Chapitre 12
Pourquoi tous les adjectifs de couleur ne donnent-ils pas lieu à un chromâtre ?
p. 199-212
Texte intégral
Introduction
1Notre contribution à ces hommages à Franck Neveu portera sur un sujet très précis : les adjectifs de couleur en -âtre. Une double raison préside à ce choix. La première tient à l’établissement d’un lien avec les recherches du récipiendaire de ces Mélanges. Comme nous n’avons pas arpenté les mêmes territoires, il nous a semblé qu’un sujet de morphologie dérivationnelle (ou constructionnelle) comme celui que constituent les adjectifs de couleur en -âtre, parce qu’il demande à ajuster avec minutie morphologie, syntaxe et sens, était à même de rendre hommage à un linguiste comme Franck Neveu, qui, aussi bien dans ses études sur la discontinuité linguistique et les catégories et fonctions grammaticales du français1 que dans ses travaux sur la terminologie linguistique2, a toujours poursuivi, avec bonheur et lucidité, le même but : celui d’apporter une explication claire et nette aux concepts, notions, constructions, catégories et fonctionnements abordés. La seconde raison est d’ordre ludique et peut donc paraître futile, mais, comme l’activité ludique est consubstantielle au langage, il nous a semblé plaisant, paradoxe oblige, de rendre hommage au spécialiste du détachement avec un sujet sur… l’attachement.
2Les adjectifs de couleur suffixés en -âtre, que nous rassemblerons désormais sous le chapeau dénominatif de chromâtres, ne donnent apparemment pas beaucoup de grain à moudre au linguiste-meunier. Il semble bien que l’affaire soit réglée, lorsqu’on a dit, comme le font habituellement les dictionnaires, qu’ils renvoient à une couleur « qui tire vers celle qu’exprime le radical » et qu’ils peuvent s’accompagner d’une nuance péjorative. Les raisons de ce relatif « silence » linguistique n’ont rien de mystérieux. Les couleurs, comme on sait, ne sont pas accessibles par description, mais supposent une connaissance directe (knowledge by acquaintance pour reprendre l’expression de B. Russell3). Il n’y a donc que le suffixe -âtre auquel on peut raccrocher une connaissance par « description », mais comme ce sens descriptif est lui-même ténu et peu clair, oscillant entre l’approximation, la diminution, le vague et le dépréciatif, le résultat obtenu pour le chromâtre qu’il forme avec un adjectif de couleur reste lui-même vague et approximatif. Ce n’est pas pour autant que la porte est fermée à toute analyse plus précise des chromâtres. Il suffit de se pencher de plus près sur les modalités de leur construction ou sur leur champ d’application vis-à-vis de la couleur du radical pour que s’ouvrent d’intéressantes pistes de recherche. Celle dans laquelle nous nous proposons de nous engager ici concerne la distribution des adjectifs de couleur avec le suffixe -âtre. Nous essaierons plus précisément de répondre à la question : Pourquoi tous les adjectifs de couleur ne donnent-ils pas lieu à un chromâtre ?
3Notre investigation se fera en trois étapes d’inégale longueur. Nous présenterons rapidement, dans la première, la répartition des adjectifs de couleur en deux classes, ceux qui acceptent le suffixe -âtre et ceux qui le refusent. La deuxième sera consacrée à la réponse en termes pragmatico-cognitifs apportée par L. de Saussure (2011a, 2011b et 2014) à cette apparemment énigmatique distribution. Dans la troisième et dernière partie, nous exposerons d’abord les inconvénients que présente l’approche cognitivo-pragmatique et proposerons ensuite une réponse sémantique basée sur le niveau hiérarchique des adjectifs de couleur. Nous essaierons de montrer que seuls ceux qui ne sont pas hyponymes d’un autre adjectif de couleur peuvent se lier au suffixe -âtre pour former un chromâtre.
