De la citation à l’autorité : liberté et contrainte dans le discours argumentatif
p. 241-252
Texte intégral
Propositions liminaires
1Lemme 1 : afin de lever tous les risques inhérents aux terminologies attachées aux diverses écoles et positions théoriques, l’on posera comme définition liminaire que la citation est tout texte ou fragment textuel rapporté, que ce soit écrit ou prononcé. « Un fragment textuel peut être cité “à la lettre” et entre guillemets : citation directe ; il peut être paraphrasé ou cité à l’aide “d’autres mots” : citation indirecte. Donc, toute donnée rapportée, qu’elle soit entre guillemets ou non, est une citation. Les critères de définition d’une citation sont des critères de surface » (Mourad 2000, p. 1).
2L’on considérera donc qu’est citation tout fragment hétérogène, tiré d’un discours distinct. La conséquence nécessaire de cette position est qu’une citation peut être un fragment de discours de l’autre mais aussi un fragment d’un discours de soi érigé en citation.
3Lemme 2 : l’expression discours rapporté utilisée dans le corps de la présente étude doit être entendue selon la définition de Laurence Rosier (1999) : « Mise en rapport de discours dont l’un crée un espace énonciatif particulier tandis que l’autre est mis à distance et attribué à une autre source de manière univoque ou non », cité dans l’ouvrage de Patrick Charaudeau et Dominique Maingueneau (2002, p. 190). De ce point de vue, la citation relève bien du discours rapporté puisqu’il s’agit d’un discours attribué à une autre instance. La question de l’auto-citation, déjà présentée dans le lemme 1 répond aux mêmes critères.
4Pourquoi cite-t-on ? La question peut sembler une provocation dans un contexte universitaire qui a érigé en dogme intangible l’utilisation du discours rapporté dans l’arsenal argumentatif : ne pas se référer à des éléments hétérogènes est considéré comme une preuve d’arrogance ou comme la marque d’une pauvreté rédhibitoire de la pensée, voire les deux. Cependant, à y bien regarder, l’on trouverait dans cette pratique quelque chose de fondamentalement paradoxal : un discours argumentatif, quel qu’il soit, savant ou commun, destiné à persuader un auditoire choisi ou simplement orienté vers la satisfaction de quelque nécessité courante, est une architecture complexe qui obéit à une stratégie ; en d’autres termes, les enchaînements répondent à une logique intrinsèque qui se veut la plus serrée possible. Y introduire un élément étranger, extérieur, ne saurait donc, à première vue, que mettre en péril l’équilibre subtil de la machinerie. Comment, en effet, un fragment d’un discours autonome qui a sa propre logique peut-il s’intégrer à un autre discours tout aussi autonome et qui a, lui aussi, sa propre logique, et ce sans perturber cette dernière ?
5Le paradoxe cesse d’en être un si l’on s’avise que l’on est face à une hybridation, dans le sens où le discours rapporté fait partie du processus argumentatif ; la tradition d’ailleurs ne s’y trompe pas, qui proclame à l’envi qu’une citation (ou une référence) doit être bien amenée, doit s’intégrer au propos. C’est donc que cette diversité est un facteur de persuasion. Toute la question est de savoir si elle prend place dans le discours comme élément marginal ou fondateur, en d’autres termes, si le discours rapporté se surajoute aux articulations logiques ou s’il les conditionne. En cela, l’on retrouverait, avec quelques variations, l’opposition établie entre hétérogénéité montrée et hétérogénéité constitutive1, à ceci près que l’adjectif constitutif se référerait ici à la citation elle-même comme noyau de l’argumentation.
6De fait, l’on s’attachera à cerner comment s’opère l’articulation entre processus argumentatif et élément rapporté. Pour cela, l’on sera parfois amené à procéder à une distinction entre argumentation quotidienne ou commune et celle qui sous-tend un discours savant, plus conforme à la vision que l’on s’en fait habituellement. En effet, ce dernier impose, en raison de son caractère formel et de sa nature par essence monologique, des critères de validité de la citation et des conditions de reconnaissance de l’autorité. Certes, nombre de conclusions seront applicables aux deux domaines ; cependant, ce qui fait la spécificité du discours que, faute de mieux, l’on qualifie de savant, est essentiellement la confusion qui tend à se produire entre citation et autorité au point que l’on parle généralement, dans ce contexte, de citation d’autorité.
