procédés de mémorisation sans support matériel », alors même qu’il avait auparavant intégré les proverbes et formules à la catégorie des « objets-images » (p. 18), semblant ainsi souligner la matérialité des images verbales qui viennent au secours de la mémorisation comme les images visuelles (statues, monuments, reliques, objets, etc.). Les séquences sonores, la poésie et la musique ne supposent-elles pas une certaine matérialité du son ? Et s’il est difficile de considérer ces « objets temporels »14 comme des « supports », peut-on pour autant leur dénier toute matérialité ? Sans doute Simondon entend-il ici distinguer les mnémotechniques orales (reposant sur la matérialité du son) des mnémotechniques écrites (reposant sur la matérialité des tablettes, de l’encre, du papier), mais si l’image graphique a pu remplacer l’image verbale dans sa fonction de mémorisation, c’est bien que ces deux « objets-images » constituent deux supports matériels de mémoire (sans quoi le passage d’un support à l’autre n’aurait pas été possible). Il n’est dès lors pas si sûr qu’une quelconque mémorisation soit possible « sans support matériel » ou sans « objet intermédiaire ». Le texte de Simondon lui-même semble le confirmer, puisqu’il suggère que tout processus de remémoration s’appuie sur un objet symbolique ou un support de mémoire servant d’intermédiaire entre passé et présent, le premier de ces objets ou de ces supports étant le corps lui-même, à travers la « fonction symbolique de l’imitation », qui permet la « reviviscence du souvenir » :
Le premier, le plus facilement utilisable de tous les objets intermédiaires est le corps, dans l’imitation expressive. La fonction symbolique de l’imitation, quand elle est employée de façon intense, correspond bien à la reviviscence du souvenir ; elle suscite l’objet mimé et le fait vivre par évocation, comme si l’objet mimé prenait possession de celui qui mime […] cette activité du mime avait le même sens que les portraits, les statues, les imagines des ancêtres.15
59Le corps constituerait ainsi le premier « objet-image », dont la fonction symbolique, mémorielle ou rétentionnelle serait ensuite transférée sur tout type d’objets créés et détachés (objets artistiques, artefactuels, artificiels, techniques, prothétiques, esthétiques), qui ne constituent donc plus des objets à proprement parler, mais des restes, des traces ou des symboles au « pouvoir fantomatique », « intermédiaires entre passé et avenir » (p. 15), point de communication entre « monde subjectif » et « monde objectif » (p. 186), à la fois « faits de conscience » et « objets » (p. 13).
Le cycle des images : aux limites de l’ontologie et de la phénoménologie
60En effet, plutôt que d’opposer les images mentales d’une part et les objets-images d’autre part, Simondon soutient que les images constituent des « intermédiaires entre sujet et objet », entre « l’abstrait et le concret » ou « entre le moi et le monde » :
En effet, l’image, comme réalité intermédiaire entre l’abstrait et le concret, entre le moi et le monde, n’est pas seulement mentale : elle se matérialise, devient institution, produit, richesse, est diffusée aussi bien par les réseaux commerciaux que par les « mass media » diffusant l’information. (II, p. 13)
61Les images constituent ainsi un « ordre de tierce réalité ni pleinement perceptible ni entièrement conceptualisable » (ibid., p. 18), une « tierce réalité entre l’objectif et le subjectif » (p. 15). Cette « tierce réalité » des images extériorisées dans les objets (matérialisées sous forme d’objets techniques, prothétiques ou esthétiques) et intériorisées par les sujets (idéalisées sous forme de représentations cognitives, d’affections ou d’émotions), appelle un mode particulier d’analyse, que Simondon qualifie de « phénoménologique » :
L’existence des différentes catégories d’objets-images, tierce réalité entre l’objectif et le subjectif, appelle un mode particulier d’analyse que l’on pourrait nommer, au sens propre du terme phénoménologique, puisque ce genre de réalité a pour sens de se manifester et d’imposer sa nature d’image. (Ibid., p. 15)
62S’il faut entendre le terme « phénoménologique » « au sens propre » (au sens de la manifestation ou du phénomène, dans la mesure où les images ont précisément pour caractéristique de se manifester), c’est que l’analyse phénoménologique des images proposée par Simondon se distingue fondamentalement des perspectives phénoménologiques traditionnelles, que Simondon entend critiquer. En effet, qu’il s’agisse de la « conscience d’image » étudiée par Husserl ou de la « conscience imageante » décrite par Sartre (explicitement visée dans Imagination et invention), les conceptions phénoménologiques de l’imagination semblent problématiques pour Simondon, dans la mesure où elles considèrent l’imagination comme une faculté subjective, et font donc des images des produits de la subjectivité, excluant ainsi l’hypothèse de leur primitive extériorité :
