Introduction à la première partie
p. 21-27
Texte intégral
1La ressource territoriale s’est progressivement imposée en Europe comme l’une des figures nouvelles de l’aménagement et du développement local. Elle renvoie à l’idée qu’il existe des modes d’organisation de la production et de la vie sociale qui sont ancrés dans le territoire. Ce dernier se présente comme le support d’une proximité géographique et institutionnelle qui impulse des relations structurelles particulières entre les acteurs sociaux et la sphère des activités économiques, favorables à la création et à la valorisation de ressources nouvelles1. La fabrication de ressources rurales se comprend alors comme une démarche individuelle ou collective qui consiste à identifier et à valoriser un objet ou un attribut du territoire local, matériel ou immatériel, dans l’intention de créer de l’activité et de l’emploi. L’hypothèse veut que le rural renferme des ressources potentielles et qu’une intention sociale d’origine endogène les mobilise et les transforme en actif marchand ou en source de valeur économique, conférant de nouvelles fonctions au territoire local. Concrètement, ces démarches s’appuient sur des techniques de diagnostic et d’inventaire qui précèdent et motivent des formes diverses de valorisation économique : modernisation d’infrastructures, réalisation d’équipements socio-culturels, création d’entreprises ou de branches nouvelles de production, conception de produits touristiques, etc.
2Partout en Europe, l’enjeu est considérable en raison de la profonde transformation des structures et des fonctions socio-économiques qui affectent les espaces ruraux depuis une trentaine d’années. Les politiques de redressement économique et de modernisation structurelle de l’après-guerre leur avaient assigné une fonction quasi exclusive de production de biens alimentaires. Cette forme d’intégration économique a alors conduit à la formation de bassins spécialisés de production agricole structurés par les filières agroalimentaires. Mais la contribution de l’agriculture à la richesse nationale et la part des actifs agricoles se sont réduites au rythme de la mutation du système productif d’ensemble et de la tertiarisation globale des économies nationales. La société post-fordiste a dans le même temps développé d’autres formes d’intégration territoriale des espaces ruraux : elle a étendu en périphérie des agglomérations urbaines des aires résidentielles plus ou moins vastes, elle a davantage ouvert la campagne à la fréquentation touristique, désigné certains milieux et certains paysages ruraux en conservatoires naturels et patrimoniaux, elle a également découvert de nouvelles réserves en sources d’énergie (matières premières agricoles pour la fabrication du biodiesel, lisiers pour la production de gaz méthane et d’électricité, champs éoliens et photovoltaïques). au lendemain de la guerre, les ressources du rural avaient pris une forme d’exclusivité agricole ; dans le contexte contemporain des mutations structurelles et fonctionnelles de l’économie, elles tendent à (re)devenir rurales. À l’ouest de l’Europe, le changement s’est déroulé sous la forme d’une « révolution silencieuse », à l’est, le choc a été brutal à la chute des régimes communistes et, depuis l’introduction de l’économie de marché, la transformation se produit en accéléré.
3Les campagnes allemandes sont intimement liées à ce destin européen. La réunification du pays en 1990 et ses conséquences socio-économiques décuplent les enjeux de la construction et de la valorisation de nouvelles ressources dans les espaces ruraux. En dépit des inégalités régionales, la modernisation des équipements socio-culturels et la diversification des activités socio-économiques est largement avancée dans l’ouest du pays. Mais dans les campagnes des nouveaux länder, où la décollectivisation menée « tambour battant » et la privatisation accélérée des structures de production ont creusé une sorte de dépression économique et démographique, la mobilisation des ressources territoriales ne va pas de soi. La déprise des activités et le déclin démographique hypothèquent ou tout au moins perturbent un processus qui exige l’implication des sociétés locales, dans le même temps que le transfert de modèle de développement local sous-estime et néglige le potentiel de diversification socioéconomique hérité du collectivisme2. La mobilité de la population à l’est de l’Allemagne a très vite augmenté mais à la campagne, elle a pris immédiatement la forme d’un exode rural dont les lux se sont massivement dirigés vers les pôles économiques d’Allemagne occidentale, tandis que la crise a finalement limité les installations périurbaines. Ces migrations à sens unique ont accentué le vieillissement structurel de la population rurale alors que les taux de natalité et de fécondité se sont effondrés. Les involutions démographiques ne sont pas seulement spectaculaires, elles privent les campagnes orientales de l’Allemagne réunifiée de la majeure partie de leurs forces vives.