Le mécanisme d’intégration du discours rapporté
Nature de la citation
7Avant que d’entrer dans l’analyse, il convient de poser un certain nombre de prémisses. D’abord en ce qui concerne la nature et la définition de la citation. Cette dernière est une construction du locuteur et non, comme on a tendance à le croire, de l’instance invoquée. Citer tel ou tel auteur, tel ou tel propos est déjà la manifestation d’une prise de position, un point de vue du locuteur qui, reprenant à son compte une phrase prononcée par tel ou tel, utilise à des fins qui lui sont propres un fragment d’énoncé et en fait ce que l’on appelle une citation ; celui à qui l’on a emprunté n’y verrait, lui, qu’un fragment de son discours. L’on aurait tort de penser qu’il y a là un sophisme. En effet, le fait de citer est déjà une réinterprétation, en même temps qu’une appropriation parfois sujette à caution. Le discours indirect en serait la forme marquée, mais il n’est pas sûr que l’on ne puisse pas formuler la même conclusion en ce qui concerne le discours direct : l’insertion d’un énoncé ou d’un fragment d’énoncé, le découpage même de la séquence citée et l’utilisation qui en est faite sont autant de marques de la prise de pouvoir du locuteur.
8Il n’est, d’ailleurs, que de relever certaines variations de sens : chacun connaît la phrase devenue proverbiale Mens sana in corpore sano tirée des Satires de Juvénal. Or, la citation exacte du poète latin est Orandum est ut sit mens sana in corpore sano, qui déclare que la seule aspiration légitime de l’homme sage doit être la santé du corps et celle de l’esprit. Aujourd’hui, cependant, ces mots, au mieux, servent à prôner un équilibre entre activité physique et activité intellectuelle, au pire, sont utilisés comme slogan destiné à vanter les mérites de la culture physique. Un tel détournement, certes peu fréquent, est la preuve de l’autonomie de la citation par rapport au texte ou propos d’origine. Comme aux chifres, l’on peut lui faire dire ce que l’on veut.
Discours direct et discours indirect
9Ainsi, le détour par d’autres voix peut-il être considéré comme une puissante marque d’énonciation car c’est la primauté du discours citant qui est indirectement affirmée. Pour s’en convaincre, il suit d’un exemple : l’étude des procédures inquisitoriales ou civiles sur la question de la sorcellerie montre combien le conflit supposé entre deux sujets, la sorcière et son juge est, de fait, gauchi dès le départ. En effet, si opposition il y a, elle ne saurait être entre deux discours mais entre un discours élaboré, construit à un point tel qu’il peut se formuler comme une liste de questions prédéfinies, et une absence de discours puisque le prévenu, et plus fréquemment encore, la prévenue, n’a droit qu’à reproduire celui de ses juges. Ainsi, en
10France, dans la procédure, il est rare que les dires de l’accusée de sorcellerie soient au style direct. De ses aveux, l’on ne sait que ce que voudra bien dire le juge qui peut, à son gré, retenir de la déposition ce qui lui conviendra le mieux. la supposée sorcière n’est présentée que comme donnant une réponse à la question de l’autorité comme le montrent les minutes du procès de Madeleine Desnas à Rieux-en-Cambrésis, le 26 août 1650 :
— Enquise sy la première fois qu’elle fut faict prisonnière sy ce n’estoit pour crime de sortilège.
— At dict que non […].
— Demandé sy sa fille n’est mort pour ce subject, et sa tante.
— At dict qu’ouy, mais que sa ille est mort sans avoir fait tort à personne.
— Pressé, attendu qu’icelle l’at elle mesme accusé pour ledit crime.
— At dict que sa fille estoit jeusne et que l’on luy at fait dire tout ce que l’on vouloit,
voire mesme ce qu’elle ne scavoit, à raison qu’elle n’avoit que treize ans.
