Chapitre 8
Démédicaliser la naissance : une biologisation d’un fait social ?
p. 179-198
Texte intégral
1Nous faisons le constat que les discours qui portent aujourd’hui sur la naissance, que ceux-ci soient issus de revues, sites ou forums grand public1, ou bien qu’ils relèvent d’institutions médicales (Haute Autorité de santé, plans périnatalités notamment) ou encore d’études en sciences humaines (sociologie, psychologie, philosophie, etc.), recourent abondamment aux notions de médicalisation et de naturalisation voire de biologisation2. Il nous a donc paru intéressant de les interroger en croisant deux approches disciplinaires (la philosophie et la sociologie).
2La notion de médicalisation, apparue dans les années 1970 (Faure 1998), a rapidement fait l’objet d’études en sciences humaines, notamment en sociologie et en philosophie. Qu’on envisage la médicalisation des formes de déviance (drogue, alcoolisme, folie, etc.) (Conrad 1975 ; Foucault 1972), ou le traitement médical de processus dits « naturels » tels que la grossesse ou le vieillissement (Illich 2005) ou encore l’influence des politiques de santé publique sur les comportements (Rollet 1990), toutes ces recherches ont étudié le phénomène comme une forme de déterminisme médical, de contrôle social. Ainsi on retiendra la définition proposée par Peter Conrad : la médicalisation est « un processus conduisant à redéfinir et à traiter des problèmes non médicaux comme des problèmes médicaux, généralement en termes de troubles et de maladies » (1992, p. 209). La médicalisation est donc une « transformation culturelle » qui « consiste à conférer une nature médicale à des représentations et des pratiques qui n’étaient jusqu’alors pas socialement appréhendées dans ces termes » (Fassin 1998, p. 5)3.
3La notion de biologisation a quant à elle été développée par Sébastien Lemerle (2014 ; 2016) qui en propose la définition suivante :
Par « biologisation », j’entends une action, une pratique consistant à importer dans un secteur donné du monde social, qui n’en avait pas forcément une habitude systématique jusqu’à présent, des schèmes ou des pratiques puisés au sein des sciences du vivant au sens large. (2016, p. 87)
Elle consiste en pratiques s’appuyant sur des paramètres biologiques afin d’atteindre leurs objectifs, ces paramètres étant considérées comme les paramètres les plus susceptibles de conduire au résultat escompté. (2016, p. 82)
4Cette définition part donc du postulat d’une domination des savoirs de la biologie dans les pratiques médicales, notamment à partir des années 1970 (Lemerle 2014). Ici l’intervention sur l’individu est principalement déterminée par les caractéristiques biologiques de ce dernier.
5Médicalisation, biologisation, ces deux termes montrent bien comment des pratiques professionnelles sont, dans l’ensemble même si elles ne sont pas toutes homogènes, guidées par des savoirs dominants qui imposent un traitement des corps, lequel a pu être différent à une autre période de l’histoire et/ou dans une autre culture. Mais dès lors, comment articuler ces deux notions, et notamment dans leur application au champ de la naissance ? Avec les définitions choisies plus haut, on peut considérer que la « biologisation » de la naissance participe de ce processus plus large, plus général qu’est celui de sa « médicalisation », ce qui manifeste bien qu’elles sont liées. La question que nous nous posons dès lors est la suivante : si la biologisation s’inscrit dans le processus de médicalisation, est-ce à dire inversement que les discours et les pratiques de « démédicalisation » de la naissance peuvent être interprétés comme une « débiologisation » de la naissance ? Ou bien malgré les apparences, pourrait-on avoir affaire à une autre forme de biologisation, ce qui signifierait une extension de ce processus à l’intégralité du champ de la naissance (et non aux seules naissances médicalisées) ?
6C’est ainsi que dans une première partie, nous établirons à la fois que la médicalisation relève de la biologisation, et que paradoxalement les discours qui prônent la démédicalisation n’échappent pas non plus à ce processus. Mais l’importance accordée à la « nature » dans les approches démédicalisées de la naissance nous conduira dans une seconde partie à interroger les rapports entre naturalisation et biologisation, pour envisager la possibilité que la première puisse échapper malgré tout à la seconde. Hypothèse sur laquelle nous reviendrons en troisième partie : il nous apparaîtra en effet que c’est une autre forme de biologie qui est convoquée au nom de la notion de « nature », de sorte que la naturalisation de la naissance participe finalement bien de sa biologisation. On se demandera alors pour finir si ce processus qui a envahi le champ de la naissance concourt à l’émancipation ou à l’asservissement des individus. L’enjeu de cette réflexion consiste donc, au prisme des discours et des pratiques en périnatalité, à clarifier les notions de « médicalisation », de « biologisation », et de « naturalisation ».
7Pour réfléchir à cette question, nous ferons donc appel à une double approche, philosophique et sociologique, en nous appuyant sur nos travaux respectifs portant sur la naissance. L’analyse sociologique s’appuiera partiellement sur plusieurs travaux réalisés par entretiens auprès de parturientes et professionnel·les de la naissance (Jacques 2007, 2017 et 2020) , et proposera une nouvelle lecture des éléments récoltés en vertu de la problématique du chapitre. L’analyse philosophique poursuivra, selon cette méthodologie, des recherches entamées en philosophie de la médecine sur « la médicalisation du début de vie » (Gomes Da Cunha 2015) dans une perspective à la fois épistémologique et éthique.
8Nous souhaitons par cette approche croisée et nos terrains et méthodes respectifs, proposer une relecture de notre matériau pour nous interroger plus spécifiquement sur les notions de nature et biologie.