1. Une répartition énigmatique
4Toutes les couleurs ne se prêtent pas à la suffixation en -âtre. Seule une petite partie des adjectifs de couleur, à savoir les onze couleurs de base4, représentées dans (1), et trois termes de couleurs non basiques, donnés dans (2), acceptent de former avec le suffixe -âtre un chromâtre :
(1) | blanc → blanchâtre ; rouge → rougeâtre ; jaune → jaunâtre ; bleu → bleuâtre ; vert → verdâtre ; gris → grisâtre ; rose → rosâtre ; brun → brunâtre ; noir → noirâtre ; violet → violâtre ; orange → orangeâtre |
(2) | roux → roussâtre ; beige → beigeâtre ; olive → olivâtre |
5Les autres adjectifs de couleur, qu’ils soient de forme simple ou composée, renâclent plutôt à une telle suffixation :
(3) | carmin → *carminâtre ; turquoise → *turquoisâtre ; saumon → *saumonnâtre ; vermillon → *vermillonnâtre ; émeraude → *émeraudâtre ; incarnat → *incarnâtre ; écru → *écruâtre ; vermeil → *vermeillâtre ; sapin → *sapinâtre ; châtain → *châtaignâtre ; bleu ciel → *bleu cielâtre ; bleu pétrole → *bleu pétrolâtre ; (jaune) citron → *citronnâtre ; canari → *canariâtre ; crème → crémâtre ; vert bouteille → *vert bouteillâtre ; kaki → *kakiâtre ; acajou → *acajouâtre ; auburn → *auburnâtre, etc. |
6On peut être tenté d’expliquer une telle répartition en faisant jouer un critère morphologique, celui de la catégorie de la base chromatique : la suffixation ne prendrait que sur un adjectif de couleur et non sur un nom converti. Autrement dit, les adjectifs de couleur qui reposent sur une conversion préalable nom → adjectif, comme marron (nom) → marron (adjectif), ne se laisseraient pas habiller en chromâtre. La raison d’un tel blocage résiderait dans la complexité que suppose une telle construction : pour qu’un nom puisse donner un chromâtre, il faut en effet postuler une double opération affixale, assez compliquée : tout d’abord, une conversion (ou dérivation impropre ou encore, pour suivre L. Tesnière, une translation) nom → adjectif, qui se double d’un transfert de sens5, et, ensuite, une suffixation du nom converti. Une telle explication, purement morphologique, ne peut toutefois être retenue, parce que, d’une part, il y a bien des noms convertis en adjectifs de couleur qui acceptent d’être suffixés en -âtre, tels rose, violet et, à un degré moindre6, olive, et, que, d’autre part, il y a aussi des adjectifs ne provenant pas d’un nom, comme écru par exemple, et qui résistent pourtant à devenir un chromâtre (*écruâtre, par exemple).
7Même si le fait morphologique que représente le statut catégoriel de la base d’un chromâtre ne peut être passé sous silence, on ne peut, pour autant, le tenir pour responsable de la distribution des chromâtres avec les adjectifs de couleur. La question reste donc entière : « pourquoi tous les adjectifs de couleur ne peuvent-ils donner un chromâtre ? » ou « qu’est-ce qui fait qu’on a rougeâtre ou bleuâtre et non vermillonnâtre ou turquoisâtre ? »
2. Une hypothèse pragmatico-cognitive
2.1. Couleurs de base vs couleurs non basiques
8La distinction universelle des couleurs en termes basiques et termes non basiques formulée par les ethnolinguistes B. Berlin et P. Kay (1969) fournit un premier élément de réponse. Le critère V mis en avant pour séparer les onze couleurs de base7 des termes de couleurs non basiques réside précisément dans la possibilité pour les premiers, mais non pour les seconds, de donner lieu à un adjectif chromatique suffixé en -ish, qui est peu ou prou l’équivalent du suffixe français -âtre. Face à reddish, whitish, greenish, on n’a pas *aguaish et *chartreus(e)ish (Berlin et Kay 1969, p. 6). Pour Louis de Saussure (2011a, 2011b et 2014), la construction d’un chromâtre dépend donc du statut de la couleur : seules les couleurs de base peuvent y accéder. Si rouge ou vert donnent lieu à rougeâtre ou verdâtre et si on n’a pas semblable construction pour vermillon et turquoise, c’est parce que rouge et vert, mais non vermillon et turquoise, ont le statut de couleurs de base.
9Nous ne discuterons pas ici du problème des cas épineux8, c’est-à-dire des cas qui écornent sensiblement la validité de cette répartition. Ce qui, à ce stade, se révèle le plus important, c’est d’expliquer pourquoi il en va ainsi. Il ne suffit pas, en effet, de constater que les couleurs basiques et non les couleurs non basiques peuvent donner lieu à un chromâtre ; il faut encore mettre en évidence ce qui est à l’origine d’une telle répartition.
