Le portrait en déconstruction : Portrait de Jacques Derrida en jeune saint juif d’Hélène Cixous
p. 203-219
Texte intégral
L’archive
1Dans la tradition philosophique comme dans la psychanalyse lacanienne, les morts reviennent parce que le rituel de leur inhumation n’a pas été correctement accompli1. Le retour du mort est le signe d’un dysfonctionnement des rites sociaux, d’un dérangement de l’ordre symbolique2. Il suffit pourtant d’y remédier, de faire le nécessaire pour que la coutume soit respectée ; les morts peuvent alors reposer en paix et cesser de revenir hanter les vivants. Les différences fondamentales sont restaurées. Entre les vivants et les morts, l’ici et l’au-delà, le présent et le passé, la présence et l’absence. C’est précisément cette loi de la différenciation, cette ontologie de la différence, que la philosophie derridienne de la « différance » cherche à « déconstruire ». À partir de Spectres de Marx, Derrida fait même de la contestation de cette loi visant à établir une irréductibilité absolue entre les vivants et les morts, l’une des articulations majeures de sa pensée, proposant de remplacer l’ontologie classique par ce qu’il nomme une « hantologie », c’est-à-dire une philosophie de la hantise et de la spectralité, phénomènes périphériques de nos sociétés, mais dont Derrida affirme qu’ils sont au contraire au cœur de toute histoire, de toute tradition, de toute culture3. Colin Davis remarque ainsi que si l’objet de la psychanalyse est d’apprendre à vivre débarrassé des fantômes, la « déconstruction », quant à elle, apprend au contraire à vivre avec les fantômes4.
2Je voudrais tenter de montrer que c’est bien cette « spectralité » qui détermine l’une des pratiques les plus singulières, mais aussi les plus emblématiques des « déconstructionnistes », à savoir les « écritures de vie », et notamment l’écriture (auto) biographique. Je prendrai pour exemple l’art du portrait ou de l’essai biographique tel que le pratique Hélène Cixous. Mon étude portera sur Portrait de Jacques Derrida en jeune saint juif5. Ce qui m’intéressera plus particulièrement, c’est l’utilisation par Cixous d’une archive, c’est-à-dire d’un corps mort, d’un texte déchet, « ab-jecté », qui aurait dû rester lettre morte, mais que Cixous choisit d’exhumer et de replacer au cœur de son essai. Il s’agit d’un brouillon inédit de Derrida, un texte manuscrit que l’on peut identifier comme ayant servi de travail préparatoire à une célèbre méditation autobiographique, puisque l’on reconnaît aisément dans cet autographe un extrait de « Circonfession », texte que Derrida devait décider d’adjoindre, à la manière d’une immense notre infrapaginale, à l’ouvrage savant de Geoffrey Bennington, Jacques Derrida6.
3Cette archive est donnée à lire presque à la fin de Portrait :

4Avant d’aller plus loin, qu’il me soit permis de faire un détour par un texte particulièrement stimulant consacré par Robert Dion et Mahigan Lepage aux « usages du document d’archive dans la biographie d’écrivain contemporain »7. Les auteurs remarquent l’une des tendances des nouvelles écritures biographiques : selon eux, l’archive, telle qu’utilisée par Julian Barnes, Pierre Michon ou encore Michel Mohrt, ne disparaît plus sous la surface narrative du récit de vie. Elle est au contraire exhibée selon une modalité inattendue, de manière à déranger le travail du biographe. L’archive opère désormais à la manière d’une force déstabilisatrice, capable de « désinstaller » tout à la fois le travail du biographique et la fonction de l’archive (p. 11). L’archive ne serait donc plus aujourd’hui simple objet biographique ; elle se constituerait plutôt en tant que sujet du biographique, « en lieu et place du biographié », disent Lepage et Dion (p. 12), qui soulignent de quelle manière le corps mort du texte-déchet retrouve ainsi une vie, indéterminée, imprévisible, provoquant par cette revenance dans le dispositif classique de la structure biographe/biographié, vivant/mort, présent/passé, sujet/objet, un effet de trouble, d’inquiétante étrangeté.