Domination du biologisme et de la biologisation
La médicalisation comme biologisation
9Si le terme de médicalisation n’est apparu que dans les années 1970, les historien·nes de la naissance nous apprennent que ce processus n’est pas récent même s’il s’est généralisé. C’est ainsi que l’hospitalisation de la naissance est caractéristique de la seconde moitié du xxe siècle4, de même que sa technicisation accrue ; en revanche l’accompagnement médical de cet événement a été amorcé dès le xviiie siècle5, date à laquelle on peut donc situer les débuts de la médicalisation de la naissance. Néanmoins, il est certain que cette médicalisation s’est accentuée ces dernières décennies6, et notamment depuis les années 1970 (voir Gomes Da Cunha 2015) ; un processus qu’il nous semble devoir mettre en lien avec le phénomène de biologisation précédemment défini. C’est en effet à l’appui de savoirs biologiques que le champ d’intervention de la médecine a pu s’élargir à la normalité, au non pathologique. C’est en mobilisant des connaissances biologiques sur les risques de la grossesse et de l’accouchement que la médecine a peu à peu imposé sa présence auprès de toutes les parturientes.
10C’est ainsi qu’en se fondant sur une conception de l’accouchement comme « a priori à risque »7, les pratiques en périnatalité ont conduit à opérer une réduction à l’approche biologique de cet événement. La grossesse et l’accouchement sont ainsi appréhendés, dans le milieu médical, avant tout comme des processus biologiques qu’il faut encadrer et surveiller grâce aux connaissances biologiques de plus en plus poussées dont on dispose. Par là même, ce qui apparaît déjà comme une biologisation de la naissance conduit à considérer comme secondaires les aspects émotionnel, symbolique, familial, social ou culturel de ce phénomène. Certes cette approche biologisante de la médicalisation de la naissance peut aujourd’hui être nuancée puisque de récents textes institutionnels8 considèrent certaines situations comme étant « à bas risque », justifiant donc un accompagnement plus « physiologique ». Pour autant, quelle que soit la situation, l’objectif est bien de garantir en premier lieu la sécurité physique/biologique des individus, c’est-à-dire de les considérer avant tout comme des êtres vivants, et de lutter contre la mortalité et la morbidité qui les menacent. Il s’agit alors de mobiliser des connaissances théoriques, essentiellement d’ordre biologique, pour accroître l’efficacité pratique : analyse de sang ou d’urine pour les taux, échographie pour la morphologie, rythme cardiaque ou sanguin, etc. On le voit donc, dans les pratiques comme dans les discours médicaux majoritaires sur la naissance, la biologie est dominante. Ce faisant, il apparaît bien que la médicalisation, entendue comme encadrement médical de la naissance, est aussi une biologisation c’est-à-dire un processus d’importation massive des savoirs issus de la biologie.
11Mais à l’inverse, que penser des courants qui critiquent cette approche médicalisée de la naissance ? De nombreux discours et pratiques alternatifs promeuvent en effet des formes différentes de démédicalisation de la naissance : pour notre part, nous nous intéresserons plus particulièrement, puisqu’il s’agit des deux expériences possibles en France, aux maisons de naissance (MDN) d’un côté et à l’accouchement à domicile (AAD) de l’autre. A-t-on donc affaire ici à une débiologisation, en même temps qu’à une démédicalisation de la naissance ?
La démédicalisation n’est pas une débiologisation
12Certes, dans les discours qui promeuvent la démédicalisation de la naissance, on parle de naissance « physiologique » ou « naturelle », mais pas de naissance biologique. Cette distinction pourrait laisser penser qu’on a bien là une mise à distance, dans un même mouvement, de la médecine et de la biologie. Néanmoins dans la pratique, il s’agit quand même et surtout de faire référence aux processus biologiques et à ce que la connaissance biologique ou physiologique9 nous en dit : pas de péridurale car le corps sécrète des antidouleurs ; pas de déclenchement, l’organisme envoyant les signaux quand c’est nécessaire ; pas d’épisiotomie, le corps se dilatant naturellement ; promotion de l’allaitement, le lait maternel ayant tous les éléments nécessaires et les meilleurs, etc. Les savoirs biologiques ne sont donc nullement absents de ces pratiques, bien au contraire. Par conséquent, la différence entre médicalisation et démédicalisation ne saurait reposer sur l’idée que la seconde serait bien moins biologisée que l’autre. Pourquoi alors parler de « physiologie » plutôt que de « biologie » ? Comment articuler ces deux termes ? Et d’abord comment les différencier ?
13Il apparaît que la distinction de ces termes diffère, selon qu’on se réfère à l’usage médical, scientifique d’un côté, ou bien à l’usage plus profane et usuel de l’autre, qui en est fait. On proposera ainsi de distinguer d’un côté une définition qu’on qualifiera de « savante », et de l’autre une définition que l’on qualifiera de « profane, populaire », de ces termes.
14La première distinction, savante, ferait ainsi de la physiologie une branche de la biologie : la biologie serait une discipline plus générale, qui engloberait la physiologie10. Dans cette perspective, on comprend sans difficulté que l’approche physiologique de la naissance soit aussi une approche biologique, et que la démédicalisation de la naissance, qui promeut la physiologie, n’en participe pas moins au processus de biologisation. La seconde approche concevrait de manière plus opposée les termes : elle ferait de la biologie une science, un discours théorique qui analyse le fonctionnement de notre corps et le comprend afin de mieux le maîtriser ; ce faisant la biologie relèverait d’une épistémologie rationaliste. La physiologie quant à elle proposerait un savoir issu de la nature, qu’il s’agit non pas de maîtriser mais d’accompagner ; la physiologie défendrait un réalisme épistémologique. Par-là, on retrouverait aussi une distinction étymologique : la physiologie en effet se réfère à la « phusis » / la nature, pouvant être entendue ici comme un processus ne nécessitant pas d’intervention humaine ; la biologie quant à elle renvoie au « bios » / à la « vie », une notion qui au contraire apparaît comme une élaboration théorique, une construction conceptuelle établie par l’homme (Illich 2005 [1989], p. 937 ; Canguilhem 2015 [1965]). La démédicalisation de la naissance, reposant sur la défense de la physiologie entendue en ce second sens, et prenant ainsi sa distance avec le discours théorique, contribuerait-elle alors malgré tout à une débiologisation ?