2.2. Vague et précision
10C’est là que Louis de Saussure (2011a, 2011b et 2014) apporte une explication, d’ordre cognitivo-pragmatique, qui s’appuie sur le sens accordé au suffixe -âtre appliqué à une couleur et sur le statut de l’adjectif de couleur. Il considère que le suffixe -âtre appliqué à une couleur indique, d’une part, qu’il s’agit d’une nuance chromatique interne à la couleur indiquée par le radical et, d’autre part, que cette couleur « interne » est une couleur non déterminée, vague ou imprécise, qui n’a donc rien d’une nuance prototypique de la couleur du radical : « […] un verdâtre, précise-t-il (Saussure 2011a, p. 77), se distingue essentiellement d’une nuance conçue comme typiquement verte, […] un rougeâtre se distingue d’une nuance typiquement rouge, mais il reste qu’on y perçoit bel et bien du vert ou du rouge ». Pour ce qui est de l’adjectif de couleur, ce qui s’avère décisif est son statut de couleur générale ou de couleur précise. Une couleur comme rouge ou vert est suffisamment générale pour admettre sans difficulté qu’on puisse y loger des nuances imprécises ou vagues, alors qu’une couleur comme vermillon ou émeraude, étant donné la détermination chromatique qu’elle entraîne, s’y prête beaucoup moins. Il est en effet beaucoup plus difficile d’imaginer une couleur imprécise de vermillon ou d’émeraude, étant donné la précision chromatique intrinsèque qu’impliquent ces termes. La différence de distribution avec le suffixe -âtre est directement liée à cette différence de statut entre rouge/vert d’un côté, et vermillon/émeraude de l’autre. Une preuve formelle peut en être fournie : c’est celle de la distribution de l’adverbe vaguement avec les adjectifs de couleur. Comme le note Louis de Saussure (2011a, p. 80), vaguement peut s’appliquer à vert, mais non à sapin ou à émeraude9 :
(4) | vaguement vert |
(5) | ?vaguement sapin / ?vaguement émeraude |
2.3. Un conflit cognitif
11Une précision s’impose, qui concerne l’origine de cette a priori énigmatique distribution des chromâtres. Pour Louis de Saussure (2011b, p. 143), « […] puisqu’il y a une correspondance surprenante avec l’opposition basique (rougeâtre, verdâtre, bleuâtre…) – non basique (*citronnâtre, *sapinâtre, *mauvâtre), il est raisonnable de supposer à titre d’hypothèse que le fait a un fondement cognitif ». L’agrammaticalité de *vermillonnâtre/*émeraudâtre ne serait donc pas de nature sémantique, mais cognitive. On pourrait en effet avoir en théorie, comme le souligne Louis de Saussure (2011, p. 79), un (rouge) vermillon vague ou un (vert) émeraude vague, mais le « vaguement précis » s’avère être « un concept cognitif très coûteux » (Saussure 2011a, p. 80). Pour expliciter cette dimension cognitive, Saussure fait appel aux deux types d’interprétations contextualisées promues par la théorie de la pertinence :
12i) les interprétations spécifiées, où le lexème donne lieu à une interprétation plus précise que ce qu’il code sémantiquement ;
13ii) les interprétations élargies, comme le sont les métaphores, où le lexème présente « une acception qui viole certaines des propriétés qui lui sont attachées » (Saussure 2011a, p. 80).
14En transposant ce double jeu de spécification du niveau contextuel au niveau lexical, il trouve une légitimation cognitive à la difficulté d’avoir des chromâtres comme *vermillonnâtre, *émeraudâtre, *vert sapinâtre, *safranâtre, etc. Si ces chromâtres apparaissent mal formés, c’est parce qu’ils conduisent à un conflit cognitif, dû à une double opération coûteuse à établir. Ils supposent en effet l’application simultanée de (i) la spécification, et de (ii) l’élargissement, c’est-à-dire de deux opérations contraires, ce qui s’avère cognitivement difficile à réaliser en même temps, même si ce n’est pas impossible. Un lexème construit comme *vermillonnâtre suppose en effet qu’il y ait en même temps une opération de spécification, celle qu’engage la couleur précise du radical vermillon, et une opération d’élargissement, celle de vague ou d’imprécision que postule le suffixe -âtre10. Autrement dit, *vermillonnâtre nous engage à concevoir, de manière vague, un rouge précis, le vermillon, ce qui, à l’évidence, paraît plutôt difficile à imaginer11. Conclusion : « il s’agit donc d’un conflit cognitif qui porte non sur les catégories elles-mêmes, mais sur l’économie générale du langage : un lexème codant le vaguement précis semble non pas impossible mais largement défavorisé par le chemin cognitif que suppose une telle opération » (Saussure 2011b, p. 143).