4En parallèle, le transfert des cadres institutionnels et des politiques d’aménagement suppose un apprentissage social des règles et des normes d’identification et de valorisation des ressources rurales. Il en met à disposition en grande partie les moyens mais il en pose aussi les conditions. Les transferts financiers ont été de grande ampleur dans les années 1990 puis ont été ensuite ajustés aux mesures de restriction budgétaire ; les prérogatives politiques ont été redistribuées sur la base de la restauration de l’autonomie communale et des pratiques la démocratie locale ; l’état fédéral a introduit les outils de l’aménagement du territoire, et les campagnes des nouveaux länder ont vécu au même rythme que celle des anciens l’évolution des dispositifs d’intervention et la progression de la contractualisation en faveur des initiatives endogènes3.
5À l’est comme à l’ouest, il revient donc aux sociétés locales de puiser dans le rural les ressources de leur développement. À l’ouest, elles peuvent compter sur les activités diverses induites par l’étalement résidentiel périurbain, elles se tournent autant vers les nouvelles technologies, susceptibles de développer de nouvelles activités productives ou de nouveaux services aux populations, que vers les héritages agraires de la société paysanne comme produits d’appel de l’économie des loisirs et du tourisme. La mobilisation de ressources nouvelles suit une trajectoire presque linéaire d’autant qu’il s’est produit dès la fin des années 1970 une sorte d’inversion des valeurs sur les aménités rurales, devenues positives dans l’ensemble de la société. À l’est, par mimétisme, conviction ou volonté d’adaptation, la diversification des activités rurales s’est également engagée, mais à un rythme heurté et discontinu : l’étalement résidentiel a des effets limités sur la création d’activités dans les campagnes périurbaines, la diffusion des nouvelles technologies bute sur la restructuration des activités productives autant dans l’agriculture que dans le secteur des industries rurales, la conversion touristique soufre de la concurrence des régions rurales occidentales mieux équipées mais aussi du caractère plus ou moins encombrant de certains des héritages agraires de cette partie de l’Allemagne, qu’il s’agisse du bâti agricole socialiste ou des vestiges de l’économie domaniale.
6En dépit des difficultés socio-économiques et des contrastes spatiaux légués par la partition, la quête d’aménités rurales conduit en Allemagne à mobiliser tout particulièrement le paysage comme l’une des ressources privilégiées du développement local, ce qui contribue également sans doute, avec les conditions imposées par la réunification, à distinguer au moins en partie la trajectoire des campagnes allemandes en Europe. À l’est comme à l’ouest, les paysages ruraux font l’objet d’une construction patrimoniale. Cette dernière consiste tout d’abord à inventorier les formes singulières et les éléments distinctifs des paysages régionaux en les associant aux caractéristiques du milieu naturel et aux pratiques spatiales de la société locale qui les a produits. Elle procède ensuite à la conception de mesures de préservation qui visent à encadrer ou à infléchir les pratiques socio-économiques pour pérenniser la singularité paysagère. Elle programme enfin la création d’équipements et d’infrastructures afin de développer l’attractivité touristique des paysages ainsi remarqués et préservés, souvent labellisés par des procédures diverses de classement.
7La construction du paysage en ressource patrimoniale présente un double avantage car elle favorise la cohésion à la fois sociale et territoriale des projets de développement4. En effet, elle permet d’une part de fonder l’unité du territoire à aménager à partir des caractéristiques paysagères de l’espace local. D’autre part, elle suscite l’adhésion de la société locale au projet parce qu’elle joue sur le sentiment d’appartenance au territoire local à travers le paysage et sa singularité. au-delà, le foisonnement des projets de valorisation paysagère en Allemagne s’inscrit dans une longue tradition de prise en compte des paysages en tant que ressource.