15La distinction que propose Sébastien Lemerle, entre « biologisme » et « biologisation », nous permet de comprendre qu’il n’en est rien, et que la défense de la physiologie relèverait bien de la biologisation. Le biologisme est « une tendance à réduire l’explication de l’ensemble des phénomènes dont il traite à un noyau de facteurs identifiés, en l’occurrence biologiques. […] Il s’apparente à ce que Canguilhem appelle une idéologie scientifique » (2016, p. 82). Quant à la biologisation, si elle englobe le biologisme, elle « ne s’y restreint pas et concerne des pratiques dont la relation à un ensemble cohérent de concepts et de “lois” biologiques est plus relâchée ». Autrement dit, la biologisation intègre des situations « dans lesquelles les savoirs sur le vivant peuvent être mobilisés, au-delà des seuls systèmes théoriques » (ibid., p. 82-83).
16Qu’en est-il alors des acteurs et actrices de la démédicalisation et de leurs discours ? Il est certain qu’ils s’écartent des systèmes théoriques et qu’ils ont un rapport « plus relâché » à la biologie officielle ; à ce titre on peut penser qu’ils échappent au biologisme. Néanmoins, comme le précise Sébastien Lemerle, dans la mesure où les acteurs et actrices de la biologisation ne sont que des « médiateurs » (p. 90) de ce savoir, ils peuvent en proposer des traductions différentes. Et c’est bien de cela dont il s’agit ici : de traductions différentes d’un savoir toujours fondé sur une approche biologique de la naissance. De sorte que la démédicalisation relève bien de la biologisation.
17Ce faisant, on comprend aussi que ce qui distingue l’accompagnement médicalisé et les MDN ou l’AAD, c’est alors moins le rapport aux processus vitaux et à la biologie, que le rapport à la technique (celle-ci étant moins présente dans les deux derniers cas). Rappelons que par exemple les MDN sont toujours attenantes à une structure médicale (et n’ont pu voir le jour qu’à ce prix), mais qu’elles sont moins technicisées qu’un service classique. Ces structures sont d’ailleurs très encadrées11, les accouchements ont lieu dans un univers hospitalier au nom du principe de sécurité, lui-même déterminé par les connaissances issues du biologisme et plus précisément par l’anticipation des risques potentiels.
18Ainsi la démédicalisation de la naissance, si elle s’oppose au processus de médicalisation, ne constitue pas pour autant une résistance à la biologisation ; c’est davantage une autre forme de biologie qui est convoquée à travers ces discours plus naturalistes. Mais précisément, ces motifs naturalistes étant omniprésents dans les discours qui prônent la démédicalisation, cela signifie-t-il qu’il faut assimiler la démédicalisation à une renaturalisation de la naissance ? Le fait est que la médicalisation, en raison de sa dimension technique voire technologique, est aussi dite, considérée, comme « contre-nature » : la médicalisation relèverait d’une forme de dénaturalisation, dans la mesure où elle s’oppose aux processus de la nature. Si donc la médicalisation est un processus de biologisation, et à l’inverse la démédicalisation un processus de naturalisation, est-ce à dire qu’on peut, voire qu’il faut opposer nature et biologie ?
La biologie s’oppose-t-elle à la nature ?
Approche critique de la biologie et autres pratiques
19Pour répondre à cette question, nous allons nous appuyer sur une analyse des discours et des pratiques de l’AAD. Jacqueline Lavillonnière, sage-femme libérale, écrit dans un ouvrage consacré à son expérience et à l’AAD : « nous posons dès le départ comme objectif commun de conserver à la grossesse son caractère physiologique, naturel » (Lavillonnière et Clementz 2002, p. 12). Dans ce contexte, praticien·nes et parturientes ont tou·tes en commun de considérer la grossesse et l’accouchement comme des actes naturels et non médicaux (qui impliquent le déplacement à l’hôpital). Ils sont donc pensés et vécus comme des événements physiologiques qui, dans la plupart des cas, ne nécessitent pas d’intervention médicale, mais seulement un accompagnement, un retour à l’état de « nature ». Pour les partisan·nes de l’AAD, l’accouchement en milieu hospitalier ne se justifie que lorsqu’il y a une pathologie. En somme, si les grossesses pathologiques doivent être prises en charge par l’hôpital, la physiologie doit, elle, retrouver son environnement naturel : le domicile.
20Ainsi pour les défenseurs et défenseuses de l’AAD, les méfaits de la biologisation peuvent contraindre les corps notamment lors d’un accouchement. La préparation à la naissance est alors présentée comme un moment de déconditionnement, de réparation des effets dits délétères des pratiques médicales. Des exercices sur le corps et l’esprit (sophrologie, relaxation) doivent aider la parturiente à évoquer les moments douloureux, les difficultés rencontrées et à les évacuer. Une mauvaise expérience se répercute forcément sur le suivi de la grossesse et vient perturber l’accouchement12. De même, l’étiologie des problèmes rencontrés pendant la grossesse et l’accouchement est souvent, pour les professionnel·les, d’ordre psychosomatique et n’a rien à voir avec un déséquilibre biologique. La maladie est ici perçue comme dans les sociétés africaines lignagères, comme le résultat d’un manquement, le non-respect d’un interdit (Paumier 2001). On trouve ainsi chez quelques femmes rencontrées13, l’idée qu’une transgression de la nature ne pourrait qu’inévitablement « se payer en retour » (par une césarienne, des forceps…)14.