3. Vers une explication sémantico-lexicale
3.1. De quelques difficultés
15L’explication a de quoi séduire, puisqu’elle montre qu’un fait de construction morphologique qui peut paraître mineur est le reflet d’un universel du langage majeur, celui de la répartition universelle des couleurs en couleurs de base et couleurs non basiques, et découle de principes cognitifs généraux, à savoir ceux qui régulent la spécification ou l’élargissement des interprétations. Le fait, déjà noté ci-dessus, qu’il y a des couleurs non basiques qui peuvent, malgré leur statut de couleur « précise » , former avec « l’imprécis » suffixe -âtre un chromâtre (olivâtre, beigeâtre et roussâtre) peut toutefois donner à penser que l’affaire n’est pas totalement dans le sac. Ils ne représentent toutefois pas un obstacle insurmontable, puisqu’on peut leur trouver une explication qui sauvegarde l’hypothèse cognitivo-pragmatique. Louis de Saussure (2011a, 2011b et 2014) en a proposé des analyses particulières qui permettent de maintenir l’hypothèse générale. Nous n’examinerons pas ici ces « accommodations », car leur réexamen, d’une part, nous éloignerait par trop de notre objectif et, d’autre part, n’a plus rien d’urgent si l’on peut montrer que même l’analyse des « cas dociles » s’avère problématique.
16Reprenons donc l’hypothèse centrale censée régir la distribution du suffixe -âtre avec les adjectifs de couleur. Une première halte s’impose au niveau des prémisses. L’hypothèse cognitivo-pragmatique suppose une conception « internaliste » des chromâtres : elle postule qu’ils expriment, non pas une couleur imprécise externe (approximante) à la couleur dénotée par le radical, mais bien une couleur imprécise qui est à l’intérieur de la catégorie de couleur du radical. Les chromâtres relèvent ainsi du « vague » chromatique et non de l’approximation chromatique (dans le sens de ‘qui va vers la couleur du radical’). Cela se vérifie effectivement dans bon nombre de cas, ainsi qu’en témoigne l’exemple suivant, où rougeâtre renvoie bien à du rouge vague ou imprécis, mais à du rouge :
(6) | De toutes parts, des montagnes de schiste s’élèvent en amphithéâtre, elles déguisent leurs flancs rougeâtres sous des forêts de chênes blancs. (H. de Balzac, Les Chouans) |
17Mais, comme nous l’avons montré ailleurs (Kleiber 2021), un chromâtre peut aussi s’appliquer à l’extérieur de la couleur du radical et indiquer qu’il s’agit d’une couleur qui est proche de la couleur dénotée par le radical, comme dans les exemples suivants où blanchâtre et violâtre n’expriment pas une nuance vague respectivement de blanc ou de violet, mais servent à indiquer, dans le premier cas, qu’il s’agit d’une couleur qui s’éloigne du blanc (7), et, dans le second, que le globule lumineux est d’un blanc qui tire vers le violet (8) :
(7) | Comprimé rond blanc à blanchâtre avec une odeur de cassis. (Publicité pharmaceutique) |
(8) | […] cette nuance peu agréable est révélée par un globule lumineux d’un blanc violâtre qui se promène dans les divers points de la pierre au fur et à mesure qu’on la fait changer de position. (C. F. Blondeau, Manuel de minéralogie, 4e édition, Bruxelles, Hauman, Cattoir et compagnie, 1838, p. 113) |
18On notera que dans les deux exemples cités la construction interdit par avance toute interprétation chromatique interne du chromâtre puisque, dans le premier, on passe du blanc au blanchâtre, ce qui exclut tout maintien de blanchâtre à l’intérieur de blanc et que, dans le second, le fait que violâtre s’applique à blanc oblige à une interprétation externe de violâtre comme signifiant « qui tend vers le violet, qui tire vers le violet, qui se rapproche du violet » ou encore, s’il s’agit d’un mélange hétérogène, « qui comporte un peu de violet, qui a des reflets violets, etc. ».
