Chapitre 6
Éléments pour une définition
p. 223-306
Texte intégral
Rien n’est moins sûr que l’incertain
Dac 1963, p. 71
1Des nombreux clichés retenus au cours des analyses précédentes, surgit comme le négatif d’une définition. Il faut maintenant procéder au tirage de l’épreuve.
2Qu’apporte la prise en compte du lieu commun ? D’abord, je le répète, un tel ressassement ne saurait être tout à fait dénué de signification. Des notions comme celles de « liberté », de « gratuité », lorsqu’elles sont dites et redites durant des siècles, doivent bien correspondre à une espèce de vérité. Les mots expriment toujours quelque chose. Mais ce n’est pas tout. Les critiques, les objections que l’on a pu formuler en route à l’encontre de ces banalités s’inscrivent, elles aussi, dans une culture, appartiennent à une époque. L’attitude mentale qui rend possible la pensée critique n’est pas une attitude privilégiée, désincarnée, qui se tiendrait, comme par miracle, hors du temps et de l’espace. L’exégèse du lieu commun, comme le lieu commun lui-même, occupe une place exactement définie dans l’orbe du parlé. Toute évidence traduit un point de vue. La mettre en doute, la critiquer, c’est formuler d’autres évidences, qui traduisent un autre point de vue. Winnicott écrit : « Ce qui est naturel, c’est de jouer » (Winnicott 1975, p. 60). Si l’on prétend au contraire que le jeu est avant tout un fait de culture, que l’idée de Jeu résulte d’un long et patient travail de la pensée, qu’il n’est donc pas évident que jouer soit quelque chose de naturel (et qu’au surplus l’idée même de nature est le produit d’une abstraction très peu naturelle), on se place à un point de vue différent, on oppose une évidence à une autre. Mais cette évidence nouvelle, ce point de vue différent n’en sont pas moins situés dans une histoire et relatifs à une société. Qu’une telle opposition puisse se faire jour, devienne concevable et tolérable, montre que les façons de penser ont évolué, que l’idée de Jeu s’est, pour le moins, légèrement modifiée depuis que Winnicott a écrit son ouvrage. S’ils tiennent compte de cette évolution, les futurs historiens du Jeu se placeront encore à un point de vue différent.
3Je m’arrêterai, pour commencer, à ce qui paraît le plus vraisemblable. L’idée que l’on se fait du jeu consiste à se représenter un mode de conduite, en relation avec une forme de situation. Au principe de la conduite que désigne le verbe jouer figure une attitude mentale susceptible d’être décrite et analysée. Mais on doit aussi prendre en compte les caractères propres de la situation. La clé de la question du Jeu tient donc à la mise en place et à l’articulation des deux concepts de conduite et de situation. Ce double instrument doit permettre de saisir l’objet fuyant et ambigu que l’on cherche à comprendre. Pour qu’il y ait jeu, il faut que la situation s’y prête. Il faut aussi que le sujet qui se trouve dans cette situation dispose des moyens de la percevoir et de l’imaginer sous cet angle. Prises séparément, ni la situation, ni l’attitude mentale ne suffisent à faire qu’il puisse y avoir jeu. Telle situation qui semble se prêter au jeu ne donnera pourtant lieu à aucune activité ludique de la part d’un sujet qui n’a pas « la tête à cela ». Inversement, l’esprit de jeu, fût-il le plus impertinent, le plus désinvolte, aura du mal à s’employer dans certaines situations : on ne saurait se jouer de tout ni jouer dans toutes les circonstances. Pour aller aux extrêmes, on doutera que la chute accidentelle d’un parachutiste qui oublie son parachute dans l’avion (le cas s’est produit) puisse être interprétée comme un acte de jeu. Non point que l’événement soit dramatique : il pourrait être tout aussi dramatique et relever néanmoins d’une interprétation tirée de l’idée de Jeu. On pourrait y voir, par exemple, la conséquence d’un pari. Si la situation ne donne pas prise à une interprétation de type ludique, c’est uniquement pour des raisons d’ordre structural. Le parachutiste n’a manifestement pas voulu ce qui s’est produit, n’en a pas assumé consciemment le risque. Même lorsque la situation, dans sa structure, paraît objectivement se prêter à une telle interprétation, cela ne suffit jamais pour que l’on puisse dire qu’il y a jeu. Tel est le cas de quelques-unes des situations qu’étudie l’éthologie. Je me souviens d’avoir vu, un jour, une jeune pie (sans doute plus ou moins apprivoisée) se poser dans mon jardin, alors que je venais de servir le repas de mes chats. À cette époque-là, j’en avais cinq ou six, à demi sauvages, qui venaient régulièrement manger le matin et en fin d’après-midi. Rangés l’un à côté de l’autre, chacun devant son assiette, ils absorbaient méthodiquement leur pâtée. Ce jour-là, la pie arriva par derrière, pinça de son bec la queue du premier, puis celle du second et ainsi de suite jusqu’à ce que l’un après l’autre, apeurés, les malheureux lui eussent cédé la place. Alors, en toute tranquillité, elle se mit à picorer leur nourriture pendant qu’ils la regardaient faire, postés à quelque distance. Deux questions me vinrent alors à l’esprit. La première : est-ce un jeu ? La seconde : comment pourrais-je le savoir ? La seconde question est en réalité la première. Je crois du moins que l’on devrait se la poser d’abord. Je crois aussi que les deux restent sans réponse. Pour pouvoir dire que, de la part de la pie, il s’agissait effectivement d’un jeu, il aurait fallu lui prêter la capacité de se représenter la situation sous cet angle. Il n’y aurait eu jeu que si elle-même avait joué. Hypothèse hautement improbable. Pourtant la situation, vue de l’extérieur, avait tout d’un jeu. Contrairement à Benveniste, je pense que ce sont les joueurs qui, par leur présence active et leur disposition d’esprit, font qu’il y a jeu lorsque la situation s’y prête. Mais il est vrai qu’ils ne jouent pas tout le temps, ni dans toutes les circonstances. L’analyse doit donc s’attacher à définir les éléments qui font de telle ou telle situation un jeu potentiel.
4Je me propose de théoriser sous le nom de jouabilité ce qui, sur le plan purement structural, fait d’une situation un jeu potentiel. Cela vaut également pour un objet. On peut évoquer, peut-être même mesurer ce qui fait de certains objets des jouets potentiels. La fonction « jouet » d’un objet quelconque est la mesure de l’usage ludique qu’il est possible d’en faire. Elle doit pouvoir s’exprimer par un coefficient de jouabilité. Voici un exemple de situation susceptible de fournir matière à un jeu : une situation de type commercial, tissée de négociations délicates, de procédures complexes que les partenaires élaborent en vue de conclure un contrat. L’acheteur et le vendeur peuvent l’un et l’autre, chacun de son côté ou d’un commun accord, l’envisager comme une forme de jeu, si l’idée leur en vient, s’ils y sont préparés. Ils peuvent tout aussi bien n’y point penser. À ce moment-là, il ne sera pas question de jeu. Rien n’empêchera néanmoins le théoricien, l’économiste, le sociologue d’analyser cette situation en termes de jeu : elle offre à leurs yeux des caractères objectifs qui autorisent à la penser comme jouable. « Jouable » : tel est le mot qui vient aux lèvres des joueurs en face d’une situation donnée, ou lorsqu’ils s’interrogent sur la validité d’un jeu nouveau dont on ne sait pas encore s’il va obtenir la faveur du public. Le jouable est ce qui, dans le jeu, dans le jouet, dans la situation, les rend susceptibles de donner prise à un dessein d’ordre ludique. La définition que je cherche ne porte donc pas exactement sur la structure de la situation (ou de l’objet), mais plutôt sur ce qui fait qu’elle peut, dans certaines conditions, être envisagée sous l’angle du jeu par un sujet préparé à le faire : ce qui la prédispose, en quelque sorte, à devenir jeu le cas échéant. Cette manière de poser le problème est en accord avec celle des théoriciens des jeux de stratégie : « ce qui fait des jeux de société de vrais jeux, ce n’est ni leur valeur en tant que divertissement, ni leur détachement de la vie réelle. Ce sont des jeux parce que le conflit y est formalisé » (Rapoport 1963, p. 683).
5Ce qui fait l’essence de tout jeu, pourrait-on dire en généralisant, ce n’est, ni sa valeur en tant que divertissement, ni son détachement par rapport à ce que l’on appelle la vie réelle : c’est le fait que la situation à laquelle il donne sens offre un nombre déterminé de caractères objectivement repérables, définissables et analysables (au nombre desquels, peut-être, celui de constituer une situation de conflit formalisé). On ne dira pas qu’une épidémie, une inondation constituent en elles-mêmes des jeux. Si l’on se retient de le dire, c’est un peu par crainte de heurter l’opinion, de blesser des sensibilités ; mais c’est avant tout parce que les situations que créent de tels événements ne laissent pratiquement aucune place à l’initiative de ceux qui s’y trouvent pris. Ils n’ont pas le choix. Très exactement, ils n’y peuvent rien. Au contraire, « même si on ne reconnaît pas de règles à la guerre, on peut encore considérer une situation militaire comme un jeu, si la gamme des choix possibles pour chacun des adversaires à n’importe quel moment peut être spécifiée avec exactitude » (Rapoport 1963, p. 684). Rapoport applique ce principe à l’analyse de l’affrontement Scarpia-Tosca au deuxième acte de l’opéra de Puccini. L’exemple est parfaitement choisi. Sans qu’il y ait explicitement jeu de la part des deux protagonistes (puisque cela n’est indiqué nulle part dans le texte), tout, dans la scène, concourt à faire de la situation la charpente ou la trame d’un jeu. Leurs buts ne sont pas les mêmes ; les moyens dont ils disposent (ruse, séduction, menace, chantage, violence) sont différents. Mais ils sont pris, l’un et l’autre, dans une situation commune – celle que voit du dehors et à laquelle participe mentalement le spectateur – où chacun d’eux se trouve en mesure d’agir, dans des limites plus ou moins étroites, avec les moyens dont il dispose, pour parvenir à son but. En dépit de ce que la situation a de contraignant, de serré, chacun d’eux conserve, ou croit conserver, une possibilité d’initiative. Pour l’un comme pour l’autre (et pour le spectateur) le drame justement consiste dans le fait que leurs choix demeurent jusqu’au bout imprévisibles et que la situation, dans sa forme même, ouvre place à cette imprévisibilité. À la fin, lorsque les amants sont face à face, le jeu se découvre. Mais il est trop tard. Ils croient avoir dupé Scarpia. Ils prennent pour un simulacre ce qui va être une exécution. Pendant quelques instants, au début du troisième acte, ils jouent, ne sachant pas, ô dérision, que l’autre s’est joué d’eux et qu’en réalité nul jeu n’est plus possible : « Ris, mon amour, ris, tu seras fusillé. Les armes ne seront pas chargées ». S’il est vrai que le jeu n’est jamais que l’exercice du possible, encore faut-il qu’il y ait du possible. Lorsque la situation encercle le joueur et l’écrase, lorsqu’il ne peut plus rien faire, alors les jeux sont faits, le rideau tombe.
6Il m’est arrivé de dire : n’importe quoi (ou presque) peut donner matière à un jeu. À présent, c’est la parenthèse, le presque qui retient mon attention. En cherchant à repérer quelques-unes des constantes de l’idée de Jeu, je voudrais mettre au jour ce qui, dans une situation donnée, peut revêtir éventuellement la forme d’un jeu – mieux : ce qui revêt déjà la forme d’un jeu.
Un thème arbitraire
Le procès de jeu
7Jouer, c’est faire. Faire, c’est procéder. Tout jeu a forme de procès. Marx parle du « procès de travail ». De la même manière, on peut parler d’un « procès de jeu ».
8Faire, c’est faire quelque chose : sauter un ruisseau, lancer une pierre ou un morceau de bois le plus loin possible. Le but que l’on se propose constitue le thème de l’action que l’on entreprend. Il en est du jouer comme de toutes les actions. Jouer, c’est se fixer un but, se proposer une tâche, prendre pour thème une fin à atteindre. Le thème est inclus dans la position initiale du jeu. La première question que pose un joueur devant qui l’on parle d’un jeu nouveau : que faut-il faire ?
9Pour faire ce qu’il faut, on doit agencer et ajuster plusieurs moyens sans lesquels on ne saurait atteindre la fin. Tout acte de faire suppose l’utilisation d’instruments, ainsi que divers détours et parcours, dans l’espace et dans le temps : une suite de médiations. En reprenant la distinction jadis exprimée par le psychologue Albert Burloud, j’appellerai ces médiations des schèmes : « le thème correspond au but et les schèmes aux moyens » (Burloud 1948, p. 33). L’ensemble des schèmes opératoires compose l’ossature visible de la conduite : mouvements, gestes, entreprises partielles concourant à la réalisation du projet. Que de choses ne fait-on pas pour faire ce que l’on veut faire ! Chacune de nos actions est ainsi élaborée au moyen des outils et des échafaudages que sont d’autres actions préparatoires, au point que l’on en vient parfois à se demander si l’on atteint jamais de véritables buts et si l’on ne se borne pas, tout au long de son existence, à combiner des moyens. Sans doute n’y a-t-il pas de but définitif. Tout n’est peut-être que moyens conçus et mis en œuvre en vue d’une fin qui se dérobe. On pourrait peut-être s’amuser à imaginer, dans une telle perspective, que le jeu est la plus directement utilitaire de toutes les activités. Le but que se propose le joueur est toujours clairement défini au principe de son action et, de plus, il se dessine à l’horizon d’une avenue relativement courte. Le joueur sait ce qu’il veut, fait ce qu’il peut. Il sait aussi ce que signifient gagner et perdre : cela fait partie de son jeu. Sur ce point, sa logique est tout à fait pragmatique.
10On trouve une analyse exemplaire de l’articulation entre la fin (thème) et les moyens (schèmes) dans l’ouvrage de Clausewitz : De la guerre, chapitre ii, « La fin et les moyens dans la guerre ». La fin est en l’occurrence de soumettre l’ennemi, de le contraindre à exécuter la volonté qu’on lui impose ; les moyens se réduisent pratiquement à un seul : la violence. Mais en marge de la guerre, qui se reconnaît à l’emploi de moyens violents, on peut concevoir des stratégies faisant appel à d’autres moyens. D’où la phrase célèbre : « La guerre est une simple continuation de la politique par d’autres moyens » (Clausewitz 1955, p. 67).
11Maurice Pradines donne une définition du faire qui rassemble ces deux éléments distincts et complémentaires : « faire, c’est réaliser un dessein défini par la mise en œuvre de moyens disposés et ordonnés comme instruments clairement aperçus de tels desseins » (Pradines 1948, p. 345).
12La définition s’applique à tout acte de faire. Elle convient en particulier pour tout acte de jouer. De ce point de vue, le jouer ne se distingue pas des autres formes de conduite. Le tracé est le même. On se fixe un but, on se propose une tâche. On s’efforce de réaliser le projet en utilisant des moyens. C’est pourquoi n’importe quelle conduite (ou presque) peut servir de charpente ou de support à un acte de jouer. Monter un escalier, taper à la machine, tout (ou presque) peut se faire par jeu. Il n’y a pas de geste, de comportement qui soit, en lui-même et par lui-même, ludique. Le jouer ne doit pas être cherché dans le contenu – ni peut-être même d’ailleurs dans la forme de la praxis prise comme telle (« acte individuel de volonté et d’intelligence » : Saussure le dit de la parole) – mais essentiellement dans le dessein qui préside à son institution, ainsi que dans certaines différences internes de structure qui peuvent lui conférer tel sens plutôt que tel autre. Tout acte de jouer se présente comme une structure opératoire de forme diachronique. Il consiste à œuvrer en vue de la réalisation d’un dessein défini, par l’agencement et la mise en œuvre d’un ensemble plus ou moins coordonné de moyens. Le procès a un commencement, se poursuit et s’achève. Entre-temps, quelque chose se passe, que l’on nomme le jeu. Le jeu dure le temps du jeu. Peut-être n’est-il qu’un passe-temps, mais ce qui se passe durant ce temps, le jeu lui-même, est formé de gestes, de sentiments, de pensées dont l’unité signifiante, la raison d’être se rapporte tout entière à la production d’un acte : geste du joueur de Senet qui tient en suspens le pion dont il en est encore à calculer l’emplacement le meilleur.
Jeu, rêve, rêverie
13Si « jouer, c’est faire » (Winnicott 1975, p. 59), il en résulte, semble-t-il, que jouer n’est pas rêver, que rêver n’est pas jouer – et qu’il serait peut-être utile de définir la parenté que postule la psychanalyse entre jeu, rêve et rêverie.
14Freud assimile la rêverie diurne au rêve nocturne. Il les considère comme les deux manifestations d’un même Phantasieren (Freud 1971b, p. 40-41 ; 1985, p. 75-76). La transposition en quoi consiste le jouer opère de la même façon que dans le rêve et la rêverie. Si « les rêves nocturnes sont des réalisations de désirs au même titre que les rêves diurnes » ; si l’on peut légitimement assimiler l’acte poétique (die Dichtung) à la rêverie et voir dans l’un comme dans l’autre « un substitut du jeu enfantin d’autrefois » on peut en conclure qu’il y a, pour le moins, analogie entre le jeu, le rêve et la rêverie. Freud ne va pas jusqu’à les confondre. Même si le substrat inconscient du jeu est le même que celui du rêve ; même si le jeu, le rêve et la rêverie s’abreuvent à la même source de fantasmes ; même si la distinction que l’on peut établir au sujet de l’analyse du rêve entre contenu manifeste et idées latentes vaut également, sur le plan de l’interprétation, pour une analyse du jeu – on ne peut cependant négliger ce fait essentiel que le rêveur dorme et que le joueur soit éveillé. À parler en toute rigueur, le rêveur n’agit pas. Il ne fait pas son rêve. Son rêve se forme et se développe en lui, sans lui, dans la dépendance et sous l’impulsion d’un inconscient dont il n’est pas le maître. Le jeu est une opération ; le rêve n’est pas une opération. Le jeu est voulu, choisi, construit. Le rêve se produit durant le sommeil, chez un sujet provisoirement passif, un patient qui n’est pas en état de vouloir ce qu’il rêve (ni d’ailleurs, primordialement, de vouloir rêver), incapable de choisir son rêve, d’en modifier le cours à son gré, d’y mettre fin quand il le désire. Qui rêve ne joue pas. Qui joue ne rêve pas. Le petit Hans ne rêve pas qu’il déchire avec son canif l’entrejambe de sa poupée : il le fait. Même s’il ne sait pas ce qui le pousse à le faire (quand on lui demande : « Pourquoi fais-tu cela ? », il répond : « je ne sais pas »). Entre jeu et rêve, ce n’est pas le caractère conscient ou inconscient de la motivation qui permet d’établir la différence. Celle-ci est pourtant fondamentale : elle tient à ce que, dans le jeu, le joueur soit présent à ce qu’il fait. Il a conscience (à tort ou à raison, mais peu importe) d’en être à la fois l’auteur et l’acteur. Si, dans un cas comme dans l’autre, il y a également transposition, elle ne passe pas par les mêmes voies. Le rêve survient à la conscience endormie, affecte le rêveur sans qu’il y puisse rien. Le joueur produit son jeu de son plein gré. Il joue s’il veut, quand il veut, comme il veut. Il se peut qu’il s’agisse là d’une illusion et que le Je soit joué en même temps qu’il joue. Elle n’empêche pas qu’il y ait, de la part du joueur, conscience de jouer et que cela, précisément, en fasse un événement vécu dans sa réalité présente par celui qui en est le sujet. On notera d’autre part le rôle d’une certaine technique dans la mise en œuvre de l’opération : quel que soit le jeu auquel on joue, cette pratique exige le recours à des procédés, à des instruments. On peut même parler d’une technologie, ce qui justifie l’idée d’une histoire possible des objets de jeu, en particulier des jouets. À l’inverse, il ne semble pas qu’il y ait de technique du rêve (s’il y en a une, elle échappe au rêveur) et je ne crois pas que l’on puisse imaginer une histoire des façons de rêver.
15On est surpris de lire, sous la plume de Jean-Paul Sartre : « le rêve n’est pas produit par le sommeil, il est l’entreprise du dormeur » (Sartre 1983b, p. 329). Sartre n’irait-il pas, pour un peu, jusqu’à dire que le rêveur est libre de rêver, libre de rêver ce qu’il rêve et, par voie de conséquence, responsable de ses rêves, responsable de lui-même dans ses rêves ? Il semble plus normal d’avancer que celui qui dort et qui rêve se trouve dépossédé de lui-même, absent à lui-même et, par suite, irresponsable. Il m’est également difficile d’admettre, avec Jean Duvignaud, que « le rêveur invente le scénario onirique de ses nuits » (Duvignaud 1980, p. 39). De même, j’hésite à suivre Pierre Parlebas lorsqu’il dit que « le jeu est un rêve » (Parlebas 1975, p. 784) – à moins qu’il ne prenne le mot rêve dans son sens le plus large, englobant la rêverie plus ou moins poétique et peut-être aussi ce que j’appelle l’idée, ce qui accorderait la place qui lui revient à l’imaginaire dans l’hypothèse ludique elle-même. Il reste pourtant que le joueur invente, entreprend, fait son jeu, alors que le rêveur ne fait pas son rêve.
16Comme le rêve nocturne, la rêverie diurne échappe à la maîtrise de la volonté. Le rêveur éveillé n’est pas aux commandes. Il se laisse conduire. Il s’abandonne. L’image qui vient le plus souvent à l’esprit pour décrire son attitude est celle d’une eau presque immobile, d’un lac tranquille. Le rêveur est sur la rive. Il regarde. Des images passent devant ses yeux. Il les entrevoit, les reçoit, mais ne les fait pas naître. Pourtant il est là, éveillé, présent. Il ne se laisse emporter qu’autant qu’il y consent. Sa rêverie, il ne provoque pas, ne la dirige pas, mais il lui donne cours. Il l’entretient même. Sans être le démiurge ni le metteur en scène de ses fantasmes, il s’y complaît et souvent même s’en joue. Un mélange se produit, où le jeu s’allie à la rêverie, celle-ci apportant au jeu la part de rêve dont il a besoin, celui-là maintenant le rêve dans les limites d’une pensée qui se veut maîtresse de soi. À la différence du rêve, la rêverie n’est donc pas incompatible avec le jeu. Elle s’y glisse parfois, à la faveur d’une sorte de détente, parenthèse heureuse où le joueur, momentanément, se laisse aller. Si le jeu exclut le rêve, il admet la rêverie, comme une sœur complice.
De l’arbitraire du thème
17Reste à savoir ce qui distingue formellement le jeu des autres types de conduites intelligentes et volontaires. La première différence concerne le thème qu’il se donne pour fin d’actualiser. Le thème de la conduite ludique est toujours plus ou moins arbitraire.
18Il ne se trouve pas directement imposé par la situation, mais résulte d’une décision du joueur. Le joueur ne le subit pas : il l’invente. L’urgence interdit que l’on joue, parce qu’elle ne laisse aucun jeu entre le besoin, l’intention et le but. Un enfant qui meurt de faim, si on lui donne à manger, il y a peu de chances pour qu’il se mette à jouer avec ses aliments. Manger quand on a réellement faim ne fournit pas le thème d’un jeu. De même respirer quand on manque d’air, courir quand on est poursuivi et qu’on a peur. Par contre, sauter du sol sur un banc, voilà une façon de faire qui ne s’impose nullement, qui ne répond à aucune exigence de la situation. L’urgence impose ; le jeu dispose. Rien n’oblige le joueur à faire ce qu’il fait : lui seul s’y oblige. Jouer, c’est d’abord concevoir la possibilité d’une situation autre, imaginer que l’on détient à soi seul le pouvoir de faire naître de l’inattendu. C’est probablement ce que l’on entend mettre en évidence quand on dit du jeu qu’il est une activité « gratuite ». J’aime mieux la qualifier d’arbitraire, d’abord parce que l’idée de gratuité contredit l’hypothèse qui est au principe de toute explication scientifique, ensuite parce que le concept d’arbitraire correspond assez exactement à ce que l’on pense quand on dit du joueur qu’il ne joue jamais qu’à son gré. On ne veut pas dire par là que son jeu n’ait aucun sens, ne rime à rien, mais que cette suite de décisions a pour unique source le pouvoir de choisir dont il croit disposer. Ce pouvoir, la langue classique le nomme « arbitre ». Est arbitraire, en ce sens, tout acte « qui dépend uniquement d’une décision individuelle, non d’un ordre préétabli, ou d’une raison valable pour tous » (Lalande 1968, p. 75). Rien n’indique que le mot doive être pris dans une acception forcément défavorable. L’essentiel est qu’il désigne une décision individuelle, laquelle met le décideur en face de ses responsabilités. Tel est le cas du joueur : il ne peut s’en prendre qu’à lui seul du choix qu’il fait de jouer – de jouer à ce jeu plutôt qu’à cet autre – et d’y jouer comme il y joue.
19« Les humains savent tant de jeux », écrit Guillaume Apollinaire. Le répertoire infiniment riche et varié de leurs jeux montre que les thèmes de ces derniers se reconnaissent tous à leur caractère arbitraire. Jean Château cite l’exemple d’une fillette de cinq ans qui, pour monter un escalier « s’impose des règles strictes qui rendent l’ascension plus difficile, comme d’aller à reculons » (Château 1961, p. 106). Exemple symbolique de ce que paraît être le jeu, sinon pour l’enfant lui-même, du moins pour le psychologue. Monter un escalier comme tout le monde, quand on a des raisons précises de l’emprunter, ce n’est point jouer. Mais le monter à reculons, voilà qui est jouer, parce que cela résulte d’une décision purement arbitraire. L’arbitraire du thème est à lui seul le jeu. Il y aurait d’ailleurs également jeu si l’on décidait de monter le même escalier en le prenant dans le bon sens, mais à la condition que cette décision ne soit commandée, ni par l’urgence, ni par la contrainte et qu’elle ne réponde à aucun besoin immédiat. Une telle manière de voir correspond à ce que l’on veut dire quand on parle d’« inutilité » et aussi quand on décrit le jouer comme une forme d’activité qui possède sa fin en soi. Le joueur peut fort bien faire de l’escalier un outil au second degré, dont l’utilisation lui donne le moyen de réaliser un exploit, de mesurer ses pouvoirs, ou simplement de les exercer.
20Pour Piaget comme pour Château, l’arbitraire du thème est déterminant. Les exemples autour desquels je ne cesse de tourner depuis le début viennent tous à l’appui de cette affirmation. Le petit garçon qui « saute un ruisseau pour le plaisir de sauter et revient au point de départ pour recommencer » (Piaget 1959, p. 117) exécute une double manœuvre dont le thème est manifestement arbitraire. Celui qui se propose « de sauter du sol sur un banc en franchissant une distance toujours plus grande » (p. 124) agit de même. Arbitraire encore, la tâche à laquelle s’astreint la petite fille qui « pose aussi loin que possible une épingle d’une main, pour la reprendre de l’autre » (p. 99), ou la conduite de celle qui fait semblant de dormir, alors qu’elle n’a pas sommeil (p. 101). Quant à la nature entièrement arbitraire des thèmes autour desquels s’organisent les jeux symboliques, elle est plus apparente encore : s’imposer de rester immobile, debout, afin d’être le clocher d’une église (p. 133), se tenir étendue, les bras serrés contre le corps et les jambes pliées, pour reproduire aussi parfaitement que possible l’attitude d’un canard mort (p. 141), ce sont là manières d’être et de faire dont on voit sans peine qu’elles proviennent de décisions prises en dehors de toute contrainte et de toute nécessité. Cela ne veut pas dire qu’elles ne soient pas secrètement déterminées, mais c’est un autre problème.
21« Moi aussi j’avais eu des soldats de plomb ; moi aussi je jouais avec eux ; mais c’était à les faire fondre. On les posait tout droits sur une pelle qu’on faisait chauffer ; alors on les voyait chanceler soudain sur leur base, piquer du nez, et bientôt s’échappait de leur uniforme terni une petite âme brillante, ardente et dépouillée » (Gide 1954, p. 110). Thème arbitraire, parce qu’un soldat de plomb n’est pas fait pour être fondu. Thème qui, une fois posé, appelle un agencement de schèmes opératoires, ainsi que l’usage de certains instruments : cela ne peut se faire tout seul.
