Chapitre 8
Guyau, Durkheim et l’esthétique de la vie morale : la question de l’anomie
p. 109-126
Texte intégral
1Comme l’a montré Marco Orrù1, c’est à Jean-Marie Guyau – et non à Émile Durkheim – qu’il faut attribuer la paternité du concept d’anomie et son entrée dans le champ des études sociologiques : Durkheim quant à lui ne l’utilise pour la première fois qu’en 1887, dans un compte rendu de L’irréligion de l’avenir, l’un des deux livres de Guyau (avec l’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction) où ce concept est développé. Six ans plus tard, dans l’Introduction à De la division du travail social, Durkheim reprend la notion d’anomie, mais il la définit, de manière implicitement polémique à l’égard de Guyau, comme « la négation de toute morale »2. Cette acception négative imposée par Durkheim a fini par dissimuler, dans la tradition sociologique postérieure, le sens positif que lui avait originellement donné Guyau.
2Dans les pages qui suivent, nous allons reconstruire le contexte théorique à partir duquel Guyau élabore sa conception de l’anomie jusqu’à ce que celle-ci devienne le point culminant d’une reconfiguration de l’éthique. Nous verrons ensuite les raisons qui poussent Durkheim à en élaborer une conception très différente et en quelque sorte opposée. Le problème de l’anomie deviendra un test décisif des positions prises par les deux auteurs sur des questions cruciales telles que le statut de la morale, le fondement de l’obligation et de la sanction, le rapport entre la liberté individuelle et la solidarité sociale. L’analyse des différentes stratégies mobilisées par Guyau et Durkheim pour faire face au déclin des croyances partagées va nous pousser à nous demander : qui sont les contemporains de Guyau ? L’élaboration précoce, par Guyau, de plusieurs enjeux qui sont au cœur du débat philosophique de notre xxie siècle voudrait-elle dire qu’il est, d’un point de vue conceptuel, plus proche de nous que du contexte historique auquel il appartient ? Et, le cas échéant, quels dispositifs auraient permis à Guyau d’être un penseur si novateur voire, parfois, prophétique ?
De l’autonomie à l’anomie
3L’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, publié pour la première fois en 1885, demeure l’œuvre fondamentale de Guyau : un livre qui fit date, en prédisant le « crépuscule du devoir »3 et la naissance d’un pluralisme éthique caractérisé par l’autodétermination de l’agent moral. Aujourd’hui encore, nous sommes frappés par la radicalité avec laquelle cet ouvrage déconstruit les deux piliers de l’éthique traditionnelle, la nature obligatoire de la loi et la sanction prévue pour la renforcer. En effet, la morale qu’il tente d’esquisser ne constitue pas un modèle prescriptif au sens ordinaire ; refusant tout dogmatisme abstrait, Guyau cherche à dériver l’idéal régulateur de la conduite humaine exclusivement de l’observation des faits – et non de thèses ou de lois a priori. Or, si l’on observe les motivations qui sont à l’origine des actions accomplies par l’homme, on constate que le mobile le plus élémentaire et originaire, commun aussi à tous les autres êtres vivants, est l’effort instinctif pour conserver et accroître la vie. Mais la vie se présente toujours comme un phénomène à deux faces : comme nutrition et assimilation d’une part, comme production et fécondité de l’autre. De même qu’à l’inspiration de l’air succède inévitablement son expiration, de même la vie individuelle ne peut vivre dans un état de compression : son intensité a pour corrélatif nécessaire sa plus large expansion. Une vie pleine et forte est amenée à se dépenser, à transcender les bornes de l’égoïsme pour réaliser une fécondité morale qui coïncide avec l’altruisme : bref, le sentiment du devoir dont parlent les moralistes n’est que la conscience d’un pouvoir qui demande à se concrétiser. En renversant l’argumentation de Kant, Guyau voit dans ce pouvoir un premier équivalent naturel du devoir transcendant : « au lieu de dire : je dois, donc je puis, il est plus vrai de dire : je puis, donc je dois »4. Un pouvoir de ce genre dépasse la réalité, dans la mesure où il devient pour celle-ci un idéal ; cependant, « la vie se fait sa loi elle-même par son aspiration à se développer sans cesse ; elle se fait son obligation à agir par sa puissance d’agir » (ibid.)5. C’est dans ce contexte théorique – une pensée morale ancrée à une philosophie de la vie – que le concept d’anomie apparaît pour la première fois : tout d’abord dans la Préface de l’Esquisse et ensuite dans le chapitre 2 du livre II, « Cinquième équivalent du devoir tiré du risque métaphysique : l’hypothèse ».