(cité par Robert Muchembled 1991, p. 141)
11Cette présentation montre à quel point le juge cherche à imposer son propre discours ; la prévenue parle, mais son propos, toujours signalé par le même verbe, est subordonné à une autre parole qui varie d’intensité et de registre. Dans le fragment cité par Robert Muchembled, si enquise revient le plus souvent, l’on trouve aussi interrogé, demandé, pressé2, autant de modalisations d’un même contenu sémantique. Les mots qu’on lui demande de proférer ne sauraient être qu’une réaction au stimulus que représente la question. Si le discours indirect ne requiert de fidélité qu’au regard du contenu sémantique, cette forme d’interrogatoire devient alors la négation du sujet énonçant, en ce sens qu’il est dépouillé de son énonciation ; mieux, c’est celui qui interroge qui la reprend à son compte – ce qui explique d’ailleurs les variantes lexicales des verbes de demande, alors que celui de la réponse est immuable –, envahissant ainsi tout l’espace discursif de l’autre qui est condamné à n’énoncer qu’un reflet du discours dominant. Le discours indirect, de fait, se fonde sur une ambiguïté radicale bien connue : en ne retenant que ce qui semble en être le sens (en substance, dit-on), on laisse de côté tous les facteurs liés à l’énonciation qui sont au moins aussi signifiants que le seul aspect sémantique. Ainsi, au sein d’un phénomène aussi ambigu que peut l’être la citation, l’emploi du discours indirect constitue-t-il toujours une interprétation, une ingérence d’un locuteur dans un propos qui n’est pas le sien en même temps qu’une reconstruction de celui-ci. il y a donc toujours manipulation quand bien même n’y aurait-il aucune intention fallacieuse.
12La citation au discours direct, bien que différente dans sa forme, n’est pas d’une nature radicalement opposée : comme on l’a dit, c’est le locuteur citant qui a l’initiative de la citation et qui peut donc manipuler à sa guise le discours cité ; il a toute liberté pour convoquer ou révoquer tel ou tel fragment de discours. C’est que la citation repose sur la confiance, elle suppose que l’on accorde crédit à celui qui prétend utiliser un discours d’autrui. Dès lors, le locuteur citant devient lui-même l’autorité qui garantit la véracité de la citation ; il a non seulement la charge d’adapter le discours rapporté à son propre propos, ce qui correspond à une exigence de logique interne, mais il devient aussi le légataire et le garant d’un fragment de discours qu’il a lui-même constitué en citation.
Fonction de la citation
La citation d’appui
13L’on cite parce que l’on partage telle ou telle position ou parce que l’on est en désaccord avec elle. Dans les deux cas, la pièce ainsi rapportée s’intègre au discours du locuteur avec, essentiellement, la fonction de l’inscrire dans une filiation ou au contraire de s’en démarquer. L’on aura recours à la citation pour montrer que l’on n’est pas seul à manifester une opinion, c’est ce que l’on nommera la citation approbation. Ainsi pourra-t-on intégrer dans le discours commun des formules telles que comme le dit ma mère, mon père, mon voisin… y compris à un interlocuteur qui ne les connaît pas, uniquement pour montrer que ce que l’on pense est partagé par d’autres. La personne du garant invoqué n’a d’ailleurs là aucune importance, seule son existence est à considérer. en cela, l’on voit se dessiner, en creux, une spécificité du discours savant qui accepte, certes, les références vagues telles que on sait bien que, c’est un fait établi… ou même, ce que Dominique Maingueneau (1991, p. 137) appelle la citation culture, laquelle ne requiert pas obligatoirement un auteur identiié mais suppose un savoir partagé entre locuteur et auditoire ; cependant le discours savant accorde une valeur bien supérieure à la citation d’autorité, c’est-à-dire au propos dont la validité est garantie par une instance reconnue.