22On observera, en effet, que l’invention et l’exécution du thème, tout arbitraire qu’il soit, ne s’accomplissent jamais qu’en fonction d’un ensemble de conditions que dicte l’état présent de la technique. Bernard Jeu note à cet égard qu’il y a toujours une part d’artifice dans la mise en place des conventions ludiques (Jeu, p. 88). La question qui se pose est celle des instruments qui rendent possible – et d’abord imaginable – le jeu. Parmi ces instruments figurent les jouets ; mais ils ne représentent qu’une catégorie parmi les instruments de jeu. Certains jeux (le plus grand nombre ?) ne peuvent être inventés que parce que l’on dispose d’instruments permettant de les mettre en œuvre. Moi aussi, j’ai fait fondre mes soldats de plomb, mais je me servais d’une cuillère de cuisine en fer. Sans pelle, sans cuillère en fer, comment aurions-nous pu, André Gide et moi, inventer ce jeu ? On peut imaginer de franchir un ruisseau à l’aide d’une planche, d’escalader un mur en se servant d’une échelle ou d’une corde : encore faut-il qu’il y ait alentour des planches, des échelles et des cordes. Si l’on invente des jeux à partir de boîtes de conserve ou de morceaux de fil de fer, ces jeux ne seront pas les mêmes que ceux que l’on pourrait inventer en utilisant de la ficelle ou de vieux pneus. Les progrès de la technique permettent aux enfants d’aujourd’hui de concevoir des jeux prenant pour thèmes la vitesse, le vol. La pratique sportive propose à l’imagination des moyens – et par suite des fins – qui eussent été inimaginables voilà un siècle. Les romans d’anticipation n’échappent pas à cette loi : on n’imagine qu’à partir et avec l’aide de ce que l’on connaît. L’arbitraire ludique se trouve circonscrit, cadré, conditionné par la nature des objets, des matériaux et des procédés qui s’offrent à titre d’outils possibles. Il ne s’agit donc pas d’un arbitraire total, sans relation avec l’époque et le milieu, comme serait celui d’un dieu s’il lui prenait la fantaisie de jouer. Après tout, l’Enfant divin d’Héraclite, s’il joue, n’est-ce pas, dans les siècles des siècles, à un seul et même jeu : cette petteia à laquelle, précisément, jouaient les contemporains d’Héraclite ?
De l’arbitraire des règles
23Je voudrais ajouter quelques remarques.
24D’abord, il me paraît que la notion de thème doit être élargie et diversifiée jusqu’à englober celle d’une thématique plus ou moins complexe, prise dans son ensemble. Il n’y a pas de jeu dont le thème soit absolument simple et réductible à l’unité. Fût-il rudimentaire, un jeu comprend presque toujours plusieurs thèmes associés. Même dans ce type de conduite que les psychologues appellent jeu d’exercice ou de pur mouvement, les choses à faire sont presque toujours multiples. Jouer à la balle, c’est la lancer, mais aussi la rattraper, la faire rebondir sur le sol ou contre un mur, la faire rouler en la poussant avec le pied, etc. Jouer avec du sable, c’est le ramasser, le transporter (comment ?), s’en servir pour confectionner un ou plusieurs tas, le débarrasser des cailloux qu’il peut contenir, etc. Si l’on passe à l’examen des jeux symboliques, on constate que la petite fille qui s’applique à reproduire l’attitude du canard mort se tient « étendue, immobile, les bras serrés contre le corps, les jambes pliées » : c’est à la condition de faire tout cela en même temps, de composer à l’aide de ces positions différentes une attitude globale, qu’elle peut espérer atteindre le but qu’elle s’est fixé.
25Je pense, en second lieu, qu’il serait bon de nuancer l’emploi du mot « arbitraire ». En réalité, le thème qui sert de motif à la conduite ludique n’est jamais que plus ou moins arbitraire. On ne saurait prêter au joueur le pouvoir de décider de façon absolument arbitraire : ce serait admettre la possibilité d’un acte « gratuit ». Gide lui-même restreint la portée du terme, puisqu’il observe qu’il y a toujours « une motivation à toute chose ». Il faut reconnaître aussi qu’une part d’arbitraire intervient dans les décisions, dans les entreprises les moins ludiques en apparence. Dans bien des cas, la distinction avec le jeu ne s’établit qu’en plus et en moins. Elle est fonction de l’état d’esprit dans lequel on se trouve, ainsi que du point de vue que l’on adopte pour en juger.
26Enfin, le caractère plus ou moins arbitraire du thème, dans le cas du jeu, ne se manifeste pas seulement dans la décision relative à la fin poursuivie : on le trouve aussi au niveau des règles que le joueur s’impose de respecter pour y parvenir. Il faut noter que ces règles n’appartiennent pas au domaine des schèmes opératoires, c’est-à-dire des procédés ou des techniques. Elles ne constituent pas des moyens. Elles représentent, elles aussi, véritablement des fins : fins annexes, en quelque sorte. Si la fillette s’oblige à ce que les fougères ne la touchent pas, ce n’est pas afin de parvenir à l’autre extrémité du jardin. Le but qu’elle se fixe est justement celui-là : traverser le jardin sans que les fougères ne la touchent. La règle fait corps avec le but. La joueuse pourrait tout autant vouloir aller là-bas à quatre pattes, à cloche-pied – ou, pourquoi pas ? à reculons. Dans un cas semblable, il est impossible de dissocier la règle de la fin poursuivie, autrement dit la règle du jeu… du jeu lui-même. Le thème a, par principe, une structure architectonique. Ce qui est posé comme étant à faire est posé comme devant être fait ainsi et non autrement. La thématique globale comprend à titre de fin la fin elle-même et les conditions obligatoires du succès. On pourrait imaginer la même fin (traverser le jardin) et des conditions différentes (courir à quatre pattes, etc.) : on aurait affaire à des jeux différents. Le système des règles est donc lui-même l’objet d’un choix arbitraire, puisque le joueur les invente (ou les accepte) et décide de s’y soumettre alors que rien ne l’y contraint. Le jeu consiste toujours à faire quelque chose d’une certaine façon : ainsi, il ne fait qu’un avec l’ensemble de ses règles.
27La thématique du jeu comprend l’ensemble des règles que le joueur s’impose le devoir de respecter. Dans un jardin public, deux fillettes, se tenant par la main, descendent un escalier de quelques marches. L’une porte un patin à roulettes au pied droit, l’autre en porte un au pied gauche. L’une et l’autre gardent levé le pied qui ne porte pas de patin. Descendre un escalier dans ces conditions ne doit pas être chose facile. Elles s’y appliquent. Elles y parviennent. En admettant que l’on puisse dire qu’elles jouent, la règle de leur jeu ne fait qu’un avec son thème et se présente comme arbitraire, puisqu’il ne s’agit même pas de la pratique d’un jeu traditionnel, mais d’une variante fantaisiste, dont on ne voit pas qu’elle puisse donner lieu à institutionnalisation. Même s’il n’est question, comme ici, que d’une règle qui n’a pas de portée collective, d’une règle à laquelle les joueurs ne se soumettent que durant le temps du jeu, il y a règle et c’est la règle qui fait le jeu. On ne saurait concevoir de jeu qui soit totalement dépourvu de règle. Un tel « jeu » serait quelque chose de flasque, d’invertébré : nul ne pourrait comprendre en quoi il consiste. Avec un humour corrosif, Jorge Luis Borges souligne que tout jeu présente trois caractères essentiels : « la symétrie, les lois arbitraires, l’ennui » (Borges 1957, p. 104). J’ai évoqué plus haut, à la suite de Lévi-Strauss, l’exigence de symétrie qui préside à l’instauration de tout jeu. Je laisse à d’autres le soin de parler de l’ennui. Je traite à présent des lois arbitraires.
28Lors d’une émission radiophonique, Pierre Berloquin, par manière de plaisanterie, se fait fort de donner l’exemple d’un jeu : « Dites un nombre, n’importe lequel ». Son interlocuteur répond : « Trois ». Et Berloquin de s’écrier : « Vous avez perdu ! » Le plaisant de la chose tient à ce qu’en réalité, il n’y avait pas là de jeu. Pour qu’il y ait eu jeu, il eût fallu qu’une règle fixât au départ les conditions d’un gain et d’une perte : jeu de hasard, par exemple, si le nombre gagnant avait été inscrit à l’avance sur une feuille de papier dissimulée au regard du parieur. Mais le nombre gagnant ne figurait nulle part et personne ne pouvait vérifier l’exactitude de la réponse.
29C’est abusivement que l’on dit de certains jeux qu’ils sont sans règles. Soit le squiggle, l’un des jeux favoris de Winnicott : « Je lui expliquai le squiggle, ce jeu qui ne comporte aucune règle » (Winnicott 1975, p. 165). En fait, on ne tarde pas à découvrir que ce jeu, « qui ne comporte aucune règle », consiste en une suite d’opérations que l’on doit exécuter dans des conditions précisément définies, fixées à l’avance d’un commun accord entre les participants : « Dans le jeu du squiggle, je fais un tracé libre, et je demande à l’enfant que j’examine d’en faire quelque chose ; puis, à son tour, l’enfant fait un squiggle et c’est à moi d’en faire quelque chose » (p. 28). Plusieurs règles se combinent. D’abord il faut faire un squiggle (un gribouillis). Un gribouillis, ce n’est pas n’importe quoi. Même si le tracé est « libre », il faut que ce soit un tracé. L’enfant n’a pas le droit de faire autre chose : déchirer la feuille de papier, jeter le crayon à l’autre bout de la pièce. Par ailleurs, il faut respecter la règle de l’alternance : l’analyste fait le premier tracé, que l’enfant doit compléter, après quoi c’est à l’enfant d’en faire un autre, que l’analyste complètera. On découvre donc, dans ce jeu, deux obligations qui structurent les conduites des acteurs. Si l’on peut employer le terme de squiggle, dire ce qu’il signifie, s’y référer comme à un exemple, c’est parce qu’il a pour base cette thématique dont il n’est pas difficile de voir qu’elle est arbitraire. L’enfant qui, au lieu de faire correctement ce qu’on lui demande de faire, s’emporterait jusqu’à briser le crayon ou à déchirer la feuille de papier jouerait peut-être, mais certainement pas au squiggle. Dire, comme Winnicott : « Rapidement, il se mit à jouer avec moi au squiggle » (p. 28), c’est montrer qu’il s’agit là d’un système dont l’enfant n’est pas l’inventeur, même s’il peut y trouver l’occasion d’exprimer sa fantaisie.
30Le caractère primordial de la règle du jeu est le fait qu’elle ne soit obligatoire que pour celui qui décide de jouer et seulement pendant le temps qu’il joue. Cela veut dire qu’elle ne l’est que de façon provisoire et qu’elle pourrait tout aussi bien être différente. À l’opposé des règles qui commandent le fonctionnement d’une institution morale ou juridique, les règles d’un jeu n’ont de valeur que pour autant que l’on accepte de s’y soumettre. La décision qui les fonde est donc arbitraire dans son fondement même. De là vient que l’on se lance parfois dans les entreprises les plus étranges. Dumarsais cite le cas d’un obscur écrivain qui a composé en latin un poème de 248 vers dont tous les mots commencent par la lettre P (Dumarsais 1988, p. 220). Georges Perec a écrit un roman de plus de trois cents pages, intitulé La Disparition, qui représente à lui seul un gigantesque lipogramme (texte d’où une lettre se trouve systématiquement exclue : ici la lettre e, qui est pourtant la plus fréquente de la langue française). La règle est totalement arbitraire. Le romancier se l’est imposée de façon délibérée. Elle forme à elle seule le principe de son jeu : pari tenu, jeu gagné. On peut voir dans un tel exploit l’exemple de ce que l’on entend couramment par jeu : 1o il n’y a aucune raison, dans l’état présent de la société, de la littérature, de la langue au moment où le romancier se met au travail, pour qu’il en vienne à prendre pareille décision ; 2o une fois le thème du jeu défini, il n’y a aucune raison non plus pour qu’il choisisse de s’imposer cette règle-là plutôt qu’une autre, sinon le goût de la plus extrême difficulté. Perec a, par ailleurs, écrit un autre texte de plus de cent pages en n’utilisant au contraire que la seule voyelle e. Évoquant les règles du jeu d’échecs, l’ancien champion de France Michel Roos écrit : « une règle de jeu ne peut évidemment pas être arbitraire » (Roos 1980, p. 8). Il a sans doute raison, s’il veut dire qu’à l’intérieur du système de règles qui forme la thématique d’un jeu comme le jeu d’échecs, une règle ne peut pas être modifiée sans que le jeu lui-même s’en trouve changé, au point, dans certains cas, de devenir injouable. La modification d’une règle, l’introduction d’une règle nouvelle (le roque par exemple) doivent se révéler compatibles avec l’ensemble des autres. Chacune, prise isolément, ne saurait dont être considérée comme arbitraire. Mais le système que forme l’ensemble cohérent des règles d’un jeu résulte, dans sa totalité, d’un choix dont rien n’interdit de penser qu’il est arbitraire. Les règles du jeu d’échecs, appréhendées globalement, sont tout aussi arbitraires que celles du jeu de dames. Leur définition, leur mise en œuvre n’ont d’autre raison que la fantaisie de ceux qui les inventent et qui en usent.
31On retrouve, à propos de cette expression : les règles du jeu, l’ambiguïté rencontrée lors de l’analyse du concept de jeu pris dans le sens de structure. Le « jeu » que désigne le mot anglais game renvoie, y compris dans le cadre d’une théorie mathématique des jeux, à la position fondamentale d’un joueur capable de « jouer », au sens du verbe anglais to play. Quand on parle de règles d’un jeu, on associe de la même manière deux réalités : d’une part, le système des règles objectivement formulées qui structurent le jeu ; d’autre part, l’ensemble coordonné des règles que le joueur s’impose de suivre quand il entreprend de jouer. Ce sont évidemment les mêmes, puisque c’est à ce jeu-là qu’il joue. Mais elles prennent une autre signification et ne se présentent pas du tout sous le même jour. Règles de structuration d’un système, elles deviennent règles d’organisation d’une conduite. Ce n’est plus seulement le jeu qui, dans l’abstrait, obéit à des règles : c’est le jouer qui, concrètement, s’ordonne aux règles que le joueur s’impose le devoir de respecter. Le joueur en fait, par cela même, les règles de sa propre conduite : les règles du jeu qu’il joue quand il joue à ce jeu. L’arbitraire n’est pas seulement le fait de l’inventeur, souvent anonyme, des règles ; il ne figure pas seulement dans la structure du jeu tel que la tradition, le groupe le proposent. Il est aussi et peut-être principalement dans la reprise et l’assomption dont le joueur se fait l’auteur lorsqu’il décide de se conduire en respectant de façon arbitraire des règles dont il sait qu’elles sont arbitraires.
Un impératif hypothétique
32L’impératif ludique ne peut être qu’hypothétique, puisqu’il dépend de la position première d’une hypothèse par principe arbitraire : la double décision que le joueur prend de jouer et de jouer à ce jeu plutôt qu’à un autre. Il en résulte que l’obligation qu’il s’impose est d’un autre ordre que celle qui, par exemple, fonderait une conduite morale. On peut se croire obligé de ne jamais mentir, d’aider son prochain, de tenir ses promesses : il serait difficile de voir dans de tels engagements de simples façons de jouer. Au contraire, un jeu, si l’on s’oblige à en respecter les règles, c’est par jeu. L’arbitraire qui se manifeste dans le choix du thème, y compris dans celui des règles, n’apparaît aucunement lorsque l’obligation prend appui sur un système de valeurs. Même s’il est possible de voir dans la vie politique, la vie économique, la vie sociale des jeux obéissant à des règles plus ou moins arbitraires, on n’ira pas jusqu’à prétendre que la Déclaration universelle des droits de l’homme formule les règles d’un jeu. S’il arrive que l’on parle des règles du jeu démocratique, on se refusera cependant à croire que l’idéal démocratique que l’on cherche à promouvoir et pour lequel il arrive que l’on se batte, ne représente qu’un jeu parmi d’autres, également jouables. Un jeu repose sur des règles, non sur des principes. On appellera jeu, de ce point de vue, tout système d’action dont la thématique peut être à chaque instant modifiée, parce qu’elle n’a d’autre fondement, d’autre caution que le vouloir de celui qui la conçoit et l’applique.
33Le jeu, pour reprendre une expression de Gabriel de Tarde, est la différence qui va différant. Or, cette « différance », comme l’orthographie Jacques Derrida (1967, p. 409-428), s’accomplit toujours sur fond d’indifférence. Le joueur ne cesse de choisir, de préférer, de décider, de vouloir, mais il sait en même temps qu’il pourrait tout aussi bien jouer autrement, jouer à d’autres jeux et même ne pas jouer du tout. La seule chose qui importe finalement à ses yeux est de savoir que cela n’a jamais qu’une importance relative : relative à la volonté tout à fait arbitraire qu’il a de jouer. Son jouer se fortifie de cette indifférence.
34Il en résulte que, lorsqu’un jeu (ou, plus exactement, un joueur) pénètre par effraction dans le domaine où règne un système de valeurs, il y rencontre tout de suite ses limites. Au joueur de savoir s’il a lui-même des raisons valables de les transgresser. En marge de son émission Droit de réponse, Michel Polac tente de formuler les règles du jeu de la provocation : « On peut se moquer du Pape, mais pas du bon Dieu – ni du Christ : c’est sacré » (Antenne 2, 21 avril 1986). Son point de vue est pragmatique. Il s’exprime en tant que réalisateur d’une émission dont le but est d’atteindre un public aussi nombreux que possible. Poussée trop loin, la dérision risquerait de provoquer la désaffection d’une partie importante de ce public. Une diminution d’audience entraînerait peut-être la suppression de l’émission. Le jeu que joue le journaliste lui enjoint donc de se maintenir à l’intérieur de limites relativement déterminées et de ne prendre que des risques mesurés.
35Si Durkheim (à la différence de Mauss et de la plupart des sociologues modernes) n’est pas parvenu à concevoir l’idée que les choses et leur fonctionnement puissent s’interpréter au moyen de l’hypothèse ludique, c’est peut-être parce que sa philosophie était au fond celle d’un moraliste. Il serait insuffisant d’imaginer que ce fût seulement par l’effet du « sérieux » de sa pensée. Les mathématiciens, les économistes qui prennent le concept de jeu pour modèle dans leur analyse de la réalité sociale ne sont pas moins « sérieux » que lui. En fait, il ne s’agit pas d’un trait de tempérament, mais d’une conception d’ensemble de la société et de ses lois. Durkheim voulait montrer – parce qu’il pensait que cela est vrai – que tout, dans le fonctionnement et dans l’histoire des sociétés humaines, va dans le sens d’un développement progressif et d’une affirmation de l’individu comme « foyer autonome d’activité », source et centre de référence de toute « existence morale » (Durkheim 1950). Telle était sa philosophie. Loin d’apparaître comme le précurseur d’on ne sait quel structuralisme, il y avait en lui du Bergson. Dans de telles conditions, avec de telles convictions, comment aurait-il pu envisager, ne fût-ce qu’un instant, de prendre l’histoire et la vie sociale pour un jeu ? Un jeu, si le joueur le décide, cède la place à un autre – qui n’a pas plus de sens ni de valeur. Quand les choses ne peuvent être que ce qu’elles sont ; quand elles vont dans une direction que rien ne peut modifier et que la raison ordonne de suivre parce qu’elle est de toute évidence la seule valable et la seule vraie, l’idée de Jeu ne saurait venir à la pensée de celui qui cherche à comprendre. S’il y avait de l’arbitraire, ne serait-il pas incompréhensible ? L’arbitraire se constate ; il ne se comprend pas.
L’autre hypothèse
36L’arbitraire ludique se rapporte à la décision de l’arbitre. Rien ne permet de croire que celui-ci soit libre de ses choix. Tout ce que l’on peut dire de l’arbitraire du thème n’offre donc de signification qu’en surface, pour un sujet qui se pose la question du Jeu et qui admet, comme allant de soi, l’hypothèse selon laquelle la chose en question est elle-même possible. Si l’on adopte l’hypothèse contraire, posant le choix du joueur comme radicalement déterminé, à la fois dans sa forme et dans son contenu, alors il devient difficile de prétendre que la thématique ludique puisse être, dans son essence, arbitraire – à moins de dépouiller le mot de presque toute sa signification, « arbitraire » voulant dire alors seulement : qui relève de la décision de quelqu’un qui se prend pour l’arbitre de ses choix, alors qu’il ne l’est pas ; soi-disant arbitre et rien d’autre.
37Dans son essai sur l’« esprit » (der Witz), Freud développe un point de vue qui semble exclure toute interprétation du jeu au moyen d’une idée comme celle d’arbitraire. Il entend par esprit, non seulement le « mot d’esprit », mais aussi, plus largement, cette façon de s’exprimer et de se conduire que l’on apprécie chez ceux dont on dit qu’ils font preuve d’« esprit ». Ainsi envisagé, l’esprit est « un développement du jeu » (Freud 1971a, p. 276). Or l’analyse, selon Freud, met au jour la relation de détermination qui unit l’esprit à la manière dont travaille inconsciemment l’appareil psychique. La découverte de ses deux composantes principales : l’agressivité (parodie, caricature) et la sexualité (grivoiserie) montre que les jeux d’esprit ne sont jamais innocents et que les thèmes sur lesquels ils brodent leurs plus « spirituelles » variations ne résultent en aucune façon de choix arbitraires. On doit pouvoir appliquer à la thématique des jeux d’esprit la méthode employée pour l’interprétation des rêves. Le contenu manifeste de ces jeux peut se comprendre comme la transposition de pulsions ou formations psychiques restées latentes (p. 245).
38La démonstration s’étend à toute forme de jeu. Rappelons quelques-uns des thèmes ludiques évoqués dans l’œuvre freudienne. Le plus célèbre, sans nul doute, est celui de la bobine. Il est précédé, dans le récit, par un jeu plus simple, qui consiste, de la part du petit garçon, à « jeter loin de lui dans un coin de la pièce, sous le lit, etc., tous les petits objets dont il pouvait se saisir » (Freud 1981, p. 52). Le « jeu complet » apparaît ensuite : « L’enfant avait une bobine en bois avec une ficelle attachée autour. Il ne lui venait jamais, par exemple, l’idée de la traîner par terre derrière lui pour jouer à la voiture ; mais il jetait avec une grande adresse la bobine, que retenait la ficelle, par-dessus le rebord de son petit lit à rideaux où elle disparaissait, tandis qu’il prononçait son o-o-o-o riche de sens ; il retirait ensuite la bobine hors du lit en tirant la ficelle et saluait alors sa réapparition par un joyeux « voilà » [da] » (p. 52-53). On observera, en passant, que la thématique de ce jeu se trouve en partie induite par la structure de l’objet mis à la disposition de l’enfant. S’il n’avait pas eu entre les mains ce bizarre assemblage d’une bobine et d’un morceau de ficelle, aurait-il joué à ce jeu-là ? Il se serait sans doute contenté du jeu précédent. Cependant, la thématique du jeu n’est pas entièrement déterminée par la structure de l’objet : Freud note avec perspicacité que l’enfant pourrait tout aussi bien le traîner par terre derrière lui et s’en servir pour jouer « à la voiture ». Compte tenu des caractéristiques de l’objet, c’était en effet un autre jeu possible. Or l’idée n’en est pas venue à l’enfant : le seul jeu qu’il imagine est celui qu’on le voit pratiquer. Comment pourrait-on croire, dans ces conditions, que ce jeu soit choisi de façon arbitraire et que le joueur aurait pu tout aussi bien en choisir un autre ?
39La même analyse s’applique aux activités du petit Hans, à commencer par son occupation préférée : « jouer au cheval » (Freud 1954, p. 183). Tout le travail de Freud consiste à établir que l’enfant trouve là, sur le mode fantastique, le moyen de s’identifier à son père (p. 128). Quant au jeu du canif et de la poupée, l’analyse montre qu’il correspond exactement aux pulsions qui traversent l’inconscient du sujet : « Il dit alors à la bonne, lui montrant l’entrejambe de la poupée : Regarde, voilà son fait-pipi » (p. 152). Là encore, chacun des deux objets : le canif et la poupée, pris séparément, pouvait fournir le moyen et l’argument d’un jeu différent. Ce n’est pas ainsi que l’on joue d’ordinaire à la poupée – et il y a d’autres manières de se servir d’un canif. Le thème inventé par Hans lui est donc personnel. Il n’a pourtant rien d’arbitraire. L’analyse prouve au contraire qu’il représente à la fois le moyen d’expression et l’instrument de réalisation de quelques-unes des obsessions majeures de l’enfant. Freud aboutit à cette conclusion sans appel qu’il n’y a « pas d’arbitraire dans le psychisme » (p. 166).
40Freud rejoint en ce point une intuition de Nietzsche. Le poète du jeu cosmique ne recule pas devant l’idée que ce jeu puisse être interprété comme une simple apparence : « Au spectacle d’une cascade, nous croyons voir, dans les innombrables courbes, ondulations et brisements des flots, liberté du vouloir et bon plaisir ; mais tout est nécessaire, chaque mouvement mathématiquement calculable. Il en est ainsi également pour les actions humaines ; si l’on était omniscient, on devrait pouvoir calculer à l’avance chaque acte particulier, de même que chaque progrès de la connaissance, chaque erreur, chaque méchanceté. Celui qui agit est pris lui-même, à coup sûr, dans l’illusion du libre arbitre ; si, pour un instant, la roue du Monde s’arrêtait et qu’il y eût un entendement omniscient, calculateur, pour mettre à profit ces arrêts, il pourrait alors, jusqu’aux temps les plus éloignés, faire à l’avance le récit de l’avenir de chaque être et marquer chaque trace dans laquelle cette roue roulera encore. L’illusion de l’acteur sur lui-même, le postulat de la volonté libre font partie intégrante de ce mécanisme à calculer » (Nietzsche 1981, vol. i, § 106 ; trad. légèrement modifiée).
Des schèmes aléatoires
Exercice du possible
41Le joueur ne se fixe pas seulement un but. II agence, pour y parvenir, un certain nombre de moyens. Sa pratique est essentiellement opératoire. J’aborde à présent l’examen des procédés et des tactiques, sous l’angle d’une technologie de l’opération.
42« Qu’est-ce qu’une opération ? » demande Paul Valéry : « C’est une transformation obtenue par des actes bien distincts les uns des autres, et qui se suivent dans un certain ordre vers un but bien déterminé » (Valéry 1957, p. 920). Dans le cas du jeu, il ne suffit pas que l’on veuille faire quelque chose : il faut encore que l’on veuille accomplir, l’un après l’autre, les différents actes permettant de faire ce que l’on a choisi de faire. On procède alors à une suite d’opérations partielles dont l’ensemble forme la structure visible de la conduite. Tout jeu comporte ainsi un système plus ou moins complexe, plus ou moins cohérent de moyens obligés.
43Or, ces façons de faire, ces procédés, ces moyens, le joueur n’est jamais totalement assuré de leur efficacité. À chaque niveau de la structure opératoire, à chaque palier de digression, il accomplit des choix, adopte des tactiques dans des conditions telles qu’il peut toujours se demander, après coup, s’il n’aurait pas mieux fait de s’y prendre autrement. La décision qui met un terme à sa réflexion ne se fonde jamais que sur une connaissance imparfaite des données du problème, ce qui la rend presque toujours aventureuse : « Le jeu d’échecs, qui élimine si bien le sort, ne reste un jeu que par l’imprudent décret qui n’attend point de savoir » (Alain 1960, p. 124). Si le joueur était dans la position et dans l’état de l’Intelligence suprême, de l’Entendement omniscient, c’est-à-dire en mesure de connaître la situation dans sa totalité, il calculerait du même coup la solution la meilleure et n’aurait par conséquent aucune peine à réaliser son projet. Mais il ne jouerait pas. Le propre de tout jeu est de s’élaborer, de se poursuivre, d’aller jusqu’à son point d’achèvement dans un climat de constante incertitude. C’est pourquoi l’on a coutume d’associer à l’idée de Jeu celles de Risque et de Pari. Le jeu n’est pas seulement au départ, dans le dessein qui lui donne sens, ou à l’arrivée, quand on a gagné ou perdu. Il agit à tous les instants, à tous les niveaux de la suite temporelle, un peu à la façon de la Création continuée dont parle Descartes. Il n’est pas simplement la découverte, la mise en œuvre du possible : il est l’exercice du possible.