5Telle est bien la dynamique de toute « hantologie » : rompant avec la tradition ontologique, l’expérience hantologique aurait à cœur de ne pas marquer la différence entre l’archive et le récit, le corps mort du brouillon et le texte peaufiné du portrait ou de l’essai, le passé et le présent, les morts et les vivants. L’archive-fantôme viendrait déranger « l’ordre symbolique », désinstaller les postures classiques, en raison d’un phénomène très particulier : le corps mort du texte d’archive, une fois exhumé, serait si plein de vie qu’il deviendrait paradoxalement le vrai biographié du biographique. Écrire la vie, ce serait désormais non plus traduire, et donc trahir, le bios par le truchement du graphein ; écrire la vie, ce serait entrer en correspondance avec une lettre pourtant donnée pour morte. Miracle des nouvelles écritures biographiques : réinsuffler la vie à une archive morte, ressusciter un texte-déchet, faire revenir au présent un brouillon tombé dans l’oubli, c’est-à-dire aussi : se laisser hanter par un corps-corpus finalement impossible à enterrer, car bien décidé à faire entendre sa loi. S’esquisse ici une pratique de la lecture s’ordonnant à ce qu’il faudrait nommer une éthique de l’abjection, telle qu’elle s’énonce notamment dans la théorie de la communication proposée par Avital Ronell8.
Inscriptions postcoloniales
6Ce qui fait la singularité de la démarche de Cixous, c’est qu’avant même de nous livrer l’autographe inédit de « Circonfession », elle donne à lire neuf extraits de « Circonfession », neuf pages du texte effectivement publié dans l’ouvrage de Bennington (on compte donc un total de dix illustrations, d’abord les neuf extraits de « Circonfession », puis, comme pour couronner le tout, le fac-similé de l’archive Derrida). Ces neuf extraits sont reproduits en fac-similé ; c’est-à-dire qu’ils ne sont pas intégrés dans l’essai critique de Cixous, mais viennent l’illustrer, iconographiquement, donnant ainsi tout son sens à la notion de « portrait ». Le Portrait de Jacques Derrida, ce serait alors ce mariage, en réalité cet échange, cette chorégraphie, cette mise en « différance », entre un essai biographico-critique et une iconographie donnant à voir non pas de la similitudo, mais du graphein. Car en réalité, les dix illustrations ont l’épaisseur et la densité du document d’archive inédit, dès lors que les extraits de « Circonfession » reproduits dans le Portrait présentent la particularité d’avoir été surlignés et annotés dans les marges, par Cixous, à la main, en bleu, en rouge ou en noir (un simple coup d’œil aux manuscrits de Cixous conservés à la Bibliothèque nationale de France permet de reconnaître son écriture de manière certaine). On sait par ailleurs que sans la suggestion de Michel Delorme, le directeur des éditions Galilée, par ailleurs galeriste d’art réputé, il est probable que ces textes annotés n’auraient pas été inclus dans le Portrait9. Ces documents figurent donc eux aussi dans l’ouvrage au titre de brouillons et d’archives personnelles. En voici un exemple, quelques lignes extraites du travail réalisé par Cixous à partir de la « période 8 » (c’est ainsi que Derrida nomme les chapitres de « Circonfession ») :

7L’une des nombreuses questions qui se posent face à ces documents porte sur le rapport que les textes et leurs annotations – ces marginalia définies par Heather Jackson comme des espaces où l’interprétation et la lecture se matérialisent littéralement10 – entretiennent avec le reste du Portrait, c’est-à-dire avec l’essentiel de l’essai consacré à l’ami Derrida, soit 104 pages de texte dactylographié puis typographié. Quel est ici, en d’autres termes, le rapport de la marge au centre ? De quelle manière la marge, annotée de remarques manuscrites, matérialise-t-elle ces phénomènes de revenance dont les écritures de vie déconstructionnistes seraient le théâtre privilégié ?
8Dans un article consacré à un exemplaire annoté d’une édition de Kim, le célèbre roman anglo-indien de Kipling, Alexis Tadié a montré comment les marginalia d’un certain John Cresswell effectuaient une appropriation coloniale d’un texte qui n’était pas en soi un texte colonial11. Les annotations de Cixous se livrent-elles à la même opération de réappropriation, de colonisation de l’ami juif d’Algérie ? Ou, au contraire, dessinent-elles un autre espace, « postcolonial » en quelque sorte, de désappropriation, où l’interprétation renoncerait à sa violence hégémonique pour entamer une relation d’un autre type, relation éthique parce que spectrale ou fantomale, qu’il nous resterait à définir ? Autre question, proche de la précédente. Les clichés en couleur de ces neuf feuillets annotés, augmentés du cliché en noir et blanc du brouillon de Derrida, remplacent-ils ici les portraits photographiques que les biographies d’écrivains nous fournissent d’ordinaire ? Ou l’utilisation de l’image répond-elle à une autre logique que celle de l’illustration, désinstallant également le traditionnel rapport hiérarchique texte/image ? Troisième question enfin : quel est le lien régissant les rapports entre l’archive Derrida et l’archive Cixous ? Qu’est-ce qui se joue, se dit, s’entend, s’appelle, entre les deux archives ? Et de quelle manière un tel jeu détermine-t-il une nouvelle écriture biographique, une nouvelle voie pour le « je » ?