21Selon Marc Augé et Claudine Herzlich (1983), l’évolution rapide des sciences et des techniques est à l’origine d’un sentiment de risque face au progrès. Ainsi, un discours où la médecine, et à travers elle la société, deviennent nocives, agressives contre l’individu et la nature, est devenu très présent. La tendance à aller chercher d’autres modèles peut ainsi être analysée comme l’expression de cette « attaque » de la société contre la nature15. Dès les années 1970, les mouvements écologistes et féministes prônent « un retour vers le naturel » ou plutôt (re)découvrent des pratiques de soin de cultures décrites comme étant non encore « perverties ». Certain·es médecins, mettant en cause leur propre système de références biomédical, défendent le recours à ces pratiques dites traditionnelles et démontrent les bienfaits d’une « ouverture » vers la nature. Le docteur Frédérick Leboyer dans son livre Shantala : un art traditionnel, le massage des enfants (1976), révèle comment les femmes du Sud de l’Inde massent leur bébé, longuement, plusieurs fois par jour (voir aussi Leboyer 1980). D’autres documentaires montreront comment les femmes de l’Afrique de l’Ouest portent leurs enfants continuellement contre elles, les baignent, jouent avec eux. Ces images ont un franc succès, révélant une nostalgie, un désir d’être proche de la nature comme ces femmes du « tiers monde »16. Les médias en font un large écho. Michel Odent, gynécologue-obstétricien, continuateur de l’œuvre de Frédérick Leboyer, met au point à la maternité de Pithiviers « l’enfantement écologique » (il emploiera plus tard le terme d’éco-obstétrique). Reprenant les thèses d’Ivan Illich sur les effets pervers de la médecine, sur le phénomène de iatrogénèse et d’aliénation (Illich 2009 [1975]), il analyse les difficultés rencontrées par « l’homme technologique » comme « la séparation de l’être humain de toutes ses racines » (1979, p. 21). Il propose alors aux femmes de retrouver les conditions d’accouchement les plus naturelles possibles. Dans la « salle sauvage », qui ne dispose d’aucun matériel médical, le travail se déroule le plus souvent dans une baignoire (ici l’effet apaisant de l’eau remplace la péridurale), la patiente est peu examinée, elle peut adopter la position souhaitée. C’est elle qui « prend en mains » son accouchement, qui décide du moment où elle doit pousser. La douleur est dite libératrice, elle exprime un retour à l’état « d’animalité ». Toute la terminologie utilisée par Odent est en référence à la nature. La parturiente doit retrouver « l’animal qui est en elle », l’accouchement est présenté comme un « séisme corporel ». Mais pour Michel Odent, tout cela n’est possible qu’à condition que le corps puisse laisser exprimer sa « mémoire pré-culturelle » (par une préparation), c’est-à-dire lorsque « le savoir du cerveau ancien » est de nouveau conscient17.
22Ces approches critiques proposent une mise à distance des discours dominants de la biologie et défendent des alternatives empruntées à la nature. On est ainsi face à un naturalisme, qu’on définira ainsi pour le moment :
des pratiques, non forcément accompagnées de discours et encore moins de théorie, tendant […] à « invoquer » la nature (sous l’espèce de la matérialité physique, visible – accouchement, grossesse – ou moins visible – liens du sang, gène) comme source première pour fonder son identité ou son rapport aux autres. (Memmi 2014, p. 12)
23Cette approche naturaliste, relève-t-elle encore de la biologisation, ou bien conduit-elle à opposer nature et biologie, naturalisation et biologisation ?
Le naturalisme : un discours qui échappe à la biologisation ?
24Le vocabulaire utilisé par celles et ceux qui promeuvent la démédicalisation de la naissance invite à cette opposition. Dans cette perspective, deux principaux éléments de distinction peuvent être convoqués. Premièrement il s’agit de renvoyer la biologie à un discours savant, scientifique, officiel sur la vie, quand la nature au contraire fait référence aux faits eux-mêmes, à ce qui se passe sans que la rationalité scientifique ne s’en empare et ne lui applique ses catégories. Rejoignant la distinction populaire que nous avons opérée précédemment entre physiologie et biologie, il apparaît que faire référence à la « nature » serait donc une manière de s’opposer aux discours de la biologie « officielle » (et aux pratiques qu’elle induit), et de défendre un autre type de discours, une autre conception des processus vitaux, de leur organisation, de leur rationalité. Deuxièmement, la biologie comme discours scientifique sur la vie peut être associée à une maîtrise théorique de celle-ci : il s’agit de connaître pour dominer, dompter, pour instrumentaliser les phénomènes vitaux. Au contraire l’évocation de la nature insiste sur des processus qui échapperaient au contrôle humain, qui le précéderaient, qu’il s’agirait de laisser faire, insistant sur la dimension de passivité. Naturaliser chercherait à cultiver la passivité des processus, à se mettre à leur écoute pour les suivre ; biologiser viserait au contraire à les maîtriser et à les transformer.
25La démédicalisation de la naissance, fondant ses représentations et ses pratiques sur la nature, s’apparente bien à un naturalisme. À ce titre, elle conduit bien à « naturaliser » la naissance, si l’on entend par là l’« opération consistant à renvoyer un comportement, un groupe réel ou supposé à une “nature” échappant à l’histoire et aux déterminations sociales » (Memmi 2014, p. 224). Mais peut-on en conclure que cette naturalisation de la naissance induite par sa démédicalisation échappe au processus de biologisation ? Ce faisant ne néglige-t-on pas la distinction entre biologisme et biologisation ? Car si le naturalisme tel que nous l’avons défini s’oppose bien au biologisme, pour autant ne relève-t-il pas toujours de la biologisation ? En somme, le naturalisme n’est-il pas une autre forme de biologisation ? Pour répondre, il est nécessaire de s’interroger sur le concept de nature et de clarifier la notion de « naturalisme ».