44Ce caractère plus ou moins aléatoire des techniques ludiques se trouve illustré, dans certains cas, par le fait que le joueur, à la différence du technicien véritable, ne dispose pas toujours des outils qui conviendraient à la réalisation de son projet. Il se conduit souvent en « bricoleur », dans le sens que Lévi-Strauss donne à ce mot. Il utilise les « moyens du bord » (Lévi-Strauss 1976, p. 27). La technologie de l’opération ludique est fréquemment improvisée. Le joueur a recours à des outils de fortune, à des objets ou à des matériaux qui se trouvent là, à portée de main, mais qui n’ont pas été préparés pour l’usage qu’il s’apprête à en faire et dont l’efficacité risque de s’avérer problématique. On peut construire une cabane avec des branchages : ce serait mieux si l’on pouvait se procurer quelques planches. On retrouve dans un tel bricolage ce que l’outil de jeu (le jouet) peut avoir de purement allusif. Il n’est pas nécessaire que la poupée soit l’image presque parfaite d’une petite fille dont on serait tenté de dire qu’elle est vivante : un morceau de chiffon fait aussi bien l’affaire – et peut-être mieux.
Incertitude
45Pierre Parlebas définit ainsi l’incertitude : « Propriété d’imprévisibilité attachée à certains éléments d’une situation » (Parlebas 1981, p. 84). Qu’il s’agisse d’imprévisibilité montre qu’en dépit de la référence à des éléments de situation qui peuvent être repérés objectivement, l’incertitude est d’abord l’état dans lequel se trouve le sujet – en l’occurrence le joueur. Elle tient à l’insuffisance des informations dont il dispose, au fait que ses facultés intellectuelles sont nécessairement limitées, à la position qu’il occupe par rapport à la situation prise en elle-même (justement : il ne peut jamais la prendre en elle-même). Ce sont là des facteurs liés à une indépassable subjectivité. Mais l’incertitude résulte aussi de « certains éléments » qui appartiennent à la situation, dans la mesure où celle-ci n’est jamais que plus ou moins accessible, plus ou moins pénétrable à la pensée de ce « décideur rationnel » qu’est, en principe, le joueur. Prenant appui sur la théorie mathématique des jeux, Parlebas distingue à cet égard deux formes différentes d’incertitude : l’incertitude associée au milieu physique (vitesse et orientation du vent, qualité de la neige) ; l’incertitude associée au comportement d’autrui (son pouvoir de décision, sa possibilité de dissimulation, sa capacité de changement et d’improvisation). Parlebas ne prend pour objet d’étude que les situations qu’il appelle « motrices », au premier rang desquelles les situations sportives. Si l’on s’attache à l’analyse des situations économiques, on distinguera de la même façon « deux types d’aléas différents : le premier type est celui des aléas “naturels” ; le second type est celui des aléas “comportementaux” des autres agents économiques. Un aléa “naturel” type est la météorologie, la présence de pétrole en un point X ou la réussite d’une réaction chimique. Un aléa “comportemental” type est la réaction de mon concurrent à ma décision de baisser mon prix » (Batteau et Marciano 1976, p. 103). Le deuxième type d’aléa intervient jusque dans les jeux de calcul les plus méthodiques, que l’on appelle jeux à information complète. Aux échecs, un joueur, même expérimenté, ne peut jamais savoir à l’avance, en toute certitude, ce que va faire un adversaire aussi expérimenté que lui. La formule de Parlebas peut être généralisée : « Chaque joueur est un centre de décision et d’action original dont les comportements sont porteurs d’imprévu » (Parlebas 1981, p. 87).
46Il est intéressant de définir l’incertitude par l’imprévisibilité liée à la structure de la situation. Mais, quand on parle d’imprévisibilité et d’incertitude, il est avant tout question du sujet pour qui seul existe la situation. Il n’y a pas de situation en soi. Deux joueurs dont on pourrait croire qu’ils se trouvent dans la même situation sont en réalité dans deux situations différentes, irréductibles l’une à l’autre, ne serait-ce que parce qu’ils sont en face l’un de l’autre, ou à côté l’un de l’autre, adversaires ou partenaires et que chacun d’eux ne joue jamais que pour soi. L’incertitude est le fait de quelqu’un. L’augmentation du nombre et de la richesse des informations tend à la réduire et permet donc une meilleure prévision. Mais le joueur ne prend ni le temps ni la peine de s’informer suffisamment. Il laisse au technicien, à l’ingénieur, au sportif de haut niveau le soin d’apprendre l’utilisation des méthodes et de travailler les procédés les plus efficaces en vue d’obtenir les résultats voulus. L’issue d’un jeu a toujours quelque chose d’inattendu – on pourrait presque dire : pour le joueur lui-même. Il fait tout ce qu’il peut pour gagner, mais il n’ignore jamais qu’il risque de perdre. Qu’il gagne ou qu’il perde, il aura toujours l’impression que les choses auraient pu tourner autrement.
47Le Code civil propose un parfait modèle de situation objectivement aléatoire : celui du contrat dit, précisément, aléatoire. Voici la définition qu’il en donne : « Le contrat aléatoire est une convention réciproque dont les effets, quant aux avantages et aux pertes, soit pour toutes les parties, soit pour l’une ou plusieurs d’entre elles, dépendent d’un événement incertain » (Article 1964). Le Code civil en fournit quatre exemples : le contrat d’assurance, le prêt à « grosse aventure », le jeu (et le pari), le contrat de vente viagère. Le prêt à grosse aventure est soumis aux règles du Droit maritime. Il s’agit d’un prêt consenti à un armateur moyennant des intérêts élevés et que celui-ci n’a pas à rembourser en cas de naufrage. Le jeu dont il est question est évidemment le jeu d’argent. Quant au contrat de rente viagère, il se rapproche de celui qui donne naissance au jeu par le fait qu’il suppose, de la part des contractants, une option prise sur un événement dont ceux-ci ne maîtrisent pas la production : « Comme le jeu ou le pari, la vente en viager est un contrat aléatoire dont l’essence est de faire courir un risque à ceux qui le contractent, risque le plus souvent calculé car il ne manque pas de fondement économique pour les signataires de l’acte » (Loiseau et Neressis 1986, p. 3). L’événement, pratiquement imprévisible : le décès du vendeur, s’inscrit à l’intérieur de limites que l’on peut tracer à partir de statistiques de mortalité, mais la marge reste relativement grande. Le principe est que l’acquéreur ne dispose d’aucune information se rapportant à l’état de santé du vendeur : « Un acquéreur connaît par ses relations ou ses connaissances médicales la maladie d’un vendeur. Il conclut cependant avec lui une rente viagère. L’état du crédirentier se dégrade et celui-ci décède deux mois plus tard. Dans ce cas, ses héritiers pourront demander la nullité du contrat » (p. 5). Une formule donne la clé : « l’aléa est le fondement du contrat » (ibid.).
48Elle vaut pour toute espèce de contrat aléatoire et, plus généralement, pour toute situation ayant forme de jeu : « dans un jeu de combinaisons, avec des joueurs doués d’une intelligence assez grande pour prévoir tous les cas possibles, ce qui arrive pour certains jeux simples, le jeu cesserait d’être un véritable jeu, car le résultat final serait connu d’avance : ce serait par exemple le joueur qui commence qui gagnerait toujours, ou bien encore, la partie serait toujours nulle, à moins que l’un des joueurs ne consente à perdre. Le jeu serait « mort » au moment précis où on arriverait à en connaître toutes les combinaisons » (Possel, in Moulin 1979, p. 87). Lorsqu’on dit qu’il y a des jeux à information complète (parfaite) et des jeux à information incomplète (imparfaite), on n’exprime là qu’un critère d’ordre structural ou technique. Si l’on accepte, en revanche, de se placer au point de vue phénoménologique et de décrire la situation telle qu’elle est vécue par le joueur, quel que soit le type de jeu, on constate qu’en réalité il n’y a pas de jeu à information complète. Dans tous les jeux qui offrent au joueur, à chaque instant de la partie, la connaissance exacte et complète du « jeu » lui-même, pris dans sa matérialité (position et situation respective des pions et des pièces sur le tablier), tout un ensemble d’informations lui fait cependant défaut, notamment celles qui concernent l’état physique et mental de l’adversaire, les tactiques qu’il peut être en train d’élaborer – en un mot : ce dont il est capable. Pour chaque joueur, tout un pan du jeu demeure caché : celui qui est tourné du côté de l’autre, dont chacun ne perçoit que l’envers. Voilà d’ailleurs la raison pour laquelle il joue : il joue parce qu’il ne sait pas tout de la situation et qu’en dépit de cela, il s’y risque.
49La théorie des jeux s’applique à un type objectivement définissable de situation : la situation d’incertitude. L’information dont dispose le joueur n’étant jamais complète, la décision qu’il prend à tel ou tel moment de son jeu ne résulte pas, à proprement parler, d’une déduction logique rigoureuse. Arrive toujours un instant où le calcul cède le pas à l’improvisation, où la réflexion sage et méthodique fait place à l’alea jacta est : l’impatient se lance, tête baissée, dans un avenir qui n’est certes pas complètement informe, mais demeure pour le moins multiforme. Jouer, c’est toujours décider dans l’incertain. Compte tenu de l’incertitude, que tente d’annuler le raisonnement mathématique, mais à laquelle la situation, telle qu’elle est vécue par le joueur, fait place jusqu’au bout, on peut dire que, dans le déroulement du procès ludique, dans la suite des décisions que prend le joueur, dans la série plus ou moins organisée des schèmes opératoires qui structurent sa conduite, ne cesse de dominer ce que Pascal appelle l’« aventure du jeu ». Il est remarquable qu’il use de cette expression, dont on pourrait croire qu’elle appartient à un registre poétique, dans un ouvrage d’inspiration purement scientifique. Il y précise que le règlement de ce qui doit appartenir à chacun des joueurs, dans le cas où ceux-ci décideraient d’interrompre le jeu, « doit être tellement proportionné à ce qu’ils avaient droit d’espérer de la fortune, que chacun d’eux trouve entièrement égal de prendre ce qu’on lui assigne ou de continuer l’aventure du jeu » (Pascal 1963, p. 57). L’expression doit être prise au pied de la lettre. L’« aventure » oriente le joueur – quel que soit d’ailleurs son jeu – en direction d’un à-venir qui peut être mais n’est pas encore. Ouverture sur le possible. Si l’on peut dire, d’une certaine manière, que tout jeu est jeu de réflexion et de calcul, on peut dire aussi qu’il est jeu de hasard. Pris dans le sens de situation se prêtant au jeu, tout jeu est un système aléatoire dans lequel le sujet s’engage en connaissance de cause, mais non d’effet.
50La part d’imprévisibilité, et, par conséquent, d’imprévoyance voulue, assumée, qu’il y a dans toute entreprise tient au fait que l’opérateur, qui ne peut jamais embrasser la situation dans sa totalité, décide néanmoins d’agir, anticipe un résultat dont il n’a pas les moyens de calculer avec exactitude les modalités de production. Cela s’observe dans de nombreux domaines : commerce, industrie, politique (en dépit des techniques de sondage les plus perfectionnées, il reste toujours, à la veille d’une élection, une marge d’incertitude quant au succès de tel ou tel candidat), économie (la Bourse vit de cette incertitude ; un spécialiste des questions financières va jusqu’à conseiller à ses lecteurs de « jouer la sécurité », ce qui semble montrer que la sécurité elle-même n’est pas tout à fait sûre). Quant au domaine militaire, tout le monde sait qu’aussi longtemps qu’un conflit n’est pas résolu, le doute continue de planer sur son issue. La guerre terminée, il devient facile de prévoir quel en fut le déroulement. Une telle vision rétrospective, qui est celle de l’historien, part du principe que tout, dans le monde, est déterminé et que l’on aurait pu calculer la suite des événements si l’on avait disposé de l’ensemble des données du problème. On comprend que, pour Clausewitz, la guerre se présente comme « le domaine de l’incertitude » (Clausewitz 1955, p. 86). Vécue dans le présent de l’action, l’incertitude provient de la limitation nécessaire de l’intelligence humaine : « Certes, une intelligence moyenne peut par hasard tomber juste ; un courage extraordinaire saura compenser une erreur commise en une autre occasion ; mais dans la majorité des cas le défaut d’intelligence apparaîtra toujours dans le résultat général » (ibid.). La guerre est en définitive « le domaine du hasard » (ibid.). Le hasard n’est que l’effet de l’ignorance. Les choses sont déterminées, mais tout se passe comme si elles ne l’étaient pas, comme s’il y avait place pour des zones d’indétermination : « Aucune autre sphère de l’activité humaine ne laisse autant de marge [Spielraum] à cet étranger » qu’est le hasard (ibid.). L’historien, qui arrive après coup, voit les choses une fois qu’elles sont faites, ne connaît l’aventure que terminée. Il survole aisément l’ensemble du théâtre d’opérations, dispose d’informations auxquelles ne pouvaient avoir accès les protagonistes. Il peut s’offrir le luxe d’expliquer pourquoi les choses ne pouvaient être que ce qu’elles furent.
51À cette explication de l’avant par l’après, Henri Gouhier oppose l’effort mental qui devrait consister « à s’affranchir de la vision rétrospective pour s’approcher de l’histoire telle qu’elle a été vécue quand ce qui est devenu passé était encore à venir ». Il précise ainsi sa pensée : « Il ne s’agit plus de satisfaire la raison, mais de rester le plus près possible d’un devenir que n’informe aucun avenir : c’est l’histoire des jeux en train de se faire et de se défaire » (Gouhier 1980, p. 12).
52La position qu’occupe le joueur au moment où il joue, le point de vue qu’il est en mesure d’adopter à l’égard de la situation constitueraient, si la méthode était applicable, l’objet d’une semblable histoire. Mais il n’est pas sûr que le jeu « en train de se faire et de se défaire », le jeu au présent (et pour lequel existe un à-venir en forme d’aventure) puisse être remis au jour, réactualisé, re-vécu par l’effet d’une démarche de style historique. Les deux attitudes méthodologiques susceptibles d’être prises, soit à propos d’un jeu proprement dit, soit à l’égard d’un événement quelconque qui a pu se produire dans une situation ayant forme ludique, demeurent très vraisemblablement inconciliables. Une fois le jeu joué, on sait comment il s’est déroulé, comme il a pris fin. Il n’offre plus le moindre suspens, ni par conséquent le moindre intérêt dramatique. En train de se faire et d’avoir lieu, il se présente au contraire (tant au regard du joueur que pour ceux qui le regardent) comme un drame dont le dénouement n’est jamais tout à fait prévisible. Cette dimension dramatique ne saurait être reconstituée, ou plutôt suggérée que par un artiste, cinéaste ou romancier capable de faire, avec talent, comme s’il faisait abstraction de la fin de l’histoire : un maître du suspens. Ce n’est pas le cas de l’historien, dont la fonction est de savoir et d’expliquer ce qui s’est passé. On peut toujours reconstituer une bataille, jouer même à réinventer les conditions dans lesquelles cette bataille s’est déroulée, afin de simuler d’autres péripéties et d’aboutir en pensée à des issues différentes. On ne saurait pourtant faire que la véritable bataille ait été différente et l’on se persuadera toujours qu’elle ne pouvait l’être. Il en sera de même pour la reconstitution d’une partie d’échecs ou d’une course de chevaux. L’illusion du possible – d’un possible toujours possible, d’un possible dont on continue de penser, après coup, qu’il était ou qu’il aurait pu être possible – appartient à une vision rétrospective qui n’est pas celle de l’historien, mais qui serait plutôt le fait du poète.
53Une part essentielle d’imprévisibilité, d’incertitude, intervient dans toute entreprise conduite et vécue au présent. L’extension considérable du concept de jeu dans le monde contemporain trouve là en partie sa justification. L’incertitude objective, la structure aléatoire représentent l’un des caractères distinctifs de tout jeu. Il importe cependant de noter qu’en s’exprimant ainsi, on ne fait que décrire la manière dont les choses se présentent à la conscience du joueur. C’est pour lui qu’il y a de l’incertain et que le terme de « hasard » revêt une signification. Si l’on peut, avec Pascal, parler de « l’aventure du jeu », ce n’est qu’en reconstituant par la pensée la situation dans laquelle se trouve le joueur alors qu’il joue. Décideur, il décide (voir Israël 1980 : La Décision médicale). La part de jeu est fonction du degré d’incertitude qui affecte sa décision. Allant un peu au-delà de ce qu’il maîtrise et de ce qu’il sait, il assume un risque. Le schéma vaut pour tout acte volontaire. Vouloir, dit Stendhal, « c’est avoir le courage de s’exposer à un inconvénient ; s’exposer ainsi, c’est tenter le hasard, c’est jouer » (Stendhal 1965, p. 283).
54Les théoriciens de la mathématique appliquée aux jeux de stratégie estiment que le but du calcul doit être la définition d’un comportement optimal. Celui-ci « coïncide avec le comportement prudent » (Moulin 1979, p. 17). Il ne s’agit là que d’un idéal théorique. Dans tous les cas, le calcul de la stratégie optimale, la mise au point du comportement prudent laisse le décideur devant ses incertitudes. La décision peut être prudente : elle comporte toujours une dose variable d’imprudence.
Hasard
55Même si ce que nous appelons hasard n’est que « notre ignorance de la complexe machinerie de la causalité » (Borges 1985, p. 13) et si l’on peut dire, dans ces conditions, que le hasard, à parler net, n’existe pas, on ne peut nier que dans tout jouer il y ait forme de hasardement. Hasardement plutôt que fortuité.
56Lorsqu’on lance un dé (quel symbole plus simple imaginer ?), il est admis au départ que l’on n’a aucun moyen de savoir sur quelle face il va retomber. On ne joue qu’à cette condition. Le calcul peut établir que les six faces ont des probabilités d’apparition égales, cela ne prouve pas que l’événement qui va se produire ne soit pas déterminé. Que tout jeu, quel qu’il soit, se présente comme une forme de hasardement (et aussi comme un jeu de vertige, puisque le joueur s’abandonne, ne serait-ce qu’un instant, à la tentation de l’imprudence), voilà qui donne à réfléchir sur ce qu’il y a d’inévitablement artificiel et de définitivement prématuré dans toute classification des jeux. Un jeu de stratégie est toujours en même temps jeu de hasard, de risque et de vertige. Même le plus méthodique, le plus calculateur, le plus scientifique des joueurs connaît cette seconde d’hésitation, ce point de balancement où, placé à l’extrême bord de la décision, il ne peut que s’avouer qu’il ne sait pas s’il a entièrement raison de faire ce qu’il est sur le point de faire. Dans un jeu de simulacre, il en est de même : le comédien, l’imitateur savent bien ce qu’ils veulent faire, mais ne savent pas de science certaine s’ils font exactement ce qu’il faut pour le faire. Calcul et travail interviennent dans la composition de leurs actes (ce que l’on exprime parfois en parlant de « métier », de « professionnalisme »), mais il y entre aussi beaucoup d’irréflexion et de démesure. Où serait le jeu, si l’on savait ?
57Pour un étudiant qui prépare consciencieusement un concours difficile, le travail consiste en particulier à réduire au maximum la part de hasard inhérente à toute épreuve de ce genre. Il cherche à faire en sorte qu’il soit en mesure de répondre aux questions les plus inattendues, de traiter à peu près n’importe quel sujet inscrit au programme. Son but est de laisser le moins de place possible au jeu – ou, puisque cela ne semble pas être un projet entièrement réalisable (on parlera toujours de chance ou de malchance), de contrôler de la manière la plus rigoureuse les voies susceptibles de le conduire au résultat escompté,
58Et ne rien hasarder, qu’on n’ait de toutes parts,
Autant qu’il est possible, enchaîné les hasards.
Corneille, Attila (Acte i, scène i)
59Cela s’appelle jouer serré. L’auteur de À rebours écrit : « Il est vrai qu’il ne m’a pas été possible de jouer serré, que j’ai pu prévoir mais non supprimer certains aléas… » (Huysmans 1977, p. 170). Jouer serré, c’est encore jouer et peut-être même de la manière la plus tendue, la plus dure, la plus stricte, si l’on veut bien consentir à reconnaître qu’un jeu vague, relâché, amorphe ne correspond pas à ce que l’on nomme en général le jeu. Aussi longtemps que l’on n’a pas supprimé tous les aléas, on continue de jouer. Si l’on parvenait à les supprimer, on ne jouerait plus. Ce n’est probablement pas sans raison que le théoricien des ensembles mécaniques fait d’un ajustement serré la marque d’un jeu négatif. Cette idée de jeu « négatif » est troublante et paradoxale. Je ne peux pas me résoudre à faire simplement d’un jeu négatif le négatif d’un jeu. Mais que pourrait être un jeu négatif si l’on donnait au mot toute sa positivité ?
60Chacun hasarde et s’expose. Ce qui définit le jeu n’est pas le simple fait que la situation présente en elle-même une structure aléatoire : c’est le fait que le sujet qui s’y engage assume sa responsabilité en allant au-devant d’un avenir dont il n’est pas parvenu à supprimer le plus grand nombre possible d’aléas. À la différence de l’étudiant dont je viens d’évoquer le travail, le candidat qui participe à un jeu radiophonique ou télévisé sans s’y être méthodiquement préparé s’apprête à répondre, sinon à n’importe quelle question, du moins à une question dont la règle demande qu’elle soit aussi inattendue que possible. Comment s’appelle la capitale du Manitoba ? Quel était le nom du père de Charles Quint ? Un géographe, un historien le sauraient. Qui était cet Eustache qui a donné son nom à la trompe que nous portons ? Un oto-rhino-laryngologiste n’y verrait sans doute aucun mystère. Le candidat, lui, n’a que fort peu de chances de le savoir. Il en a, bien sûr, sans quoi le jeu serait faussé. Mais sa situation, sa culture ne lui ont pas forcément donné l’occasion d’apprendre, ni le moyen d’enregistrer les bonnes réponses à de telles questions. Ne sachant pas, il cherche néanmoins, car il ne veut pas dire n’importe quoi. La réponse qu’il hasarde est celle qui, tout compte fait, lui paraît la moins improbable. En procédant ainsi, il joue. S’il arrive, comme cela se produit de plus en plus souvent, qu’il entreprenne de se préparer méthodiquement, « sérieusement », à l’épreuve, comme s’il s’agissait d’un concours dont dépend son avenir, en mémorisant par exemple des pages entières de dictionnaire ou d’encyclopédie, il se peut qu’il parvienne à réduire notablement la part d’aléa. Mais il réduira d’autant la part de jeu. La situation-limite que l’on entr’aperçoit au terme d’un processus de ce genre est celle du soi-disant joueur qui, tenant entre ses mains le cube de Rubik, consulte l’un des ouvrages spécialisés qui propose, toute faite, la solution du problème. Possédant l’algorithme, il n’a plus qu’à l’appliquer en exécutant dans l’ordre l’ensemble des mouvements requis. On aura peine à dire qu’il joue. Agir n’importe comment n’est pas jouer ; appliquer une recette infaillible, exécuter un programme dépourvu de tout aléa n’est pas jouer non plus. Le jeu se tient à égale distance du hasardement aveugle et du pur calcul. Mais l’idée d’un tel équilibre est plus facile à exprimer de manière abstraite qu’à réaliser concrètement. À quel moment joue-t-on : lorsqu’on s’aventure ou lorsqu’on réfléchit ?
61S’il est vrai que d’une façon générale le jeu peut se définir comme l’exercice du possible, on peut envisager le système du possible – sur lequel s’exerce la pensée du joueur – sous un double aspect, selon un double principe de structuration. Structuration linéaire : c’est le modèle bien connu de l’arbre stochastique, avec ses fourches, ses embranchements, ses nœuds où le joueur s’arrête, choisit, sans possibilité de retour. Mais aussi structuration spatiale : impression vécue d’un espace potentiel où l’on croit que le mouvement peut se développer en tous sens, où la pensée va et vient, plane, survole. C’est le moment où le stratège, avec sa longue-vue, observe de haut et de loin l’immense champ de bataille, l’aire de jeu où se produira demain la rencontre. Apparaissent là des images tout autres. Le plan, la perspective prennent la place de la ligne, du labyrinthe. Le jeu a ses réseaux, ses galeries ; il a aussi ses panoramas où les possibles prennent place comme sur un théâtre (dans Les Parents terribles, de Cocteau : « Et la scène, tu te représentes la scène ? »). Il y a là deux façons différentes d’éprouver sa liberté, de se jouer des possibles avant de passer à l’acte. Dans un cas, l’imagination chemine, attentive et méthodique ; dans l’autre elle glisse, légère et perplexe. La pratique ludique fait alterner les deux formes d’expérience. Chaque chose en son temps.
Solitude
62L’exercice du possible ne dure qu’un temps. Il faut choisir. Le joueur ne peut à l’infini se complaire dans l’indétermination. Chacun de ses coups ferme des issues, verrouille des portes latérales qui pouvaient encore s’ouvrir, le mure davantage dans sa construction. Jusqu’au bout, l’aventure luit encore ; mais le futur passe. L’irréversible l’emporte. À chaque instant le joueur se fait et se sait responsable : solitairement responsable.
63Exigeante et droite solitude. Quoi que l’on fasse, on est seul. L’isolement aggrave cette solitude : on est d’autant plus seul que l’on se découvre isolé. Mais les deux situations ne sont pas assimilables l’une à l’autre. On est seul parmi la foule, seul au milieu d’amis. L’isolé, dans son île, vit une situation de fait, qui peut changer. Robinson voit venir Vendredi : il n’est plus isolé. Mais il est toujours seul. De même, Vendredi est seul en face de Robinson. La solitude est une situation fondamentale, liée au statut d’existence de l’être humain. Chaque un est seul à occuper la place qui est la sienne, à percevoir le monde de son point de vue, à le vivre avec son corps et son tempérament, à le penser comme il le pense : seul à être soi. Aucun autre que lui ne peut assumer sa solitude, exister à sa place. Même si la sympathie, l’amour permettent à deux individus d’éprouver le sentiment d’une fusion affective, d’une parenté allant jusqu’à l’identification presque totale, l’un et l’autre n’en restent pas moins corporellement et mentalement distincts dans leur union. Les jumeaux eux-mêmes se font face, construisent leur identité personnelle l’un par rapport à l’autre. À la différence de l’isolement, la solitude est une situation indépassable, à laquelle le sujet se trouve constamment ramené : situation en quelque sorte radicale ou élémentaire, qui le place devant lui-même, devant ses responsabilités et que le système de la vie en commun érige d’ailleurs en règle de droit. L’isoloir dans lequel s’enferme l’électeur pour voter à l’abri du regard des autres n’est là que pour donner à cette solitude légale son aspect institutionnel et symbolique. L’électeur serait tout aussi seul, tout aussi responsable, s’il n’était pas isolé et si le vote, par exemple, avait lieu à main levée.
64Or cette solitude est la situation dans laquelle se trouve tout joueur. À défaut d’être le symbole du monde, le jeu est le symbole de l’existence. Même si l’on s’attache à étudier le fonctionnement d’un jeu à plusieurs, on constate que chacun de ceux qui y prennent part, quand c’est à son tour de jouer, se découvre à lui-même ainsi qu’aux autres dans un état de parfaite solitude. Il est le seul à devoir faire ce qui est à faire, seul à pouvoir le faire comme il le fait. S’il n’en était pas ainsi, chacun jouerait comme n’importe qui. La façon de jouer de chaque joueur ne serait pas l’expression de son talent, de son intelligence, de sa forme d’esprit. Toute décision qu’il prend, tout geste qu’il accomplit portent sa marque. Il ne peut dire ensuite, comme l’enfant qu’on réprimande : « ce n’est pas moi ». Car c’est lui. Maladresse, erreur de tactique, vision imparfaite, précipitation ; mais aussi, à l’inverse, habileté, coup d’œil souverain, réussite magistrale, même si l’équipe est là, tout entière, à ses côtés, sans laquelle il n’aurait pu faire ce qu’il a fait : en fin de compte tout lui est imputable. Il le sait. Souvent, il en éprouve de l’appréhension. Le jugement des autres, coéquipiers, spectateurs, journalistes, a pour lui valeur de sanction. Et plus simplement, pour commencer, le résultat, le score, la performance. Il ne peut s’en prendre qu’à lui-même. La très célèbre angoisse du gardien de but au moment du penalty ; celle du joueur de rugby qui s’apprête à transformer un essai : celle encore du joueur de tennis qui dispute une balle de match, voilà quelques-unes des images les plus spectaculaires de cette solitude. Le jeu le plus banal permet de l’expérimenter. Quoi que fasse le joueur, ce qu’il fait ne sera jamais que ce qu’il aura fait. La symétrie initiale, l’interchangeabilité des fonctions, la substituabilité des rôles n’opèrent plus ici qu’à la manière de modèles théoriques, de conventions abstraites. Passe au premier plan l’acteur, seul en face de lui-même et des autres, seul en présence de son acte, comme le torero dans l’arène au moment de vérité. Nulle excuse ne sera de mise. L’impératif s’impose à lui, éclate à ses yeux : « à moi de jouer ». Obligation à laquelle il ne peut se dérober. Certes, ce n’est pas là un devoir absolu, un impératif catégorique. Il n’a valeur d’obligation que dans la mesure où le joueur accepte de jouer, se plie aux règles du jeu. Mais au centre de cet espace clos, face à lui-même, devant ce public, l’impératif sonne comme un rappel.