14Si l’on en revient au discours commun, l’identification de la personne origine de la citation est même superlue puisqu’elle ne suppose pas obligatoirement une reconnaissance préalable, si bien que l’on fera appel à des instances aussi vagues que le poète – comme dit le poète, qui est aussi acceptable dans un contexte cultivé – ou même, ce qui conduit à une pseudo-citation, l’autre – comme dit l’autre… como dice o decía el otro… la citation permet alors l’inscription dans une formation discursive, dans une structure dialogique (dans le sens d’un dialogisme interdiscursif). La validité de l’argumentation repose alors sur l’effet de nombre : je pense X, je ne suis pas seul à penser X, donc selon toute probabilité, j’ai raison. Sous-entendu : une opinion partagée est une vérité. en exagérant à peine, l’on pourrait dire que dans l’argumentation commune ou quotidienne selon les termes de Christian Plantin (1996, p. 12), tout discours rapporté, pourvu qu’il ait un rapport avec la thématique abordée, fait l’affaire puisqu’il ne s’agit pour le locuteur que de montrer qu’il n’est pas seul à défendre tel ou tel avis. Les dictionnaires de citations, les pages roses du Larousse, les proverbes et les clichés sont là pour en témoigner : dans la conversation courante, ils sont un vivier dans lequel on pourra puiser de quoi légitimer une prise de position.
15L’on remarquera que, faute de pouvoir invoquer d’autres énonciateurs, l’on aura recours à l’auto - citation qui conduit à fragmenter le locuteur en autant d’énonciateurs et donc en autant de voix : c’est le sens et la fonction de formules telles que comme je dis souvent (ou toujours). Il y a là, certes, une fiction, puisque c’est moi-même que je convoque pour appuyer mon opinion, mais cette référence à un ou d’autres discours conduit au même effet, c’est-à-dire la réitération sous des formes différentes. Du point de vue des choix argumentatifs, il est clair que c’est cette répétition qui aura valeur de persuasion en vertu de ce que l’on a appelé effet de nombre. Dès lors, l’on voit bien que la valeur de la citation, généralement, repose sur un phénomène de spécularité c’est-à-dire la répétition en un nombre plus ou moins important de micro-discours convoqués ain d’appuyer un point de vue donné :
Bien souvent, la citation est spéculaire, c’est-à-dire que le détour par l’intertexte est un leurre : sous couleur de donner la parole à d’autres discours, le discours citant ne fait, en réalité, que mettre en œuvre ses catégories.
(Maingueneau 1991, p. 136)
16Si l’on revient un instant sur les formules telles que on sait que…, c’est un fait établi que…, l’on constatera qu’elles sont, certes, des parlures propres à construire l’image d’un savoir partagé (effet de nombre, donc) mais aussi, dans la perspective d’un éclatement du sens, des tournures qui structurent les énoncés prétendant à la vérité. Ils relèvent donc de ce que Alain Berendonner (1981) appelle ON-vérité (Ducrot et schaeffer, 1995, p. 545).
La citation contrepoint
17Mais au-delà de ce que dit Dominique Maingueneau, il convient de considérer aussi un autre type de citation, celle que l’on réfute. Elle a une visée complètement opposée : il s’agit de mettre en lumière une affirmation erronée ou supposée telle : X a dit Y mais il a tort ; mais on peut penser le contraire ; et pourtant nous savons que… etc. le locuteur se démarque ainsi d’une opinion ou d’un ensemble d’opinions, et c’est dans cet écart que se trouve la capacité à convaincre.
18Si l’on s’attarde un instant sur les mécanismes mis en jeu, l’on verra qu’ils sont, dans le fond, beaucoup plus complexes dans le cadre de la réfutation que dans celui de l’approbation. En effet, l’acte de réfuter érige le locuteur – y compris lorsque, explicitement, il se présente comme faisant partie d’un groupe (mais nous sommes nombreux à penser que…) – en autorité. Alors que dans la citation approbation, l’ethos discursif qui se construit est marqué par le caractère collectif – sans doute fictif, on l’a vu –, celui que laisse apparaître la réfutation pourra être caractérisé comme ethos de compétence. L’on doit être fondé à réfuter un propos ou à en disqualifier l’auteur ; la valeur de l’argumentation repose donc en l’espèce sur la supériorité implicite du locuteur citant. Sur ce point aussi, le discours savant présente une contrainte supplémentaire. En raison même de cette supériorité implicite, condition sine qua non de la réfutation, la règle veut que l’on privilégie la réfutation par un tiers, c’est-à-dire que l’on oppose une citation à une autre citation en mettant en relation deux autorités qui ainsi sont mises en débat. X (qui est une autorité) dit que… mais Y (qui est aussi une autorité) dit le contraire… En tel cas, l’argumentation prend la forme du choix entre une position et une autre, lequel choix peut être rationnellement étayé ou non.