26Si, dans le champ de la naissance démédicalisée, il est souvent fait référence à des médecins ayant développé une approche naturaliste de la naissance (dont Michel Odent et Frédérick Leboyer cités plus haut), celle-ci peut être rapprochée des réflexions qui, s’inspirant du philosophe et poète Henry D. Thoreau – lequel considérait que « le salut du monde se trouve dans la vie sauvage » (1998, p. 37) – critiquent notre rapport à la nature et ses effets sur l’environnement comme sur les individus. Ces discours mettent ainsi en avant l’idée de wilderness, de sauvagerie, et la nécessité de retrouver un rapport moins artificiel, plus authentique à la nature (Larrère 2015). Il faut réévaluer « ce qui est artificiel, domestique et confiné à l’aune de ce qui est naturel, sauvage et libre » écrivait par exemple Aldo Leopold en 1948 (cité par Larrère 2015, p. 5) ; l’enjeu de cette référence à la nature et au sauvage concerne donc la liberté. L’idée de wilderness associe en effet les deux notions : le sauvage qui, par opposition au domestique, apparaît comme modèle de liberté (« en bref, toutes les bonnes choses sont sauvages et libres », ibid., p. 27), et la nature qui, comme processus qui se poursuit lui-même et auquel il faut laisser libre cours, offre « une leçon de liberté pour la vie sociale » (p. 323). Contre donc toute intervention qui viendrait mettre à mal la liberté inhérente à la nature, il faut laisser faire la nature, et défendre une « éthique de la non-action » (p. 324). Cette conception de la wilderness est par conséquent « typiquement dualiste : la wilderness est définie par opposition à l’homme » (p. 30). Or on peut trouver dans cette opposition entre la nature et l’homme, comme dans l’opposition entre le « laisser-faire » associé à la nature et le « connaître pour intervenir » caractéristique de la biologie, deux raisons en faveur d’un maintien de l’opposition entre nature et biologie. Premièrement, c’est l’idée que la nature est radicalement distincte de l’homme et de la maîtrise théorique ou pratique qu’il peut en avoir ; la nature par définition échappe à l’homme. Au contraire la biologie vise par définition un savoir théorique des processus vitaux, prétend parvenir à une maîtrise théorique de la nature. On a là deux approches distinctes. Par ailleurs, la référence à la nature s’accompagne d’une éthique de l’inaction ; au contraire, la biologie s’inscrit dans une éthique interventionniste. Il semble bien alors qu’on puisse affirmer que nature et biologie s’opposent, que le processus de renaturalisation de la naissance est aussi débiologisation. Et pourtant une telle conclusion n’est pas tenable : elle ne tient pas compte des critiques adressées aux théoricien·nes de la wilderness, et notamment à la conception de la nature qu’ils défendent. Le réexamen de cette notion pourrait bien alors nous amener à reconsidérer les rapports entre biologie et nature.
Un processus général de biologisation : asservissant ou émancipateur ?
Le naturalisme : une autre forme de biologie ?
27Comme le font remarquer Catherine et Raphaël Larrère dès les premières pages de leur ouvrage, « l’idée de nature, comme ensemble matériel, existant par soi et indépendamment des humains, est typiquement occidentale, sans équivalent dans les cultures de ces populations [peuples autochtones d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique du Sud] » (2015, p. 6). Autrement dit, cette conception de la nature est donc une élaboration sociale et culturelle, et non une définition universelle et nécessaire de la nature : il s’agit de la manière dont certaines cultures, en l’occurrence occidentales, ont pensé leur rapport avec leur environnement. Dès lors, ne concevoir la nature que sous cette forme, identifier nature et wilderness, « serait ethnocentrique, dualiste, et reposerait sur une vision statique de la nature » (ibid., p. 33). On ne saurait donc réduire « la nature » à la conception occidentale qu’on s’en fait. Mais que faut-il entendre d’autre par-là ? Et cette notion même n’est-elle pas contestable ?
28Sans entrer dans le débat entre naturalisme et constructivisme18, on peut souligner ses effets sur le concept de nature. Il y a d’abord un doute quant à l’extension même de ce concept :
Pour défendre la nature, encore faudrait-il être sûr qu’elle existe et que quelque chose puisse être à coup sûr réputé de l’ordre du naturel. Or une telle hypothèse va diamétralement à l’encontre et à rebours des orientations actuelles des sciences sociales et d’une certaine épistémologie. La certitude qui tend à s’imposer partout, c’est en effet que, de l’ensemble des institutions sociales aux réalités mêmes du monde physique, rien n’est vraiment naturel, ni même pleinement réel, parce que tout est « construit ». […] Du coup, c’est l’idée même d’une naturalité de la nature qui s’en retrouve compromise. (Caillé et al. 2001, p. 5)
29En d’autres termes, il se pourrait, et c’est « l’idée générale qui se dégage [d’une certaine tradition,] que la nature n’existe pas » (Larrère 2015, p. 8). Le concept de nature ne renverrait à rien, son extension serait vide. Pourquoi, rétorquera-t-on, si la nature n’existe pas, est-elle à ce point convoquée dans les discours ? La réponse se situe dans la double signification du terme « naturalisation » telle que la proposent Catherine et Raphaël Larrère : « les deux sens de la naturalisation : celle d’une progression du champ, scientifique et technique, de la nature, dans de nouveaux domaines […], et celle d’une progression, sous couvert de nature, du domaine du pouvoir » (2015, p. 65). Rejeter la nature et la naturalisation des processus, ce serait donc lutter contre toutes les formes de naturalisation du pouvoir.