65À une époque où se répand la peur panique de l’isolement, il n’est peut-être pas mauvais d’établir cette distinction et de faire surgir, par le biais d’une analyse de la situation ludique, l’irréductible originalité d’une condition à laquelle nul ne saurait se soustraire. Elle tient à la singularité de tout être. Elle lui interdit de se dérober, de se réfugier dans l’anonymat. Qu’il le veuille ou non, tout ce qu’il fait porte sa signature. À la réflexion, c’est peut-être cela que l’on redoute : la solitude, plus que l’isolement. La solitude met à nu la volonté.
66On estimera que le jeu n’en demande pas tant. Mais il est tout entier dans ses moindres commencements. On joue ou on ne joue pas. Un geste suffit, un petit geste de rien du tout et voilà le joueur tenu : placé devant ses responsabilités, livré tout cru à ses risques et périls. Qu’il gagne, qu’il perde, cela le regarde et ne regarde que lui, même si tous le regardent. Jouer n’est jamais se démettre. L’enfant le sait, qui prend au sérieux ce qu’il fait et que blesse la moindre défaillance, le plus minime échec. Seul : voilà son état. À lui de le découvrir, de le comprendre, de l’admettre et même de s’en faire gloire. La vertu du jeu est de l’y aider. Stimulante discipline.
Probabilités
67La reconnaissance du fait de la solitude du joueur amène à souligner l’insuffisance d’une théorie de la décision uniquement fondée sur le calcul des probabilités. La probabilité se mesure. Elle est du côté des événements, dont l’ensemble forme ce que l’on appelle un espace probabilisable. Le risque est pour celui qui choisit, le décideur. Le calcul des probabilités n’a sens et portée que pour le théoricien qui adopte une position d’extériorité à l’égard de la situation et qui décide, pour ainsi dire, de ne voir le jeu que du dehors. Mais le jeu est une affaire dans laquelle, finalement, on n’a jamais affaire qu’à soi seul. Est-il préférable d’avancer ce pion plutôt que de déplacer ce cavalier ? Au joueur d’en décider, et, par la même occasion, de décider de soi. Le théoricien, pour sa part, commence par accroître au maximum la quantité d’informations dont il lui paraît possible de disposer. Son but serait d’appréhender globalement la situation. L’idéal, la limite théorique de cette connaissance relève de l’intelligence suprême, dans l’hypothèse de Laplace, ou du Dieu de Leibniz, seul capable de percevoir le « géométral » de l’univers, c’est-à-dire de saisir l’univers de tous les points de vue possibles en même temps, ce dont l’homme est évidemment incapable. En pratique, le calculateur ne dispose jamais que d’une information limitée et les prévisions qu’il fonde sur cette information ne concernent que des probabilités d’ordre statistique. Il est « probable » que, dans le cours de l’année, un passager sur un million trouvera la mort dans une catastrophe aérienne. Sur de telles prévisions prend appui le jeu des compagnies d’assurance qui tablent sur elles pour élaborer leurs stratégies. Mais le joueur, en situation de solitude, n’appréhende les choses que de son point de vue personnel et ne prend jamais ses décisions que « dans un contexte de rationalité limitée » (Crozier et Friedberg 1977, p. 46). S’il décide de voyager en avion et qu’il sache qu’il a une chance sur un million d’y trouver la mort, quelle conclusion pratique tirera-t-il de ce savoir ? Si une statistique du même genre m’apprend qu’il y aura, selon toute probabilité, dix-huit ou dix-neuf morts au cours du week-end de la Pentecôte sur l’autoroute du Sud, la question qui n’est aucunement résolue pour moi est de savoir si je dois décider ou non de prendre la route. L’estimation ne m’atteint pas, ne me touche pas, parce qu’elle ne concerne qu’un ensemble abstrait d’individus : tout le monde, c’est-à-dire n’importe qui. Certes, moi aussi, comme tout le monde, je suis n’importe qui. Mais en l’occurrence je suis seul à être moi et c’est à moi de décider. Le calcul des probabilités me laisse dépouillé, nu, devant la décision que je dois prendre.
68« La théorie mathématique des probabilités permet au joueur d’évaluer ses chances avec précision. […] Pourtant, cela n’a rien à voir avec la conduite du jeu, mais permet seulement de décider s’il faut jouer ou non » (Rapoport 1963, p. 686). Voilà qui est bien dit. En réalité, je ne crois même pas que la théorie puisse permettre au joueur de décider « s’il faut jouer ou non », car c’est cela qui est en question et qui demeure fondamentalement irrésolu. À quoi me sert de savoir que j’ai une chance sur quatorze millions de trouver les six numéros gagnants du Loto, si je n’ai pas la certitude de les trouver ? Qui se fierait au calcul des probabilités ne jouerait jamais aux jeux de casino, puisque ce calcul démontre de façon indiscutable qu’en définitive c’est toujours la banque qui gagne et le joueur qui perd. Mais le joueur qui perd, c’est le joueur abstrait, théorique : le joueur que l’on peut qualifier de statistique. C’est moi et ce n’est pas moi. À l’instant où je m’interroge en me demandant : faut-il jouer ? la question prend un tour personnel : faut-il que je joue ? À cette question-là, le calcul des probabilités n’apporte aucune réponse. Il est possible que je gagne. C’est pourquoi il y a des joueurs.
69La situation se présente exactement de la même manière dans un domaine tout différent, mais que l’extension du concept de Jeu autorise à saisir d’un même regard. Léon Schwartzenberg pose une question que se posent souvent les médecins : faut-il, dans tous les cas, dire la vérité au malade ? Le médecin qui soigne un cancéreux « ne peut rien affirmer parce que nul ne sait, ni lui, ni personne. Il ne connaît pas l’avenir et il existe toujours, sauf à la phase ultime, la possibilité de rémissions imprévisibles. Prédire : “Vous en avez pour six mois ou pour un an, ou pour trois semaines” est toujours un mensonge. Le recours aux statistiques est également un piège : “Vous avez 10 p. 100 de chances de vous en sortir” ne veut rien dire. Le malade ne connaît en effet ni les neuf autres qui sont dans son cas, ni les quatre-vingt-dix malheureux qui n’y sont pas. C’est lui qui est en cause et, pour lui, c’est du 100 p. 100 » (Schwartzenberg et Viansson-Ponté 1977, p. 242). Solitude radicale du décideur (c’est-à-dire du joueur : le médecin) : que va-t-il dire à son malade ? Va-t-il seulement lui dire quelque chose ? Nul ne peut décider à sa place. La théorie porte sur des nombres, sur des quantités abstraites. Ce qui m’importe quand je prends une décision, ce n’est pas la probabilité de l’événement considéré en lui-même, mais plus particulièrement la probabilité de son rapport à moi. D’un côté, on rencontre un calcul statistique, de l’autre une aventure individuelle. Le risque est pour moi.
70Dans cette opposition qui paraît insurmontable on retrouve l’antagonisme majeur dont Kierkegaard a donné l’image en dressant l’Unique, le Singulier, face à la totalité du Système qui, dans la philosophie de Hegel, absorbe et noie l’individu. Dans le système de Hegel (ou plutôt dans le système du Monde tel que le décrit Hegel) rien ne joue. L’histoire universelle ne fait que développer un immense et rigoureux syllogisme. La systématicité synchronique se double d’une systématicité diachronique : il n’y a pas plus de jeu dans la Phénoménologie que dans la Logique. La Phénoménologie représente le déploiement, la réalisation de la Logique dans la durée concrète de l’histoire. L’histoire ne peut pas – n’aurait pas pu se révéler différente de ce qu’elle est. Un jeu, sous quelque forme qu’on l’envisage, ne se conçoit qu’en relation avec une possibilité ouverte, un avenir incertain ; or, à la fin de tout, quand s’achève l’histoire, quand il n’y a plus d’avenir et que tout s’avère formidablement présent, le Sage comprend que tout a toujours été rationnel et que rien ne pouvait être différent de ce qu’il fut. Rien n’a jamais joué : rien, ni personne. Rejetant cette philosophie, Kierkegaard introduit, avec l’idée de Jeu, celle d’un choix libre, d’une incertitude radicale qui place l’individu dans une situation d’absolue responsabilité.
Probable et possible
71« C’est pourquoi le jeu, à son tour, n’est pas divertissement, mais supputation des possibles » (Dufrenne et Ricœur 1947, p. 232). L’idée du possible est plus large et plus floue que celle du probable. Le probable se calcule. Dans l’idée du possible, il y a aussi un caractère d’abstraction, alors que le calcul du probable engage sur la voie des applications concrètes. Il est possible qu’un cône tienne en équilibre sur son sommet : en fait, cela reste infiniment peu probable. On ne calcule pas le possible : on le définit, soit de manière théorique (par la non-contradiction, dans le cas des objets logiques ou mathématiques), soit par rapport à des critères d’ordre physique ou empirique, en conformité avec les conditions générales de l’expérience. On l’imagine alors à titre d’hypothèse. Si j’ai lancé vingt fois de suite une pièce de monnaie en l’air et qu’elle soit retombée vingt fois en laissant apparaître le côté pile, je poserai à titre d’hypothèse qu’il est toujours également possible (puisque les coups sont indépendants les uns des autres) qu’elle retombe sur pile ou sur face si je la lance en l’air pour la vingt et unième fois. La raison m’incitera cependant à penser qu’il est assez peu probable qu’elle retombe en laissant apparaître le même côté que les fois précédentes. De toute façon, les deux approches du problème me laisseront aussi démuni l’une que l’autre. C’est pourquoi la décision que je prendrai (si je parie) sera de l’ordre du jeu. Croyant faire l’expérience du possible, le joueur va quelquefois jusqu’à hasarder l’improbable – par exemple à la roulette, s’il joue un numéro pair alors qu’une série impressionnante de numéros pairs est déjà sortie. Le choix du probable est affaire de prudence. Il est par essence raisonnable. Mais cela ne l’empêche pas de comporter des risques.
72Il y a du plus probable et du moins probable. Si je dis : « il est probable qu’il pleuvra demain », j’entends par là qu’il y a plus de chances pour qu’il pleuve que de chances pour qu’il ne pleuve pas. J’écarte le moins probable, comme pratiquement dénué d’intérêt. Mais le moins probable a tout de même de l’être, même s’il en a moins. Quand un spécialiste de la météorologie annonce qu’il est probable qu’il pleuvra demain sur le Bassin parisien, il néglige volontairement le fait qu’il est beaucoup moins probable, mais probable pourtant, qu’il n’y pleuvra pas. Le calcul des probabilités a pour but de mettre en relief les probables qui sont les plus probables (ou les moins improbables), afin que l’on puisse fonder sur eux une action aussi prudente, aussi raisonnable que possible.
73Mais le possible, lui, ne se mesure pas en plus et en moins. Le possible est possible : c’est tout. Il est possible qu’il pleuve ; il est possible qu’il ne pleuve pas. Le choix, la suite des choix qu’accomplit le joueur se situe à l’intérieur de ce que l’on pourrait appeler son possible propre. Comme il y a une mesure théorique du possible physique ou mathématique, il y a aussi une marge, une limite au possible de chacun. À chacun son possible. Un joueur ne fait jamais que de qui est en son pouvoir. Son domaine, son espace de jeu se définit précisément par l’intervalle qui sépare son possible du probable. À l’intérieur de ce champ aux limites variables, il arrive qu’il prenne en considération le probable ; mais il ne s’y tient pas. Don Juan, quand il invite le spectre à dîner, parle plus haut et plus fort que le prudent calculateur pascalien, qui n’a d’autre but que de parier de la façon la plus avantageuse (« si vous perdez vous ne perdez rien »).
74Il convient sans doute de rappeler ici le texte où Pascal s’efforce d’établir « qu’il n’y a pas une relation nécessaire entre la possibilité et le pouvoir » (Pascal 1963, p. 340-341). Ce sont là deux formes de possible : la possibilité, qui est le possible considéré d’une manière théorique, à un niveau relativement déterminé d’abstraction (par exemple il est possible qu’un être humain saute à une certaine hauteur) ; le pouvoir, qui est le possible conçu dans son rapport concret à l’individu (ai-je le pouvoir, moi, de sauter aussi haut ?). Il est possible que je vive jusqu’à cent ans, mais cela n’est pas en mon pouvoir. Mes performances individuelles, ma conduite prise dans son ensemble et ma vie tout entière se situent par rapport à un système de possibilités qui sont celles de mon espèce, calculées de façon statistique dans le monde qui est le mien, à l’époque où je vis. On retrouve là, bien sûr, le schéma qui vient d’être esquissé à propos du calcul des probabilités. On le retrouverait de la même manière si l’on abordait la question des performances intellectuelles (méthode des tests, etc.). Le pouvoir de chacun se mesure par référence à un système de possibilités objectives.
75Un petit garçon saute du sol sur un banc ; un autre lance une fléchette en direction d’une cible ; un adulte, joueur de golf, fait tout son « possible » pour envoyer la balle dans le trou. Chacun d’eux, d’une part, expérimente une possibilité, d’autre part met à l’épreuve un pouvoir. On peut savoir, jusqu’à un certain point, ce qui est possible relativement à la catégorie dans laquelle on se situe ; mais on ne peut savoir ce dont on est soi-même capable qu’à la condition de se risquer à le faire. L’expérience seule en décide. Autre manière de prouver que le jeu enferme le joueur dans un cercle de possibles où il ne cesse de se retrouver en face de lui-même, de se mesurer à lui-même en même temps qu’il se mesure à d’autres. Le jeu introduit le peut-être dans la texture de l’être.
76Si l’on définit l’être comme une absolue plénitude immobilisée dans l’intemporalité d’un éternel présent ; si l’Être ainsi posé exclut tout possible autre que lui, tout changement, tout avenir, l’idée de Jeu devient alors inconcevable. Le jeu ne peut exister qu’en ce point précis où quelqu’un paraît en mesure de s’aventurer. S’aventurer ne signifie pas seulement attendre (ni même s’attendre à) quelque chose de possible. L’attente, l’incertitude ne suffisent pas à faire qu’il y ait jeu. Le naufragé ne joue pas, qui se demande si l’on va enfin capter ses signaux de détresse. Il jouerait peut-être si l’idée lui venait de faire de la situation qu’il subit une situation de jeu – par exemple s’il prenait appui sur la structure aléatoire de cette situation pour en faire un jeu : s’il pariait qu’un bateau, qu’un avion va le découvrir avant la nuit. Le pauvre civil qui, pendant la guerre, terré dans son abri, entend les bombes exploser et cherche à savoir si le danger s’éloigne ou se rapproche, aussi longtemps qu’il se borne à attendre et à supporter l’inévitable, il est bien clair qu’il ne joue pas. Non point parce que la situation qu’il subit est trop dangereuse, trop « grave » pour que l’on imagine d’en faire un jeu, mais plus simplement, plus objectivement, parce que le sujet n’y fait rien, l’acteur n’agit pas. Il pourrait, à la condition que l’idée lui en vienne, parier (soit tout seul, soit avec d’autres) que l’explosion prochaine se produira plus loin, moins loin que la précédente, ou bien que le silence qui sépare deux explosions durera plus ou moins qu’un nombre déterminé de minutes, vérifié montre en main. Là, ce serait jouer. Comme le font les enfants qui s’ennuient au long d’un interminable parcours sur l’autoroute et qui jouent à prévoir la marque, la couleur, l’indicatif départemental du premier véhicule qui dépassera la voiture de leur père. Une situation d’incertitude n’a de valeur ludique qu’à partir du moment où quelqu’un décide de s’en jouer.
Risque
77Cela explique peut-être que tout (ou presque) puisse se faire par jeu. Le jeu n’est pas dans la factualité des gestes et des comportements. Il est dans le dessein qui les anime. Mais tout schème opératoire présente un caractère plus ou moins ouvertement, plus ou moins secrètement risqué. En dévalant les escaliers du métro, je peux me blesser (possibilité : il se peut que cela m’arrive). Le risque que je cours est à la mesure de mon imprudence. Il relève de l’accidentel. Parce qu’ils ne mettent pas toutes les chances de leur côté, il arrive que des désespérés ratent leur suicide (comme le remarque un personnage de Feydeau : « Quand on veut mourir, on ne choisit pas les moules. C’est trop aléatoire »). Le joueur, lui, va au-devant du risque. On peut dire que jouer, c’est décider dans l’incertain, mais à la condition d’appuyer sur le verbe décider, afin d’insister sur le fait que la décision se prend alors même que tout n’a pas été fait pour réduire au maximum la marge d’incertitude et, par conséquent, de risque. Par principe, le jeu est volonté d’aléa. Non seulement il ne le fuit pas, mais l’accepte, le recherche, le provoque. Il va à sa rencontre et le nargue. Le risque que peut courir l’homme du Sérieux est un risque auquel il se résigne et dont il s’applique à mesurer à l’avance la portée, les conséquences. Le risque que prend le joueur est un risque qu’il inclut volontairement dans son projet, qu’il fait sien, qu’il revendique.
78Lorsque j’avais treize ou quatorze ans, je passais mes vacances d’été dans un petit village de l’Oisans, situé au bord d’un torrent que franchissait un pont en béton armé. Ce pont, alors tout neuf, existe encore aujourd’hui. Chacune des deux poutres blanches formant les arcs latéraux, large d’environ quarante centimètres, s’élance en une vaste courbe à convexité tendue vers le haut et domine en son milieu d’une dizaine de mètres le tablier du pont. Plus bas, sous la route, gronde le torrent. Un de mes camarades, jeune berger du pays, m’impressionnait par son audace. Il fit un jour le pari de grimper sur l’une de ces poutres, de s’élever à quatre pattes jusqu’au sommet de l’arc et de redescendre ensuite sur l’autre rive. Il gagna son pari. Était-ce là un jeu ? Que s’était-il passé en lui au moment de prendre une aussi étrange décision ? A-t-il eu le sentiment de jouer, alors qu’il se trouvait là-haut, menacé par le vertige et qu’après avoir exécuté la moitié du trajet, le plus difficile sans doute restait encore à faire ? Je ne crois pas qu’à le regarder l’idée m’en soit venue. Peut-être parce qu’il courait un risque trop grand, trop immédiat. Dans de telles circonstances, on a la gorge sèche, le cœur serré. On ne pense presque à rien. Il m’arrive de croire, à présent, que les conditions se trouvaient objectivement réunies pour faire de cette situation une forme de jeu, au moins possible. Un technicien, un ouvrier chargé de la réparation du pont, un sauveteur, s’il avait fallu aller chercher l’imprudent paralysé par l’angoisse et incapable de redescendre, auraient exécuté les mêmes gestes, pris les mêmes précautions, mais ils n’auraient pas, comme lui, affronté le danger à seule fin de l’affronter. S’il s’était blessé ou tué en tombant, on n’eût pas manqué de dire qu’il l’avait « bien cherché ».
79Jean Château fait remarquer que l’on « prend » un risque, tandis que l’on « affronte » un danger (Château 1985, p. 101). Mais, dans le cas du jeu, les deux choses n’en font souvent qu’une. Château observe lui-même que tout acte humain, s’il est vraiment humain, « joue avec le risque » (p. 93).
80Cela m’amène à penser que, dans un jeu, il n’y a pas d’accident. Le cascadeur s’efforce de réduire au maximum le risque. Son métier consiste à calculer de la façon la plus rigoureuse et par suite la plus efficace les techniques à employer pour produire le résultat voulu. Il ne va pas au-devant du danger. Il le prévoit, mais ne le provoque pas. S’il court toujours un certain risque, il ne le cherche pas. Par contre, lorsque le risque est cherché, voulu, assumé comme tel, il devient difficile de parler d’accident. La petite vérole qui défigure madame de Merteuil peut passer pour un accident (à moins que l’on ne se montre sensible à l’idée d’un juste châtiment). Mais ce qui arrive à Valmont lorsqu’il tombe amoureux de la présidente n’est pas un accident : le risque se trouvait inscrit au nombre des possibles que l’acteur ne pouvait ignorer et que sa lucidité, son cynisme lui imposaient d’assumer. La conscience du risque appartient à la définition du jeu. Cela vaut pour le ski pratiqué hors piste en dépit des risques d’avalanche, pour le jeu du conducteur qui lance sa voiture à toute vitesse dans un carrefour au risque de percuter le véhicule qui viendrait d’une rue transversale. Il est prévu qu’un tel véhicule puisse surgir : sans cela, où serait le jeu ? Sans doute, on peut aussi considérer qu’un accident est toujours possible lors d’un jeu, bien qu’il ne soit pas prévu comme possible dans l’accomplissement de ce jeu. Il y a des événements auxquels on ne s’attend pas. L’acrobate amateur, escaladant le pont, pouvait être victime d’une crampe.
81La notion de risque est probablement la plus importante pour qui cherche à comprendre ce que c’est que jouer : « l’attrait du jeu tient au risque » (H.-G. Gadamer cité par Buytendijk 1973, p. 92). Le risque, cette composante instrumentale de tout jeu, s’accorde avec la formule par laquelle Heidegger définit l’attitude propre à tout existant : « être-en-avant-de-soi-même » (Heidegger 1985, § 41). Projection au-delà de soi, vers soi ou plutôt vers une image de soi à laquelle on cherche à s’identifier, en direction d’un à-venir que l’on tente de faire sien à ses risques et périls, à coups de décisions trop hâtives, de réflexions prématurément suspendues, que brisent des élans d’impatience – le jeu consiste à se jeter en avant, dans le temps, dans le monde, dans la vie, à s’éprouver, à se chercher, à frôler ses limites, tenter le sort, faire comme s’il y avait encore et toujours du possible : comme s’il était possible qu’il y eût du possible.
Un procès métaphorique
On ne joue jamais qu’avec de l’absence
82Au cours des analyses qui précèdent, on a vu surgir à maintes reprises l’idée selon laquelle, dans l’étude de la conduite ludique, il est indispensable de faire place à ce qui, bien que présent, ne se voit pas.
83Lorsqu’on visite un château historique, on passe d’une pièce à l’autre, on traverse la salle des gardes, on jette un coup d’œil dans ce qui fut autrefois la cuisine. Il n’y a presque rien à voir : un plancher, un plafond, quatre murs, quelques tapisseries dont on ne sait même pas si elles sont d’époque. Le guide qui accompagne les visiteurs procède par évocation. Il indique l’endroit où se tenait le roi, un peu plus loin la reine, le prince héritier. Là-dessus, l’imagination se met en marche. Cela ne veut pas dire que l’on se représente ces personnages comme s’ils étaient là. On ne les voit pas. Imaginer n’est pas voir. Mais c’est un peu comme si l’on percevait leur absence. Être absent signifie très précisément ne pas être là – ne plus être là. L’absent est ailleurs. Cela n’empêche pas que, d’une certaine manière, il soit. L’absence ne parle qu’aux initiés. Il y a de l’absence partout, mais on n’y pense pas. Chacun se trouve environné des absents qui sont les siens, ignore le plus souvent ceux des autres. L’absence forme cercle.
84Le propre du jeu consiste à prendre l’absence pour étoffe, à dépasser le présent dans le sens de l’avenir, à transformer le réel par le moyen du possible en lui donnant la dimension de l’imaginaire. Quel que soit le jeu considéré, il n’est pas difficile de voir qu’il est fait d’absence beaucoup plus que de présence. Certes, le joueur est là, constamment présent à ce qu’il fait. Mais la pensée qui l’anime, le dessein qui donne forme à la suite de ses actes le portent bien au-delà de lui-même et de l’instant présent de son être. Quoi qu’il fasse, même s’il ne s’agit que d’un geste presque purement ponctuel (saisir un pion entre deux doigts et réfléchir quelques secondes avant de le poser dans une case), son jeu ne se réduit jamais à ce que ce geste peut avoir d’immédiatement perceptible, à l’instantané qu’en retiendrait la photographie.
85Le joueur vit sur deux plans. Il fait ce qu’il fait et en même temps il joue. Il joue en faisant ce qu’il fait. Son jeu tient à la distance qu’il met et qu’il s’efforce de maintenir entre ce qu’il fait et ce qu’il fait en faisant ce qu’il fait. Citant un poète, Freud parle d’« amour à distance ». Tout jeu n’est-il pas jeu à distance ?
86La première expression du dessein de jouer réside dans l’établissement d’une imperceptible mais active distance intérieure, instaurée par le joueur entre ce qu’il fait par jeu et ce qu’il ferait si, le faisant, il ne jouait pas. Ce serait la même chose et quelque chose d’autre. Les deux sont là, également présentes à son esprit. Présentes et absentes. Monter un escalier quatre à quatre, allumer un feu de bois, ce peut-être un jeu (avec tous les degrés de codification, de ritualisation que comporte un tel type de conduite) ; ce peut être aussi une façon de faire qui répond aux exigences d’une situation plus ou moins pressante. Seule la distance établie par le joueur entre ce qu’il fait et le fait de le faire par jeu, ce survol et ce contrôle de soi permet de caractériser de manière strictement subjective la conduite que l’on qualifie de ludique. Le jeu se joue au-dedans, dans cet intervalle de soi à soi, purement symbolique ou fantasmatique, qui fait que l’on s’autorise à dire Je en parlant de soi, Jouer en parlant de ce que l’on fait – et que l’on peut ainsi penser et publier : « Je joue ». Le joueur joue toujours sur deux tableaux. Il y a ce qu’il fait (ce que l’on voit faire) et ce qu’il fait en le faisant (qu’il est nécessairement le seul à savoir). C’est pourquoi il est impossible de dire si un jeune enfant joue, si un animal joue. On voit sans doute ce qu’ils font ; on ne peut pas savoir s’ils le font en jouant, s’ils jouent en le faisant. Même ce que l’on croit être le jeu le plus simplement, le plus exclusivement physique (courir, sauter…), s’il est effectivement jeu pour celui qui le pratique, suppose cette référence à du possible, à de l’imaginaire, à de l’allusif.
87Ce peut-être par exemple (mais je ne suis pas sûr que ce ne soit que cela) une image plus ou moins vague que l’on a de soi-même en train de faire ce que l’on fait : une sorte de double, d’existence en représentation, à demi théâtrale ou cinématographique ; un profil, une silhouette qui sert de guide et de référence. On ne s’y complaît pas forcément, mais on s’y rapporte, comme à son reflet entr’aperçu dans quelque miroir. C’est trop de dire que l’on se voit : on s’imagine. Métaphore de soi-même. Ce cinéma ne nous abandonne presque jamais. Il nous fournit le moyen de nous prendre pour ce que nous voudrions être.
88Quand on met en avant l’idée de Jeu, on pense à ce changement de plan, à cette transposition, qui n’affecte pas seulement les choses telles que les voit le joueur, mais le joueur lui-même tel qu’il se voit. La modification ne s’accomplit pas sur un plan horizontal : il ne s’agit pas d’un domaine nouveau qu’il découvrirait, d’une province inattendue qui viendrait prendre place à la frontière d’un territoire parcouru en tous sens. Il s’agit avant tout d’un déplacement du joueur par rapport à lui-même, d’un éloignement qui se produit en quelque sorte verticalement, dans le sens de la hauteur. Le joueur voit les choses ; il se voit lui-même (ou plutôt s’imagine) d’un point de vue nouveau, différent, plus haut situé. Cela lui permet de dominer la situation, de découvrir des perspectives plus lointaines, de prendre les choses à revers, d’en faire le tour, de soulever le couvercle des toits, d’accéder au double fond des armoires et des placards. Placé au-dessus de soi, le joueur se regarde faire. Il se dédouble – ou du moins semble presque, à certains moments, sur le point de se dédoubler. Il se sent à la fois profondément lui-même, plus lui-même que jamais, enraciné dans son monde, dans son sol, et prêt à s’en détacher, à prendre son envol, à devenir autre. De là résulte un sentiment caractéristique : celui d’une espèce de flânerie attentive et vigilante, d’indifférence en éveil, de bien-être doucement inconfortable, d’aventure à laquelle on se donne et s’abandonne mais dont on croit pouvoir diriger les errances. Le monde est provisoirement tenu entre parenthèses, la volonté demeure en suspens, en attente d’elle-même. Tout peut arriver – peut-être pas tout, mais beaucoup de choses, que l’on estime également possibles. On fait comme si les calculs ne servaient à rien, comme si l’on pouvait passer entre les mailles du filet que tendent les statistiques. Le probable s’avère délicieusement improbable. On plane. Ivresse légère. Risque couru – seulement couru. Ce n’est qu’un jeu. Jouer, ne pas jouer, à ce point d’indifférence c’est presque la même chose. Le penser : déjà jouer. Alors pourquoi jouer – et comment ne pas jouer ?