Par contre, le terme « imagination » peut induire en erreur, car il rattache les images au sujet qui les produit, et tend à exclure l’hypothèse d’une extériorité primitive des images par rapport au sujet. C’est une attitude courante chez les penseurs contemporains pour qui l’image renvoie à une « conscience imageante », selon l’expression de Sartre. Mais pourquoi exclure comme illusoire les caractères par lesquels une image résiste au libre-arbitre, refuse de se laisser diriger par la volonté du sujet et se présente d’elle-même selon ses forces propres, habitant la conscience comme un intrus qui vient déranger l’ordre d’une maison où il n’est pas invité ?16
63À partir du moment où « elles n’obéissent pas […] à l’activité de la pensée », où elles se développent « avec une relative indépendance par rapport à l’activité unifiée et consciente », dès lors qu’elles habitent le sujet au point de le déranger, les images ne pourront plus être considérées comme des produits de la subjectivité (p. 9). Comme le suggère Xavier Guchet, la prise de distance de Simondon par rapport à la phénoménologie tend à le rapprocher d’une vision plus bergsonienne, selon laquelle « l’image ne doit pas être considérée comme un pur produit de la conscience, c’est-à-dire comme une réalité rattachée au sujet et indissociable de son activité mentale »17. Ce n’est plus le sujet qui produit les images, ce sont les images qui deviennent des « agents de subjectivation »18 : selon Simondon, l’imagination constitue moins une « faculté de production » d’images visées ou constituées par une conscience qu’un « mode d’accueil » d’images concrètes et matérialisées dans des objets.
L’étude de l’imagination doit opérer une recherche de sens des objets-images, parce que l’imagination n’est pas seulement l’activité de production ou d’évocation des images, mais aussi le mode d’accueil des images concrétisées en objets, la découverte de leur sens, c’est-à-dire de la perspective pour elles d’une nouvelle existence. (II, p. 13)
Les images sont moins constituées qu’accueillies par l’imagination, qui n’en constitue pas la source mais l’une des phases : loin d’être à l’origine des images, le sujet constitue pour elle un milieu ou un lieu (de passage), un point d’étape dans un processus « imaginal » qui le dépasse.
64Dès lors, l’analyse phénoménologique des images revendiquée par Simondon désigne moins l’étude des structures de la conscience que l’analyse du « cycle des images ». C’est ce « cycle des images » que Simondon s’attache à décrire dans le cours sur l’imagination et l’invention, qui commence avec la motricité (la projection par l’organisme des images motrices sur le monde environnant), se prolonge à travers la perception (images perceptives intériorisées par le sujet) puis à travers la mémoire (images-souvenir habitant le sujet), qui conduit quant à elle à l’imagination qui se concrétise dans l’invention (ibid., p. 178) (matérialisation des images-souvenirs dans le réel) et qui est au principe d’un « nouveau cycle de rapport avec le réel » (p. 3). En parlant d’un cycle des images, Simondon insiste donc sur la circulation entre ce qui relève de l’imagination (subjectif) et ce qui relève du réel (objectif) : non seulement les images déposées dans les objets se prolongent dans les sujets qui les accueillent ou les intériorisent, mais les images-souvenirs ou images mentales intériorisées par le sujet se prolongent aussi dans le réel à travers les actes d’anticipation et d’invention. Si bien que les frontières entre perception et imagination sur la base desquelles les perspectives phénoménologiques de Sartre ou de Husserl étaient fondées19, se voient tout à coup inquiétées : de même que l’ontologie classique ne peut suffire pour appréhender la tierce réalité des images « à mi-chemin entre l’objectif et le subjectif » (II, p. 8), de même la phénoménologie traditionnelle ne peut suffire à penser le cycle des images, toujours à la fois perçues et projetées, idéalisées et matérialisées. Seule l’« hantologie »20 proposée par Derrida semble susceptible de saisir le caractère intermédiaire et le « pouvoir fantomatique » des images, qui se traduit dans « la croyance aux fantômes et aux spectres » (ibid.).