19Il convient donc d’abandonner, car trop forte, la thèse des chromâtres comme exprimant une nuance « interne » à la catégorie de couleur dénotée par leur radical. Un tel abandon a aussi une conséquence sur l’hypothèse cognitivo-pragmatique, puisque celle-ci se voit privée d’un des piliers sur lesquels elle est fondée. En effet, on ne peut plus, pour expliquer l’agrammaticalité d’un vermillonnâtre, turquoisâtre, citronnâtre ou encore émeraudâtre, faire jouer la difficulté cognitive qu’il y a à s’imaginer, à l’intérieur des catégories précises vermillon, turquoise, citron ou encore émeraude, une nuance vague ou imprécise de vermillon, turquoise, citron ou encore émeraude, puisque le suffixe -âtre appliqué à une couleur n’exige pas une interprétation interne ; ce qui, du coup, rend caduque l’argument de la difficulté d’avoir pour une couleur précise une nuance ou teinte imprécise.
20Indépendamment du problème que pose la possibilité d’avoir des chromâtres qui sont « out » et non seulement « in », il y a une deuxième difficulté contre laquelle bute l’hypothèse cognitivo-pragmatique de l’imprécis qui porte sur du précis. Si elle était totalement correcte, c’est-à-dire si c’était vraiment la difficulté d’imaginer une couleur (ou nuance) imprécise à l’intérieur d’une couleur bien précise qui empêche la construction d’un chromâtre à partir d’adjectifs comme émeraude, citron, safran, vermillon, etc., on ne devrait pas non plus pouvoir exprimer un tel état de fait de manière non lexicale. La difficulté d’avoir un chromâtre, si elle n’était liée qu’à un fait de cognition, devrait se retrouver au niveau de l’expression non lexicale qui tenterait d’exprimer un tel état de fait jugé cognitivement trop coûteux. Nous avons signalé ci-dessus que, pour Louis de Saussure (2011a, p. 81), il en allait ainsi, puisque, face à vaguement vert, on ne pouvait avoir que difficilement vaguement sapin ou vaguement émeraude. Il est vrai, soulignons-le, qu’il est difficile de se figurer un vaguement sapin ou un vaguement émeraude, étant donné qu’il est déjà difficile de se figurer ce qu’est un vaguement vert. Mais on soulignera aussi que la difficulté d’interpréter avec précision un terme ou une expression ne constitue pas un frein à l’emploi de termes ou d’expressions coûteuses ou même (trop) coûteuses à interpréter. Dans le domaine chromatique surtout, un locuteur lambda accepte des situations de précision ou d’imprécision lexicales ou de construction qu’il ne saurait comprendre pleinement, c’est-à-dire dont il ne connaît pas exactement le référent visé, parce qu’il sait qu’il y a d’autres personnes qui en savent plus, des spécialistes notamment, à qui il peut faire appel si besoin pour avoir les éclaircissements désirés. La plupart des gens acceptent que l’on parle dans des récits ou autres d’ormes et de hêtres sans pouvoir faire la différence entre les deux types d’arbres en question. Hillary Putnam (1975), à qui nous avons repris cet exemple des ormes et des hêtres, rappelle fort utilement, avec la division du travail linguistique, qu’on peut utiliser un terme sans en connaître exactement l’extension, parce qu’on peut s’en remettre au spécialiste. Il en va ainsi, croyons-nous, dans le domaine des couleurs, où, sans doute plus qu’ailleurs, étant donné l’ineffabilité qui les caractérise, un locuteur lambda accepte, sans que cela lui en coûte de trop, des termes de couleur dont il ne saurait dire quelle est exactement la réalité chromatique dénotée. Il sait qu’il peut se fier au spécialiste des couleurs ou au dictionnaire pour avoir des informations supplémentaires. C’est dire que le « trop coûteux » cognitif n’est pas un argument décisif pour expliquer la difficulté d’avoir un chromâtre construit sur un adjectif de couleur comme émeraude ou turquoise. Ou, pour le dire autrement, l’échec des chromâtres émeraudâtre ou turquoisâtre ne peut avoir pour origine la difficulté de concevoir un émeraude ou un turquoise vague ou imprécis.