19Ainsi, les deux sortes de citation évoquées, qu’il s’agisse d’approuver ou de réfuter, conduisent par des biais différents à l’affirmation du statut du locuteur qui se trouve toujours placé en situation d’arbitrer la validité de discours (de fragments de discours) hétérogènes. C’est la conséquence de la visée de la citation ou de la référence : l’accent est mis sur le contenu du fragment de discours ainsi mis en scène. D’une certaine façon, l’on pourrait dire que la citation répond à un connecteur implicite qui serait parce que, connecteur de causalité objective. Dans la stratégie discursive du locuteur citant, il existe une raison pour que tel ou tel propos soit placé à tel moment de son discours. L’on dira donc que la citation participe de la nature argumentative du discours. Il n’en va pas de même avec ce que l’on nomme argument d’autorité.
L’argument d’autorité
Nature de l’autorité
20Si la valeur argumentative de la citation est de nature purement discursive, il n’en va pas de même avec l’autorité qui est définie par Patrick Charaudeau dans les termes suivants :
On ne confondra donc pas légitimité et crédibilité : la première détermine un « droit du sujet à dire ou faire », la seconde une « capacité du sujet à dire ou à faire » […]. On ne confondra pas non plus légitimité et autorité. La première, comme on vient de le voir, est un droit acquis. L’autorité, en revanche, est intrinsèquement liée au processus de soumission de l’autre. Elle place le sujet dans une position qui lui permet d’obtenir des autres un comportement (faire faire) ou des conceptions (faire penser et faire dire) qu’ils n’auraient pas sans son intervention.
(Charaudeau 2005, p. 52)
21Une précision cependant : l’autorité dont il est question ici est celle de l’argument d’autorité définie aussi comme autorité citée et passe donc par le discours :
L’autorité citée fonctionne en appui du discours tenu par un locuteur L1 pour légitimer, vis-à-vis de son interlocuteur L2, un dire ou une façon de faire en les référant à une source tenue pour légitimante. Cette source peut faire l’objet d’un renvoi explicite – l’exemple prototypique fondant cette catégorie est celui de Pythagore cité par ses disciples : il l’a dit lui-même, donc c’est vrai ; le locuteur peut aussi se contenter d’une simple allusion connotant un discours dominant, prestigieux ou expert. (Plantin, «autorité montrée et autorité citée », in Charaudeau et Maingueneau 2002, p. 86)
22La caractéristique de l’autorité est donc de fonder la validité d’un propos non pas sur des critères intrinsèques comme la logique, la véridiction, l’originalité ou autre, mais sur la personne qui l’a tenu. De ce point de vue, l’argument d’autorité répondrait alors à un connecteur de type puisque : c’est vrai puisque X l’a dit, défini alors comme marqueur de causalité subjective par lequel on reconnaît ce qui est « posé comme déjà connu ou admis par l’interlocuteur » (Maingueneau 1991, p. 242). Parce qu’il postule cette adhésion préalable de l’interlocuteur, le connecteur puisque constitue un coup de force dans l’argumentation. il en va de même avec l’argument d’autorité qui fonde la raison de croire sur un extérieur du discours.