Grâce de la manuscripture
9Revenons à la « période 8 ». Les quelques lignes données plus haut montrent que la main de Cixous s’est livrée à une opération consistant à surligner en rouge dans le tapuscrit de Derrida, puis à y prélever les lettres a et i, c’est-à-dire ces lettres entendues dans le vrai prénom de Derrida, « Jackie » (Jacques n’étant qu’un prénom « francisé », adopté pour gommer le côté « juif pied-noir » d’un Jackie « à l’américaine »). Certains a et certains i s’entendent immédiatement à l’oreille, comme dans «veritas » ou dans « immortalité », mais d’autres ont besoin du secours de l’œil pour se révéler, comme dans «aimais » ou dans « commençais ». Il faut donc l’intervention de la main de Cixous pour que l’oreille suspende son travail et laisse l’œil relever ce qui serait de l’ordre de l’agencement secret dans l’écriture de Derrida : il y aurait du a et du i partout, quelque chose de « Jackie » dans les moindres replis du texte ; le moindre mot, lu à la lettre, ne serait jamais qu’une ébauche, une bribe, un reste, la trace visible et même parfois clairement audible d’un autoportrait en forme de prénom de soi, à la lettre. Empêchant que ces lettres restent lettre morte, la main de Cixous ne ferait que relever cette hantise des voyelles, présentes comme à l’insu du tapuscrit derridien, et que la manuscripture cixousienne viendrait revivifier. Il faut bien parler du texte de Derrida comme d’un tapuscrit, autre type d’archive donc, puisqu’il semble qu’il ait été possible à Cixous de « traiter » le texte de la « période » et d’en modifier par endroits la couleur de police, avant d’imprimer à nouveau le texte et de l’annoter à la main dans les marges. Ce que je nomme « surlignage », plutôt que surlignement, serait donc en réalité le résultat d’une manipulation informatique réalisée à partir des épreuves de « Circonfession ».
10Ce n’est pas dire qu’il y aurait une vérité cachée du texte de Derrida, ou d’un inconscient de l’écriture de Derrida (Derrida n’aurait jamais parlé que de lui-même, ou plus exactement il n’aurait jamais fait qu’un autoportrait de lui-même en tant que signifiant lu à la lettre, avant le patronyme et sa puissance symbolique ou abstraite). Lorsque Cixous surligne et annote la « période 1 », les lettres, syllabes, mots et groupes de mots surlignés en rouge suscitent en marge une série de questions qui montrent que le message de l’énoncé derridien, sa vérité, sa visée intentionnelle, se perd irrémédiablement, non seulement dans la complexité de sa grammaire, mais surtout dans la réception et dans l’interprétation que peut en faire l’essayiste biographe dans les marginalia :

11Le texte de Derrida s’ouvre à de l’indécidable, un indécidable radical en l’occurrence, puisque c’est jusqu’à l’identité indexée par les pronoms, référents d’un propre, qui semble menacée. C’est ce que traduisent les annotations manuscrites de Cixous : « lui qui ? » ; « ma mère ? ou Dieu ? ou bien lui ? ». Et pourtant le secret du texte, plus exactement ce que j’ai nommé dans une première version de cette étude son « intime » – non pas sa vérité cachée, mais sa contemporanéité, sa conaissance avec l’acte de lecture12 –, ne serait pas donné à lire sans le travail de l’œil-main de Cixous. Qu’elle opère par le truchement d’un clavier de machine informatique ou d’un feutre de couleur, la main de Cixous va chercher l’intime dans la lettre du texte, dans le texte lu à la lettre, un intime qui ne précède donc pas l’intervention de Cixous, mais ne s’exprime, ne se dévoile à l’œil, ne se met à nu, que sous la caresse de la main de Cixous, sous l’effet de son « regard-toucher »13. Autrement dit, celui qui s’est couché par écrit dans « Circonfession », celui qui s’est laissé prendre dans la typographie du texte publié, ne retrouve la vie, ne s’anime à nouveau, que par la grâce du geste de la manuscripture de Cixous, repassant chaque lettre, chaque syllabe, chaque mot au révélateur rouge de son regard-toucher.