21La meilleure preuve en est encore la possibilité d’avoir des syntagmes de la forme vaguement + émeraude ou vaguement + turquoise. Contrairement à Louis de Saussure, qui, comme souligné ci-dessus, se fondait sur l’agrammaticalité de la combinaison de l’adverbe vaguement – donc de « l’imprécis » – avec un adjectif de couleur « précis » comme émeraude ou sapin pour justifier l’origine cognitive de la mauvaise formation de *sapinâtre ou *émeraudâtre, de tels assemblages sont bien attestés et prouvent donc que ce n’est pas une raison cognitivo-pragmatique qui empêche certains adjectifs de couleur de donner lieu à un chromâtre. On trouvera ci-dessous des exemples relevés sur le net de vaguement émeraude (9), vaguement turquoise (10), vaguement bistre (11), vaguement ocre (12) et vaguement acajou (13), dont les adjectifs, on le rappelle, ne donnent pas lieu pour autant à un chromâtre correspondant (*émeraudâtre, *turquoisâtre, *bistrâtre, *ocrâtre, *acajouâtre) :
(9) | Nos eaux ont souvent ces teintes glauques, vaguement émeraude, […] (Bon sens et déraison, 2014) |
(10) | En fait, le fer à repasser est en partie rose, quant à la housse de table, elle est vaguement turquoise, quelle harmonie ! C’est pour cela que j’ai pris la photo en noir et blanc. (Site Paroles fugaces) [photo d’un fer à repasser sur une nappe de table, le 31 juillet 2012] |
(11) | […] on commence à distinguer une petite tache ovale, de couleur vaguement bistre. C’est la Grande Tache Rouge. Difficile d’en voir plus avec un petit télescope de 114 mm de diamètre […]. (Site L’astronomie pour tous) |
(12) | Le ciel est plombé d’un bas plafond de nuage gris vaguement ocre, uniforme, sans trouée bleue ; il ne pleut ni ne vente ; il pourrait neiger tant le froid est brutalement tombé sur la capitale. (DocMinet gazette) [la gazette décrit l’enterrement de Guy Sebag (1959-2014), mercredi 3 décembre 2014, au cimetière Montparnasse] |
(13) | L’œil sensible aux teintes de la table, vaguement acajou, très nuancé. (Site baobabcréation.fr artisans du web) |
22On notera encore qu’il en va de même avec d’autres « enclosures »12 qui expriment le vague ou l’approximation comme à peu près, ne pas être loin de, toucher à, ne pas être net/franc, atténué, non typique, etc. Si l’hypothèse cognitivo-pragmatique était fondée, ils ne devraient pas pouvoir s’appliquer aux adjectifs de couleur qui refusent le suffixe -âtre, puisqu’ils appliquent tous de l’imprécis (interne ou externe) sur une couleur précise. Or, on n’a aucune difficulté à dire :
(14) | C’est à peu près du rouge carmin. |
(15) | Ce n’est pas loin du vert émeraude. |
(16) | On n’est pas loin du bleu azur/turquoise. |
(17) | Ça touche au vert pistache. |
(18) | C’est un bleu azur qui n’est pas franc / qui n’est pas net. |
(19) | C’est un ocre/émeraude atténué. |
(20) | C’est du carmin, mais pas typique. |
(21) | Ce n’est pas un bleu azur prototypique. |
(22) | Ce n’est pas un vrai carmin. |
(23) | Ce n’est pas un bleu azur de chez bleu azur. |
23De tels exemples invitent à chercher une autre explication que celle de la difficulté cognitive de trouver une nuance imprécise ou vague d’une sorte de couleur bien précise ou déterminée. Ils donnent aussi à penser que le statut d’unité lexicale auquel aboutit la construction d’un chromâtre joue un rôle dans la formation des chromâtres. C’est ce que nous essaierons de montrer dans notre dernier développement.