23Cette propriété est fréquemment utilisée de nos jours dans le jeu politique. Alors que, traditionnellement, l’orateur politique puisait dans un ensemble de noms qui faisaient partie de sa ligne idéologique, entretenant par là un certain type de connivence avec son auditoire, l’on constate la tendance affirmée, depuis peu semble-t-il, à s’emparer des autorités de l’autre. Lors de la campagne présidentielle française en 2007, l’on a ainsi pu voir Ségolène Royal citer De gaulle ou Nicolas Sarkozy se référer à Jaurès ou à Blum. L’argument ici fonctionne à double détente : en premier lieu, l’adversaire se retrouve dépossédé de ses instances tutélaires qui le désignent comme membre d’une communauté. Autrement dit, il se trouve dans l’impossibilité de marquer une quelconque connivence avec ceux qui partagent ses opinions, ce qui revient à l’isoler dans le débat. Mais plus efficacement encore, la manœuvre a pour effet de rendre l’argument indiscutable. Si X se réfère à a qui est une autorité pour y, ce dernier ne peut s’opposer, car il risque de discréditer l’autorité qui fonde son propre discours et donc se disqualifier lui-même. Dans ce cas de figure, peu importe, d’ailleurs, le contenu de la proposition invoquée, seul compte le piège tendu à l’interlocuteur.
24On le voit, il y a là une inversion complète de ce qui a été dit plus haut à propos de la citation. Là où cette dernière constitue une articulation à la fois du discours et du raisonnement logique, l’autorité constitue une capitulation pure et simple de la Raison. De ce point de vue, ce qu’offre l’argument d’autorité, c’est la consécration de la doxa, au sens le plus strict du terme, c’est-à-dire l’opinion. Que l’on se réfère à une autorité reconnue par un contexte idéologique ou culturel donné, ou même que l’on invoque des valeurs ou concepts comme la tradition, l’Histoire, les anciens, etc., la force argumentative n’est fondée que sur la nature même de ce garant ou présenté comme tel. De fait, l’argument d’autorité n’est que le passage d’une doxa à une Doxa, d’une opinion particulière à une opinion commune acceptée et validée par un grand nombre ou le plus grand nombre.
25Cela suppose, là encore, un certain type de connivence entre le locuteur et le destinataire du discours. Si l’on considère la représentation que l’on vient de donner de l’autorité, une conclusion s’impose immédiatement : le statut d’autorité ne peut venir que d’un consensus ; ce que le locuteur pose comme autorité doit être regardé de la sorte par le destinataire, faute de quoi, l’argumentation disparaît. Par exemple, si en quelque lieu d’Espagne ou de France, l’on prétend légitimer une pratique par le fait que c’est ainsi que l’on fait à Paris ou Madrid, pour que l’argument porte, il faut que l’interlocuteur reconnaisse la valeur prescriptive de ces villes. Tout l’enjeu de la stratégie discursive, en ce cas, consiste à choisir les autorités acceptables par le destinataire.
26Ce déséquilibre n’est pas le seul possible : il se peut aussi qu’un locuteur veuille à tout prix faire accepter ses propres autorités à un interlocuteur qui ne les partage pas. l’on est là dans le cadre d’un discours d’essence fondamentaliste particulièrement bien illustré par certains discours religieux. La notion de délit de blasphème, périodiquement évoquée, en est un bon exemple. L’on considère comme blasphème la transgression d’un interdit touchant au domaine sacré. Or, pour que ces conditions soient réunies, il faut que celui qui transgresse et celui qui constate l’infraction aient la même définition de l’interdit, c’est-à-dire partagent les mêmes autorités. En l’occurrence, pour que le délit de blasphème soit constitué et sanctionné, il faut que tous les protagonistes possibles aient la même religion ou les mêmes croyances. Dès lors, la question de l’autorité repose sur un accord qui a trait plus à la situation de communication et à la situation de discours, selon les termes de Patrick Charaudeau, qu’à la situation d’énonciation. Il s’agit donc d’un fait idéologique et culturel.
La citation d’autorité
27Il convient, à ce moment de l’analyse, de s’attacher à un point caractéristique du discours savant : la citation d’autorité. La définition qui en est donnée par Dominique Maingueneau est particulièrement précise :
Dans la citation d’autorité, le locuteur s’efface devant un Locuteur superlatif qui garantit la validité de l’énonciation. En général, il s’agit d’énoncés déjà connus d’une collectivité, qui ont le privilège de l’intangibilité : par essence, ils ne peuvent être résumés, reformulés, ils sont la Parole même saisie en sa source.