89En parlant de métaphore, c’est à cette sorte d’existence seconde que je pense : à ce déplacement en hauteur de tout l’être, qui fait que le joueur paraît s’éloigner et que l’on est souvent tenté, quand on parle de lui, de dire qu’il est « ailleurs ». Telle est la signification de cet autre lieu commun : la distraction. Le joueur ne se contente pas de « se distraire », comme on le dit souvent : il est en lui-même et par lui-même distrait. Ou plutôt abstrait. Toujours sur le point de se retirer, de s’évader de son jeu même, pour se retrouver seul dans « la plus haute tour ».
90Le linguiste Pierre Guiraud explique que tout jeu de mots a pour ressort principal un « double entendre » (Guiraud 1979, p. 105). La complicité entre l’émetteur et le récepteur provient de ce que l’un et l’autre sont assurés du fait que les termes employés sont porteurs d’une double signification. En écoutant ce qui se dit, en disant ce que l’on dit, c’est à autre chose que l’on pense. À quelque chose qui n’est pas dit ou qui est dit sans être dit. Lorsque l’on entend Sacha Guitry déclarer qu’il est « contre les femmes – tout contre », on sourit de la manière spirituelle dont il emploie le même mot dans deux sens différents. Il est des cas où l’allusion se révèle moins délicate. Me permettra-t-on de citer une histoire cueillie au vol sur Antenne 2, le 3 février 1987 ? Un monsieur, le bras bandé, se présente chez son médecin. « Que vous est-il arrivé ? » demande celui-ci. « Vous êtes tombé ? » « Oui », répond le monsieur : « j’ai voulu éviter un enfant ». « Ah ! bon », dit le médecin : « Vous avez heurté un arbre ? » « Non », dit le monsieur : « je suis tombé du lit ». S’il l’avait connue, Freud n’eût pas manqué d’introduire cette histoire dans son livre sur le mot d’esprit, au chapitre consacré à la « grivoiserie ». Le jeu sur les mots symbolise à merveille le processus ludique en général. Pierre Dac joue lorsqu’il écrit : « Mes parents, malgré le bruit de la rue, s’entendaient bien » (Dac 1963, p. 92). Tout jeu s’accomplit sur fond d’absence, mais d’absence que l’on dévoile à demi, que l’on donne à deviner – d’absence qui forme devinette, manière d’en dire plus que ce que l’on dit, de dire ce qui n’est pas dit. La figure est dans le nuage. Il suffit de regarder. On voit quand on veut. Quand on veut, on cesse de voir.
91Pas plus que le hasard, l’incertitude ou le risque, il est clair que l’absence à elle seule ne saurait faire qu’il y ait jeu. L’absence de la mère est simplement subie par l’enfant comme pénible. Son jeu (s’il y a jeu) n’apparaît qu’à partir du moment où il se trouve en mesure d’inventer quelque chose, un procédé, une astuce, un « truc » lui permettant de rendre à volonté la mère présente ou absente. Grâce à ce stratagème, il se fait maître de l’absence et cette maîtrise, comme le souligne Paul Ricœur, « est d’une autre nature que le simple accomplissement hallucinatoire du désir » (Ricœur 1969, p. 198). Le joueur, en effet, construit une conduite à laquelle il donne corps. Il se sert d’un instrument (d’un « jouet ») qui a valeur symbolique mais qui possède en même temps les caractéristiques d’un objet concret : « une bobine en bois avec une ficelle attachée autour ». La signification symbolique de cet objet résulte de son ambiguïté. Il représente la mère, mais il n’est évidemment pas la mère. Il ne l’évoque même pas avec autant de force que pourraient le faire, par exemple, une poupée, un animal en peluche, un morceau de fourrure ou de tissu, dont le contact provoquerait de la part de l’enfant des réactions sensorielles et affectives presque identiques à celles que lui fait éprouver la présence du corps maternel. Il est clair que l’objet ludique n’est pas la mère. Et pourtant il en tient lieu. Il signifie que la mère n’est pas là. Il en matérialise, il en incarne l’absence. C’est ainsi qu’il fournit à l’enfant le moyen de jouer. La maîtrise de l’absence passe par la mainmise qu’exerce l’imagination sur la présence de l’absence : à la fois présentation et représentation. Procès métaphorique, tout jeu possède à des degrés divers ce caractère de mise en scène. L’horizon d’absence sur lequel il se découpe marque la limite d’un espace mental que l’on pourrait appeler champ illusionnel. Il est possible d’observer toutes les formes de structuration de cet espace, ainsi que tous les niveaux dans le contrôle, la maîtrise dont fait preuve le joueur à l’égard d’une construction métaphorique qui risque à chaque instant de lui échapper. Ce qui est en cause, c’est le statut de l’illusion cosmique. L’espace de jeu où s’organise la mise en scène, présentation/représentation de l’absence, n’est pas à proprement parler dans le monde, parmi les choses : c’est plutôt un espacement des choses dans le temps, une redistribution du réel par la pensée. L’étendue, la richesse, la fertilité du champ illusionnel, la nature des possibles qui le meublent dépendent d’un grand nombre de conditions : possibilités objectivement offertes par la situation, la technique, le moment historique, l’état de la société ; niveau de culture du joueur ; qualité de son intelligence, qui le rend plus ou moins apte à faire quelque chose de ce que la vie, les autres, le monde ont pu faire de lui. Qui peut dire quels possibles, quels ailleurs s’offraient à la soif d’absence du jeune Arthur Rimbaud, lorsqu’il était élève au collège de Charleville ? Il y avait dans la même classe que lui des garçons de son âge, qui vivaient à peu de chose près dans le même milieu ; ils avaient les mêmes professeurs, la même formation, les mêmes lectures… On a les illuminations qu’on peut.
92La transposition, le travail de mise en scène ne s’effectue pas seulement sous la forme d’un déplacement, d’une « distanciation » par rapport au monde tel qu’il est. L’abstraction dont use le joueur s’exerce encore à l’égard de son jeu. Jouer, c’est toujours plus ou moins jouer à jouer. À partir du moment où l’on sait que l’on joue (et jouer, c’est savoir que l’on joue), on se tient toujours un peu en retrait par rapport aux gestes que l’on accomplit, aux attitudes que l’on prend, aux paroles que l’on prononce. Entre jouer le jeu et jouer à jouer, la marge n’est pas si grande. Celui qui s’engage dans une pratique qui, pour lui, présente forme et sens de jeu, est constamment prêt à s’en détacher, à s’en défaire. Ses actes s’en trouvent affectés d’une sorte de coefficient d’inanité. Il est ce héros, ce conquérant, ce séducteur ; en même temps il ne l’est pas, puisqu’il n’est que lui-même et qu’il joue. Ainsi, son jeu n’apparaît jamais que comme une construction fragile, éphémère, un décor qui, à chaque instant, peut tomber en poussière. Seul avec des lumières et des images plein la tête, le joueur reste alors debout au centre de la piste, tandis que la réalité revenue se rappelle à lui. Quand il joue, il fait comme s’il jouait : le jeu de simulation n’est pas loin d’être une simulation de jeu. Réalisme de l’enfant qui fait la part des choses et qui n’est jamais entièrement dupe : il place l’une derrière l’autre les chaises de la salle à manger et s’assied sur la première en faisant « teuf ! teuf ! » ; l’adulte attentif, plein d’une aimable condescendance, se penche et dit : « Oh ! le joli train ! » – à quoi l’enfant répond : « C’est pas un train, c’est des chaises ». Son jeu le tient à l’écart du réel objectif, de la réalité factuelle des choses et des chaises (puisqu’il en fait un train), mais aussi le préserve du réel subjectif, de la vérité fictive à laquelle il refuse de se laisser complètement prendre (puisqu’il continue de savoir et de dire, avec lucidité, que les chaises ne sont que chaises). Par cette constante mise à distance, le jeu représente, tout au long de son développement, une patiente entreprise d’auto-démystification.
93Il serait peut-être utile de distinguer ce qu’il a parfois de systématiquement négateur (quand il tourne en dérision certitudes et valeurs, quand il s’oppose d’une manière agressive à l’ordre établi) et ce que l’on pourrait appeler sa négativité intrinsèque. Cette négativité, il l’exerce, non seulement par rapport à ce monde que l’on qualifie un peu légèrement d’extérieur, mais aussi par rapport à lui-même. En se posant ouvertement comme jeu à la conscience du joueur, il marque du même coup une relation ironique à soi, une vision en abîme où il donne l’impression de se jouer de lui-même à n’en plus finir. Un jeu peut toujours en cacher un autre, qui se substitue à lui en l’absorbant. Cette négativité interne ne relève pas de l’ordre du non-jeu. Elle traduit l’ambiguïté du jeu lui-même. Pris comme savoir de soi, existence pour soi, le jeu se double d’une reproduction analogique, d’une image sans cesse questionnée, s’imagine en même temps qu’il se joue. On ne joue jamais qu’au second degré.
C’est en poète que l’homme joue
94Dichterisch wohnt der Mensch : « C’est en poète que l’homme habite ». Ainsi s’exprime Hölderlin, que commente Heidegger (Heidegger 1958, p. 224-245). On aimerait pouvoir dire de la même manière : Dichterisch spielt der Mensch – c’est en poète que l’homme joue.
95Ce poète qu’est l’homme jouant, Freud permet de l’entrevoir lorsqu’il dit que « tout enfant qui joue se comporte en poète » et que, de son côté, « le poète fait comme l’enfant qui joue ». Chacun d’eux se crée un monde imaginaire, « transpose les choses du monde où il vit dans un ordre nouveau tout à sa convenance » (Freud 1971a, p. 70). Poésie et jeu sont procès métaphoriques. La poésie n’est pas dans les choses. Elle est dans le rapport que l’homme entretient avec les choses. Elle ne se réduit pas non plus (faut-il le préciser ?) à un agencement de mots. Elle n’est pas affaire de versification, ni même d’expression, au moins dans ce que l’expression peut avoir de direct. S’il y a de l’indicible au cœur de ce qui se dit, la poésie est plutôt du côté de l’indicible. Poète est celui qui dit plus qu’il ne parle, qui voit plus qu’on ne voit quand on ne fait que regarder. Il y a probablement moins de poésie dans un recueil de sonnets académiques que dans le geste d’une main qui caresse une pierre chauffée par le soleil. Certes, la poésie ne vient à l’être et ne se transmet que si le poète l’exprime, à l’aide de mots, de lignes, de taches de couleur, de notes de musique. Mais l’expression n’a rien d’indispensable. Des milliers de poètes « font » chaque jour de la poésie sans que personne d’autre en soit informé. Cette poésie reste secrète, simplement vécue par eux : un regard, une idée qui passe, le glissement d’un oiseau. Cela vit au fond d’eux-mêmes, les éclaire ; ils en gardent pour eux le scintillement. La poésie qui s’exprime et qui s’imprime, la poésie que l’on vend et que l’on achète sous le nom de littérature n’est jamais qu’un aspect, peut-être un sous-produit de cette poésie véritable, prise à sa source : l’acte poétique, la manière propre de voir et de sentir qui fait le poète.
96Le texte freudien incite à chercher, dans la mise en œuvre du procès poétique, l’attitude mentale, le mouvement de pensée qui en constitue l’origine : ce qui fait qu’il y a poésie, la furtive aventure intérieure grâce à laquelle, sans que l’on sache pourquoi, on cesse pour un instant de voir les choses telles qu’elles sont (telles qu’elles continuent d’être), pour les voir autrement, leur prêter un sens différent, une valeur nouvelle, une légèreté ou, au contraire, un poids que l’on ne pèse plus qu’avec la fine balance de la subjectivité. Cela ne dure pas. Mais la réalité s’en trouve transfigurée. La pierre chaude ramassée sur le bord de la route et que l’on garde dans sa main, l’oiseau qui, de ses larges ailes blanches, semble retenir le temps, ces choses de poésie effacent brusquement le reste du monde, l’annulent, au point qu’il n’y a plus qu’elles pour justifier que l’on vive. Acteur et témoin, à la fois producteur et récepteur d’images, imagination faite chair, le sujet d’une telle aventure ne saurait l’oublier. Même s’il n’en dit rien (quels mots pourraient suffire à dire ce qu’il a éprouvé ?), la poésie l’a traversé. Il en reste marqué. On peut, à ce propos, généraliser la description que donne Marcel Raymond, subtil connaisseur de l’alchimie poétique : « Ce qui importe, c’est l’angle de vision sous lequel apparaît le spectacle, l’événement, le fait-divers le plus insignifiant en apparence. Tout se passe comme s’il existait un lieu de l’esprit d’où l’on découvre les choses sous leur aspect purement poétique, c’est-à-dire totalement arbitraire et neuf. Mais ce lieu de l’esprit, rien n’est plus difficile que de s’y tenir » (Raymond 1940, p. 257).
97Telle est la source intime, subjective, de la trans-position poétique. Telle est aussi la source intime, subjective, de la trans-position ludique. Jouer, c’est d’abord voir le monde autrement, voir dans le monde ce qui ne se voit pas : non, vraiment faire surgir un monde différent du premier, un monde « imaginaire » parallèle au monde « réel » (ce qui serait un peu la manière de penser freudienne), mais plutôt voir ce qu’il y a d’Autre dans le Même, inventer de l’Autre là où il n’y a désespérément que du Même. Freud se donne la part trop belle en ne traitant que des jeux symboliques. N’importe quel jeu prend appui sur cette altération des choses, qui met provisoirement entre parenthèses leurs propriétés usuelles, qui laisse en suspens leur urgence et leur mécanique, pour les faire figurer sur une scène différente, dans un théâtre soumis à d’autres règles. Tout jouer marque un déplacement, un décalage – on disait autrefois un « déport ». Il suffit pour en prendre conscience d’imaginer la somme des mouvements de pensée, des opérations mentales qui peuvent se dérouler dans l’esprit d’une petite fille qui joue à la poupée, d’un comédien qui joue une pièce de théâtre. Poètes, chacun à sa manière, ils font être ce qui n’est pas. Ils réalisent l’imaginaire en même temps qu’ils imaginent le réel.
98Si l’on tente d’analyser le procès métaphorique en quoi consiste le jouer, on voit que la transposition porte d’abord sur l’objet ou sur le contenu de l’expérience à laquelle il s’applique et qui lui sert de trame. Que l’on songe à Mozart, jouant la tristesse dans la partition de l’Adagio du Concerto pour clarinette, à Schubert jouant le désespoir et la mort dans le Quatuor en ré mineur : on ne saurait voir dans ce qu’ils font simulation, reproduction, tentative de traduction d’une langue dans une autre. Ils ne cherchent pas à donner forme musicale à un sentiment, ni même à l’exprimer. Leur jeu opère sur un tout autre plan. Il fait appel à une technique qui, prise en elle-même, n’a aucun rapport avec l’émotion qu’ils éprouvent ou qu’ils ont éprouvée. Le jeu musical (il ne s’agit pas encore de celui de l’instrumentiste, mais seulement de celui du compositeur) fait être d’une façon différente ce que subit celui qui ne peut que subir. Entre la tristesse, le désespoir tels qu’on les vit de manière immédiate, dans l’accablement, et leur évocation par le moyen de la musique, intervient tout un ensemble de médiations, qui opèrent d’abord chez le compositeur lui-même, avant d’atteindre l’auditeur. Ce dernier ne se trouve pas dans l’état que suggère et que met en scène l’œuvre musicale. Il n’est même pas dans une situation analogue à celle qu’a pu connaître le compositeur lorsqu’il écrivait sa partition. L’anecdote, la référence biographique n’offrent que peu d’intérêt. C’est de moi qu’il s’agit dans cette œuvre. C’est moi qui suis en question. L’état d’âme induit par la musique est un état d’âme que je partage peut-être avec beaucoup d’autres, mais qui ne se rapporte finalement qu’à moi. Or cette tristesse, ce désespoir ne me rendent ni triste, ni désespéré, mais étrangement atteint. L’audition de l’œuvre n’émeut pas en moi une impression actuelle identique à ce dont elle parle. Elle agit plutôt sur un fond affectif où repose la possibilité d’une émotion du même ordre – un peu comme ce qui se passe lorsque l’on enfonce un bâton dans une flaque d’eau et que l’on agite le fond : on voit alors se lever des brumes indécises, s’animer de vagues présences. Entre la souffrance vécue et la souffrance musicalement jouée, il y a un monde : celui de la musique – et du jeu. La douleur que l’on chante n’est pas douloureuse, mais émouvante et belle. On dira peut-être que c’est le chant qui est beau, non la douleur. Mais je pense à ce que devient la douleur quand elle est transposée, puis évoquée par le moyen du chant. Il ne s’agit pas là d’un déplacement latéral, comme celui auquel on procéderait si l’on changeait un objet de place : la transposition affecte l’objet transposé, le rend différent, tout en lui conservant mystérieusement son identité.
99Mais la transposition affecte aussi le sujet. La démonstration en est facile en ce qui regarde les jeux symboliques, plus délicate si l’on s’attache à comprendre d’autres formes de jeux, comme les jeux d’exercice ou les jeux de vertige. On dira en effet : qu’y a-t-il de métaphorique dans de tels jeux ? La clé de l’interprétation réside, me semble-t-il, dans l’hypothèse selon laquelle la transposition affecte – non vraiment l’outil, l’instrument auquel a recours le joueur, mais le joueur lui-même, durant le temps qu’il s’en sert pour jouer. Transposition toute intérieure : c’est le joueur qui, par la pensée, se déplace, change de position par rapport au monde qui l’entoure et à lui-même, adopte un point de vue différent du point de vue habituel, met les choses et se met lui aussi en perspective – se « métaphorise » en quelque sorte. Le prodige ne dure pas. Il n’est jamais fait que d’éclats, de lueurs fugaces. On s’étonne d’y avoir cru. On sait bien – on a toujours su que la poupée ne parlait pas, ne vivait pas, n’était pas une vraie petite fille. On sait bien – on a toujours su que les chaises n’étaient que des chaises. Mais il y a quand même eu un moment où l’on n’a pas été loin de croire que l’on était réellement la maman de cette petite fille, le conducteur de ce train. Le joueur n’est jamais tout à fait dupe (c’est lui l’artiste, dirait Devos) ; mais, dans le sens le plus directement parlant de la métaphore – au sens où l’on dit que le bois joue – c’est bien lui qui joue.
100La racine de la métaphore, ou sa manifestation la plus élémentaire, est probablement à chercher dans la réflexion de celui qui, regardant quelque chose qu’il a sous les yeux, en vient à murmurer d’un air songeur : « on dirait… » Réaction tout à fait surprenante : voyant ce qu’il voit, il pense à quelque chose d’autre. Cet arbre dénudé, « on dirait » un animal écartelé, un cerf aux pattes tendues. Ces flocons de neige qui dansent avant de se poser sur le sol, « on dirait » mille petites plumes tombées d’on ne sait quels oiseaux. La poésie à l’état presque brut, saisie comme elle vient, au ras du banal quotidien, prend vite forme de cliché. On parlera du blanc tapis de la neige tombée. L’inversion est toujours possible : un tapis immaculé sera d’une blancheur de neige. D’un tel jeu d’images naît la métaphore, ou plutôt se dégage, en s’en nourrissant, la métaphore.
101Selon Lacan, « un mot pour un autre, telle est la formule de la métaphore » (Lacan 1966, p. 265). Il prend lui-même un mot pour un autre, puisqu’il donne là l’exacte définition de la métonymie. La métonymie agit par glissement, par dérive langagière. Nulle poésie dans cette façon de s’exprimer. Elle n’opère que sur un plan, par une sorte de déplacement de côté. Elle va de proche en proche. Elle fait, si l’on peut dire, du porte à porte. La métaphore, c’est tout autre chose. La métaphore n’opère pas horizontalement, sur un seul plan, par associations empiriques, simples contacts, proximités douteuses, mais verticalement, en s’élevant d’un plan à un autre, en changeant de registre. Quand on évoque la « racine » d’un mal (mais aussi celle d’un mot) ; quand on dit que tel événement est une « source » de chagrins ; quand on offre à quelqu’un de prendre la « clef des champs » ; quand on s’applique à suivre attentivement le « fil » d’un discours, on ne se borne pas à coller sur un objet le nom qui, d’habitude, convient à un autre. On effectue un travail mental qui va beaucoup plus loin. On passe d’un sens propre à un sens figuré – ce dernier terme étant lui-même, comme le remarque finement Dumarsais, pris dans un sens figuré (Dumarsais 1988, p. 64). On accomplit alors une démarche de style essentiellement poétique.
102J’ai connu un petit garçon qui avait découvert sans l’aide de personne le fondement rationnel de cette démarche. Il cherchait à savoir pourquoi l’on peut dire sans crainte de se tromper que le Soleil « tourne » autour de la Terre. S’il faut en croire Bachelard et quelques autres, une telle façon de voir n’a rien de surprenant chez un enfant de cet âge. La raison invoquée était toute simple : « Si le Soleil tourne autour de la Terre, c’est parce qu’il a des rayons – comme une roue de bicyclette ». Un logicien aurait décelé dans cette manière de penser une forme de raisonnement par analogie. Un grammairien aurait perçu dans cette façon de dire une comparaison sur le point de s’épanouir en métaphore. Tout naturellement, un poète eût été tenté d’y voir de la poésie.
103La tournure la plus naïve de la métaphore est la comparaison, qui prend appui sur un comme explicite. Cicéron disait de la métaphore qu’elle est une comparaison abrégée : il suffit de faire sauter le comme pour passer de l’une à l’autre. La métaphore perce déjà sous le maladroit « on dirait » du poète débutant, du poète qui vient à peine de faire son entrée en poésie. Ce qu’il voit le conduit à penser à ce qu’il ne voit pas, l’incite à imaginer. C’est presque le degré zéro de la poésie, mais c’est déjà de la poésie. Qu’une chose en évoque une autre, que l’imagination prenne son essor, que des correspondances inattendues se découvrent, sautent aux yeux, crèvent les yeux : le monde se dédouble ; une rationalité nouvelle prend forme ; on est alors en mesure de jouer. Tantôt le joueur poète maintient prudemment le comme de la comparaison, qui le retient à quai et l’assure de ses amarres :
L’espoir luit comme un caillou dans un creux.
Tantôt il se défait de ce comme qui rassure et qui entrave. Il laisse alors planer l’image libérée :
Été, roche d’air pur, et toi, ardente ruche,
O mer !
104Le pédant consciencieux, commentateur qui aime à expliquer, trace le schéma des correspondances, accumule les notes explicatives, sur le thème : « qu’a donc voulu dire le poète ? » Le poète laisse dire. Ce n’est pas à lui d’expliquer que la mer est et n’est pas cette « ardente ruche ». De la même manière, en vertu du même procès de pensée métaphorique, dans le jeu que l’on prête à l’enfant, le bâton est un bâton, mais il est aussi une épée – et celui qui s’en sert est celui qui se sert d’une épée. L’être se déploie à la fois sur deux plans, passe à volonté de l’un à l’autre. L’attitude ludique, dans les jeux que l’on appelle jeux d’exercice ou de pur mouvement, consiste à courir, sauter, grimper, mais à le faire par jeu, en prenant les choses (y compris ce corps que l’on meut et que l’on exerce) à la fois pour ce qu’elles sont et pour quelque chose d’autre. Cela confère à la situation, aux gestes, une qualité spécifiquement poétique que l’art, la danse en particulier, ne fait qu’abstraire et travailler pour elle-même. La métaphore transpose, transfigure, mais n’abolit pas la réalité sur laquelle opère son charme. Les choses sont toujours là, inchangées, obtuses, parfois dangereuses. Le corps ne cesse d’apparaître comme un instrument prompt à se rebeller, dont la docilité demeure trompeuse. Si la métaphore élève momentanément l’être au-dessus de lui-même, rien n’arrive qu’en lui. Cette sorte de lévitation mentale fait le poétique de tout jeu.
105La comparaison intervient dans la métaphore, mais n’en constitue pas l’essentiel. Pour devenir véritablement poétique, la métaphore doit dépasser le stade de la comparaison. C’est pourquoi le critère du faire-semblant ne suffit pas à définir le jeu. L’essentiel de la métaphore (seule, bien sûr, une métaphore peut l’exprimer) tient au mouvement de pensée par lequel le poète s’arrache aux filets et aux filins de l’analogie. Commentant Cicéron, Quintilien observe que, lorsqu’on dit d’un homme qu’il se bat comme un lion, on emploie seulement une comparaison, alors que, si l’on dit de lui qu’il est un lion, on procède par métaphore. Dans le premier cas, on accède à peine à une manière de penser poétique : on reste à proximité de la terre ferme. Dans le second, parce que l’on effectue la transposition et que l’on donne au verbe être son sens actif, inaugural, on pénètre d’un seul coup dans l’univers de la poésie. Il y faut de l’audace. Les premiers spectateurs d’Hernani, pour la plupart, n’ont guère apprécié que le héros s’y trouvât traité de « lion superbe et généreux ». Le poète n’hésite pas : il rompt les amarres. Il se jette à la mer. Le joueur aussi fait acte de poète. Imagine-t-on qu’il puisse rester à quai, sans jamais aller au large ? Que fait l’enfant dont on dit qu’il joue ? À cette question plusieurs fois posée et qui est restée jusqu’ici sans réponse, il paraît à présent possible de répondre. Voici ce qu’il fait : il est. Il est celui qui se fait être et, du même coup, celui qu’il se fait être. Quand il jette au loin ses jouets, il ne se conduit pas comme s’il jetait au loin sa mère, ses parents, toutes les grandes personnes qui sont là et qui s’opposent à ce qu’il veut ; il jette effectivement des jouets qui sont effectivement des jouets ; il est celui qui jette et sans qui cet acte ne pourrait avoir lieu – sujet du verbe que son acte conjugue. Quand il construit une tour branlante avec des cubes, il ne fait pas comme s’il construisait une vraie tour avec de vraies pierres : il édifie réellement une tour dont il est, de ce fait, le constructeur. Ce que sa pratique a de métaphorique (et par là même de poétique pour qui cherche à en comprendre le sens) tient à l’opération de transposition qu’il effectue de lui-même sur lui-même par la médiation de l’emploi du verbe être. Voilà le sens qu’il faut donner à l’expression plusieurs fois utilisée dans la partie dialectique de cet essai : le joueur est à la fois auteur et acteur de son acte.
106On connaît l’anecdote que rapporte l’inventeur du psychodrame. Quand il avait quatre ans, Jacob Moreno eut l’idée de proposer à quelques enfants de son âge de jouer avec lui à Dieu et à ses anges. « Qui va faire Dieu ? » demandèrent les autres. « Moi », répondit-il (Pontalis 1968, p. 220-221).
107Quand je parle de procès métaphorique, je ne veux pas dire que tout jeu soit par essence symbolique. Le symbolique est une forme particulière du métaphorique. Paul Ricœur donne du symbole cette définition : « J’appelle symbole toute structure de signification où un sens direct, primaire, littéral, désigne par surcroît un autre sens indirect, secondaire, figuré, qui ne peut être appréhendé qu’à travers le premier » (Ricœur 1969, p. 16). La métaphore est un mouvement, une démarche brève et presque soudaine par laquelle la pensée passe d’un plan à un autre : du caillou à l’Espoir, de la Mer à l’ardente ruche. Elle est toute dans cet acte de transposition. Le symbole serait plutôt un point d’arrivée, un effet, un produit relativement fixé, solidifié et même, dans certains cas, institutionnalisé, sacralisé. Il rassemble et unit dans sa matérialité d’image ou d’objet les deux faces, les deux fragments séparés d’une même réalité spirituelle qui s’exprime dans deux langues. Un objet, une image peuvent ainsi posséder, au sein d’un ensemble culturel donné, une valeur symbolique : l’épée de l’académicien, le casoar du saint-cyrien, le drapeau national, la balance de la Justice, la Croix que porte sur son épaule l’archevêque de Paris le jour du Vendredi saint sont réellement des structures de signification. Considérer une image, un objet comme des symboles, c’est aller bien plus loin que d’en parler seulement de façon métaphorique. C’est franchir les limites du domaine poétique. Il y a une relative permanence, sinon une universalité des symboles. Ensuite et surtout, ce que symbolise le symbole a valeur absolue pour ceux qui y croient. En ce sens on peut considérer qu’il y a une vérité du symbole. Le faucon Horus, chez les Égyptiens, n’était pas uniquement la représentation, la figure terrestre du dieu : il était le dieu lui-même, présent et redoutable. La Croix du Christ, pour les Chrétiens, est infiniment plus qu’une image et quand ils communient, leur foi les oblige à voir dans le Pain et le Vin la chair et le sang du Rédempteur. Quand on en arrive là, on a dépassé le symbole même et, à plus forte raison, on a laissé loin derrière soi la simple métaphore. En conséquence, il ne saurait plus être aucunement question de jeu.