*
65Dans la thèse sur l’individuation, Simondon n’insistait pas sur le rôle des objets ou des artefacts dans le processus d’individuation psychique et collective : tout au plus précisait-il que les significations transindividuelles qui constituent la culture devaient être déposées dans des « monuments » pour pouvoir être réactualisées par les vivants ; tout au plus suggérait-il que c’est en produisant des œuvres supposées immortelles que le sujet psychique parvenait à dépasser les limites de son être individué et de son existence actuelle. Mais force est de constater que dans Imagination et invention, les objets artificiels (« objets-images techniques, prothétiques ou esthétiques ») prennent une place fondamentale dans la vie spirituelle – à la fois dans la vie culturelle des groupes et dans la vie psychique des sujets, donc dans le processus d’individuation psychique et collective que Simondon avait théorisé quelques années auparavant. Il apparaît alors clairement que les objets créés conditionnent la possibilité de la transmission des significations, donc de la vie culturelle elle-même : à travers la conservation des « significations latentes » dans les « objets détachables », « interprétables loin du temps et du lieu de leur création », les vivants deviennent des descendants, capables d’accéder au passé par l’intermédiaire des objets créés et de « maintenir dans l’être les individus morts » en réassumant leurs inventions, qu’ils incorporent à des inventions nouvelles, dotées « d’une universalité et [d’]une éternité virtuelles ». Les œuvres et les monuments, mais tout type d’objets plus généralement (« dessins », « statues », « vêtements », « outils », « machines », « tournures de langage »), constituent ainsi des « fantômes du passé », des « vestiges de civilisations disparues », permettant aux époques révolues de parvenir jusqu’aux vivants et d’agir dans le présent.
66C’est pour désigner ce « pouvoir fantomatique » des objets ou des images que Simondon élabore les concepts d’« objet-image » et d’« image-objet », soulignant ainsi que les « images concrétisées en objets », « déposées dans la mode, l’art, les monuments, les objets techniques » constituent des « sources de perceptions complexes éveillant mouvements, représentations cognitives, affections et émotions » : elles sont accueillies par l’imagination des sujets, au point de les envahir indépendamment de leur libre-arbitre, de les « habiter » comme des « parasites ». L’« être pensant » s’apparente dès lors moins à une conscience ou à une volonté qu’à un hôte ou qu’à un lieu hanté : traversé, « fréquenté » ou « visité » par des images qui se développent en lui et hors de lui, il constitue « le lieu hors lieu » où les fantômes « feignent d’élire domicile » (SDM, p. 210, 165 et 173), lieu de passage, phase provisoire d’un « cycle » au cours duquel les images sont alternativement idéalisées et matérialisées. Depuis la projection des images motrices (dans la perception) jusqu’à la matérialisation des images mentales (dans l’invention), en passant par la mémoire et l’imagination, Simondon décrit ainsi les différentes étapes d’un processus circulaire de développement des images, qui se déroule moins dans l’intériorité psychique ou dans l’extériorité objective que dans la relation transductive entre le sujet et le monde.
67Contrairement aux conceptions phénoménologiques de l’imagination qui considèrent le sujet conscient comme la source des images, Simondon insiste donc sur la « relative indépendance des images par rapport [à un] sujet » fantomalisé : il s’intéresse à la circulation des images entre le moi et le monde, plus qu’à leur constitution par une quelconque subjectivité. Mais si le sujet mentalise les images-objets (dans la perception) et matérialise ses images mentales (dans l’invention), si l’image-souvenir ne peut se passer du secours de la matérialité des objets (dans la mémoire), si les choses « supposées objectives et réelles […] sont avant tout des résultats de l’activité de projection » (dans la motricité), peut-on encore « décider entre l’hallucination et la perception » (SDM, p. 216) et préserver l’opposition entre réalité et imagination à laquelle la phénoménologie restait attachée ? Les frontières entre mental et réel, intérieur et extérieur, subjectif et objectif semblent au contraire s’estomper. Simondon souligne en effet le « caractère intermédiaire » des images, à la fois « faits de conscience » et « objets », « ni pleinement perceptibles ni entièrement conceptualisables » (II, p. 13) : les images ne se situent ni dedans (dans la conscience) ni dehors (dans le monde), « il y a seulement des déplacements » (SDM, p. 216).