8Comme le précise Elsa Vonau, la construction du paysage en ressource est liée à l’émergence des mouvements de protection de la nature au XIXe siècle. L’idée de protection se fonde sur une vision patrimoniale de la nature, alors perçue comme une nature paysagère. Elle renvoie à un regard social qui lui confère une valeur culturelle et symbolique forte dans la construction de l’histoire nationale. À ce titre, la protection de la nature revient à protéger une ressource nationale et justifie la création d’institutions adaptées et l’intervention de la puissance publique. Dans cette généalogie des représentations, la comparaison effectuée par l’auteur avec le cas français lui permet de souligner l’existence en Allemagne dès cette époque d’un lien étroit entre la nature et le paysage qui s’exprime dans le territoire local, ou plus précisément qui enracine le patrimoine dans le territoire local.
9L’ancienneté des représentations culturelles n’est pas sans lien avec le recours au paysage dans les politiques contemporaines d’aménagement du territoire. Winfried Schenk établit la chronologie de l’évolution du discours aménagiste sur l’espace rural et sur ses potentialités d’adaptation et de développement socioéconomique dans le dernier quart du XXe siècle. Il relève le lent cheminement conceptuel qui conduit à considérer la complexité des évolutions socio-économiques et socio-démographiques qui affectent les campagnes puis à concevoir la manière de mobiliser et de valoriser des ressources rurales. Il insiste également sur les effets du changement de contexte en Allemagne à la suite de la réunification et de l’entrée en crise profonde des campagnes de la partie orientale du pays. La ressource paysagère est alors parée de toutes les vertus car elle incarne les paradigmes des nouvelles politiques d’intervention : le développement « durable » des territoires, l’aménagement global et intégré des territoires ruraux, la prise en compte de la diversité des héritages et des identités régionales. Dans le même temps cependant, la ressource paysagère perd sa spécificité rurale ; les derniers schémas d’orientation de la politique d’aménagement élargissent à l’ensemble du territoire l’existence de potentiels paysagers locaux et composent une sorte de mosaïque de la ressource paysagère en Allemagne, ce qui fait dire à l’auteur que le « piège du paysage » semble se refermer sur l’espace rural.
10Dans l’histoire économique de l’Allemagne, le débat n’est pas tout à fait neuf. Guillaume Garner retrouve l’origine de l’idée de ressource rurale dans les sciences camérales qui à partir de la fin du XVIIe siècle imaginent les conditions du redressement économique des États de l’Empire. Le projet caméraliste définit une économie territoriale au sein de laquelle il distingue la ville de la campagne. Il conçoit l’organisation optimale des ressources économiques sur le territoire d’un état en réservant à cette dernière la production agricole et la fourniture de matières premières. Il justifie alors l’intervention de l’état dans la mobilisation des ressources rurales, concrètement dans le choix des systèmes de culture, les rapports sociaux de production ou la réalisation d’aménagements agraires, pourvu qu’ils contribuent à la combinaison optimale des facteurs de production. L’auteur montre cependant ensuite que la diffusion de la pensée économique libérale introduit une rupture majeure avec ce schéma en prenant appui sur une conception atomiste de la société, où les rapports économiques se définissent en fonction de l’intérêt des individus et non pas de l’état. Ce changement de perspective marginalise les considérations territoriales dans la mobilisation des ressources économiques : la campagne y est dès lors envisagée non comme territoire à valoriser mais comme support de l’activité économique du propriétaire ou de l’exploitant agricole, guidé par le souci de maximiser son profit à travers la mise sur le marché de ses productions. La régulation revient au marché, la dichotomie ville-campagne s’estompe au profit d’un continuum différencié en fonction des distances aux centres et des aires de chalandise.
11La construction de ressources spécifiquement rurales est donc liée à l’existence de catégories spatiales qui dans les théories économiques ou dans les politiques d’aménagement du territoire distinguent le rural. Samuel Depraz souligne tout l’enjeu de la définition statistique de cette catégorie pour concevoir des politiques d’intervention et mettre en œuvre des dispositifs d’aide au développement économique, inventorier et valoriser des ressources territoriales. En la matière, l’Allemagne se présente comme un cas d’espèce, et pas seulement en raison de l’expérience socialiste de la RDA qui avait condamné la ruralité à l’impasse idéologique. L’absence de catégorie statistique propre traduit la domination sociale et politique du fait urbain. Elle signifie également que la valeur opératoire de la gestion des territoires se situe dans d’autres catégories qui privilégient des critères hiérarchiques et fonctionnels inspirés de la géographie des modèles spatiaux de la première moitié du XXe siècle. La ruralité se définit alors de manière graduelle et qualitative par rapport à un contexte régional déterminé par la hiérarchie des fonctions urbaines. Le rural n’est pas appréhendé comme espace continu et spécialisé mais comme partie d’un fonctionnement territorial d’ensemble, ce qui permet de prendre en compte sa diversité structurelle et fonctionnelle dans l’inventaire et la valorisation de nouvelles ressources socio-économiques.