30S’agit-il alors d’abandonner l’idée de nature ? Si certain·es le pensent19, on peut adopter une voie plus nuancée, qui, sans renoncer au concept, abandonne ses usages idéologiques et le remodèle : « Oui, il faut se débarrasser des usages idéologiques du concept de nature, lutter contre toutes les naturalisations (qui sont au principe même de l’idéologie) ; mais nous ne pouvons pas nous passer d’un concept régulateur de nature externe » (Caillé et al. 2001, p. 14). Conserver donc la notion de nature, mais la redéfinir, ainsi que le proposent Catherine et Raphaël Larrère (2015, p. 324) :
ce qui compte, c’est la diversité et la richesse de nos rapports à une nature dont nous faisons partie. Prendre la biodiversité comme norme de la protection de la nature, c’est comprendre qu’il n’y a pas une nature qui s’impose, mais des natures entre lesquelles il nous faut choisir, que nous devons désirer. Il faut donc en discuter.
Ce que proposent en somme ces auteur·rices, c’est
d’échapper aux périls conjoints d’un dualisme humaniste qui oppose l’homme et la nature, et d’un naturalisme moniste qui réduit l’homme à son existence biologique. (Ibid., p. 12)
31Ces éléments de clarification des notions de nature, naturalisme et naturalisation ne sont pas sans conséquence quant au rapport que l’on peut dès lors établir entre nature et biologie, entre naturalisation et biologisation. Contre ce que pouvaient laisser croire le naturalisme de la wilderness ainsi que les discours prônant la démédicalisation et le « respect de la nature », celle-ci n’est pas par définition une entité indépendante des hommes. La « nature » est bien un concept issu d’une construction théorique, visant à défendre une certaine conception des processus vitaux, des phénomènes organiques, etc. Ce faisant, les discours naturalistes en matière de naissance ne sauraient échapper au processus de biologisation : ils élaborent certes un autre savoir sur la vie (lequel se fonde sur des dualismes entre nature et technique, entre nature et société) ; ils revendiquent certes de « laisser faire » des processus. Mais ces discours comme ces pratiques ne font pas abstraction d’une certaine connaissance des processus naturels et vitaux ; une connaissance différente de et dans la science biologique. La « nature » en effet est un concept dont d’autres savoirs (historique, métaphysique, anthropologique, etc.) se sont aussi emparés ; mais la « nature » des opposants à la médicalisation se fonde quant à elle sur le savoir biologique ; la (re)naturalisation de la naissance est donc bien une biologisation.
32Qu’il s’agisse donc de défendre la médicalisation et de revendiquer que le corps de la femme a besoin des savoirs de la biologie pour se détacher de la nature, ou de défendre la démédicalisation et de faire appel au naturalisme pour expliquer en quoi la grossesse et l’accouchement sont inscrits dans le corps de la femme, les deux approches relèvent selon nous de la biologisation. Aussi, quand un groupe de chercheuses proposent d’analyser les revendications plus récentes de certain·es usagers et usagères et professionnel·les de la naissance pour moins de médicalisation comme une « renaturalisation de la naissance » ou une « débiologisation » (Cardi et al. 2016), nous pensons au contraire qu’il s’agit d’une autre forme de biologisation. Rappelons comme le dit Sébastien Lemerle que des profanes ou des experts extérieurs au monde académique peuvent « appliquer des grilles de lecture et d’action (qui relèvent de la biologisation), concurremment à d’autres grilles » (2016, p. 6).
33Si la biologie domine aujourd’hui dans les pratiques en périnatalité, impose une forme de rapport au corps, une certaine manière de le considérer et de le traiter, quelles en sont les conséquences pour les individus ? La biologisation de la naissance peut-elle être porteuse de nouvelles formes d’émancipation ? Ou bien seraient-ce de nouvelles formes de pouvoir qui voient le jour, la biologisation constituant alors le type le plus abouti de l’asservissement (et ce peut-être d’autant plus quand elle se pare du terme de nature) ?
La biologisation : asservissante ou émancipatrice ?
34Comme le soutenait Foucault, il est vain de croire échapper au pouvoir, et de ne voir dans les normes que ce qui nous contraint : les relations de pouvoir sont partout (Foucault 1984), l’enjeu n’étant pas alors de ne pas être du tout gouverné, mais de n’« être pas tellement gouverné » (Foucault 1990). Dès lors, la question n’est pas celle de l’absence de normes, mais de l’usage, asservissant ou émancipateur, qu’elle rend possible. Or s’agissant du processus de biologisation, il apparaît clairement ambivalent. Une ambivalence dont témoigne le discours féministe à l’égard de la nature et de la biologie et les usages de la catégorie de « nature » dans le champ de la naissance.