4Dans la Préface, Guyau insiste beaucoup sur les inévitables limites d’une science de la morale : si le tort des doctrines idéalistes est d’avoir lié la praxis à un devoir absolu et transcendant, celui des doctrines naturalistes est d’avoir voulu donner à une morale positive la même extension, la même force contraignante qu’une morale a priori. À son avis, une morale scientifique ne peut pas régler en détail la gamme des comportements individuels, ni résoudre de façon définitive toute question éthique. Guyau va jusqu’à prévoir que la disparition progressive des dogmes éthiques et religieux laissera de plus en plus aux individus la responsabilité du self-government : « C’est la liberté en morale, consistant non dans l’absence de tout règlement, mais dans l’abstention du règlement scientifique toutes les fois qu’il ne peut se justifier avec une suffisante rigueur » (p. 42). Au lieu de regretter la variabilité qui en résulte, il la considère comme la caractéristique de la morale future : celle-ci, écrit-il, « ne sera pas seulement αυτονομος, mais άνομος » (p. 43). L’usage des caractères grecs indique une référence à la tradition classique ; cependant, tandis que dans la littérature grecque le mot avait un sens négatif (le substantif ανομία signifie « illégalité, anarchie », et l’adjectif άνομος, « contraire à la loi, illégal, illicite »), chez Guyau il prend un sens positif : l’anomie est conçue comme la réalisation de la vraie autonomie morale, comme le développement cohérent d’un carrefour thématique que Guyau, dans ses travaux d’histoire de la philosophie, avait fait remonter jusqu’au stoïcisme d’Épictète et à sa théorie d’une volonté auto-législatrice6.
5La question revient dans le chapitre de l’Esquisse où l’auteur affirme le rôle complémentaire de la spéculation métaphysique par rapport à la science morale. N’oublions pas que, pour Guyau, le seul mobile moral justifiable du point de vue scientifique est l’effort instinctif pour conserver et accroître la vie. Toutefois, si l’idée de sanction doit être abolie dans la mesure où, comme « expiation », elle est fondamentalement immorale7, celle d’obligation doit plutôt être réorientée dans ses prétentions à l’universalité, de façon à définir quels sont les équivalents ou les substituts acceptables du devoir. Parmi ces derniers, Guyau inclut également l’hypothèse métaphysique, entendue comme réflexion provisoire et personnelle sur des problèmes – l’essence ou la signification des choses, le destin des êtres, etc. – qui ne sauraient faire l’objet d’une étude scientifique et qui pourtant conditionnent profondément les choix éthiques, surtout les choix complexes et difficiles (le parallèle entre spéculation métaphysique et spéculation économique n’est pas dû au hasard : dans un cas comme dans l’autre, l’élément décisif est l’incertitude, le caractère risqué des opérations entreprises). Après la morale, c’est la métaphysique qui subit une déconstruction analogue : son statut est celui d’un savoir individuel, variable, pluraliste, dont le critère de justification ne correspond plus à une vérité objective mais à l’efficacité pratique démontrée dans la mobilisation des énergies morales des personnes. En soulignant que les hypothèses métaphysiques peuvent varier selon les individus et les tempéraments intellectuels, Guyau affirme que la conséquence logique de ce processus est « l’absence de loi fixe qu’on peut désigner sous le terme d’anomie, pour l’opposer à l’autonomie des kantiens ». Cette définition de l’anomie fait ressortir notamment deux éléments : 1) l’anomie n’est pas (comme le soutiendra plus tard Durkheim) la négation de tout principe normatif, mais l’absence d’un appareil prescripteur jugé à tort absolu et invariable ; 2) l’anomie est une condition éthique et spirituelle opposée à l’autonomie postulée par Kant, pour qui la liberté de l’agent moral s’exerce dans sa capacité à se conformer à une loi apodictique et universelle. Cependant, le désaccord avec Kant ne porte pas sur l’idéal de l’autonomie, mais sur les stratégies les plus aptes à le réaliser :
Kant a commencé en morale une révolution quand il a voulu rendre la volonté « autonome », au lieu de la faire s’incliner devant une loi extérieure à elle ; mais il s’est arrêté à moitié chemin : il a cru que la liberté individuelle de l’agent moral pouvait se concilier avec l’universalité de la loi, que chacun devait se conformer à un même type immuable, que le « règne » idéal des libertés serait un gouvernement régulier et méthodique. Mais, dans le « règne des libertés », le bon ordre vient de ce que, précisément, il n’y a aucun ordre imposé d’avance, aucun arrangement préconçu ; de là, à partir du point où s’arrête la morale positive, la plus grande diversité possible dans les actions, la plus grande variété même dans les idéaux poursuivis. (p. 170-171)
6L’anomie est l’autonomie enfin dissociée du rigorisme moral de l’impératif catégorique ; en ayant recours à Kant contre Kant, Guyau trouve dans l’anomie la radicalisation de l’instance typiquement kantienne d’une volonté auto-législatrice : « La vraie “autonomie” doit produire l’originalité individuelle et non l’universelle uniformité. Si chacun se fait sa loi à lui-même, pourquoi n’y aurait-il pas plusieurs lois possibles, par exemple celle de Bentham et celle de Kant ? » (p. 171).