12L’archive derridienne n’est donc pas présentée comme un déchet resté lettre morte, corps jeté et oublié, corpus abject. Cette nouvelle écriture biographique fait en sorte que l’archive soit encore au travail, sur une page d’écriture qui est aussi une table d’opérations. Révélé par la caresse de l’autre archive (ces marginalia cixousiennes qui permettent au texte derridien de respirer au plus intime de lui-même, jusque dans la moindre lettre de son écriture), l’autographe inédit se révèle à lui-même, laissant surgir ce qui semble avoir été inscrit à l’encre sympathique, en attente du geste de lecture-écriture révélateur. C’est pourquoi le portrait biographique que consacre Cixous à l’ami Derrida – cette personne dont elle partage les expériences en tant que personne dans la vie quotidienne (engagements civiques, colloques, promenades, échanges téléphoniques, repas, etc.) – est l’exemple même d’une écriture de vie déconstructionniste. L’art de l’annotation se fonde non pas sur la vie, bios, de Derrida, mais sur des énoncés, des jeux d’inscription et d’énonciation, un ensemble de signes écrits, qui reviennent à la vie par la grâce d’autres énoncés venant s’inscrire non seulement en marge, mais encore au cœur de l’archive Derrida, ces marginalia qui matérialisent une lecture tactile, caressante, où le sens de la vie ne se dessine que dans la contemporanéité d’une écriture et d’une lecture : la vie comme gramma et non comme bios, l’écriture de vie comme grammatologie et non comme bio-graphie.
13C’est bien ainsi que les opérations de Cixous assurent sa survie à Derrida, ou plus exactement un surcroît de vie. Prenons la « période 16 » :

14Les lettres surlignées dans le corps du texte de Derrida, en bleu et rouge, sont en quelque sorte exhaussées dans les marges, supérieure et latérale, où elles forment une ligne d’encre noire, ligne qui semble prolonger le texte typographique de Derrida, lui-même en noir, comme une excroissance, ou plutôt comme une surcroissance. Les phrases manuscrites de Cixous, « elle y arrive » (dans la marge supérieure) et « qu’arrive Elie ! » (dans la marge latérale), postulent en effet que le nom de l’ami de Derrida, Elie Carrive, est cette fois la clef du texte, dont le sens profond serait un appel à Elie : « qu’arrive Elie ! ». L’agencement secret du texte de Derrida n’attendrait que cette subjonctivisation, doublée d’une homophonisation, précipitée par la main de Cixous, dont la caresse percevrait l’à-dire du texte, son « c’est-à-dire »14. Elie Carrive, c’est-à-dire : qu’arrive Elie ! Les marginalia de Cixous n’introduisent donc pas un sens externe dans le portrait autobiographique laissé par Derrida. Faire son portrait biographique, c’est par la magie de l’annotation manuscrite laisser arriver l’à-dire de son autoportrait, son « à-dire » interne en quelque sorte, son insu intime. Faire qu’arrive à l’oreille la puissance homophonique de l’autoportrait.
Singer, ou écrire « à l’enchant »
15On pourra objecter que la pratique des marginalia, espace de rencontre éthique de l’archive vivante et de l’archive vivifiante, n’est jamais qu’un événement marginal dans l’économie générale du Portrait de Jacques Derrida en jeune saint juif. Le cœur du portrait biographique se trouverait dans l’essai lui-même, que les divers documents d’archives ne feraient qu’illustrer. C’est cette vision des choses que je m’emploie précisément à contester. Je défends l’idée que le portrait de Derrida se dessine d’abord dans ces dix documents d’archives, qui proposent au lecteur comme la matrice d’une nouvelle écriture biographique. Ce n’est donc pas que ces documents doivent se concevoir comme la genèse du travail plus classique de l’essai biographique placé en regard des archives ; ces archives sont le portrait de Derrida, l’image de Derrida, sa ressemblance. Qu’il s’agisse du brouillon derridien ou du texte annoté par Cixous, l’archive, dans sa revenance même, dans ses opérations de communication, dans ses effets de correspondance, remplace ici tout autant le récit ou l’analyse que promet tout « portrait », que l’image iconographique ou photographique que tout amateur de vies d’auteurs est toujours impatient de découvrir.
16Il est temps de revenir au fac-similé de l’autographe de Derrida. Il s’agit manifestement, disions-nous, d’un brouillon de « Circonfession ». On peut désormais être plus précis : le document proposé au final par Cixous donne à voir un fragment génétique de la « période 54 ». Cette « illustration », il faut le redire, est la dernière de l’ouvrage ; elle figure donc manifestement le couronnement du portrait biographique, son apothéose calculée, car on ne peut que postuler une décision ou une intention d’auteur quant à son ordre d’apparition. Or, paradoxalement, cet ultime document n’agit pas sur le mode d’un dévoilement final, d’une ultime révélation. L’autographe des archives de Derrida invite bien plutôt le lecteur à saisir la ressemblance, la similitude, la parenté, l’intimité entre les deux archives, celle de Derrida et celle de Cixous, c’est-à-dire aussi entre les deux opérations de manuscripture. Faire la différence entre le travail de Cixous et celui de Derrida est chose difficile pour une raison simple : le fac-similé de l’archive derridienne illustre de quelle manière Derrida s’est, dans son propre travail autobiographique, employé à s’auto-déconstruire, à s’auto-diviser, à s’auto-lire, à la lettre, par la pratique de ses propres marginalia.