3.2. Une construction lexicale sémantiquement boiteuse
24Comparons les listes (1) et (2) données supra des adjectifs de couleur qui peuvent donner lieu à un chromâtre avec la liste ouverte (3) des adjectifs qui refusent d’être suffixés en -âtre. On constate que ce qui les sépare est une question de hiérarchie lexicale qui tient à la relation d’hyponymie/hyperonymie. On observe en effet que les adjectifs de couleur réfractaires au suffixe -âtre ont comme caractéristique commune celle d’apparaître comme étant sémantiquement des hyponymes d’une couleur supérieure, ainsi qu’en témoigne la possibilité d’adjoindre à chacun l’hyperonyme qui le subsume : (rouge) carmin, (bleu) turquoise, (rose) saumon, (rouge) vermillon, (vert) émeraude, (rouge) incarnat, (blanc) écru, (rouge) vermeil, (vert) sapin, (brun) châtain, (bleu) ciel, (bleu) pétrole, (jaune) citron, (jaune) canari, (blanc) ou (jaune) crème, (vert) bouteille, (jaune) kaki, (brun) acajou, (brun) auburn, etc. Et, si on considère sous cet angle les adjectifs de couleur qui peuvent être suffixés en -âtre, on s’aperçoit que, mis à part olive, ils n’apparaissent pas comme étant des couleurs hyponymes d’une autre couleur. C’est le cas des onze couleurs de base (voir la liste 1) et des couleurs non basiques beige et roux qui, même si on les définit parfois par rapport à d’autres couleurs, ne sont pas appréhendées comme étant une sous-catégorie d’une couleur hyperonyme. Olivâtre n’est qu’un contre-exemple apparent, dans la mesure où il tient lieu, en réalité, de « verdâtre pour la peau et le visage humains » (Saussure 2014, p. 86), comme blond tient lieu de jaune quand il s’agit de la couleur des cheveux (Bloemen et Tasmowski 1982-1983). N’étant qu’un substitut de verdâtre, son radical n’est plus un hyponyme de vert, mais a le statut non hyponymique de vert. On soulignera encore, sans s’y attarder, que la faible fréquence de chromâtres comme orangeâtre et violâtre a sans doute comme origine un statut non stable de leur radical vis-à-vis de l’opposition hypo/hyperonymie : on peut en effet voir en orange et violet des couleurs non hyponymiques, mais on peut aussi considérer qu’il s’agit d’une sorte de rouge ou jaune pour orange et d’une sorte de bleu pour violet. On ne s’engagera pas plus loin sur cette voie, se rappelant avec Hillary Putnam qu’il y a des spécialistes chromaticiens pour y voir plus clair. On retiendra par contre que la formation d’un chromâtre s’effectue sur un radical qui n’est pas une couleur subsumée par une couleur hyperonymique.
25Il reste évidemment à expliquer pourquoi un adjectif de couleur hyponyme ne peut former un chromâtre. Autrement dit, qu’est-ce qui fait qu’un tel adjectif ne peut accepter le suffixe -âtre ? La raison nous semble être d’ordre morphosémantique : on ne peut construire une unité lexicale combinant deux informations contraires. Voyons pourquoi avec *turquoisâtre. Vis-à-vis de bleu qui est l’hyperonyme de turquoise, *turquoisâtre conjoint en une unité lexicale deux mouvements sémantiques contradictoires : le radical turquoise informe qu’il s’agit d’une sorte ou variété de bleu précis ou déterminé) et le suffixe -âtre postule en même temps le contraire, à savoir qu’il ne s’agit pas d’une sorte de couleur déterminée, précise. La cristallisation en un lexème de ces deux informations opposées s’avère donc problématique. S’il n’en va pas ainsi avec les adjectifs non hyponymiques, c’est parce que le radical, dans ce cas, ne comporte pas l’information qui entre en conflit avec celle du suffixe -âtre. Tel conflit ne surgit pas avec bleuâtre, parce que le radical bleu, n’étant pas une sorte ou variété de couleur d’une couleur supérieure, peut s’adjoindre le suffixe -âtre sans donner lieu à la contradiction qu’entraîne la combinaison d’une couleur hyponymique avec le suffixe -âtre.
Conclusion
26Est-il besoin de conclure ? Il nous semble avoir rempli une partie du contrat que nous nous sommes fixé : apporter une réponse sémantique au problème que pose la distribution des adjectifs de couleur avec le suffixe -âtre. Seuls les adjectifs de couleur non hyponymiques comme rouge ou jaune acceptent de devenir des chromâtres. Les adjectifs de couleur qui représentent une couleur hyponyme s’y refusent parce que leur combinaison avec -âtre débouche sur une unité lexicale dont le sens présente deux volets qui sont contradictoires : le radical indique qu’il s’agit d’une sorte précise de la couleur qui est l’hyperonyme de celle du radical, alors que le suffixe -âtre qui s’y applique postule au contraire qu’il ne s’agit pas d’une sorte ou variété de couleur. Nous espérons aussi avoir rempli l’autre partie du contrat initial, beaucoup moins compliquée et plus agréable, celle d’avoir, avec cette chromatique et parfois biscornue histoire de dérivation suffixale, rendu à Franck Neveu un hommage tout en couleurs.