Créativité et règle dans l’action morale
7Selon Guyau, l’universalisme moral n’est plus une position soutenable : de plus en plus, à l’avenir, le déclin des dogmes aura pour conséquences le polythéisme des valeurs, la variabilité de comportements et de styles éthiques. Ce processus ne doit être ni craint ni combattu : en reprenant la conception de Spencer pour qui l’évolution est une différenciation croissante de structure et de fonctions, contrebalancée par une unification croissante entre les parties qui la composent, il affirme que seule la coexistence de différences individuelles est en mesure de produire des convergences authentiques (p. 171-172)8. De même que la division du travail représente désormais la condition nécessaire de toute richesse économique, la « division de la pensée », générée par la variété des doctrines, représente et représentera de plus en plus la condition nécessaire de tout véritable progrès spirituel et social. Au fond, Guyau mise sur le fait que le caractère coercitif (l’obligation) et punitif (la sanction) de l’éthique traditionnelle puisse être remplacé par la créativité de l’agent moral.
8De la lecture des textes de Guyau, il ressort que cette créativité peut s’exprimer à deux niveaux. Pour utiliser la distinction forgée par Noam Chomsky9, on pourrait parler de deux genres de créativité également impliqués par l’action morale : 1) une rule-governed creativity, conçue comme capacité de spécifier des normes très générales appliquées de façon toujours nouvelle et différente ; 2) une rule-changing creativity, conçue comme capacité de produire des innovations beaucoup plus incisives, qui deviennent nécessaires quand les autres normes ne suffisent plus à nous orienter, et qu’il faut choisir personnellement parmi de nombreuses alternatives. Alors, l’agent moral doit s’inventer ses propres règles, c’est-à-dire élaborer une hypothèse métaphysique qui fonde et justifie ses choix. Dans les deux cas, Guyau met l’accent sur les processus constructifs et inventifs qui aboutissent à l’action morale ; par conséquent, la créativité restreinte ainsi que celle de portée plus large ont comme point de référence la création artistique, caractérisée par son originalité, par son aptitude à appliquer de façon novatrice les règles jusqu’alors en vigueur ; ou encore à les transformer radicalement, en formulant et expérimentant de nouveaux codes. On remarquera que la créativité – qu’elle soit artistique ou morale – ne s’oppose pas aux règles en tant que telles, mais seulement à des règles considérées comme absolues et définitives. En ce sens, l’anomie n’est pas synonyme d’anarchie, mais d’ouverture progressive de l’horizon éthique, à laquelle doit correspondre une capacité toujours croissante de résoudre de façon non conventionnelle les petits et grands dilemmes de la vie éthique10. Dans L’irréligion de l’avenir, Guyau parlera ensuite d’anomie religieuse, pour désigner la disparition progressive de la foi dogmatique et la pluralité consécutive des croyances. L’anomie est ici explicitement considérée comme un idéal éthique et religieux : éthique, parce que la direction de la moralité est « l’absence de règle apodictique, fixe et universelle » ; religieux, parce que l’idéal de la religion doit tendre vers « l’affranchissement de l’individu, vers la rédemption de sa pensée, plus précieuse que celle de sa vie »11.