17Le brouillon qui nous est livré est en réalité non pas la totalité, mais un court extrait de la « période 54 », de quelques lignes à peine (8 lignes manuscrites et 6 typographiques), dans un passage consacré à l’exil dans la langue, c’est-à-dire au non-apprentissage de l’hébreu par Derrida enfant, autant qu’à son expulsion d’une école d’Alger par le gouvernement français de Vichy (en l’occurrence le Gouverneur général). Une rapide comparaison permet d’établir que le texte manuscrit et le texte typographique sont rigoureusement identiques15. Ce qui les différencie, ce sont les marginalia dont Derrida avait augmenté son propre manuscrit, mais dont le texte publié dans le portrait réalisé dix ans auparavant par Bennington ne retenait rien. Ces annotations, au nombre de trois seulement, montrent de quelle manière le texte soit fraye d’autres sens, soit se retourne sur lui-même pour questionner sa propre idiomaticité, soit encore déconstruit sa propre sexuation. Ainsi le mot « sacrée » évoque une vertèbre (les vertèbres sacrées sont des vertèbres de la région pelvienne), laquelle rappelle le souvenir de « l’ombaire ponction (méningite du petit frère, en 1940) » ; l’expression « ils ont beau » amène un commentaire sur le sens de l’idiome et la valeur attachée à cet idiome, « beau, vraiment ? Sont-ils tout beaux ? » ; la précision « ni elles » (« ils ne me toucheront plus, ni elles ») attire l’attention sur la contradiction qu’il y aurait à dire en français « elles ont beau » (« et elles, elles ont beau ? »).
18Mais l’important n’est pas de poursuivre les pistes esquissées dans ces marginalia de Derrida se lisant et soulignant une forme d’incompétence linguistique qui serait inséparable d’une écriture autobiographique déconstructionniste16. Ce qu’il importe de saisir ici, c’est, précipitée par la puissance des marginalia, la mise en différé, la différance, de la coupure ou de la distance qui devrait marquer le rapport du biographe au biographié : la ressemblance de l’archive Cixous et de l’archive Derrida, leur quasi-gémellité. D’où cette impression, procurée même à première vue si l’on veut bien garder à l’œil les deux archives ensemble : les neuf portraits de Cixous sont à l’image, spectrale, de cet autoportrait de Derrida, à l’image de Derrida se représentant écrivant « Circonfessions » et déconstruisant aussitôt son écriture. Cixous ne fait donc rien d’autre qu’entrer dans l’intimité de l’archive Derrida, à répondre à l’attente, pour ne pas dire à l’injonction de l’archive Derrida, reprenant à son compte un procès déjà entamé dans l’archive de l’ami. Les marginalia de Derrida et celles de Cixous sont donc inscrites dans la même grammatologie, et deviennent dès lors presque interchangeables, signes d’un remplacement possible entre biographie et autobiographie, biographié et biographe, objet et sujet, absence et présence, homme et femme17. Les portraits manuscrits de Cixous exhaussent ainsi les autoportraits de Derrida, typographiques et manuscrits, en ce sens qu’ils ne font que singer la main du jeune saint juif, que « sinjuifer » l’écriture de Derrida, ce qui signifie aussi qu’ils la font chanter, singer (à prononcer autant en anglais qu’en français, car on parle toujours plus d’une langue), d’une manière inouïe, se produisant eux-mêmes « à l’enchant » de l’appel lancé par les lettres de Derrida. Derrida décrivait ainsi sa propre pratique critique à l’endroit des textes de Cixous, faisant jouer les deux termes de chant et d’enchantement18.