35En effet, les rapports à la nature et à la biologie sont si complexes qu’ils sont une des origines des points de division du mouvement féministe. En 1949 avec Le deuxième sexe, Simone de Beauvoir veut démontrer à toutes les femmes qu’elles sont les victimes d’« évidences naturalistes ». « On ne naît pas femme, on le devient », deviendra le credo des féministes égalitaristes pour dénoncer la subordination des femmes par le biologique à leur fonction reproductrice. « Ce que nous refusons, c’est l’idée que les données biologiques constituent pour la femme un destin figé » (1949, t. 1, p. 51). Les femmes ne doivent pas chercher à revendiquer une quelconque différence ou spécificité, mais sont conviées à les dépasser pour devenir sujet et accéder à l’espace culturel, social, politique au même titre que les hommes. Pour ce courant, l’antagonisme féminité et maternité est alors fondamental. Simone de Beauvoir dénonce la maternité et sa naturalisation comme étant à l’origine d’« une servitude », d’un handicap. Premièrement, elle reste l’expression même de la différence sexuelle entre hommes et femmes, ensuite elle constitue un véritable obstacle au plein développement de la féminité, enfin l’instinct maternel et le désir d’enfant ne sont que des constructions socio-historiques créées pour assigner la femme, qu’il faut mettre au jour et dénoncer. Le discours égalitariste appelle alors au « refus militant » de la maternité (comme du mariage). Peu de femmes seront totalement convaincues par ce discours, leurs revendications vont alors plutôt s’appuyer sur un droit à la maternité « volontaire » ou le droit d’exister sans être mère (Descarries et Corbeil 1995). Si les problématiques féministes égalitaristes ont permis de poser les bases du mouvement, de mettre au jour le fonctionnement de l’ordre patriarcal, ce courant va, pour certaines, trop loin dans la critique de la famille et de la maternité. Celles-ci se sentent marginalisées, exclues parce qu’elles ont un désir d’enfant. Aussi, au début des années 1970, le discours féministe se morcelle avec le développement de la tendance différentialiste, essentialiste, qui va elle se référer aux connaissances biologiques. Selon ce courant, il s’agit de refuser de ressembler à l’homme en affirmant sa différence par la revendication du féminin et de ses valeurs (précisément par l’expérience maternelle) comme pleine identité. Le Mouvement de libération des femmes né des révoltes de mai 1968 – qui rassemble les deux tendances (même s’il est davantage considéré comme différentialiste) – est une des structures20 qui va porter l’ensemble de ces revendications autour du thème commun de la lutte contre le patriarcat. Le combat des femmes aboutit à différentes avancées sociales considérées par les unes comme favorisant la libération de la femme et par les autres, au contraire, comme un renforcement de la dépossession croissante du corps, selon que l’on considère favorablement ou défavorablement la prise en compte de la nature.
36Cette ambivalence de la référence à la nature ou à la biologie est encore présente aujourd’hui y compris dans les pratiques dites « démédicalisées ». On a vu précédemment, notamment avec l’AAD, qu’il permettait de tenir à distance des pratiques biomédicales trop présentes. Mais les travaux que Maud Arnal a menés au Québec (où l’approche physiologique domine) montrent les limites d’« une naturalisation des compétences des femmes lors de l’accouchement » (2018, p. 203). L’autrice s’interroge en effet « sur les risques d’un essentialisme insidieux, dans les cas où les femmes peinent à accoucher “naturellement”, et sont renvoyées à leur incapacité à révéler la “physiologie” » (2018, p. 204). La référence à la nature n’empêche pas la production de normes en termes de compétences corporelles et de non-recours aux techniques qui peuvent être vécues par les femmes de façon aussi contraignantes que dans une approche médicalisée. La recherche que Chiara Quagliariello (2013) a menée sur les gestantes sénégalaises exilées en Italie et les modèles de représentation de la nature dans l’accouchement est aussi très éclairante. Elle montre comment il semble « naturel » pour les professionnel·les de santé que dans le corps de ces femmes soient inscrites des compétences indigènes (plus proches de la nature parce qu’elles sont africaines) qui vont leur permettre de mettre au monde de façon dé-technicisée, « justifiant » alors qu’on leur propose moins qu’à d’autres de recourir aux techniques médicales.
37On retrouve ainsi l’idée forte que se développe, par l’intermédiaire ou non de la technique, une nouvelle forme de normalisation des comportements féminins : la nature est une norme vécue comme libératrice pour certaines et asservissante pour d’autres. La naturalisation ou la biologisation, comme la médicalisation, sont donc des processus dont certain·es se sont emparés pour s’émanciper, quand d’autres les subissent de manière contraignante.
*
38Dans ce chapitre, nous avons souhaité clarifier les termes de médicalisation, biologisation, débiologisation, physiologie, nature, et les mettre au service de notre réflexion visant à montrer ce qui relève de la biologisation dans le champ de la naissance.
39Si nous croyions comme de nombreuses analyses le proposent, que la défense de la physiologie et d’une forme de démédicalisation relève d’une débiologisation et/ou d’une renaturalisation, nous avons voulu montrer in fine que les termes de biologie et de nature ne sont pas aussi opposés qu’il n’y paraît et même qu’ils possèdent des liens qui nous poussent à affirmer qu’ils sont issus de savoirs communs même s’ils s’expriment différemment en pratique.
40Que les pratiques relèvent de la biologie « officielle » ou de la physiologie (au sens profane), il semble qu’elles produisent des formes d’assujettissement. L’émergence sur la scène publique du thème des violences obstétricales est probablement illustrative de cette imposition de normes des corps accouchants. Faut-il voir dans cette libération de la parole (pas pour toutes) une nouvelle forme de contestation des savoirs biologisants ou plus simplement une critique des pratiques (y compris celles de l’AAD) de soignant·es qui font un mésusage de leurs connaissances sur les corps ?
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10.12987/9780300165623 :Notes de bas de page
1 Voir par exemple le magazine Neuf mois, la revue Psychologies, les sites comme doctissimo, etc.
2 Il faut préciser que le vocabulaire utilisé par ces différentes sources varie (selon la source, il sera plutôt question de « nature », de « naturel », de « biologie », de « physiologie », etc.), mais que tous ces termes renvoient selon nous aux trois principaux concepts précités.
3 Si l’on pense souvent que seul·es les professionnel·les de santé ont été les acteurs et actrices de la médicalisation et de sa diffusion, de nombreux exemples montrent aussi que les patient·es par exemple, ont souvent joué un rôle central dans son processus. Ainsi, on constate des appropriations, des reformulations, des demandes de médicalisation de la part des usagers et usagères, mais aussi des attentes d’aménagement, des contestations et des formes de démédicalisation.
4 Voir l’enquête de l’INSEE qui établit qu’en 2016 plus de 99 % des naissances ont lieu dans des maternités. Voir Bellamy et Beaumel 2017.
5 Les références qui abordent cet aspect historique de la médicalisation de la naissance sont nombreuses. Parmi celles-ci on renverra utilement aux ouvrages suivants : Gélis et al. 1978 ; Gélis 1984 et 1988 ; Knibiehler 2007 ; Knibiehler et Marand-Fouquet 1980.