Bibliographie
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10.1017/CBO9780511625251 :Russell Bertrand, 1905, « On denotation », Mind, vol. 14, no 4, p. 479-493. (Traduction : « De la dénotation », L’âge de la science, vol. III, no 3, p. 171-185).
Saussure Louis de, 2011a, « Hypothèses pragmatiques sur quelques manifestations morphologiques synchroniques de la division des termes de couleur en français », Ars Grammatica. Hommages à Nelly Flaux, D. Amiot, W. De Mulder, E. Moline et D. Stosic éd., Berne, Peter Lang, p. 71-89.
Saussure Louis de, 2011b, « Sur un critère morphologique pour les couleurs basiques et son interprétation en pragmatique cognitive », Cahiers de lexicologie, vol. 99, no 2, p. 133-150.
Saussure, Louis de, 2014, « Remarques sur la distribution morphologique des termes basiques de couleur en français », Travaux de linguistique, no 69, p. 77-90.
10.3917/tl.069.0077 :Tesnière Lucien, 1959, Éléments de syntaxe structurale, Paris, Klincksieck.
Notes de bas de page
1 Dont relèvent F. Neveu (1998) et F. Neveu et A. Roig (2020).
2 Marquées par la publication d’un Lexique des notions linguistiques (2000, 3e édition en 2017), du Dictionnaire des sciences du langage (2004, édition refondue et augmentée en 2011), qui a obtenu en 2008 le Prix Alfred Dutens de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, et par l’édition et/ou la réalisation de nombreux travaux portant sur des notions et concepts grammaticaux (Neveu éd. 2016 ; Neveu éd. 2019, etc.).
3 Voir la fameuse opposition faite par B. Russell (1905) entre knowledge by description et knowledge by acquaintance.
4 Le critère V de B. Berlin et P. Kay (1969) pour l’identification des basic color terms correspond à la possibilité de prendre le suffixe -ish.
5 Étant donné qu’il s’agit de noms d’espèces naturelles (plantes, arbres, éléments naturels comme l’eau, le ciel, etc.), la conversion s’accompagne, au niveau du sens, d’une synecdoque qui permet d’employer le nom de l’espèce naturelle pour renvoyer à sa couleur (exemples : citron = la couleur du citron, marron = la couleur du marron).
6 Olivâtre représente un cas spécial, puisqu’il ne convient que pour exprimer la couleur d’un teint maladif de la peau ou du visage des êtres humains.
7 À savoir (blanc, noir), (rouge), (jaune, vert), (bleu), (brun), (gris, rose, orange, violet).
8 Comme souligné par L. de Saussure lui-même, beige, olivâtre et roussâtre constituent des contre-exemples qui méritent une explication particulière. Ce sera le sujet de notre prochaine investigation dans le territoire des chromâtres.
9 « […] on peut avoir vaguement vert mais il est considérablement plus difficile de se figurer un ?vaguement sapin ou un ?vaguement émeraude, même si la chose n’est pas impossible, au prix d’efforts cognitifs supérieurs que seule la poésie ou la littérature semblent à même de compenser, ou peut-être certains contextes professionnels directement concernés par la couleur, ou dans certains jargons techniques » (Saussure 2011a, p. 81).
10 « Or notre suffixe -âtre apposé à x peut être conçu comme encodant précisément l’interprétation élargie (ici vague) de x. Si à son tour x n’est pas un terme général, mais un terme précis (et il ne s’agit pas là de simples conjectures puisque nous parlons de nuances conçues comme précises à l’intérieur d’une couleur générale), nous pouvons supposer qu’un conflit cognitif se produit entre deux opérations coûteuses à établir en même temps, la spécification et l’élargissement, un peu comme lorsqu’un contrôleur suisse vous indique l’heure : “il est à peu près 11h32”, mais avec en plus une lexicalisation de cette double dimension précis-imprécis » (Saussure 2011a, p. 80).
11 « On ne peut être d’une sorte vague d’un jaune bien précis et identifié, d’où la difficulté de citronnâtre » (Saussure 2011b, p. 143).
12 Nous avons avec M. Riegel (Kleiber et Riegel 1978) choisi cette appellation, que nous pensions ludique, pour traduire le terme hedge que G. Lakoff (1972) a utilisé pour désigner les expressions qui permettent de marquer que l’unité lexicale à laquelle elles s’appliquent est prise dans un sens vague ou approximatif.
Auteur
Université de Strasbourg, USIAS et LiLPA
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