108Les symboles, dit encore Ricœur, « ne donnent à penser qu’à travers une interprétation qui demeure problématique » (Ricœur 1969, p. 313). Le symbole signifie. Il convient de le déchiffrer : d’où le projet d’une herméneutique. La métaphore est plus modeste. Elle ne va pas jusqu’à dissimuler. Elle s’en tient au domaine du poétiquement lisible – et même visible. La « laine des moutons sinistres de la mer », cela se voit. « Ce toit tranquille », cela se voit aussi. Pas besoin d’expliquer ce que les mots veulent dire. Il n’y a pas d’herméneutique des métaphores poétiques. Ni du jeu. La fillette dit fort clairement à son père : « je suis le canard mort ». Qu’il y ait dans le jeu, en dépit du joueur, dans le poème, à l’insu du poète, un symbolisme caché, cela demeure hypothétique et relève d’une tout autre analyse. On traitera, si l’on veut, la thématique de tout jeu comme une structure symbolique. Mais le joueur, pour sa part, n’y voit que du jeu. Il ne laisse apparaître que le mouvement de pensée par lequel il effectue le saut qui le mène, non point précisément du sol sur un banc (encore que ce ne soit pas loin d’être la même chose, et que je n’aie si souvent cité cet exemple qu’en raison de sa valeur paradigmatique), mais d’une chose à une autre : la même, vue et pensée autrement. Alors que la métonymie emploie le même mot pour dire des choses différentes, la métaphore procède poétiquement, parce qu’elle joue de mots différents pour dire la même chose. Le ressort ultime de la métaphore, c’est l’identité du signifié.
109C’est en vertu du principe de l’identité du signifié qu’un assemblage en fil de fer muni de quatre roues approximatives est une automobile pour le jeune enfant africain (Lombard 1978, passim). L’objet, sans se métamorphoser, devient autre pour celui qui s’en fait un outil : « les soldats peuvent être des bouchons, des dominos, des pions, des osselets ; les fortifications seront des planches, des livres, etc., les projectiles, des billes ou toute autre chose… » (Baudelaire 1961, p. 525). L’abstraction peut être poussée plus loin : « Les enfants témoignent par leurs jeux de leur grande faculté d’abstraction et de leur haute puissance imaginative » (p. 524). On peut concevoir que le jeu se passe de tout support ou instrument matériel et que le joueur joue avec rien. « Rien » : le mot lui-même signifie l’abstraction pure de la chose. Le jouet, quand il existe et joue son rôle, fonctionne à titre de métaphore. Mais le procès métaphorique en quoi consiste le jeu se déroule tout entier dans la pensée, dans l’imagination du joueur. Il n’affecte pas l’objet pris dans sa matérialité. La poupée est métaphore. Aux yeux de l’enfant qui joue, pendant le temps que dure son jeu, elle est un être vivant réel, susceptible de sentiments. L’enfant sait bien que ce n’est pas vrai, qu’il ne s’agit que de métaphore (même s’il ignore ce nom). Son réalisme va de pair avec sa fantaisie. La poupée n’est un être vivant qu’autant que le joueur est là pour le vouloir et le savoir. Durant le temps que dure le jeu, ce qui compte avant tout, c’est que l’enfant qui joue soit tel qu’il est à l’égard de sa poupée. Les bouchons, les dominos sont (et ne sont pas) des soldats avec lesquels on joue à la guerre. Aussi longtemps que dure cette guerre, les gestes qu’accomplit l’enfant, les paroles qu’il prononce et surtout les impressions, les pensées qui le traversent et l’animent font de lui un authentique guerrier. Il est guerrier, cet enfant dont parle le poète : « l’enfant solitaire qui gouverne et mène à lui seul au combat deux armées » (p. 525). Telle est bien la métaphore qui fait à elle seule son jouer : déplacement et dépassement, survol et réinvention de soi, pouvoir de s’imaginer en même temps que d’être.
Jeu d’être
110« Nous sommes tous de lopins et d’une contexture si informe et diverse, que chaque pièce, chaque moment, fait son jeu. Et se trouve autant de différence de nous à nous-mêmes, que de nous à autrui » (Montaigne, Essais, livre II, chap. i).
111L’expression : « fait son jeu », dans ce texte, paraît assembler deux idées. On y décèle d’abord celle d’une marge, d’un écartement, d’une distance intérieure qui donne à chacune des pièces une relative indépendance à l’égard des autres ; mais aussi une seconde idée, celle d’une relative capacité d’action et d’invention, marquée par l’emploi du verbe faire. Il ne suffit pas de dire qu’il y a, au plus profond de l’être de l’homme, un creux, un vide, un non-être qui le maintient constamment à distance de soi et le rend à chaque instant différent ; il faut ajouter que chaque composante active de son être contribue à le faire être, à le jouer – un peu à la manière dont les musiciens d’un orchestre « jouent » ensemble une même œuvre sous la direction de leur chef. Nuance importante : il n’est pas sûr du tout que le résultat soit concerté, qu’il aboutisse à une harmonie. Il se peut, suivant le mot de Tarde, que la différence aille toujours différant. Mais toute approche de soi, toute épreuve de soi passe par la médiation d’un jeu qui se fait au-dedans : « Dans la vision de soi-même il y a déjà un jeu de reflets ; et se connaître, c’est se jouer » (Sartre 1971, p. 1542).
112L’existence n’est jamais simple fait d’être. Elle constitue pour l’homme la constante obligation de se tenir, de se conduire, de se faire être pour être. Qui se bornerait à être ne tarderait pas à végéter, puis à périr. Qui veut continuer d’exister doit accomplir chaque jour, l’un après l’autre, les mille petits actes qui composent ce que Goffman appelle la « mise en scène de la vie quotidienne ». Chaque matin, on se lève, on se lave, on se coiffe, on se rase ou l’on se farde, on s’habille. Rien de ce que l’on fait ne se fait n’importe comment. On peut d’ailleurs tout aussi bien ne pas se raser, laisser pousser sa barbe, la tailler, ne pas la tailler, s’arranger comme certaines vedettes de cinéma pour avoir en permanence une barbe de quelques jours : ce sont là des conduites qui demandent de l’attention, du soin, une certaine présence d’esprit. On ne cesse de choisir, de se choisir, à des degrés divers. Le débraillé, le « naturel » sont acceptés, parfois délibérément voulus. Le vieux pull-over et l’écharpe de Céline, lorsqu’il se laissait photographier à la fin de sa vie dans son jardin de Meudon, étaient tout aussi volontairement signifiants que pouvaient l’être, en 1914, le casque et la cuirasse du maréchal des logis Destouches sur la couverture de L’Illustration. Le problème ne se pose pas en termes de sincérité ou de simulation. S’habiller n’est pas nécessairement se déguiser. Il ne faut pas se hâter de voir dans la mise en scène de la vie quotidienne une opération de style théâtral ou cinématographique, de même que l’on ne doit pas trop rapidement confondre l’acteur avec le comédien.
113Que dire des mines que l’on prend, des visages que l’on compose, en toute candeur ! Freud posait devant les photographes. Il ne voulait, selon toute apparence, laisser aux autres – à ses amis, à ses ennemis, à la postérité – que les images qui lui semblaient le mieux convenir à l’idée qu’il se faisait de lui-même (Flem 1986, p. 226). À l’annonce du prochain déclic, chacun de nous n’a-t-il pas, lui aussi, un geste furtif de la main pour se recoiffer, un mouvement de la tête et du buste pour se tenir plus droit, offrir son meilleur profil, faire bonne figure ? On observe une différence considérable (il suffit de regarder) entre les photographies de soi qu’une personne a voulues, choisies, sélectionnées, conservées comme souvenirs et celles, prises au vol, qui lui ont dérobé une image d’elle-même dans laquelle elle refuse de se reconnaître. Même si, par provocation, par désir de se singulariser en se montrant tel qu’on est, sans tricher, on dévoile quelques-uns de ses aspects les moins séduisants, sa laideur, ses difformités, n’est-ce pas encore parce qu’il est impossible d’échapper à l’obligation de se présenter ? Sans aller jusqu’à rappeler les portraits d’apparat auxquels s’appliquaient les peintres d’autrefois pour complaire à leurs clients, ni même les photographies d’art par le moyen desquelles de grands écrivains comme Gide, Malraux, Breton célébraient le culte de leur image, se donnant à voir tels qu’ils s’imaginaient, la première photo d’identité venue, que l’on met en scène soi-même dans la cabine d’un grand magasin, alors que l’on est seul en face de soi, trahit cette naïve et touchante volonté de se faire être.
114Représentation – mais avant tout, pour commencer : « présentation », comme dit Goffman. Diderot, dans Le Neveu de Rameau, emploie le mot « position ». Il faut bien que l’on soit, d’une certaine manière ; que l’on se tienne, que l’on adopte une position. On ne peut pas ne rien faire, se laisser aller. À plus forte raison si l’on entre dans un jeu qui a ses règles. Personne ne s’étonne, ne s’insurge ni ne songe à sourire quand un invité qui s’apprête à passer devant une caméra de télévision se soumet au rituel du maquillage. Cela n’a rien de plus surprenant, de plus insolite que de se laver les mains avant de passer à table. Position et proposition. On se met en avant, on fait face. Quand on sort de chez soi, le personnage costumé que l’on donne à voir aux autres n’est pas un faux-semblant. Le rôle qu’il s’apprête à jouer n’a rien d’une mascarade. Qu’il y ait, dans certaines situations, pour certains individus, la tentation de jouer la comédie, de se faire prendre pour ce qu’ils ne sont pas, cela ne fait aucun doute. Le roman, le théâtre ont brodé sur ce thème d’infinies variations. Le même Neveu de Rameau évoque la « pantomime » à laquelle s’oblige tout individu qui vit en société. L’euphémisme dont s’orne la conversation des personnes polies qui se retiennent, par civilité, de dire aux autres leurs quatre vérités, est une figure de rhétorique soumise aux règles d’un constant jeu de langage (Dumarsais 1988, p. 158-165). La véritable question n’est pourtant pas là. Elle se rapporte au caractère inévitablement dramatique de l’existence, qui fait que l’homme, s’il n’est pas toujours comédien, ne peut cependant échapper au devoir de se conduire en acteur. Acteur est le sujet qui, placé dans une situation qui a pour lui forme et signification de problème, se présente comme un décideur responsable dont dépendent les choix susceptibles de résoudre ce problème. Les notions de « rôle » et de « personnage » ont été suffisamment purifiées par la psychologie sociale de leurs connotations théâtrales et cinématographiques traditionnelles pour que l’on puisse à présent s’y référer sans autre précaution. La théorie des jeux de stratégie enseigne pour sa part que l’on peut parler de jeu à propos de situations où n’interviennent pas nécessairement l’amusement, la distraction, le divertissement. Régler la question de la sincérité ou du mensonge en ne voyant dans la conduite du joueur qu’hypocrisie et faux-semblant, c’est de toute évidence passer à côté de l’essentiel. L’essentiel, le voici : l’homme est un être qui a à être pour être. L’hiatus est symbolique : il dessine l’emplacement du jeu. Voilà pourquoi tout acte, de la part du sujet qui le conçoit et l’exécute, apparaît comme une mise en avant, une pro-position de ce sujet par lui-même. En même temps, d’un mouvement réflexif qui le met à distance de ce qu’il fait, l’acteur prend un certain recul par rapport à son acte, le voit pour ainsi dire du dehors, se voit en train de l’exécuter, accompagne cette exécution de sa représentation, joue l’acte alors qu’il l’exécute (comme fait le musicien) : à la fois présent à ce qu’il fait, absent de ce qu’il est en train de faire – obliquité plutôt que duplicité.
115L’hiatus ludique fonde la réflexivité, fait place à la conscience-problème, antithèse de l’aliénation. La question des rapports entre le jeu et la maladie mentale est une question délicate. La multiplicité et l’abondance des idées toutes faites sur le jeu et sur la maladie mentale empêchent souvent de la poser de façon correcte. On voit surgir là comme ailleurs (et peut-être plus qu’ailleurs) les notions a priori des théoriciens. Si l’on part du principe que jouer, c’est faire preuve d’intelligence, de lucidité, de maîtrise de soi ; si l’on estime évident que le joueur se conduit en sujet libre et responsable, il paraît aller de soi que l’aliéné – par définition, pourrait-on dire – ne se trouve pas en état de jouer. La conscience butée, traquée, bloquée ne joue pas. Tout au plus parlera-t-on, à son propos, d’une espèce de « ludisme ». Mais que peut bien être un ludisme, là où rien ni personne ne joue ? Si le délirant donne parfois l’impression de jouer, la pensée du « comme si » n’anime pas ses actes. Elle ne peut être attribuée qu’à celui qui les observe (Riou 1988, p. 117). Même si ce dernier juge permis de dire que tout se passe « comme si » le délirant avait choisi de délirer, il est le premier à marquer les limites de son hypothèse : on aurait du mal à croire que le malade a réellement effectué ce choix et qu’il a, de surcroît, choisi en toute liberté le thème de son délire. Le parti pris de l’interprète rappelle un peu fâcheusement la manière dont Jean-Paul Sartre attribue au rêveur la responsabilité de son rêve. Qu’il y ait dans les façons de faire de certains malades mentaux des lueurs, des éclats de jeu, cela résulte probablement de ce que, comme le dit très bien Fabrice Riou : « le psychotique n’est pas psychotique vingt-quatre heures sur vingt-quatre » (p. 116). Tout, dans l’interprétation de son problématique jeu d’être, dépend donc de la répartition que l’on se croit autorisé à faire entre conscient et inconscient, volontaire et involontaire, normal et pathologique – la question étant de savoir si, dans tel ou tel cas, à tel ou tel moment de son devenir quotidien, le malade est encore là ou n’est plus là pour se conduire. Le même auteur estime que « la capacité de jeu existe chez le psychotique mais qu’elle ne s’exprime que lorsque ce dernier arrive à émerger de son inexistence. Ceci est possible quand le patient s’est restructuré de manière durable, ou lors de moments privilégiés » (p. 181). Tout se subordonne à la place que l’on accorde à « Sa majesté le Moi » (Freud 1971b, p. 77 ; 1985, p. 42) dans l’économie du système délirant. S’il est toujours là, présent, actif, le sujet peut être considéré comme jouant. S’il est absent, passif, dominé, débordé de toutes parts, alors il devient impossible de parler de son jeu. L’interprétation dépend de l’idée que l’on se fait de ce que c’est que jouer, ainsi que de la conception que l’on a de l’aliénation. Ce peut être un jeu pour le psychiatre que de chercher à évaluer la part de jeu qui se manifeste dans la conduite du malade, ou bien encore d’inventer des jeux (psychodrame, ou analyse transactionnelle) afin d’aider le malade à « émerger de son inexistence ». Mais il ne semble guère possible d’aller plus loin et de pénétrer dans les replis de la conscience du malade lui-même.
116Refermant cette porte entr’ouverte sur l’univers de la psychiatrie, je voudrais en revenir à l’obliquité significative de la démarche ludique. Nul doute qu’il puisse y avoir, dans cette façon de pratiquer l’art de jouer, quelque soupçon d’insincérité, de mauvaise foi, voire de machiavélisme (Machiavel ne recommande-t-il pas de « bien jouer son rôle » ?). L’omniprésente télévision, de nos jours, accuse un tel soupçon. D’un personnage qui vient de paraître sur le petit écran, on a de plus en plus tendance à se demander, non pas s’il a parlé juste, mais s’il a été « bon ». Il n’en reste pas moins que l’obligation faite à chacun de manifester comme il convient les caractères qui s’attachent à son statut et à sa fonction dépouille le plus souvent ce jeu de toute hypocrisie. Accepterait-on qu’un prêtre, un instituteur, un homme politique, un syndicaliste, fissent état en public de leurs problèmes personnels, de leurs préoccupations les plus intimes ? Il est normal que chacun garde pour soi ce qui ne concerne que lui. Pourquoi devrait-on s’obstiner à déceler de l’hypocrisie là où n’existe que discrétion, pudeur, dignité ? J’ajouterai que, dans certains cas, l’efficacité commande. Il faut savoir ce que l’on veut. Quand on vient solliciter la générosité du public en faveur d’une cause humanitaire : lutte contre le cancer ou contre la faim dans le monde, il apparaît clairement que l’on doit se présenter d’une certaine manière et ne pas dire ou faire n’importe quoi.
117Si l’on se contente, comme la plupart des moralistes, de stigmatiser la dissimulation de ceux qui se conduisent en comédiens, on fait comme s’il y avait en l’homme deux strates superposées : le visage et le masque, une réalité psychique profonde, authentique, et un être de surface, plus ou moins factice, artificiel, emprunté, derrière lequel l’autre se cache. Cela se produit, à coup sûr, lors de la représentation théâtrale, dans le travail du comédien qui joue un personnage. Dans ce cas, la présence lucide du travailleur à son travail l’autorise à employer le performatif et à dire « je joue ». Mais si l’on considère celui qui n’est que l’acteur de soi, les choses sont moins simples. On n’observe pas là un dedans et un dehors, un visage et un masque. S’il ne se lavait pas, ne se rasait pas, n’allait jamais chez le coiffeur ; s’il laissait pousser ses ongles ; s’il croupissait nu dans un coin, que serait-il ? Monstre, déchet, bête pitoyable et finalement répugnante, comme la vermine que devient Grégoire Samsa dans La Métamorphose. Pour être, il faut à chaque instant vouloir et se vouloir, faire et se faire. La métaphore est à prendre à la source même de l’existentialité, dans ce jeu où chacun se fait acteur de soi.
118La moindre parole que l’on prononce est déjà métaphore : métaphore de ce que l’on ressent, de ce que l’on éprouve à l’état brut et qui ne peut se dire. Par rapport à ce qu’elle s’efforce d’exprimer, toute langue est une autre langue. Elle traduit. À elle seule, la dénomination transpose le vécu. Par le moyen du mot, elle en fait une pensée. Appeler un chat un chat, c’est déjà toute une opération de l’esprit. Celui qui dit : « Il va sans doute pleuvoir » construit un système compliqué de notions, de représentations qui anticipent sur l’avenir. Employer des mots, c’est faire de la littérature : une littérature à ras de sensation, mais déjà prodigieusement élaborée, parce qu’elle superpose aux impressions directement vécues tout un monde intelligible où les mots vivent d’une vie propre et deviennent choses.
119À plus forte raison en est-il ainsi quand on dit « je » en parlant de soi, opération symbolique dont l’enfant ne se révèle capable qu’assez tard. Ce « je » pseudonyme et emblématique représente à lui seul le moment initial du jeu que l’on ne cessera par la suite de jouer autour de soi et à l’égard de soi. À ce sujet (si j’ose m’exprimer ainsi), un fait me revient en mémoire. L’un de mes professeurs de philosophie entama un jour l’un de ses cours en parlant à plusieurs reprises de quelque chose que je ne parvins pas à identifier tout de suite, ni par conséquent à orthographier : je ne comprenais pas s’il s’agissait de « je » ou de « jeu ». La confusion n’était possible qu’à l’intérieur d’une culture, en fonction d’une langue déterminée, en vertu d’une prononciation particulière. Mais elle était bien embarrassante. Au bout de quelque temps, je finis par comprendre – étant donné que le cours portait sur les Méditations métaphysiques de Descartes – qu’il devait être question de « je » plutôt que de « jeu ». Mais la confusion première ne s’est jamais complètement dissipée. Il m’arrive encore de me dire que Je et Jeu, c’est à peu près la même chose.
120La parole est pour beaucoup dans le jeu d’une pensée qui va toujours au-delà de son objet, au-delà de ce qu’il y a. L’homme n’est pas un animal dont la perception se limiterait à la saisie immédiate et intuitive de ce que les choses perçues peuvent offrir d’intéressant. Il ne se borne pas à sentir, à voir, à entendre. Il attribue des noms à ce qu’il sent, à ce qu’il voit, à ce qu’il entend. De là provient la fragilité, peut-être même l’absurdité d’une tentative comme celle de certains romanciers, qui se font fort d’abolir ce jeu conceptuel et de ne garder de l’expérience vécue que ce qu’ils croient être l’impression à l’état brut. Comment pourraient-ils le faire sans avoir recours aux mots ? Il suffit de lire l’ouvrage de Maxime Chastaing sur la philosophie de Virginia Woolf pour constater que, non seulement en ce qui concerne le discours romanesque, mais avant tout dans le cas de la simple notation de style impressionniste, il paraît totalement impossible d’appréhender quoi que ce soit sans effectuer ce détour par la parole. Les citations de la romancière, pour le prouver, se bousculent : « voici le gravier, sous mes souliers ; voici l’herbe » (Chastaing 1951, p. 40) ; « voilà une église blanche ; voilà un mât parmi les clochers. Voici un canal » (p. 41). On avance à tâtons dans un monde qui se découvre peu à peu. On touche l’un après l’autre de la main, du regard les objets qui se présentent. On les reconnaît. On les identifie. On les nomme. Contrairement à ce que semble croire la romancière, ce ne sont pas des perceptions brutes, des impressions réduites à leur pure immédiateté, mais des interprétations, des traductions qui ne sauraient se passer du secours des mots. Dès qu’une sensation nous affecte, notre intelligence l’entoure d’une sorte de halo, de zone immatérielle où naissent et flottent plusieurs idées dont certaines nous paraissent meilleures que les autres, convenant mieux pour exprimer ce que nous éprouvons. Nous hésitons parfois. Nous essayons des mots. Quelques-uns « vont », d’autres pas. Nous choisissons ceux qui « vont » et, parmi ceux-là, celui qui « va » mieux que les autres : le mot propre. Ainsi procède Virginia Woolf quand elle identifie « un canal », « un mât parmi les clochers ».
121La parole normale n’est jamais automatique. « Acte de volonté et d’intelligence », selon la définition bien connue de Ferdinand de Saussure, elle implique que le sujet parlant cherche ses mots, les choisisse. Cette démarche le conduit à une incessante approximation. Si le mot choisi était du premier coup parfaitement adéquat, il n’y aurait aucun flottement ni, par suite, aucun jeu. Cela se rencontre dans le domaine des sciences exactes, où les mots sont faits pour dire, avec une précision aussi parfaite que possible, ce que sont les choses dont on parle : du chlore, c’est du chlore ; un triangle équilatéral n’est pas un triangle rectangle. Nul jeu, nulle poésie dans la mise en œuvre d’un pareil langage. Mais pour le reste, c’est-à-dire le vécu, l’univers changeant et bigarré des impressions et des sentiments, le vocabulaire s’avère moins précis, moins rigoureux. Dans les marges du lexique, dans les blancs qui séparent les mots et qui permettent que l’on passe, que l’on saute de l’un à l’autre, s’insère le ludique, s’annonce la littérature. Il est rare que l’on trouve tout de suite le mot juste. Y a-t-il d’ailleurs un mot juste ? Ce sentiment qui s’empare de moi, est-ce de l’ennui, de la tristesse, de la mélancolie ? La poésie est toute proche. Je cherche le mot qui convient le mieux pour dire ce que j’éprouve et déjà je transforme le sentiment, je le modifie, je le réinvente en essayant de le traduire. Chaque tournure à laquelle je m’exerce, chaque phrase que j’ébauche élargit le champ du presque : c’est presque cela, mais ce n’est pas tout à fait cela. Il faudrait pouvoir le dire autrement, avec d’autres mots. Nulle poésie n’est jamais définitive.
122Si l’on ajoute qu’à ce jeu d’un langage qui se cherche vient se joindre, dans la plupart des cas, celui des sonorités, de la valeur incantatoire et presque magique de certains vocables, on comprendra que toute parole soit sur le point de devenir poème. L’enfant se montre particulièrement sensible à cette sorte de jeu. Je me suis toujours étonné que Jean-Paul Sartre, évoquant la qualité propre et le pouvoir de séduction des mots (Sartre 1964), n’ait traité que du lire et de l’écrire, en oubliant de commencer par la considération du parler. L’enfant n’apprend-il pas à parler, ne joue-t-il pas avec les mots, ne découvre-t-il pas le pouvoir de la parole, bien avant de savoir lire ou écrire ? Point n’est besoin pour lui, ni pour les enfants que nous sommes lorsque nous nous laissons bercer par le chant des poètes, de savoir vraiment ce que veulent dire les mots. Il suffit qu’ils nous charment :
Sainte napolitaine aux mains pleines de feux,
Rose au cœur violet, fleur de sainte Gudule…
123Jeu des mots – plus riche, plus enivrant que tout jeu de mots.
124Mais la parole n’est pas faite que de mots. Il est sans doute important de souligner, comme on le fait souvent, la place et le rôle des conventions et des rituels dans la conversation courante. Il est plus urgent de commencer par le commencement et de montrer que le simple fait de parler, de prendre la parole, suppose, outre le choix des mots auxquels on a recours pour s’exprimer, une organisation de ces mots en phrases et des phrases en discours. Parler n’est jamais dire n’importe quoi, n’importe comment. On ne peut se faire comprendre qu’en prenant le temps : le temps qu’il faut pour dire ce que l’on a à dire. Parler n’est jamais non plus parler dans le vide. En règle générale, celui qui a quelque chose à dire s’adresse à un auditeur, à un auditoire. Il doit tenir compte des réactions de ceux qui l’écoutent. Il y a des choses que l’on ne dit pas à certaines personnes. Même le plus direct, le plus brutal de ceux qui prennent la parole pour dire ce qu’ils pensent ne s’exprime jamais ex abrupto, à moins de s’en tenir à la violence du cri, à l’ineptie du grognement. Quand on fait visite à quelqu’un qui relève de maladie, il est normal que l’on prenne aimablement des nouvelles de sa santé. Quoi que l’on entreprenne de dire, il faut que l’on s’y applique en s’y prenant d’une certaine façon. Impossible de se laisser dire : il faut dire ; de se laisser faire : il faut faire ; de se laisser être : il faut être. L’homme n’est pas un être naturellement naturel. Entre l’impression qu’il éprouve d’avoir faim ou soif et le fait qu’il prenne la parole pour dire « j’ai faim » ou « j’ai soif », il y a un vide immense où s’accomplit le passage d’un ordre à un autre, du naturel au culturel, de l’animalité à l’humanité. Que penser dans ces conditions de formules comme « je vous aime » ou… « je joue » ? Dans tous les cas, on assiste à une véritable transposition mentale, à une transmutation qui a pour effet d’inscrire dans le contexte d’une langue et d’une collectivité un vécu subjectif qui, sans elle, demeurerait ineffable.
125Goffman évoque avec pénétration la situation de l’individu qui entreprend de jouer en toute conscience le comportement qu’il croit être réellement le sien : qui s’efforce, non seulement de paraître naturel, mais encore d’être naturel (Goffman 1973, tome ii, p. 254). Il est dommage que le sociologue s’arrête en chemin et n’aille pas jusqu’à envisager qu’une telle « auto-personnification » puisse apparaître comme le seul moyen donné à l’homme d’être ce qu’il est. Il ne voit en effet dans cette « simulation de soi-même » qu’une espèce de « comédie calculée » prenant place, comme les autres, dans le cadre d’une mise en scène et d’une représentation de type théâtral. Une fois de plus, l’acteur se trouve ramené aux dimensions du comédien. Or ce que l’on touche ici du doigt et qu’il ne faut pas manquer d’estimer à sa juste mesure, c’est le moment où le sujet ne cherche pas seulement à paraître ce qu’il n’est pas, mais découvre encore qu’il doit faire quelque chose pour être ce qu’il est. Que l’on observe ce qui se passe dans l’exercice d’un métier : le médecin, le professeur, l’avocat, l’artisan, l’électricien, le vigneron, l’ouvrier métallurgiste trouvent souvent dans leur travail l’occasion, le moyen d’actualiser des manières d’être, des formes d’être dont ils croient sentir qu’elles correspondent entièrement à ce qu’ils sont. Encore faut-il, pour qu’ils les découvrent, se découvrant ainsi à eux-mêmes, qu’ils soient en mesure de jouer le rôle, ou les différents rôles que leur impose la pratique de leur métier. Le jeu, ici comme partout, est exercice de soi. Ce que Goffman appelle « présentation de soi » va donc beaucoup plus loin qu’une simple monstration destinée aux autres. Elle s’enracine au plus profond de l’homme. Elle signifie qu’il ne peut être qu’à la condition de se conduire. Nulle hypocrisie, encore une fois, dans une semblable conduite. Si l’on croise une personne dans la rue et que l’on décide de la saluer, cette décision peut fort bien être prise dans une intention de courtoisie, d’amabilité sincère. Quant à l’expression, il faut la choisir. Il y a plusieurs façons de s’y prendre. On choisit celle qui semble la meilleure, la plus convenable : adaptée à la fois aux circonstances, à la personne, à l’idée que l’on juge bon de donner de soi. On cherche l’expression la plus juste, en s’efforçant d’être encore au plus juste par rapport à soi, le plus juste à l’égard de soi. Que ce comportement prenne place à l’intérieur d’un système d’habitudes et de conventions, cela ne modifie en rien les données du problème. Le respect des règles du savoir-vivre n’implique pas forcément dissimulation, sournoiserie. On peut légitimement penser que les principes sur lesquels reposent ces règles sont fondés, que les valeurs qu’elles illustrent méritent crédit. La politesse a ses raisons que la raison peut fort bien connaître. Quand on écrit une lettre, même si l’on improvise, si l’on attrape au vol les mots qui viennent, si l’on s’exprime en toute simplicité, en toute franchise, il est évident pourtant que l’on se retient de dire ce qui pourrait blesser ou risquer d’être mal compris. Le tact, la délicatesse, l’intelligence imposent certaine réserve. La politesse polit, atténue ce que les réactions irréfléchies peuvent avoir de maladroit ou de brutal. Comme le jeu, elle opère au second degré.