6 Voir aussi sur cette question les analyses de Foucault (2001).
7 Conception à mettre en lien avec la « société du risque » analysée par Ulrich Beck dans son ouvrage éponyme de 1986.
8 Voir la « Recommandation de bonne pratique » de la HAS de 2017 intitulée « Accompagnement de la physiologie de l’accouchement à bas risque », qui prône une diversification de l’offre de soins et dans laquelle on peut lire une nouvelle définition de l’accouchement a priori à risque : « chez une femme enceinte en bonne santé, le déroulement de l’accouchement peut être considéré comme normal (donc physiologique) aussi longtemps qu’il n’y a pas de complication ». Voir aussi le Rapport de l’académie de médecine du 18 septembre 2018 intitulé « De la bientraitance en obstétrique », qui reconnaît qu’une démédicalisation est possible pour le très bas risque et qu’un certain nombre d’actes sont donc non conformes aux recommandations.
9 Voir ce qui va suivre sur la distinction/articulation de ces deux notions.
10 Voir la définition que le Larousse donne de la physiologie : « Partie de la biologie qui étudie les fonctions et les propriétés des organes et des tissus des êtres vivants ».
11 Voir le décret no 2015-937 du 30 juillet 2015 relatif aux conditions de l’expérimentation des maisons de naissance.
12 Notons que ce type de discours peut lui aussi produire une autre forme de normalisation des corps. Ce ne sont plus ici les théories de la biologie qui viennent contraindre les pratiques professionnelles, mais c’est une forme de psychologisation qui induit l’idée chez les parturientes d’une possibilité de libération du corps (et des expériences passées) par la parole (Fassin et Memmi 2004), par le respect de la physiologie.
13 Les parturientes interviewées dans l’ouvrage Sociologie de l’accouchement (Jacques 2007) qui ont eu recours à l’AAD (10) présentaient un profil particulier. Elles exercent plutôt dans le milieu médical ou paramédical, sont enseignantes, artistes ou artisanes. Elles avaient en commun d’avoir pu acquérir des connaissances, qui leur permettaient de produire un travail réflexif sur leur expérience de la maternité. Il faut aussi noter que plus de la moitié d’entre elles étaient originaire de pays étrangers (Europe du Nord, Amérique du Sud) dans lesquels la pratique de l’AAD est plus courante.
14 Pour aller plus loin, voir Jacques 2007, chapitre 5.
15 Notons que les théoricien·nes de l’altermondialisme se sont largement inspiré·es du courant de la sociobiologie (voir Lemerle 2014).
16 Nous reviendrons plus loin sur cet aspect notamment avec les travaux de Chiara Quagliariello (2013), mais il serait intéressant de rapprocher cet intérêt pour d’autres cultures et les compétences (en termes de race) qu’auraient plus « naturellement » les femmes de ces continents, à accoucher, à prendre soin des enfants.
17 On retrouve cette idée d’une influence négative de la culture sur l’individu dans la pratique de l’accouchement sans douleur (ASD). La théorie de l’ASD développée en France par Fernand Lamaze, gynécologue obstétricien à la clinique métallurgiste des Bluets, explique la douleur des femmes lors de l’accouchement comme une réponse à un conditionnement négatif reçu pendant l’éducation. La peur de l’accouchement transmise de génération en génération est la cause directe des douleurs ressenties par les parturientes. Seul un nouveau conditionnement réalisé pendant les cours de préparation à l’accouchement (par l’apprentissage d’activités de réponses physiques et psychiques) permettra à la femme de se débarrasser du poids culturel et familial qui vient parasiter ses sensations. Voir Leulliez 2002.
18 Sur ce thème, voir notamment : Revue du Mauss, no 17 : Chassez le naturel… Écologisme, naturalisme et constructivisme, 2001.
19 On parlera de « constructivisme radical ». Voir Caillé et al. 2001, p. 9.
20 D’autres ont aussi joué un rôle important comme le MFPF (Mouvement français pour le planning familial) crée en 1972 et le MLAC (Mouvement pour la libération de l’avortement et de la contraception) créé en 1979.
Auteurs
Professeure agrégée et docteur en philosophie, membre du laboratoire Sciences, philosophie, humanités, rattaché à l’université Bordeaux Montaigne, Marie Gomes enseigne au département de philosophie, notamment en master Soin, éthique, santé (où elle est responsable de l’UE Pratique du soin et de la médecine), et à l’université de Bordeaux dans le module Santé société humanités du département de médecine. Spécialisée en philosophie de la médecine et en éthique médicale, particulièrement dans le champ de la naissance (sa thèse portant sur la médicalisation du début de vie), elle a publié « La normalité à l’école de Canguilhem » (revue Éthique, 2013) et « Droit international et européen des droits de l’homme et bioéthique : de quel “homme” parle-t-on ? » (Bioéthique et droit international et européen des droits de l’Homme, David Szymczak, Catherine Gauthier et Sébastian Platon éd., Pedone, 2018).
Béatrice Jacques est maîtresse de conférences en sociologie à la Faculté de sociologie de l’université de Bordeaux, chercheuse au centre Émile Durkheim (UMR 5116). Spécialisée en sociologie de la santé, elle a dirigé de nombreux projets de recherche sur la naissance, le cancer, les professionnel·les de santé, l’expérience de la maladie, l’expertise patient, l’innovation en santé… Elle a publié Sociologie de l’accouchement (PUF, 2007) et plus récemment avec Annick Tijou Traoré « Chercher à apaiser ses souffrances morales quand on a un cancer et d’autres maladies chroniques : l’agencéité des personnes âgées », Le bien-être au Nord et au Sud : explorations, Josiane Tantchou, Frédérique Louveau, Marc-Éric Gruénais dir. Éditions Academia, 2022.
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