(Maingueneau 1991, p. 138)
28Quelques commentaires s’imposent à partir de ce jugement. En premier lieu, il est de constater que le discours savant n’admet de citation que d’autorité, ou plus exactement, la citation dans un discours savant doit obéir à des critères stricts d’acceptation de ladite citation, critères qui passent par la reconnaissance de la valeur de l’auteur : en d’autres termes, il serait malséant d’utiliser comme citation les propos de M. Dupont si ce dernier n’est pas reconnu comme un expert. Il y a donc, en contexte savant, une disparition de l’opposition relevée entre le fonctionnement de la citation proprement dite et celui de l’autorité citée. C’est d’ailleurs là la meilleure définition, semble-t-il de l’argument d’autorité : il s’agit du moment où le locuteur s’efface, pour reprendre les termes de Dominique Maingueneau, ou mieux, cède le pas à une autre instance supposée supérieure. Il conviendra de revenir sur ce point.
29Tenons simplement pour acquis que « [l] a valeur d’autorité attachée à toute énonciation (“c’est vrai puisque je le dis”) est généralement insuffisante et [que] chaque archive doit faire appel à l’autorité pertinente eu égard à sa position » (Maingueneau 1991, p. 138) la conclusion est donc que l’argument d’autorité, laisse, en apparence, du moins, toute la place au dire d’un locuteur absent dont la validité du jugement est reconnue supérieure. C’est cette instance qui devient garante du discours et, de seconde qu’elle est, par nature, devient alors première. Là repose, sans doute, le premier marqueur d’autorité, dans ce mouvement, que d’aucuns qualiieraient de dialectique, entre une instance réelle et une instance invoquée. Cette question de la hiérarchisation des instances de locution demande, dès lors, que l’on y prête une attention particulière.
30Communément, la distinction entre citation et argument d’autorité se fonde sur la notion d’écart, de distance par rapport au locuteur, distance plus ou moins marquée, plus ou moins assumée jusqu’à la disparition et la supplantation de ce même locuteur par une autre instance de locution. Cette perspective semble ne plus être satisfaisante lorsque l’on se réfère au discours savant qui, pourtant, par d’autres aspects, met les mêmes concepts en jeu. Comme on l’a vu plus haut, la citation d’autorité, celle du discours universitaire, celle de l’exposé, etc., brouille la perception que l’on pourrait avoir par ailleurs. Citer dans un tel contexte revient à laisser parler une voix autre à l’intérieur du discours. D’ailleurs, la validité argumentative de cette citation repose sur une hétérogénéité constitutive : ce n’est pas moi qui le dis, c’est X. L’opinion avancée est donc présentée comme n’étant pas celle du locuteur mais celle d’un autre plus fondé, plus à même d’énoncer son point de vue. L’on dira que la force argumentative est d’autant plus grande que la distance est plus marquée. C’est l’affirmation de la non-responsabilité de l’énonciation qui est le garant de la validité du propos.
31Dans la pratique courante, l’on connaît bien l’efficacité de cette manœuvre : pour discréditer un interlocuteur, il suit de reprendre ses paroles pour en signaler l’incohérence ou pour en souligner les limites. Dominique Maingueneau rappelle à ce sujet que citer « le discours de l’adversaire, c’est pour en faire le négatif de son propre discours et rarement pour le saisir dans la régulation qui lui est propre » (Maingueneau 1991, p. 138). Plus encore, la tactique consiste à faire comme si ledit adversaire devenait une autorité, ce qui met en lumière une faille logique. Socrate, si l’on en croit les textes de Platon, ne procédait pas autrement. De fait, il s’agit de forcer l’autre à assumer une énonciation qui n’est pas réellement la sienne ou qui a été sortie comme l’on dit de son contexte. C’est que, par nature, le discours rapporté est ambivalent, car il peut être considéré tout autant comme l’adhésion à un jugement porté par autrui que comme le contraire.