126Un tel jeu ne tient pas, primordialement, au fait que la parole, la conduite, qui ont lieu dans une relation avec l’autre, fassent que nous existions en représentation, conférant ainsi à nos manières d’être un caractère de théâtralité. Plus simplement, plus radicalement, elles traduisent une attention à l’autre. Il est là. Sa présence nous importe. Nous guettons les signes qu’il nous donne (volontairement ou non) de l’intérêt, de l’ennui, de l’irritation que provoque en lui notre action. Cette attention à l’autre requiert un ensemble plus ou moins concerté de tactiques : le jeu peut être serré, difficile, périlleux, comme dans certaines négociations d’affaires ou conversations diplomatiques ; il peut être léger, détendu, plaisant, voire tout à fait fantaisiste entre amis et familiers. Mais il y a toujours jeu, parce que l’on s’exprime en s’adressant à quelqu’un.
127La langue fournit plusieurs moyens de jouer en fonction de la diversité des situations et des relations. Le jeu des « Vous » et des « Tu » en français (joliment évoqué jadis par Voltaire) permet d’exprimer différents degrés d’intimité. Il est amusant d’observer, au cinéma, que là où la langue anglaise ne permet pas de signifier de cette manière quasi conventionnelle qu’un homme et une femme sont devenus amant et maîtresse, la version sonore française le fait comprendre, par le seul emploi du « Tu » à la place du « Vous ». Il s’agit là d’une clause un peu naïve, liée à une tradition, qui continue d’agir sur le public, même si elle ne correspond plus tout à fait à la pratique courante : le tutoiement est plus répandu qu’autrefois et n’a pas forcément la signification que lui prêtent les dialoguistes. Quoi qu’il en soit, on continue d’observer des registres de conversation, des niveaux de langage qui établissent entre les différents locuteurs une distance plus ou moins grande, révèlent une familiarité plus ou moins poussée, les situent psychologiquement et socialement les uns par rapport aux autres.
128Il se peut, là encore, que dans quelques circonstances déterminées, une part de calcul intervienne, notamment lorsque la personne est tenue de se conformer à un modèle, de jouer un personnage. En public, l’homme politique se doit de présenter une certaine image de lui. Il y a des paroles, des gestes, des attitudes, des styles de coiffure, des couleurs de cravate qu’il serait malséant de produire, d’autres qu’il serait maladroit de ne pas « donner » alors que tout le monde les attend. Après un attentat où un gendarme vient d’être tué et trois autres blessés, le reporter de la télévision questionne l’un des blessés sur son lit d’hôpital (Antenne 2, 5 août 1987). Il lui demande ce qu’il ressent. Le brave homme répond sans ambages qu’il aimerait mieux être ailleurs. Devant une réponse aussi plate, le reporter insiste : « Mais quand vous pensez à votre camarade qui a été tué ? » Alors le gendarme, décidément décevant : « Bien sûr, c’est triste ; surtout quand je pense que j’étais là, tout près de lui, et que cela aurait pu être moi ». Ce n’est manifestement pas la réponse que l’on attendait. J’imagine qu’en lui-même le reporter a dû penser : « Mal joué ».
129On se rappelle peut-être le « coup » médiatique de Laurent Fabius à l’émission L’Heure de vérité sur Antenne 2, en décembre 1987. Il venait de s’expliquer méthodiquement, consciencieusement sur les différentes « affaires » dans lesquelles on accusait son parti de s’être impliqué. Un sondage instantané réalisé parmi quelques centaines de téléspectateurs donne, pour réponse à la question : « L’avez-vous trouvé sincère ? » un résultat chiffré qui l’atterre. Seulement 33 % de réponses affirmatives. Deux téléspectateurs sur trois n’ont pas cru à sa sincérité. Réaction immédiate : il demande à l’organisateur de l’émission s’il peut reprendre, avant que l’on ne procède à un nouveau sondage. Deuxième essai. Fabius se fait passionné, se montre indigné que l’on puisse formuler de pareilles accusations. Il devient éloquent, se met en colère, fait des gestes avec ses mains, avec ses bras. Nouveau sondage. Cette fois le nombre de « oui » s’élève à 50 %. Un téléspectateur sur deux a cru à sa sincérité. Quelques jours plus tard, dans un hebdomadaire, un journaliste pose cette question : « Fut-il réellement, lors de cette seconde prise (comme on dit au cinéma) plus sincère que la première fois ? Ou a-t-il mieux joué la sincérité ? » (Alain Remond, Télérama, no 1978, 12 au 18 décembre 1987, p. 72).
130Cette question réveille, au plus lointain de ma mémoire, le souvenir du mot de l’un de nos plus célèbres moralistes. Alors qu’on lui demandait quel ton adopter lors d’une cérémonie ; « le plus simple – dit-il – est de jouer la sincérité ». Je ne pense pas qu’il ait voulu dire : faites semblant. Ni même : osez, risquez, misez là-dessus (dans le sens où l’on dit : jouez cette carte). Tout uniment, mais aussi de façon plus profonde, je crois qu’il voulait dire : soyez sincère.
131Autre image. Évoquant l’interview qu’il fit en 1962 de Céleste Albaret, gouvernante et secrétaire de Marcel Proust, le journaliste Roger Stéphane témoigne : « Je n’oublierai jamais : elle me raconte l’événement le plus pathétique de sa vie – la mort de Proust – et elle pleure. À ce moment, un technicien me fait signe qu’il faut recharger le magasin de la caméra. Terriblement ennuyé, j’explique à Céleste qu’elle doit s’interrompre. Elle va boire un café, revient, se concentre, reprend son monologue et au même point de l’agonie de son maître, tout naturellement, se remet à pleurer » (Télérama, no 1990, 2 mars 1988, p. 56).
132Même s’il y a représentation, décor, mise en scène, dans le sens le plus spectaculaire et le plus technique du terme, la conduite attendue, convenue, construite peut relever d’une exigence qui s’accorde avec la plus parfaite sincérité. Commentant le film intitulé Sartre par lui-même, Philippe Lejeune estime que l’auteur des Mots, tel qu’il se montre dans ce film, « n’a rien du côté brillant et théâtral d’un Malraux. Ce qui frappe, au contraire, c’est la simplicité, son attitude naturelle, la manière qu’il a de jouer normalement le jeu de la conversation » (Lejeune 1979, p. 106). La formule m’intéresse au plus haut point. D’abord parce que Lejeune distingue nettement l’attitude de l’acteur de celle du comédien. Ensuite parce qu’il observe avec lucidité que le jeu peut aller de pair avec la sincérité, le naturel – entendant par là que jouer n’est pas forcément tricher. Enfin et surtout, cette expression : « jouer normalement le jeu de la conversation » correspond exactement à ce que j’avance en essayant de montrer qu’une conduite comme celle de la conversation, sans prendre nécessairement forme de rituel, a néanmoins dans tous les cas sens du jeu dans la mesure où, tenant compte du caractère de réciprocité de la situation où elle se déroule, elle ne peut que se plier à des règles. Ces règles, il n’est pas difficile de les énumérer : ce sont celles de la politesse, de la courtoisie, du respect de l’autre ; plus évidemment encore, celles qui rendent possible l’alternance des prises de parole, la juste place que l’on doit accorder à chacun des interlocuteurs : l’« interlocution » elle-même, saisie dans son principe. Laisser parler l’autre, lui laisser le temps de s’exprimer ; ne pas l’interrompre ; ne pas parler en même temps que lui ; parler soi-même (un trop long silence aurait quelque chose de déconcertant, peut-être d’offensant) ; se montrer aimable, mais ferme ; ne pas dire non plus tout ce que l’on pense, afin de ne pas heurter… Ce jeu-là, on le joue, on accepte de le jouer quand on s’expose à un questionnement de ce genre. On le joue aussi quand on parle au premier venu, quand on essaie de comprendre ce qu’il dit et de se faire comprendre de lui. Il va de soi qu’un autre jeu peut s’y superposer, le doubler en d’autres circonstances. Évoquant la « radioscopie » du même Jean-Paul Sartre par Jacques Chancel, Lejeune rappelle que Sartre n’avait consenti à cette interview radiophonique que parce qu’il voulait en profiter pour s’exprimer publiquement en faveur du lancement du quotidien Libération : « Sartre a joué au début le jeu biographique par courtoisie » (p. 112). Il s’est prêté au jeu de Jacques Chancel, tout en jouant le jeu qu’il avait décidé de jouer.
133On va, par des transitions difficilement perceptibles, de la sincérité la plus vive à la théâtralité la plus élaborée. Le rôle, la construction du personnage dans une pratique sociale où la représentation occupe une place importante, font appel à la condition initiale (métaphysique) d’un être qui a à être pour être. La dimension spécifiquement sociale prend plus ou moins d’ampleur. On passe de la simple aventure presque purement individuelle à une mise en scène organisée qui a lieu en public, obéit à des règles de forme traditionnelle ou institutionnelle. Mais ce n’est qu’une extrapolation. Un employé des pompes funèbres ne se conduit pas, dans son travail, comme le représentant d’une agence de voyages. Le patron d’un service de chirurgie, le pape qui bénit la foule tiennent leur rôle selon les règles que leur imposent les devoirs de leur charge. Mais le malade qui subit une auscultation, le croyant qui reçoit la bénédiction savent également qu’ils doivent se conduire d’une certaine manière. Le joueur de football, lorsqu’il se fige au garde-à-vous pendant l’exécution de l’hymne national, avant le match, ne fait que ce qu’il doit : l’accusera-t-on de n’y pas croire ? Le président de la République, lorsqu’il assiste au défilé des troupes sur les Champs-Élysées, lorsqu’il dépose une gerbe de fleurs sur la tombe du Soldat inconnu, qui peut dire s’il joue la comédie ou si, en toute vérité, il se fait acteur de soi ? Entre « jouer un rôle » et « jouer un personnage », l’opinion voit une différence. On consent à ce que le président, le pape, le grand patron jouent un rôle ; mais on admettrait mal (à moins de n’y voir que la manifestation d’une sorte de duplicité, de détachement ironique, de désinvolture parfaitement déplaisante en l’occurrence) qu’ils n’eussent d’autre projet ou préoccupation que de jouer un personnage. Cela tient vraisemblablement à ce que, en dépit de l’évolution des mentalités, on continue souvent à se faire du jeu une idée où figurent au premier plan des manières d’être et de penser qu’inspirent l’amusement, la dissimulation, la dérision. Il faut bien reconnaître qu’une certaine duplicité appartient à toute pratique ludique, du fait que celle-ci s’accompagne d’une réflexion, d’un survol de soi, d’un regard dédoublé qui n’est jamais entièrement dupe de ses prestiges. Partant de là, il est permis de se demander s’il est possible de jouer en toute simplicité, en toute innocence – sans la moindre arrière-pensée. Ce genre de suspicion pèse sur tout acteur. Derrière chacun de ses actes, on croit voir percer l’espièglerie, la malice, l’impertinence, ainsi qu’une inquiétante indifférence. Jouer le jeu, ce n’est jamais que jouer un jeu, parmi d’autres également possibles. Les choses ne sont pas simples et le jeu est peut-être la chose du monde la moins simple. C’est pourquoi rien n’interdit non plus de croire que, pris dans son ambiguïté, dans son indéchiffrable complexité, il puisse apparaître comme la chose du monde la plus « sérieuse » et la plus décisive. Il se peut qu’il y ait une part de jeu essentielle, déterminante, dans l’attitude du malade qui se sait condamné mais qui tait la gravité de son cas, de même que dans les efforts accomplis par le mourant pour quitter la scène le plus dignement, le plus spirituellement possible.
L’hypothèse ludique
134Paul Valéry écrit : « L’état de danse est créé » (Valéry 1960b, p. 1171). De la même manière, on peut dire : l’état de jeu est créé.
135Tout jeu s’instaure. Même si l’on ne considère que l’une de ces activités que l’on qualifie un peu trop rapidement de « libres », le jeu ne survient que s’il y a, de la part du joueur, changement volontaire de registre, structuration nouvelle de la situation, mise en place d’une forme de conduite par principe différente. Pour qui ne voit les choses que du dehors, c’est tout le paradoxe de la démarche d’un Winnicott : il convie son jeune partenaire à participer, en toute liberté, à un jeu « qui ne comporte aucune règle » et tout de suite il observe que l’enfant se met à jouer avec lui à ce jeu (Winnicott 1975, p. 165). À l’origine de la situation ainsi constituée, figurent deux hypothèses étroitement emboîtées : nous allons jouer ; nous allons jouer à ce jeu-là. La décision prise en commun (suggérée par l’un des partenaires, acceptée par l’autre) de jouer à ce jeu-là plutôt qu’à tel autre également possible, s’inscrit à l’intérieur d’une décision plus fondamentale, qui est celle de jouer.
136Tout jouer-à-un-jeu (playing game) est suspendu à cette double hypothèse. « Supposons », dit Alice (Carroll 1963, p. 166). Les multiples jeux qu’elle invente partent de là : « Supposons que nous sommes des rois et des reines », dit-elle à sa sœur ; ou bien, s’adressant à sa nourrice : « Supposons que je suis une hyène affamée et que vous êtes un os ! » La supposition porte à la fois sur le contenu du jeu, sa thématique particulière, et sur le principe même de l’entreprise fictionnelle.
137On peut faire au passage une remarque d’ordre grammatical. Après l’impératif « supposons », le traducteur français emploie à deux reprises le mode indicatif. En règle générale, le verbe « supposer que » est suivi du subjonctif. Mais Le Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française (vol. vi, p. 409) signale que l’on rencontre parfois l’indicatif après supposer que : « Un mathématicien pourra dire : je suppose maintenant que x est égal à y ; ce tour, tout en n’impliquant aucun jugement, semble enlever à l’hypothèse un peu de sa gratuité et la faire apparaître comme un principe ou une base ». À l’appui de cette interprétation, Le Robert cite Descartes : « Supposons donc maintenant que nous sommes endormis… » Si le traducteur de Lewis Carroll emploie l’indicatif, on peut imaginer que c’est parce qu’il veut faire comprendre que la supposition, l’hypothèse initiale a pour effet de poser son objet comme réel. À partir du moment où le contenu de l’hypothèse est supposé, il fait partie d’un domaine nouveau, celui du jeu, à l’intérieur duquel il présente les traits d’une réalité. C’est un fait que, pendant le temps que dure le jeu, « nous sommes des rois et des reines ». Il faut l’admettre, sans quoi le jeu n’existerait pas. Mais sous l’indicatif qui exprime cette réalité, on ne peut manquer d’apercevoir, comme en filigrane, un subjonctif qui vient constamment le doubler, rappelant au joueur lui-même et à ceux qui l’observent qu’il ne s’agit jamais que d’un jeu. Ce subjonctif sous-jacent, immanent, désigne ce que l’hypothèse a d’arbitraire, ce que la réalité qu’elle fonde a d’irréel. Quand Alice dit : « supposons », cela signifie : nous ne sommes pas véritablement des rois et des reines, puisque nous devons le supposer et que c’est là l’idée directrice de notre jeu.
138La remarque n’est peut-être pas sans portée. Elle touche à ce que l’on pourrait appeler le statut de l’illusion. L’objet de l’illusion (faut-il le qualifier d’illusoire, d’illusionnel ou bien encore d’illusif ?) est à la fois réel et irréel : réel pour qui pénètre dans le jeu ; irréel pour qui reste au-dehors – réel dans la mesure où il est intensément présent à la conscience du joueur, donne forme et consistance à son jeu (puisque c’est à cela qu’il joue) ; irréel parce que le joueur, en même temps, sait très bien qu’il n’est pas ce qu’il dit être et que, pour lui comme pour tout le monde, les chaises ne sont que des chaises. La dualité de l’indicatif et du subjonctif traduit ce statut double. L’hésitation qu’éprouve le lecteur au sujet de l’emploi du mode grammatical est significative : elle résulte de l’ambiguïté même de l’attitude ludique. Avant de jouer, après avoir joué, mais aussi tout au long de l’action en quoi consiste son jeu, alors même qu’il se trouve immergé dans l’illusion, le joueur ne cesse de disposer du pouvoir de s’en retirer : règne du subjonctif (et, corrélativement, du conditionnel : « on dirait… »). Quand il s’engage plus à fond, quand il joue assez pour oublier qu’il joue, alors l’hypothétique prend valeur de « base » ou de « principe ». La passion donne vie aux images. Le joueur cesse de voir les artifices qui servent d’échafaudage à sa construction. L’indicatif reprend ses droits, vécu de manière plus ou moins fantasmatique.
139« Construction » est le terme qui convient. Le jeu, dit Michel Crozier, est un « construit humain » (Crozier et Friedberg 1977, p. 98). La suite des décisions prises par le joueur actualise et renouvelle sa décision première qui est de jouer : il sait à chaque instant que ce qu’il fait s’inscrit dans le cadre d’un jeu. Métaphoriquement devenue hyène affamée, la petite fille fera seulement semblant de mordre. Mais cette suite de décisions constitue également la mise en œuvre d’un dessein particulier, qui est de jouer à ce jeu-là. Le procès ludique est donc fait, dans sa totalité, d’une décision prise et maintenue.
140Le dessein qu’a formé le joueur de jouer à ce jeu-là est au principe du dessin que laisse entrevoir le déroulement de son jeu. Rapprocher les deux termes n’est pas céder à la facile tentation du jeu de mots ; il n’y en a qu’un, en réalité, sous deux orthographes. Le dessin que l’on voit et que l’on donne à voir quand on joue répond au dessein qui préside à la construction du jeu. Ce dessein ne transparaît pas toujours de façon immédiate au travers du dessin que l’on voit : d’où les difficultés que rencontre une psychologie qui se donne pour objet le comportement. Le dessein qu’a le joueur de jouer n’est jamais écrit qu’à l’encre sympathique. Il demande, pour être lu, un regard complice. On peut toujours le lire de travers, ne pas apercevoir le dessein qui se cache sous le dessin qu’on observe. Je me rappelle les gestes précis et méticuleux de ces enfants accroupis qui amassaient de petits tas de sable dans la cour du temple d’Edfou. Je voyais bien ce qu’ils faisaient, mais j’en comprenais mal le sens. De plus avertis que moi m’ont alors expliqué que ces enfants ne jouaient pas. Dans un domaine qui n’est différent qu’en apparence, qui peut dire quel fut le dessein du peintre Salvador Dali, lorsqu’il dessina son Christ en croix ?
141Quelle que soit la difficulté rencontrée par celui qui, placé en extériorité, a du mal à entrer dans le jeu et, d’abord, à savoir si c’est bien d’un jeu qu’il s’agit, on admettra que tout jeu consiste en une suite de décisions construite à partir d’un ensemble d’hypothèses. Une fois prise la décision de jouer, une fois défini le jeu auquel on va jouer, l’obligation s’impose à chacun d’y jouer comme il faut : « Toi, tu serais la petite fille, moi je serais la maman » (Château 1955, p. 152). Cela ne vaut pas seulement pour les jeux symboliques, mais aussi pour toute forme d’activité à laquelle on accepte de donner le nom de jeu. Au départ, le joueur pose un ensemble plus ou moins cohérent d’hypothèses, se fixe une ou plusieurs règles et, sur cette base, entreprend de construire. Chemin faisant, il arrive qu’il envisage d’autres hypothèses, mais cette fois sur le mode de la supputation : que va-t-il se passer s’il pose le pied sur cette pierre branlante au milieu du ruisseau ? Quelles peuvent être les conséquences du choix qu’il s’apprête à faire de telle carte ? Chaque hypothèse nouvelle relance le jeu, donne lieu à des tactiques relativement imprévues. Le mot hypothèse doit donc être pris à la fois dans son sens le plus banal (aléatoire) et dans celui que lui donnent les mathématiciens lorsqu’ils se réfèrent à l’étymologie. C’est en tablant sur des hypothèses prises dans les deux sens du terme, que le joueur arrête les décisions qu’appellent les situations successives créées par son jeu. Jouer, c’est prendre des décisions sur des hypothèses. Les décisions se situent à deux niveaux : celui du thème fondamental (essentiellement arbitraire) et celui des schèmes opératoires (forcément aléatoires). Elles ne sont jamais complètement assurées de la validité des hypothèses qu’elles prennent pour base. Le joueur d’échecs peut estimer qu’il a eu raison d’avancer ce pion plutôt que de déplacer son cavalier ; mais la suite du jeu prouvera qu’il a eu tort. L’enfant qui franchit le ruisseau en sautant d’une pierre à l’autre risque de trébucher. Ce que Parlebas dit de la « décision motrice » dans le jeu sportif vaut pour tout jeu et pour toute forme de décision : « On ne peut parler de décision qu’en présence d’incertitude » (Parlebas 1981, p. 36). La décision ne s’établit jamais que sur la base d’une indécision première. Si le calcul et le hasardement combinent leurs effets dans l’élaboration progressive du construit ludique, c’est parce que chaque jeu, pris dans sa totalité, fonctionne comme un système hypothético-déductif.
142Il en résulte une conséquence assez remarquable touchant le caractère formel de l’opération ludique, en relation avec une « forme » déterminée d’intelligence. On sait que le jeu, pour Piaget, ne s’explique que par la structure de la pensée de l’enfant. Ce qui vient d’être dit tendrait à prouver qu’il dépend plutôt de l’ensemble des conditions psychiques que l’on trouve réalisées dans la forme de pensée « hypothético-déductive » dont il fait l’une des caractéristiques principales de l’adolescence : « vers 11-12 ans, l’enfant devient capable de raisonner sur des hypothèses, l’hypothèse étant une conduite intellectuelle très particulière qui consiste à ne pas affirmer, donc à ne pas engager la croyance, mais à poser simplement une vérité ou une fausseté possibles, donc à poser une proposition neutre, en retenant momentanément la croyance, et dont on va dégager les conséquences nécessaires » (Piaget 1954, p. 144). Piaget voit clairement la relation qui s’établit dans la pensée de l’enfant, à partir d’un certain âge, entre la conduite intellectuelle que constitue l’hypothèse et les propriétés formelles du construit mental qui s’élabore en partant d’elle : « La pensée formelle est donc avant tout hypothético-déductive, c’est-à-dire qu’elle déduit sur des hypothèses et non plus sur des objets » (p. 144). Ce qui compte n’est pas de savoir si l’on dit vrai, mais si l’on exprime de façon correcte les implications logiques de l’hypothèse. La pensée formelle porte seulement sur du possible : « l’hypothèse, c’est un pur possible » (p. 145). Il y a du jeu dans cette manière de penser : on peut toujours imaginer les hypothèses les plus invraisemblables, les moins probables, l’essentiel étant de savoir ce qui en résulterait dans le cas où elles se trouveraient réalisées. Une fois posée l’hypothèse, on joue le jeu des suppositions, des supputations, en se retenant de tout jugement qui porterait sur la validité de l’hypothèse, sur son degré de probabilité, ainsi que sur les convictions, les sentiments dont sa considération seule pourrait s’accompagner. Il devient aisé de voir qu’à l’inverse il y a de l’hypothétique dans tout jeu. On est alors tenté de dire que le jeu, interprété dans la perspective tracée par Piaget, mais en opposition avec les conclusions auxquelles il aboutit, relève moins de la structure de la pensée de l’enfant que de celle d’une pensée typiquement adolescente (Henriot 1987, p. 1-18). À vrai dire, l’âge n’a qu’une signification relative et la coupure entre enfance et adolescence pose de difficiles problèmes. La question n’est peut-être pas là. Mais il n’est pas impossible d’imaginer (à titre d’hypothèse) que la description et l’analyse faites par Piaget d’une forme de pensée qu’il rattache de manière privilégiée à l’adolescence correspondent mieux à l’idée générale du jeu que la définition qu’il donne de ce dernier lorsqu’il évoque, à propos des actions de l’enfant, un primat de l’assimilation sur l’accommodation. La pensée du jeu est une pensée formelle. Le jeu ne prend jamais sens qu’en relation avec l’imagination du possible. La démarche ludique exemplaire réside dans le fait que l’on choisisse, que l’on décide sur des hypothèses. On conviendra qu’il s’agit là de façons de penser et de faire qui n’ont rien de spécifiquement enfantin. Du moins n’apparaissent-elles chez l’enfant qu’à partir d’un certain âge – précisément lorsqu’il se trouve en mesure de se dégager des ornières de son enfance pour en venir à voir le monde, à inventer le monde comme le font les adultes. J’irai donc plus loin que Château, pour qui le ressort du jeu est le désir qu’a l’enfant de « se montrer grand », de « devenir grand » (Château 1954, p. 427) : je dirai que le jeu manifeste chez l’enfant l’annonce et l’amorce d’une forme de pensée adulte. La conduite d’hypothèse qui le fonde et l’accompagne n’est-elle pas une pensée tout simplement rationnelle ?
143Je ne dissimule pas ce que cette façon de voir a d’inhabituel, d’hétérodoxe. La tradition veut que le jouer prenne ses racines dans l’activité spontanée de l’enfant et que le jeu de l’enfant représente le modèle le plus parfait, le prototype de tout jeu. Huizinga résume assez bien l’opinion courante lorsqu’il écrit : « Pour jouer vraiment, l’homme doit redevenir un enfant pendant la durée de son jeu » (Huizinga 1988, p. 318). À l’opposé de ce point de vue, je crois trouver dans l’analyse du procès ludique tous les éléments d’une pensée adulte, à l’égard de laquelle le prétendu jeu de l’enfant ne saurait faire l’objet que d’interprétations hypothétiques.
144Parallèlement à ce premier renversement de la problématique du jeu, un second se produit concernant l’histoire. Alors que pour Huizinga, « la culture naît sous forme de jeu, la culture, à l’origine, est jouée » (p. 84), il me semble qu’il est plus raisonnable et davantage conforme aux données de la science de reconnaître que les conditions d’existence de nos lointains ancêtres préhistoriques ne devaient guère leur permettre d’accéder à ce point de survol hors duquel on ne conçoit pas qu’il soit possible d’envisager le monde et la vie « sous l’angle du jeu ». Je pense donc que l’idée de Jeu n’a pu se former que très lentement, progressivement, en relation avec de rares périodes de répit, de confort, de luxe relatif, jusqu’à se présenter aujourd’hui comme l’une des expressions les plus raffinées, les plus délectables de la culture. Je crois aussi qu’elle n’a pas fini de se développer et que nos descendants – s’il en est – connaîtront des façons de jouer et de penser le jeu que nous ne sommes pas encore à même d’imaginer.
145En partant des descriptions et des analyses de Piaget, on peut aller plus loin dans le sens d’une réflexion sur le caractère formel de l’hypothèse ludique. Piaget signale que les structures opératoires fondées sur le principe de la « co-opération » (celles notamment du jeu en commun) ont pour condition la « substitution réciproque des points de vue » (Piaget 1954, p. 141). La possibilité théorique d’une telle substitution tient à la capacité de décentration mentale dont fait preuve chacun des participants (p. 129). L’interprétation ne devrait pas se limiter à l’analyse des seuls jeux de coopération : elle vaut pour toute conduite ludique, quels qu’en soient le thème et le principe de structuration.