Saint je sans « je »
19Voilà qui pose le problème de l’identité des sujets de l’énonciation. On peut se reporter à la « période 10 » pour se faire une idée des processus de subjectivation mis en jeu dans le travail de « surlignage » pratiqué par Cixous. Il y est question, précisément, de lignée et de descendance :

20Il se trouve que c’est ici que Cixous inscrit son premier je d’énonciatrice, dans la marge supérieure, de sa propre main : « reste que je suis, citation ». Or, cet énoncé se donne à lire explicitement comme une « citation » ; c’est-à-dire qu’il se dénonce lui-même comme étant emprunté à un autre énonciateur, en l’occurrence Derrida (troisième ligne à partir du haut). Pourtant, il n’est pas certain que nous lisions l’énoncé comme une véritable citation. Les signes élémentaires de la citation, à savoir les guillemets, sont absents. Écrire « citation » en toutes lettres, surtout dans un texte écrit à la main – procédé qui marque la signature individuelle19 – n’est certainement pas l’équivalent du signe orthographique qui marque l’emprunt, souligne l’enchâssement d’un énoncé second dans un énoncé principal, en somme distribue et sépare les identités des sujets d’énonciation. Le je qui surgit ici est bien en réalité une « surcroissance » du texte de Derrida, par quoi j’entends qu’il est le je de Derrida, et aussi, en même temps, celui de Cixous, la citation fonctionnant plutôt comme « une forme d’intériorisation textuelle », les paroles de l’autre étant incorporées pour faire partie du texte et en même temps agir comme « point d’altérité infinie au sein du texte, comme si ceci était la loi du texte »20.
21La meilleure preuve en étant que la phrase manuscrite se poursuit de manière imprévisible, au prix d’une certaine gymnastique : « reste que je suis, citation, seul remplaçant, reste d’Ester », puis, dans la marge inférieure, « à la lettre reste d’Ester, nom des noms à partir », puis, il faut remonter la marge latérale de bas en haut, « à partir duquel il fait tout descendre de tout des cendres ». Autrement dit, la main de Cixous s’est saisie d’un morceau de phrase de Derrida, en a perçu la puissance anagrammatique – « reste » est l’anagramme d’Ester, le nom de la mère de Derrida – et a pu permettre à l’énonciatrice non seulement de se subjectiver en reprenant le je de Derrida, mais aussi et surtout de se subjectiver à partir de la citation, sur le mode de la réitération créative, en procédant à une recontextualisation de la citation, comme si l’énoncé de Cixous se l’était en quelque sorte greffée21. Il aura fallu que l’encre rouge surligne ce qui arrive dans le texte de Derrida pour que l’encre noire de la manuscripture articule l’insu du texte. Et le fait que la phrase introduise finalement un il (« il fait tout descendre ») indique bien que le premier je manuscrit n’était déjà plus pleinement celui de Derrida énonciateur, mais celui de sa remplaçante, celle qui écrit ici à sa place, celle qui se fait descendre de lui, descendre du je de Derrida, du saint je Derrida, je sans « je » en définitive.
Pour une théorie de l’im-posture biographique
22Il est temps de revenir à l’article de Robert Dion et Mahigan Lepage. Les deux auteurs font référence au travail de Frances Fortier, codirectrice avec Robert Dion d’un programme de recherche sur « Les postures du biographe ». Dion et Lepage mettent notamment à profit un article de 2005, consacré aux problèmes de filiation dans les biographies d’écrivains22. Fortier cherche à définir les postures du biographe en termes de distance. Cette « proxémique » des postures biographiques l’amène à proposer une classification que Dion et Lepage reprennent à leur compte. Que le biographe garde une distance par rapport à l’archive, et celle-ci s’en trouvera « médiatisée », c’est-à-dire rendue à son caractère médiat, à son « épaisseur de médium ». Qu’il commence à lui accorder du sens, à la faire parler, et l’on dira que se dessine une « tension ». Qu’il s’en empare pour la détourner à sa guise, s’en faire l’auteur, et l’on pourra parler d’« appropriation ».
23Même si je caricature à l’extrême les travaux rigoureux et fort utiles de Frances Fortier, on m’accordera qu’il ne sera guère aisé d’appliquer cette proxémique à la posture de Cixous vis-à-vis de l’archive. Comment définir l’archive déconstructionniste et ses marginalia ? Médiatisation ? Tension ? Appropriation ? Il faudrait naturellement prendre le temps de montrer systématiquement en quoi aucune de ces trois postures ne suffit à rendre compte de ce qui se joue dans les feuillets qui nous occupent, tâche impossible dans le cadre d’un article tel que celui-ci. Qu’il me soit donc permis d’en venir sans plus tarder à ma proposition : l’impossibilité dans laquelle nous nous retrouverions de ranger dans l’une de ces trois cases l’utilisation de l’archive chez Cixous vient précisément de ce que « l’intime » biographique en déconstruction se laisse difficilement ramener à des questions de distance.