12La contribution de Klaus-Dieter Kleefeld et de Peter Burggraaf illustre à ce sujet les enjeux multiples de la valorisation touristique des paysages ruraux à partir de l’exemple de région de l’Eifel, petit massif d’origine volcanique de l’ouest de l’Allemagne. La démarche de valorisation paysagère s’y présente comme le vecteur privilégié de la « renaissance rurale » qui a accompagné la métamorphose de l’économie régionale au cours des trente dernières années. Les formes de la reconversion de l’économie rurale incarnent ici l’inversion des valeurs de la société sur les aménités rurales. Symbole de l’arriération et du sous-développement, parce qu’elle avait été intégrée par défaut à la modernité productiviste des années de croissance économique d’après-guerre, la région se voit conférer par la société post-fordiste des vertus de conservatoire où sommeillent des potentiels multiples de développement autour de la ressource paysagère. Sa valorisation exige d’abord l’adaptation des pratiques agricoles afin d’en conserver le caractère singulier et identitaire et d’en développer l’attractivité comme produit d’appel de l’économie touristique. Elle implique ensuite l’organisation des structures économiques régionales pour réaliser les infrastructures et aménager les sites susceptibles d’accueillir la fréquentation touristique. En somme, la démarche mobilise ici tous les nouveaux paradigmes de la politique d’aménagement du territoire : multifonctionnalité du rural, développement rural intégré, développement durable.
13Le processus de mise en tourisme de l’Eifel est particulièrement spectaculaire. Mais partout ou presque, la diversification des activités rurales par l’identification et la valorisation de ressources nouvelles est présentée comme une solution à la crise ou aux difficultés socio-économiques. Partout ou presque en Allemagne, les paysages ruraux sont mobilisés à cette in. Peut-on en mesurer les effets sur les sociétés et les territoires locaux ? La construction du paysage en ressource modifie l’organisation et encadre la structuration du territoire local. Elle participe à la fabrication et à la commercialisation d’un produit touristique et de ce fait conduit à une territorialité extravertie. Les démarches de valorisation tendent à construire des formes spatiales et à développer des usages de l’espace qui dépendent de clientèles extérieures, de leurs goûts et du niveau de leurs dépenses de consommation. L’extraversion de l’économie locale met les espaces ruraux en concurrence entre eux et avec les autres régions touristiques. La démarche d’aménagement tend finalement à banaliser le rapport des sociétés locales aux paysages. Les projets de valorisation se fondent sur la singularisation des héritages paysagers mais les formes de la mise en valeur touristique conduisent paradoxalement à une standardisation – une européanisation ? – des représentations culturelles et des valeurs sociales qui leur sont conférées.
Notes de bas de page
1 Hervé Gumuchian et Bernard Pecqueur éd., La ressource territoriale, Paris, Economica/Anthropos, 2007.
2 Marie-Claude Maurel et Guillaume Lacquement éd., Agriculture et ruralité en Europe centrale,
3 Béatrice von Hirschhausen et Guillaume Lacquement, Le développement rural en Allemagne réunifiée : modèles, contextes, enjeux, vol. 38, n° 3 de la Revue d’études comparatives Est-Ouest, 2007.
4 D’après Emmanuelle Bonérandi, « le recours au patrimoine, modèle culturel pour le territoire ? », Geocarrefour, vol. 80, n° 2, 2005, p. 91-99.
Auteur
Professeur de géographie à l’Université de perpignan, membre du laboratoire « acteurs, ressources et territoires dans le développement », UMR 5281 du CNRS – Université Paul Valéry de Montpellier et Université de perpignan
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