68Une fois reconnu ce caractère intermédiaire et ce « pouvoir fantomatique », la « phénoménologie » revendiquée par Simondon comme le « mode particulier d’analyse » des images ne pourra donc être qu’une « phénoménologie du spectral » « soucieuse de l’expérience originale de la hantise », car la réalité qui « a pour sens de se manifester et d’imposer sa nature d’image » (et que la « phénoménologie » de Simondon est censée étudier) relève autant du phainomenon (de l’apparence ou du phénomène) que du phantasma (de l’apparition ou du fantôme)21. Or, « qu’est-ce qu’une phénoménologie sinon une logique du phanesthai et du phantasma » (ibid., p. 199) ? La phénoménologie revendiquée par Simondon en effet, ne se limite pas au présent vivant de la conscience, ne prend pas son point de départ dans le sujet conscient : elle désigne moins l’étude des structures de la conscience que l’analyse du cycle des images (ni subjectives ni objectives) qui circulent entre le moi et le monde, entre le passé et l’avenir, entre les morts et les vivants. La « phénoménologie » simondonienne inquiète ainsi la « conscience d’image » husserlienne et la « conscience imageante » sartrienne, tout en faisant signe vers l’« hantologie » derridienne.
Notes de bas de page
1 Le texte de Heidegger (notamment Les concepts fondamentaux de la métaphysique) exemplifie ce geste de manière paradigmatique, dans la mesure où en dépit d’un commentaire détaillé des travaux éthologiques (notamment ceux de Jacob von Uexküll), Heidegger affirme de manière thétique une opposition tranchée entre l’homme configurateur de monde et l’animal pauvre en monde, renouant ainsi avec des catégories métaphysiques.
2 Dans le chapitre de sa thèse principale consacrée à l’individuation des êtres vivants, Simondon s’appuie par exemple sur les théories évolutionnistes de Lamarck et de Darwin afin de critiquer la notion d’adaptation (ILFI, p. 211-212), sur les travaux de zoologie biologique de Rabaud afin d’étudier l’évolution des différents modes de reproduction (ibid., p. 172-175), sur les travaux éthologiques de Goldstein consacrés à la structure de l’organisme et à ses rapports avec le milieu (p. 212), sur les travaux psychologiques de Gesell consacrés à la croissance et au développement de l’organisme (p. 205-206). La connaissance et l’intérêt de Simondon pour les savoirs positifs concernant le vivant se manifeste avec d’autant plus d’acuité dans ses cours, notamment ses cours sur la perception et sur la psychologie (Cours sur la perception, 1964-1965, Paris, PUF, 2013 ou Sur la psychologie, Paris, PUF, 2015), mais aussi dans le cours donné en 1965-1966 et publié sous le titre de Imagination et invention dans lequel Simondon étudie avec précision une multiplicité de conduites instinctives des vivants (animaux et humains) : attaques, fuites, rassemblements agressifs, rites de parades, conduites des parents envers les jeunes, conduites de jeu, activités de construction, etc. Il mobilise alors les travaux d’embryologistes comme Coghill et Carmichael et les travaux des fondateurs de l’école éthologique (comme Lorenz ou Tinbergen, et bien d’autres), donc aux études scientifiques des comportements des espèces animales (incluant l’humain), dont l’apparition dans le champ des savoirs positifs est encore très récente à cette époque. Voir II, p. 32-36.
3 « Peu de livres, en tout cas, font autant sentir à quel point un philosophe peut à la fois prendre son inspiration dans l’actualité de la science, et pourtant rejoindre les grands problèmes classiques en les transformant, en les renouvelant. Les nouveaux concepts établis par Simondon nous semblent d’une extrême importance ; leur richesse et leur originalité frappent ou influencent le lecteur », G. Deleuze, « Gilbert Simondon, L’individu et sa genèse physico-biologique » [1966], L’île déserte et autres textes, Paris, Minuit, 2002, p. 124. Quarante ans plus tard, Bernard Stiegler soulignera lui aussi (dans sa préface à L’individuation psychique et collective) l’exceptionnelle attention portée par Simondon aux savoirs de son époque, et leur confrontation avec la tradition philosophique : « rarement on aura vu un ouvrage de philosophie tenir compte aussi scrupuleusement des savoirs de son époque, et dans tous les domaines, et par leur menu le plus analytique (science physique, science de la vie, technologie, sociologie, psychologie, sciences sociales, sciences du management, en repassant à chaque fois par toute l’histoire de la philosophie) », B. Stiegler, « L’inquiétante étrangeté de la pensée », préface à G. Simondon, L’individuation psychique et collective : à la lumière des notions de forme, information, potentiel et métastabilité, Paris, Aubier, 2007.
4 Cette réinvention constante du vivant par lui-même, dans le temps et à travers la transformation corrélative de son milieu, est ce qui permet de distinguer l’organisme vivant de la machine artificielle, qui demeure incapable de se réinventer en s’individuant avec son milieu et qui ne peut donc pas vivre à proprement parler, mais simplement fonctionner sur la base d’une opération d’individuation accomplie une fois pour toutes.