24La distance est-elle maximale et toute l’autorité revient-elle à l’archive, rendue à sa signifiance brute, non encore interprétée ? Non : l’archive se lit et s’interprète toujours déjà, même lorsqu’il s’agit d’un autographe ; elle est toujours déjà dédoublée, auto-divisée, auto-déconstruite. La distance est-elle minimale, et le biographe peut-il se réapproprier l’archive, s’arroger toute autorité ? Non encore : l’opération de réitération ne saurait se confondre avec une réappropriation ; c’est bien l’énoncé initial qui programme le sens, même si c’est de manière absolument imprévisible. La distance est-elle médiane, entre la reconstitution et l’utilisation à des fins argumentatives ? Il n’y a rien à reconstituer ici, pas de vérité, pas de secret ; la lecture de l’archive n’est pas non plus tendue d’une visée argumentative dès lors que l’événement est ce que l’on a nommé un remplacement23. Est-ce à dire qu’il faudrait abandonner un tel modèle ? Je proposerais bien au contraire de l’enrichir de ce qu’il conviendrait de nommer une pratique de l’« im-posture », terme que j’emprunte à la pragmatique de l’interprétation24.
25Pas de posture, mais une interaction dialogique entre les énoncés, œuvrant à produire des sujets de l’énonciation pris dans une structure d’interprétation réciproque. J’entends aussi par im-posture une « paratopie », un espace dynamique d’interchangeabilité ou de remplacement, où s’éprouvent toutes les formes de distance, sans jamais s’arrêter, se fixer, sur l’une ou l’autre des postures25. Un mode d’être dynamique et poreux, par conséquent, un style de vie fluide et instable, qui ne vise à une fin argumentative qu’à laisser l’archive se déployer dans sa matérialité obtuse, sa matérialité littérale, sa matérialité de lettre à recevoir ; qui s’autorise les effets de recontextualisation, les bienfaits d’une greffe créative, mais sans oublier la persistance de la citation, et sans céder à la tentation de la réappropriation, se désappropriant plutôt ; qui se livre à la reconstitution d’un sens, celui qui est livré par la puissance homophonique ou anagrammatique, mais sans jamais relever l’archive d’un sens qui n’aurait pas déjà frayé dans l’archive elle-même, ne s’y serait pas tracé avec insistance, en attente d’une seconde main, main magique et toute-puissante, mainœil, main-langue et main-oreille tout à la fois.
26Cet affolement des postures me paraît être la signature la plus vive d’une spectralisation de la relation du biographe au biographié, et inversement du biographié au biographe : la biographie comme autobiographie ; l’autobiographie comme « autre-biographie »26. L’archive biographique telle qu’elle se donne à lire ici aurait alors ceci d’exceptionnel qu’elle permet au rapport à l’autre de ne jamais se figer. Grâce aux marginalia, Cixous peut s’inviter dans l’écriture de Derrida comme guest writer, Derrida s’invitant dans l’écriture de Cixous comme ghost writer. Écrire la vie de l’autre, dans ce cas, n’est donc pas accomplir un rituel d’inhumation. Ou du moins, le rituel est mal accompli, se doit surtout, éthiquement, d’être mal accompli, devenant ainsi paradoxalement la condition de possibilité du retour du mort, du peuple des fantômes. La déconstruction est donc bien un art de vivre avec les fantômes, lesquels trouvent dans les marginalia du portrait biographique – véritable art de l’annotation ménageant un troisième espace, hybride, entre biographe et biographié – l’occasion de venir danser avec les vivants, dans une chorégraphie qui, loin de chercher à produire du sens soit d’un côté soit de l’autre, c’est-à-dire au profit des deux actants principaux, le texte d’archive et sa lectrice, efface la limite entre archive et texte publié, biographié et biographe, morts et vivants.
Notes de bas de page
1 Cet article vient s’inscrire dans une série d’essais que j’ai déjà consacrés à cet ouvrage, sous des angles sans cesse renouvelés. Par exemple : « Derrida in time : critique et contemporanéité dans le rituel du surlignement chez Hélène Cixous », dans M. Segarra dir., L’Événement comme écriture : Cixous et Derrida se lisant, Paris, Campagne Première, 2007 ; « Derrida Un-Cut : Cixous’s Art of Hearts », Paragraph : A Journal of Modern Critical Theory, Edinburgh University Press, volume 30, n° 2, juillet 2007 ; « L’Intime en déconstruction : le portrait biographique selon Hélène Cixous », dans D. Madelénat dir., Biographie et intimité, des Lumières à nos jours, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2008.
2 Voir S. Žižek, Looking Awry : An Introduction to Jacques Lacan through Popular Culture, Cambridge, Mass., The MIT Press, 1991, p. 23.