146Celui qui fait un jeu (et dit – ou du moins pourrait dire, comme la petite fille : « moi je fais un jeu ») pose en procédant ainsi qu’un autre peut comprendre qu’il s’agit d’un jeu et, le cas échéant, y jouer à sa place. On découvre dans cette façon de penser le principe d’une généralisation, d’un partage : d’autres peuvent théoriquement prendre place à la table du joueur, partager son jeu comme ils partageraient son repas, interpréter le sens de ses choix, prévoir ou tenter de prévoir ce qu’il va faire dans telle ou telle circonstance, essayer d’imaginer ce qu’ils feraient eux-mêmes s’ils étaient placés dans la même situation que lui. En un mot : tout jeu est, par principe, intelligible. Le postulat de la substituabilité des sujets et des points de vue n’opère pas seulement dans les jeux dont Piaget dit qu’ils sont seuls « réglés » (où le gendarme peut à volonté se faire voleur et le voleur gendarme), mais en vérité dans n’importe quel jeu, fût-il le plus solitaire, le plus improvisé, le moins réglé en apparence. L’un des plus remarquables paradoxes que contient et entretient l’idée de Jeu réside dans le fait que, tout en exerçant au plus haut point la solitude du joueur, elle l’ouvre en même temps sur un nombre indéfini de joueurs potentiels qui sont ses égaux – déjà là, à ses côtés, avec lui, prêts à se substituer à lui et à jouer à sa place. Il le sait. Il en est conscient. Lorsque Gide évoque les soldats de plomb qu’il jouait à faire fondre, a-t-on remarqué qu’il ne dit pas « je » en parlant de lui, mais « on » ? « On les posait tout droits sur une pelle qu’on faisait chauffer… » Le lecteur peut se reporter au contexte : l’enfant est bel et bien seul quand il invente et met en pratique ce jeu. Il l’oppose de manière explicite aux jeux bruyants des autres. D’ailleurs, le puriste qu’est Gide ne commettrait pas la faute d’employer ce « on » à la place d’un « nous ». Le sujet en question n’est pas un pluriel, mais un indéfini. En lisant cette page, nous percevons, de manière concrète, l’implication du « on » au cœur du « je ». Le joueur est à la fois lui-même et quelqu’un d’autre – quelqu’un qu’il porte en lui à titre de sujet possible, de sujet quelconque. C’est ce sujet quelconque (n’importe qui) que désigne en toute clarté le pronom indéfini. Voilà le paradoxe. Je suis seul à faire ce que je fais. Je suis seul à pouvoir le faire comme je le fais. J’en porte seul la responsabilité. Nul ne peut jouer pour moi. Et pourtant je sais bien que n’importe qui a le pouvoir de le faire. À chaque instant je peux céder ma place. Celui qui la prendra ne jouera pas comme moi, mais il jouera au même jeu que moi. Nous pourrions, sur cette base, organiser des comparaisons, des confrontations. Quand je joue, je suis seul ; mais je sens, en même temps, que mes pensées, mes actions, les décisions que je prends m’engagent dans une aventure qui ne m’est pas strictement personnelle, dont la portée, les dimensions vont au-delà de mes propres limites. Je m’adresse en silence à d’autres qui me comprennent. Nous formons ensemble une communauté. Tant bien que mal, il faut donc s’accommoder de ces deux certitudes croisées : nul ne peut jouer à ma place ; n’importe qui pourrait jouer à ma place. S’il n’en était pas ainsi, mon jeu ne serait pas un jeu.
147Il ne s’agit pas seulement, dans cette hypothèse, de l’égalité de principe attribuée aux différents joueurs dès le départ du jeu (de la symétrie préordonnée à laquelle se réfère Claude Lévi-Strauss), mais, primordialement, d’une substituabilité liée au caractère purement formel de la situation. Cela explique ce qui, dans l’opinion courante, paraît naturellement s’ensuivre d’un dessein de jouer : mesure des performances, compétition, variantes sportives du jeu initial. La subjectivité du joueur ne l’enferme pas en lui-même. Sa solitude ne l’isole pas. Elle en fait un sujet au même titre que tout autre qui, prenant sa place, s’efforcerait de comprendre à quel jeu il joue et se mettrait à son tour à y jouer. La décentration dont parle Piaget à propos de la conduite d’hypothèse va de pair avec la centration qui fait du joueur l’axe et le pivot de son jeu, l’unique référentiel de ses décisions et de ses choix. Telle est la postulation dont il semble permis de dire qu’elle est inhérente à tout acte de jouer : à ce jeu auquel on joue, que l’on est peut-être le seul à connaître et à pratiquer pour l’avoir inventé, on admet, par principe, que n’importe qui pourrait jouer. Déclarer : « moi je fais un jeu », c’est poser que ce jeu que l’on invente (qui n’aura probablement jamais d’autre joueur et ne fera jamais l’objet de la moindre tentative de codification) est théoriquement jouable. Rien n’empêche que d’autres entreprennent à leur tour de jouer au jeu des fougères. Quand je pense à mon camarade escaladant le pont de béton armé qui surplombait le torrent, je me dis que le même jeu, moyennant quelques précautions et aménagements, pourrait servir de thème, tout à fait arbitraire, à l’un de ceux que l’on voit dans certaines émissions de télévision. Il trouverait facilement sa place à côté des cordes que l’on tire, des glissades au savon noir et des toboggans que l’on remonte à l’envers. Le jeu auquel on décide de jouer n’a pas seulement valeur au moment où l’on y joue : en droit, il peut toujours être repris, joué de nouveau en des lieux différents, à des moments différents, par des joueurs différents.
148Cette postulation, inhérente à tout acte de jouer, renvoie à l’hypothèse première qui fait de lui un jeu. Ce que Bertrand Fillaudeau dit de la littérature, en la rapprochant du jeu, vaut principalement pour ce dernier : « La littérature, comme le jeu, n’a d’existence que s’il y a volonté de jouer et acceptation du pacte ludique » (Fillaudeau 1985, p. 82). Que serait le jeu, s’il n’y avait au départ et jusqu’à la fin, volonté de jouer ? L’hypothèse est lourde de signification. Vouloir jouer, c’est faire comme si la chose était possible, comme s’il était possible qu’il y eût au monde quelque chose qui ressemblât à du jeu. Vouloir jouer, c’est croire au Peut-être. Resteraient à définir les conditions de possibilité de cette pensée du Peut-être.
Simonide, d’après Nietzsche, conseillait à ses compatriotes de prendre la vie comme un jeu (Nietzsche 1981, vol. i, § 154).
149Un tel conseil signifie d’abord que la vie n’est pas un jeu. Pour qu’une situation puisse être prise comme un jeu, il faut sans doute qu’elle présente des caractères qui la rendent susceptible d’un tel emploi ; mais il faut en même temps qu’aucun de ces caractères, pris séparément, ou l’ensemble qu’ils forment, ne suffisent à faire d’elle un jeu sans autre médiation. Il faut, à titre de médiation, que l’idée puisse venir à quelqu’un de la prendre pour telle. Or cette idée ne peut venir à quelqu’un que dans certaines conditions. Le bon sens populaire estimera que « prendre la vie comme un jeu », c’est une formule un peu trop commode : encore faut-il pouvoir le faire. Une personne en bonne santé serait mal inspirée de donner ce conseil à un malade. Oserait-on parler ainsi à quelqu’un qui souffre, qui a faim, qui ne trouve pas de travail, qui vient de perdre un être cher ? Sur un plan purement descriptif, les images ne manquent pas pour illustrer de manière plus ou moins poétique la condition privilégiée de celui qui se trouve en mesure de concevoir une semblable idée. L’idée de « prendre la vie comme un jeu » ne peut apparemment surgir que si l’on est momentanément délivré de toute contrainte, protégé d’une douleur trop vive ou d’un état de malaise difficilement supportable, hors d’atteinte de la décrépitude résultant de l’âge et de la maladie – autrement dit : si l’on vit dans des conditions relativement douces et confortables. À partir de ces données premières, il faut encore que l’on ait le pouvoir de s’élever quelque peu « au-dessus » de la situation dans laquelle on se trouve. Paradoxe encore, s’il est vrai que le fait de se trouver dans une situation marque toujours un enfermement et même une possibilité constante d’enlisement. Tout en y restant, il faut que l’on en sorte. On n’en sort jamais vraiment et, si l’on parvient à en sortir plus ou moins, ce n’est jamais que pour retomber dans une autre. Quoi que l’on fasse, quoi que l’on imagine, on est toujours dans la situation où l’on se trouve, à l’emplacement que désigne pour chacun sa situation historique, sociale, économique, psychologique, physiologique. On ne cesse jamais d’être soi, tel que l’on est, là où l’on est. Mais on suppose quand même que l’on détient le pouvoir de s’en détacher par la pensée, de changer de position et de statut, à l’intérieur de certaines limites, et d’abord de s’imaginer autre. Cette attitude fait un peu penser à l’image de l’homme de vigie, du guetteur qui, penché à l’avant du navire, regarde monter
Du fond de l’Océan des étoiles nouvelles.
150Mais la poésie n’explique pas tout. À son tour, la philosophie s’empare du problème. Alors qu’on occupe une position déterminée dans le monde, par sa pensée comme par son corps (position dont les différentes sciences de l’homme s’appliquent à repérer les coordonnées et à souligner l’entière détermination), par quel miracle en vient-on à envisager les choses sous un angle différent, à penser autrement ? Ce miracle porte un nom : liberté. L’homme, dit Jean-Paul Sartre, « se caractérise avant tout par le dépassement d’une situation » (Sartre 1960, p. 63) ; « cette possibilité de décoller d’une situation pour prendre un point de vue sur elle [… ] c’est précisément ce que l’on appelle liberté » (Sartre 1949, p. 194). Cette liberté, qui fait être la conscience à distance de soi comme à distance de la situation dans laquelle elle se trouve et se découvre, est à l’origine de l’idée de Jeu : « Dès qu’un homme se saisit comme libre et veut user de sa liberté, quelle que puisse être d’ailleurs son angoisse, son activité est de jeu » (Sartre 1943, p. 669 ; un texte de 1940, publié in 1983a, p. 396, présente la même analyse sous une forme légèrement différente : « dès que l’homme se saisit comme libre et veut user de sa liberté, toute son activité est jeu »). Sartre aborde, de façon abstraite et théorique, le problème de la possibilité pour une conscience aliénée de s’extraire, au moins temporairement, de cet état d’aliénation en le jouant. Imaginons, dit-il, qu’un esclave prenne conscience de son état, de la situation qui lui est faite, comme d’un rôle à jouer et qu’il se mette effectivement à le jouer : « Si donc l’esclave un instant prend conscience qu’il joue à être esclave » (Sartre 1983b, p. 401), à cet instant même il cesse de l’être. Mais on dira que c’est qu’il ne l’était pas. Cela ne peut se produire, en effet, que si une transcendance parvient à s’établir, par laquelle la conscience puisse en venir à adopter à l’égard de ce qu’elle est et de la situation dans laquelle elle se trouve un point de vue nouveau, qui lui offre la possibilité de voir le monde et de s’appréhender elle-même sous un éclairage différent. Cela veut dire qu’il faut au départ qu’elle soit métaphysiquement libre et psychologiquement en mesure d’exercer sa liberté. Les dés sont pipés. On observera en passant que cet élément de conscience, pourtant fondamental s’il est vrai que nul ne saurait jouer sans avoir « conscience qu’il joue », n’apparaît à aucun moment dans la description que Sartre donne, par ailleurs, de la conduite du garçon de café, dont il dit qu’il « joue à être garçon de café » (Sartre 1943, p. 99). On l’entrevoit, mais sous une forme banale, presque dérisoire : « il joue, il s’amuse » (ibid.). À dire vrai, s’il y a jeu dans cette scène, c’est plutôt du côté du philosophe, tranquillement installé à sa table et qui prend des notes en vue d’un ouvrage qui aura pour titre L’Être et le Néant. Le garçon de café, absorbé par sa tâche, est sans doute à cent lieues de penser que ce qu’il fait peut passer pour un jeu. Le philosophe cependant, lorsqu’il parle de liberté, ne cherche pas à savoir s’il est libre lui-même de penser comme il pense. Sa réflexion ne va guère plus loin que l’intuition du poète.
151Rien de surprenant à cela : l’idée même de Jeu l’y condamne. L’analyse des conditions de la survenue à la conscience d’une telle idée ne peut dépasser les limites d’une description de style poétique. Le procès métaphorique en quoi consiste le jeu ne saurait s’exprimer autrement qu’à l’aide de métaphores. Le poète est donc mieux placé que le philosophe pour en parler et quand le philosophe en parle, il s’exprime en poète. La condition initiale, pour que quelqu’un puisse en venir à concevoir l’idée d’un jouer possible, est qu’il éprouve au plus profond de lui-même le sentiment, l’impression presque physique d’une sorte de survol. Il faut qu’il se sente dans la position que décrit Descartes : qu’il ne considère quasi les événements de cette vie « que comme nous faisons ceux des comédies » – qu’il soit donc à leur égard, non seulement auteur et acteur, dans la mesure où il lui est donné de l’être, mais en même temps spectateur. Pour envisager les choses de la vie sous l’angle du jeu, il faut disposer d’un certain recul, d’une certaine aisance, s’avérer capable de cette mise à distance, de cet éloignement dans le sens de la hauteur auquel Sartre donne le nom de transcendance et qu’il prend pour de la liberté. Il faut pouvoir se donner l’illusion que l’on se tient au-dessus des choses et de soi-même. L’hypothèse n’en saurait venir à l’esprit d’un être diminué, écrasé par le sort. Sans doute arrive-t-il que l’on croie voir dans les remuements du monde et dans les désordres humains l’indice de quelque jeu ; mais ceux qui l’imaginent n’en sont pas atteints. Ils continuent de voir les choses de haut. Ce sont des théoriciens, des stratèges pour qui le théâtre des opérations est d’abord et presque uniquement un théâtre. La politesse du désespoir est le privilège de ceux que la vie n’est pas encore parvenue à désespérer.
152Aucun des termes employés de façon métaphorique pour évoquer cette possibilité : distance, recul, survol, transcendance, n’apporte par lui-même la preuve tangible d’une liberté. On ne quitte à aucun moment le plan de l’hypothèse. En tout état de cause, l’hypothèse contraire demeure plausible. L’homme ne joue peut-être pas plus qu’un engrenage ou que le bois d’un meuble. Ce que l’on appelle jeu dans un assemblage ou dans un matériau résulte d’un ensemble d’actions entièrement déterminées. On pourrait les calculer, les prévoir dans le moindre détail, si l’on se donnait les moyens de mener à bien cette entreprise et si l’on estimait, par ailleurs, qu’elle présentât un intérêt. Qui peut démontrer qu’il en va autrement pour les actions dont l’homme se croit capable ? Il en est pourtant de l’idée de Jeu comme de celle de Liberté. Nous avons maintes raisons de penser que nous ne sommes pas libres : nous pesons néanmoins nos décisions, prenons nos responsabilités, signons nos engagements. De la même manière, l’expérience ambiguë à laquelle nous accédons touchant le jouer dont nous nous croyons capables ne prouve en rien que nous puissions être les auteurs et les acteurs d’un jeu effectif – et cependant nous jouons.
153Pour que ce jouer apparaisse à la conscience, devienne conscient de soi, existe en tant que jouer ; pour que l’on découvre que c’est en jouant que l’on fait ce que l’on fait, il ne suffit donc pas que l’on soit en mesure de transcender la situation et de l’envisager sous un angle particulier : il faut encore que l’on puisse identifier la conduite qui s’y rapporte, la nommer, lui attribuer au moins quelques-unes des propriétés que l’on s’accorde à juger caractéristiques de la chose à laquelle s’applique en général le terme de jeu. Il faut par conséquent que l’idée de Jeu soit là, disponible. À l’imitation de Psyché, le joueur peut alors concevoir et dire ce qu’il fait, parce qu’il sait ce que c’est que jouer.
154Nous voilà revenus au point de départ. Le jouer n’est identifiable que par le moyen de l’idée de Jeu. Cette idée constitue le sceau que l’on appose sur la chose dont on parle, et qui, seul, permet de l’authentifier. Le jeu est en effet un acte de volonté et d’intelligence ; mais il y a des actes de volonté et d’intelligence qui ne sont pas des manières de jouer. Le jeu est traversé, parfois déchiré de risques et d’incertitudes ; mais les conduites incertaines et risquées ne sont pas toutes des jeux. Le joueur prend ses décisions sur des hypothèses ; mais on peut agir de la sorte sans jouer pour autant. Tout jeu est procès métaphorique ; mais tout procès métaphorique n’est pas jeu. L’homme joue en poète ; cela ne veut pas dire que toute œuvre poétique soit d’essence ludique. Chacune des déterminations qu’il paraît possible d’attribuer au jeu demeure donc insuffisante pour le définir. Il faut toujours en revenir à cette constatation première : le jeu, c’est l’idée du jeu. Ainsi la boucle est bouclée. Pour qu’il y ait effectivement jeu, on doit admettre qu’une fois rassemblées les conditions formelles que l’analyse permet de dégager, il faut encore que l’idée vienne à quelqu’un de dire que c’est d’un jeu qu’il s’agit.
155Nombreuses sont, dans l’histoire de la pensée, les formes de sagesse, les philosophies qui prennent appui sur une attitude de recul, d’éloignement, de désengagement par rapport au monde et à soi-même et qui, cependant, ne font pas référence au jeu. Il suffit de citer Épictète. Dans les textes où s’exprime sa morale, si l’idée de Jeu se laisse entrevoir, c’est seulement sous une forme banale et conventionnelle. Elle n’est jamais employée pour faire comprendre le rapport spécifique unissant l’acteur à son acte. Tout au plus Épictète rappelle-t-il à l’homme qu’il n’est sur Terre que pour figurer dans un drame dont il n’est ni l’auteur ni le metteur en scène : « ton affaire, c’est de jouer correctement le personnage qui t’a été confié ; quant à le choisir, c’est celle d’un autre » (Épictète, Manuel, xvii, p. 1116). L’idée ne semble pas l’effleurer que l’on puisse donner à l’acte de jouer une signification différente, correspondant à la position qu’occupe le sujet à l’égard de lui-même et des actes dont il se fait l’auteur en même temps que l’acteur. Tout s’oppose, en réalité, à ce que cette idée puisse venir à l’esprit du Sage. L’idée même de Sagesse n’est-elle pas en contradiction avec celle de Jeu ? Et puis l’économie de la doctrine stoïcienne, la conception de l’univers qui s’y trouve impliquée, tout entière fondée sur le principe d’une raison divine en action dans le monde, n’exclut-elle pas, par principe, l’hypothèse selon laquelle l’homme détiendrait le pouvoir de faire que le monde devînt à son gré différent et de modifier le système de référence par rapport auquel se définissent les valeurs ?
156Dans une tout autre perspective, la situation à laquelle s’expose Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir semble se prêter de façon indiscutable à la mise en application de l’hypothèse ludique et pourtant ne fait appel à aucun moment à l’idée de Jeu. Lorsqu’il décide qu’il faut absolument qu’au dernier coup de dix heures madame de Rênal permette qu’il lui prenne la main et la garde dans la sienne, l’émotion qui s’empare du héros s’accorderait assez bien avec l’idée qu’il joue là un jeu difficile, dangereux et par là même délicieusement excitant. Le plan d’attaque qu’il a imaginé et qu’il s’impose de suivre en vue de parvenir à cette fin pourrait fort bien passer pour une stratégie subtile qu’un théoricien du jeu n’aurait aucune peine à identifier. Mais Julien ne joue pas. Son projet est tout à fait étranger à l’idée de Jeu. Il veut se prouver qu’il est capable de cette conquête, accomplir le premier pas qui le fera pénétrer dans une société qui le rejette et à laquelle il brûle d’appartenir : « Julien pensa qu’il était de son devoir d’obtenir que l’on ne retirât pas cette main quand il la touchait. L’idée d’un devoir à accomplir, et d’un ridicule ou plutôt d’un sentiment d’infériorité à encourir si l’on n’y parvenait pas, éloigna sur-le-champ tout plaisir de son cœur » (Stendhal 1966, p. 265). Si son âme est inondée de bonheur lorsqu’il sent que la main de madame de Rênal reste prisonnière de la sienne, ce n’est pas parce qu’il aime cette femme, ni parce qu’il a gagné un pari comme en pourrait imaginer un libertin : c’est seulement parce qu’un « affreux supplice » vient de cesser (p. 267). Rien ne conduit Julien à penser que ce qu’il fait puisse être interprété comme un jeu. Le lecteur, en conséquence, est invité à ne pas l’interpréter de la sorte.
157Il se peut, à l’inverse, que dans certaines conditions, d’une manière souvent inattendue, on en vienne à envisager sous l’angle du jeu une situation qu’il n’est pas courant d’envisager ainsi. À partir d’un tel changement de point de vue, ce qui n’était pas jeu (et continue, pour la plupart, de ne l’être pas) devient jeu pour celui qui le pense, a des chances de le devenir pour ceux qui seraient désormais tentés de penser comme lui. Cela explique l’extension d’une telle manière de voir dans le monde d’aujourd’hui. La mode veut que l’on se plaise, dans quelques milieux professionnels, dans une presse spécialisée, à découvrir, à mettre en relief un élément ludique intervenant dans la pratique de métiers considérés jusque-là comme profondément « sérieux », ainsi que dans l’accomplissement de tâches qui n’impliquent pas nécessairement la recherche systématique du risque ni le culte du danger. On se plaît à voir du jeu dans le travail de l’homme d’affaires, de l’ingénieur, du médecin.
158Lorsqu’on cherche à définir le jeu à l’aide de la notion de point de vue, on se trouve conduit à jouer, pour ainsi dire, comme avec les touches d’un clavier, en mettant l’accent, tantôt sur ce que la situation présente d’aléatoire, tantôt sur ce que la thématique renferme d’arbitraire. On module ainsi les contours d’une figure aux variables coordonnées. Si l’on pose, par exemple, qu’il n’y a pas sur le plan moral d’obligation absolue, ni sur le plan physique de réelle nécessité, on en tire la conclusion que tout est à la fois possible et permis : l’homme ne fait que ce qu’il veut. On insiste alors sur l’arbitraire de toute décision ; on privilégie l’acte « gratuit » ; on développe une conception du monde où rien n’a finalement de sens. Telle est l’attitude que Raymond Polin qualifie de « cynique ». Il la caractérise par le fait d’une « décision consciemment prise dans l’arbitraire et dans l’incertain » (Polin 1952, p. 285). Voilà qui semble tout près de l’idée de Jeu. De fait, on doit reconnaître qu’il y a parfois quelque cynisme dans le jeu : une sorte de légèreté, de désinvolture, d’indifférence à l’égard des valeurs établies. Le propre de l’attitude cynique, dans le sens où Polin prend ce mot, est de mettre en œuvre un ensemble de schèmes aléatoires pour la réalisation d’un thème posé a priori comme arbitraire, ce qui signifie que l’on pourrait tout aussi bien en choisir un autre. Lorsque le choix du thème n’est pas entièrement arbitraire, la variation s’effectue du côté de l’élément aléatoire. Si l’on s’oblige à accomplir un acte parce qu’on le juge « bon » et que l’on estime qu’il serait « mauvais » de ne pas l’accomplir, seul l’ensemble des schèmes concourant à la réalisation du thème présente alors un caractère aléatoire. On s’y prendra plus ou moins adroitement, plus ou moins efficacement pour faire ce que l’on a jugé bon de faire. Si un élément de jeu apparaît dans ce cas, c’est au niveau de la tactique. Le chef d’un gouvernement, le dirigeant d’un parti politique ou d’un syndicat tiennent souvent des discours calculés, fabriqués, en vue d’atteindre le but qu’ils se fixent. Si ces tacticiens peuvent passer pour habiles, retors et même hypocrites, nul ne saurait suspecter cependant la sincérité de leur engagement. Cette attitude, extrêmement fréquente, banalisée par les médias, peut les conduire, dans certains cas, à jouer cette sincérité même. Elle est au principe de la doctrine selon laquelle la fin justifie les moyens. Ce n’est pas vraiment du cynisme. Le cynisme dirait plutôt : n’importe quel moyen peut être mis au service de n’importe quelle fin, étant donné qu’il n’y a rien qui vaille et qu’aucune fin ne mérite plus qu’une autre d’être poursuivie.
159L’hypothèse ludique opère à la fois sur deux plans. Elle fournit en premier lieu le socle sur lequel s’édifie le jugement que le joueur porte lui-même sur ce qu’il fait. Elle confère un sens à sa conduite. Attentif à l’ombre compagne qui double chacun de ses déplacements, s’il décide de donner corps à cette semblance, il suffit qu’il y pense, qu’il le veuille, pour que ce qu’il fait devienne jeu. Même s’il se laisse aller à la fantaisie la plus extravagante, aussi longtemps qu’il garde assez de lucidité, de maîtrise de soi pour pouvoir dire et se dire à chaque instant qu’il joue, sa conduite se réfère à un pattern culturel qui a cours et qui est compris dans le monde où il vit. Ce modèle lui offre le moyen d’adopter un ton légèrement ironique dans l’exercice et dans l’expression de lui-même. Il serait probablement différent dans une société différente, ainsi qu’à une autre époque. Lorsqu’on se trouve dans un pays que l’on perçoit comme étranger, si l’on observe des façons de faire auxquelles on n’est pas accoutumé, on a du mal à savoir si ceux qui les pratiquent ont, ce faisant, le sentiment de jouer et si ce sentiment, dans le cas où ils l’éprouveraient, correspond exactement à ce que l’on entend soi-même par là. En situant ce que l’on fait par rapport à un répertoire conceptuel, en l’inscrivant au tableau d’un vocabulaire, on pose en règle générale que d’autres peuvent le comprendre et en faire autant. Les enfants entrent très vite dans ce jeu qui consiste à dire : « je joue ». La conjugaison se déclenche : « tu joues », « il joue »… On pénètre presque immédiatement dans un monde de paroles et d’idées. L’hypothèse n’opère donc pas seulement dans la mesure où elle donne sens, pour le joueur lui-même, à la conduite qui est la sienne. Elle sert également de justification à l’interprétation que l’on se croit autorisé à donner de certaines conduites analogues observées chez autrui. Mais le doute persiste : l’hypothèse accuse parfois son caractère hypothétique.
160Je me souviens d’avoir un jour, à la campagne, mis en place un piège destiné à la capture des guêpes. On trouve ce genre de machine dans le commerce : un récipient transparent dans lequel on verse un liquide sucré. Attirés par l’odeur, les insectes entrent dans l’appareil, dont la forme ingénieuse leur interdit de ressortir. Ils s’agitent et barbotent durant des heures avant de mourir noyés. Perdu dans de vagues songeries, j’observais cette fin sirupeuse. Quelqu’un crut me surprendre en murmurant d’un ton interrogatif : « C’est un jeu ? » La question portait-elle sur le comportement des bestioles ? Je compris qu’il s’agissait plutôt de moi. Spontanément, je répondis : « Non ». Sans doute parce que la supposition qu’il pût y avoir jeu, de ma part, s’accordait mal avec les impressions que j’éprouvais. Pourtant, à la réflexion, il m’apparut que ce n’était pas si sûr que cela. On pouvait en discuter (n’est-ce pas ce que je suis en train de faire depuis le début ?). Le soin que j’avais apporté à l’installation du piège, ma patience, l’attention que je prêtais au spectacle, l’application avec laquelle je notais les différences susceptibles d’être repérées dans le comportement des insectes captifs : grésillement des mouches, obstination rageuse des guêpes ; la mesure aussi que je faisais de la durée de leur agitation, avec ses rythmes, ses imprévisibles sursauts ; et surtout le fait qu’après tout, j’étais bien obligé d’avouer qu’à chaque instant je savais que je disposais, tel un dieu, du pouvoir de mettre fin à leurs tourments : tout cela, dans le fond, s’harmonisait assez bien avec l’idée qu’il me paraissait normal de se faire du jeu. Néanmoins, m’efforçant d’être véridique, je dus avouer que j’étais peut-être le plus mal placé pour répondre.
161Enfin bref…
162Il me revient que certains lecteurs n’ont pas la patience de lire un livre en accompagnant l’auteur dans tous ses développements. L’essentiel est pour eux de savoir comment cela finit. Ils aiment qu’on leur résume l’ouvrage en une phrase. À leur intention, je vais rassembler ici les éléments de la définition que d’autres auront lue, au fil des pages, par-dessus mon épaule.
163On appelle jeu tout procès métaphorique résultant de la décision prise et maintenue de mettre en œuvre un ensemble plus ou moins coordonné de schèmes consciemment perçus comme aléatoires pour la réalisation d’un thème délibérément posé comme arbitraire.
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Principes de géographie humaine
Publiés d'après les manuscrits de l'auteur par Emmanuel de Martonne
Paul Vidal de La Blache
2015
Historiographie de la littérature belge
Une anthologie
Björn-Olav Dozo et François Provenzano (dir.)
2014