5 Ibid. (voir aussi ibid., p. 207).
6 Ibid., p. 212. Cette insistance sur la métastabilité du vivant est au fondement des critiques que Simondon adresse aussi bien aux défenseurs de la théorie de l’adaptation qu’à ceux de la théorie de la forme ou à Freud, qui considèrent tous la vie comme une recherche d’équilibre stable (à travers l’adaptation au milieu préexistant, à travers la découverte de la bonne forme ou à travers la satisfaction des pulsions), là où Simondon fait de la métastabilité la condition de possibilité de la poursuite de l’individuation vitale.
7 En ce sens, Simondon est sans doute plus proche de Freud qu’il ne semble lui-même le croire, du moins si l’on se fie à la lecture derridienne de Au-delà du principe de plaisir, dans laquelle Derrida insiste sur l’idée d’une mort comprise comme loi interne de l’organisme et non comme accident de la vie, en montrant que selon la spéculation freudienne, l’organisme meurt « pour des raisons internes » (SF, p. 377). La relation entre « instinct de vie » et « instinct de mort » identifiée ici par Simondon semble très proche de la relation entre « pulsion de vie » et « pulsion de mort » identifiée par Freud dans Au-delà du principe de plaisir, relation que Derrida décrivait comme une différance (économie de l’autre dans le même, par-delà opposition et identité).
8 Ibid., p. 227 (voir aussi ibid., p. 224).
9 Les notions de différance ou d’espacement désignent pour Derrida « l’articulation de l’espace et du temps, le devenir-espace du temps et le devenir temps de l’espace » (DG, p. 97) mais aussi une « synthèse originaire […] de rétentions et de protentions », donc de passé et d’avenir ou de mémoire et d’anticipation (DG, p. 417 et Diff., p. 14).
10 Simondon précise que dans une situation nouvelle, imprévue ou émouvante, face à un milieu non organisé, l’homme se voit contraint de mettre en œuvre des catégories de type biologiques et sera incapable de procéder à « l’identification d’un objet avec laquelle commence l’activité psychique ». Comme le souligne Jean-Hugues Barthélémy dans son compte rendu de Imagination et invention : « à plusieurs reprises dans Imagination et invention [Simondon] pensera l’homme lui-même comme susceptible de “régresser” à une “phase” purement instinctive du comportement », J.-H. Barthélémy, « Compte rendu de Gilbert Simondon, Imagination et invention : 1965-1966 », Document pour l’histoire des techniques, no 17, 2009. Xavier Guchet insiste aussi sur ce point : « […] il peut y avoir, il y a même très souvent l’homme sans l’individuation transindividuelle. […] Le mode d’existence à plusieurs le plus répandu chez l’homme est le mode communautaire et non le mode transindividuel », X. Guchet, Pour un humanisme technologique : culture, technique et société dans la philosophie de Gilbert Simondon, Paris, PUF, 2010, p. 216-217.
11 La notion de « détachabilité » mobilisée ici par Simondon pour penser la fonction des objets techniques (et plus généralement des objets-images) dans la constitution des sociétés humaines et de la culture semble pouvoir être rapprochée de la notion d’« amovibilité » de l’outil, que Leroi-Gourhan pense comme le moteur du processus de l’hominisation, comme l’a souligné Bernard Stiegler dans B. Stiegler, « Chute et élévation. L’apolitique de Simondon », Revue philosophique de la France et de l’étranger, vol. 131, no 3, 2006, p. 325-341.
12 Dans Jeu et réalité, Winnicott insiste sur le rôle du « facteur de l’environnement » dans le développement psychique de l’enfant, qui a selon lui été négligé par la psychanalyse : « J’ai tenté de montrer que ce que Freud et M. Klein ont ainsi esquivé, c’est tout ce qu’implique la question de la dépendance et, par conséquent, celle du facteur de l’environnement. Si le mot dépendance signifie véritablement dépendance, on ne saurait écrire l’histoire d’un bébé en tant qu’individu en se référant uniquement au bébé. Il faut l’écrire en tenant également compte de l’apport de l’environnement qui va au-devant des besoins de l’enfant ou échoue à les rejoindre », D. Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975, p. 99. L’article sur l’objet transitionnel (publié en français dans l’ouvrage) date de 1971.