32Ce n’est donc sans doute pas en termes de distance qu’il convient de penser la dichotomie citation/autorité mais bien plutôt selon une opposition de niveau. La citation directe ou indirecte oblige à prendre en compte des instances d’énonciation différentes selon le schéma spéculaire déjà relevé. Il y a donc bien des voix mises en œuvre à l’intérieur d’un discours. L’autorité, en vertu de la nécessité de faire appel à un substrat culturel et idéologique, se situe donc au plan du locuteur, responsable de l’énonciation. La force de l’argumentation se loge, dès lors, dans l’articulation des deux niveaux dont on s’attachera à moduler l’importance et la portée selon les situations de communication.
33Il en ressort que tout discours rapporté directement ou indirectement renforce l’autorité du locuteur y compris lorsqu’il s’agit de citer pour discréditer : X, qui est un imbécile notoire, dit que… renforce à la fois la légitimité et l’autorité de celui qui disqualifie son adversaire. De même, dans certaines limites, c’est le locuteur qui décide de l’autorité invoquée. Si je décide de citer un auteur que personne ne connaît, pour légitimer ce choix, il suffira de le surdéterminer, comme dit X, grand poète hongrois…, ou de se présenter comme celui qui sait voir derrière les apparences. C’est ce que fait M. Brun en évoquant la mort de Panisse :
En souvenir de lui, écoutez quatre vers de sully Prudhomme. C’est un grand écrivain, un grand poète qui est momentanément considéré comme un imbécile.
(Marcel Pagnol, César, Paris, Fasquelle, 1946, p. 81.)
34L’on objectera que, plus haut, il a été dit que la notion d’autorité repose sur un consensus. Cela reste vrai, car M. Brun, ici, n’impose pas sa conception de l’autorité, il la justifie par l’appel à la connivence de son auditoire en sous-entendant vous ne le connaissez pas parce qu’il est actuellement considéré comme un imbécile. En contexte religieux, l’appel à l’autorité y compris la plus haute (Dieu ou son représentant) sera d’autant plus facilement accepté que l’on prendra soin d’amener la référence, ce qui revient à dire que cela ne pourra se faire que par un travail sur l’ethos discursif.
35Ainsi pourra-t-on conclure que l’intangibilité de l’autorité est beaucoup moins affirmée que l’on ne pourrait le croire. Dans le fond, le discours rapporté vise à proclamer, à affirmer que le locuteur n’est pas seul à avoir la responsabilité de son discours. L’on a pu voir en ce sens quelle était la valeur argumentative d’une phrase telle que : ce n’est pas moi qui le dis, c’est… Or, il conviendrait de ne pas se laisser abuser : celui qui proclame sa non-responsabilité est et demeure responsable au premier chef de son propos car il s’agit du locuteur en situation d’énonciation. Le choix même d’une citation est un acte argumentatif. Il y a là une fiction et aussi une manipulation qui répond à une réelle stratégie discursive et fait partie des masques du locuteur. Sans doute, est-ce là un truisme mais il semblait opportun de le rappeler.
Bibliographie
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Bibliographie
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Notes de bas de page
1 « L’“hétérogénéité montrée” correspond à la présence localisable d’un discours autre dans le fil du texte. l’on distingue entre les formes non-marquées de cette hétérogénéité et ses formes marquées (ou explicites) […]. On parle d’“hétérogénéité constitutive” quand le discours est dominé par l’interdiscours : le discours n’est pas seulement un espace où viendrait s’introduire de l’extérieur un discours autre, il se constitue à travers un débat avec l’altérité, indépendamment de toute trace visible de citation, allusion, etc. » (Maingueneau, « Hétérogénéité montrée/constitutive », in Charaudeau et Maingueneau 2002, p. 292-293).
2 Dans le texte cité par R. Muchembled, l’on trouve une alternance dans les participes passés, enquise est au féminin, mais les autres apparaissent sous la forme non marquée, qui pourrait être soit le signe d’une langue stéréotypée, soit un passé composé (a demandé) elliptique, auquel cas, l’objet de la proposition ne serait plus la femme mais le juge, signe d’une dépossession complète.
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