3 J. Derrida, Spectres de Marx : l’état de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, Paris, Galilée, 1993, p. 18 ; Mal d’archive. Une impression freudienne, Paris, Galilée, 1995, p. 100-101.
4 C. Davis, Haunted Subjects : Deconstruction, Psychoanalysis and the Return of the Dead, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2007, p. 75.
5 H. Cixous, Portrait de Jacques Derrida en jeune saint juif, Paris, Galilée, 2001.
6 J. Derrida, « Circonfession », dans G. Bennington, Jacques Derrida, Paris, Seuil, 1991.
7 R. Dion et M. Lepage, « L’Archive du biographe. Usages du document dans la biographie d’écrivain contemporaine », Protée, volume 35, n° 3, hiver 2007, p. 11-21.
8 A. Ronell, « Preface », Dictations : On Haunted Writing, Lincoln et Londres, University of Nebraska Press, 1993, ix-xix.
9 « [S] i ce n’était pas Michel Delorme qui me l’avait expressément demandé je n’aurais simplement jamais proposé une telle maquette », précise Hélène Cixous à Frédéric-Yves Jeannet, dans Rencontre terrestre, Paris, Galilée, 2005, p. 86.
10 H. J. Jackson, Marginalia : Readers Writing in Books, New Haven, Yale University Press, 2001, p. 44 par exemple.
11 A. Tadié, « A Kipling Reader : Modes of Appropriation of Books in Colonial India », dans A. Gupta et S. Chakravorty dir., Moveable Type : Book History in India, Delhi, Permanent Black, 2008, p. 79-93.
12 Voir « L’Intime en déconstruction : le portrait biographique selon Hélène Cixous », déjà cité, p. 243.
13 Voir à ce sujet Marta Segarra, Hélène Cixous y Jacques Derrida : Lengua por venir/langue à venir, Barcelone, Icaria, 2004, p. 34.
14 Voir J. Derrida, « H. C. pour la vie, c’est à dire », dans M. Calle-Gruber dir., Hélène Cixous : croisées d’une œuvre, Paris, Galilée, 2000.
15 Voici le texte tel qu’il se donne à lire dans « Circonfession » : « […] si bien qu’ainsi mis dehors, je suis devenu le dehors, moi, ils ont beau s’approcher de moi, ils ne me toucheront plus, ni elles, et je fis ma “communion” en fuyant la prison de toutes les langues, la sacrée dans laquelle on voulait m’enfermer sans m’y ouvrir, la séculaire dont on marquait qu’elle ne serait jamais mienne » (p. 267).
16 Sur ces questions, voir F. Regard, « Autobiography as Linguistic Incompetence : Jacques Derrida’s Readings of Joyce and Cixous », Textual Practice, n° 19/2, juin 2005, p. 283-295.
17 On se souvient que la thèse d’Hélène Cixous, son premier livre, s’intitulait L’Exil de James Joyce ou l’art du remplacement, Paris, Grasset, 1969.
18 « H. C. pour la vie, c’est à dire », déjà cité, p. 97
19 Voir J. Derrida, « Geschlecht I », 1983, dans Heidegger et la question, Paris, Flammarion (Champs), 1990, p. 193-203.
20 P.-A. Brault et M. Naas, « Introduction. Compter avec les morts. Jacques Derrida et la politique du deuil », dans J. Derrida, Chaque fois unique, la fin du monde, Paris, Galilée, 2003, p. 43.
21 Sur cette question de la citation comme « greffe », voir J. Derrida, « Signature événement contexte », 1971, dans Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 381.
22 F. Fortier, « La Biographie d’écrivain comme revendication de filiation : médiatisation, tension, appropriation », Protée, volume 33, n° 3 (hiver 2005), p. 51-64.
23 Voir ce que Derrida dit de cet art du taking place, comme il le nomme, dans « H. C. pour la vie, c’est à dire » (déjà cité, p. 71, 118, par exemple). Sur le rapport de Derrida aux archives d’écrivains, notamment les manuscrits de Rousseau et de Blanchot, voir Ginette Michaud, Tenir au secret (Derrida, Blanchot), Paris, Galilée, 2006, p. 101-105.
24 Voir Jean-Jacques Lecercle, Interpretation as Pragmatics, Basingstoke, Macmillan, 1999, p. 105.
25 Voir D. Maingueneau, Le Discours littéraire ; paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, 2004, p. 107-08.
26 « Le concept d’autobiographie résonne pour moi comme l’“autre-biographie” », dit Cixous (« Le moi est un peuple », Magazine littéraire, n° 409, 2002, p. 26).
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