13 Pour Donald Winnicott, l’objet transitionnel désigne un objet sélectionné par l’enfant dans son environnement pour se substituer au sein de la mère : à travers la relation à cet objet, l’enfant négocie sa séparation avec la mère, il apprend à distinguer le moi du monde environnant et parvient à faire l’épreuve d’une réalité échappant à son contrôle. Winnicott insiste sur le fait que lors de ce processus, l’objet transitionnel vaut moins comme représentant de la mère que par son existence effective, comme partie de la mère se substituant à elle et permettant à la transition entre l’état d’union et l’état de séparation de s’effectuer. Sur ce point, voir D. Winnicott, Jeu et réalité, ouvr. cité, p. 14 et p. 134.
14 Dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Husserl décrit la mélodie comme un objet temporel (voir E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps (1904-1905), Paris, PUF, 1996).
15 II, p. 132 (voir aussi p. 8). Simondon soutient que le théâtre se fonde sur ce pouvoir symbolique de « reviviscence » du corps : les comédiens avaient originellement pour rôle de rappeler le souvenir des morts en les imitant. Selon André Bazin, l’art lui-même peut être compris à partir de sa fonction psychologique, qui consiste à lutter contre l’irréversibilité du temps en faisant revivre le passé et les disparus : c’est ce qu’il appelle le « complexe de la momie » (les statues et les portraits prennent ainsi le relais de la conservation des corps dans les momies – la photographie et le cinéma poursuivent cette fonction de reviviscence) : voir A. Bazin, « Ontologie de l’image photographique » [1945], Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Cerf, 1976.
16 Ibid., p. 7. Outre qu’elle s’inscrit en faux contre la phénoménologie de Sartre et la notion de « conscience imageante », explicitement citées dans le texte, la théorie des images de Simondon semble aussi, du même coup, prendre le contre-pied de la phénoménologie husserlienne, et en particulier de la notion husserlienne de « conscience d’image », selon laquelle c’est la conscience qui donne à l’image son statut d’image, qui constitue l’image comme image en visant à travers elle ce que l’image est censée représenter : l’objet-image, extérieur à la sphère de la conscience, ne joue aucun rôle constitutif pour Husserl, et n’est pas premier, contrairement à ce que soutient ici Simondon. Voir E. Husserl, Recherches Logiques V et VI [1900-1901], Paris, PUF, 1962.
17 X. Guchet, Pour un humanisme technologique…, ouvr. cité, p. 152.
18 A. Sauvagnargues, « Anne Sauvagnargues. Portrait du philosophe en bricoleur », entretien avec E. During, Critique, vol. 816, no5, p. 411.
19 Comme le rappelle Jean-Hugues Barthélémy dans son compte rendu, « le caractère allusif du positionnement philosophique initial du Cours empêche Simondon d’expliciter dans le détail en quoi sa théorie de l’image est le contre-pied parfait de celle de Sartre sur l’imagination – dominante à l’époque en philosophie mais tout juste évoquée […]. On peut donc rappeler ici que Sartre reprochait à cette tradition de faire de la différence entre perception et imagination une simple différence de degré plutôt que de nature, la perception et l’imagination étant pour Sartre deux modalités de la conscience exclusives l’une de l’autre si l’imagination est une fonction “irréalisante” tandis que la perception est donation de présence », J.- H. Barthélémy, « Compte rendu de Gilbert Simondon, Imagination et invention : 1965-1966 », art. cité. De même chez Husserl, la présence en personne devait être distinguée de la re-présentation par image, et la rétention ou souvenir primaire (perception) de la rétention ou souvenir secondaire (imagination).
20 Sur la pensée de la phénoménalité comme spectralité, et la substitution corrélative de l’hantologie à la phénoménologie, voir SM, p. 89 : « […] cet élément même n’est ni vivant ni mort, ni présent ni absent, il spectralise. Il ne relève pas de l’ontologie, du discours sur l’être de l’étant ou sur l’essence de la vie ou de la mort. Il requiert ce que nous appelons donc, par économie plutôt que pour faire un mot, l’hantologie ». Voir aussi ibid., p. 31, 199 et 216.
21 Comme le rappelle Derrida, le terme grec « phanestai » qui signifie apparaître et qui est à l’origine du terme de « phénomène » (et a fortiori, de celui de « phénoménologie ») est aussi à l’origine du terme de « fantôme » (fantôme que l’on désigne parfois sous le nom d’« apparition »), comme de celui de « phantasme ». « En grec, et non seulement en grec, phantasma désigne l’image et le revenant. Le phantasma, c’est un spectre » (CF, p. 334).
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