9On sait que Guyau hérite du travail conceptuel de l’évolutionnisme darwinien et spencérien, car il reconnaît l’incontestabilité des trois lois physiques et psychologiques d’association, d’évolution et de sélection12. Cependant, déjà dans La morale anglaise contemporaine, Guyau conteste la façon dont Spencer, reformulant en partie les thèses de Darwin, essaie de justifier sur des bases naturalistes le sentiment de l’obligation. Spencer ne se contente pas, en effet, de supposer l’existence d’un véritable « instinct moral », acquis par l’expérience et transmis ensuite par voie héréditaire ; il suppose encore que cet instinct soit devenu chez l’homme une sorte d’idée fixe, un automatisme psychologique auquel il ne peut plus se soustraire, comme un oiseau ne peut décider de construire ou ne pas construire son nid13. Guyau n’est absolument pas d’accord sur ce point : en reprenant la théorie gradualiste du développement moral exposée par Darwin dans La descendance de l’homme (1871), il fait observer que c’est seulement chez les animaux inférieurs que l’instinct prescrit les actions à accomplir « d’une manière aussi précise que dans les dix commandements de Dieu » ; à mesure qu’on monte dans l’échelle des êtres, l’instinct devient moins impérieux et embrasse des actions moins déterminées. Chez l’animal humain, cette tendance vient s’achever : devenant conscient, l’instinct est remplacé par l’intelligence réfléchie, qui ne fige plus les comportements dans le schéma stimulation-réponse, mais fournit à l’homme des alternatives pour l’action14.
10Cette conception des rapports entre intelligence et instinct a des conséquences importantes sur le projet d’une morale sans obligation ni sanction. Dans l’Esquisse, Guyau cherche à établir comment et pourquoi se sont consolidées ces impulsions qui coïncident, chez l’homme, avec l’instinct social et altruiste. À son avis, le sentiment d’obligation n’est pas sans posséder un certaine puissance psychomécanique : considéré dynamiquement, c’est « une force agissant dans le temps suivant une direction déterminée, avec une intensité plus ou moins grande » (p. 131). Or, c’est cette force d’expansion, devenue consciente de son pouvoir, qui se donne à elle-même le nom de devoir. L’intervention de l’intelligence ouvre toutefois un espace d’indétermination : qui peut garantir que l’instinct moral ne se détruit pas à l’instar de tout autre instinct ? Et qui peut assurer que, au fil de cette rationalisation, l’expansion vitale vise à l’altruisme plutôt qu’à l’égoïsme ? Voilà pourquoi l’individu doit avoir recours à une rule-governed creativity, qui comble l’écart entre la prescription de la norme (« la vie la plus intensive et la plus extensive possible ») et sa réalisation effective ; par ailleurs, l’effet combiné de l’évolution naturelle et du progrès scientifique-culturel multiplie à l’infini les alternatives possibles, créant une situation d’incertitude permanente qui exige parfois une rule-changing creativity plus radicale.
11Guyau prévoit que, dans la société future, on se soumettra de moins en moins à un idéal universel ; pour se sentir obligé par une norme, l’agent moral devra construire son propre idéal, son hypothèse métaphysique sur le fond ou la signification des choses, sans que nulle garantie externe en atteste jamais la validité objective. Cette libre métaphysique, alliée indispensable d’une science de la morale, se révèle calquée sur le modèle de la création artistique : « L’agent moral joue ici le même rôle que l’artiste : il doit projeter au dehors les tendances qu’il sent en lui […]. L’x inconnaissable et neutre est le pendant du marbre que façonne le sculpteur, des mots inertes qui se rangent et prennent vie dans la strophe du poète ». Guyau ne manque pas de faire jouer à l’imagination un rôle décisif : « Si, par exemple, je veux accomplir un acte de charité pure et définitive, et que je veuille justifier rationnellement cet acte, il faut que j’imagine une charité présente au fond des choses et de moi-même, il faut que j’objective le sentiment qui me fait agir » (p. 167-168). Comme on peut l’observer, c’est la rationalisation de la morale – la prédominance de la liberté intellectuelle sur la nécessité instinctuelle – qui réclame un accroissement de la créativité individuelle, poussée jusqu’à la création des valeurs : « Au lieu d’accepter des dogmes tout faits, nous devons être nous-mêmes les ouvriers de nos croyances »15.
Durkheim : le rôle de l’obligation et de la sanction dans une science de la morale
12Émile Durkheim utilise pour la première fois le terme d’anomie en 1887, dans un compte rendu de L’irréligion de l’avenir16. En paraphrasant Guyau, il observe que l’auteur, après avoir déjà démontré ailleurs que l’idéal moral consiste dans l’anomie morale, retrouve maintenant l’idéal religieux dans l’anomie religieuse, c’est-à-dire dans l’affranchissement de l’individu, dans la suppression de toute foi dogmatique. Durkheim semble bien conscient du sens positif que Guyau attribue à la notion d’anomie, qu’il ne discute pas, s’attardant plutôt sur les qualités et les défauts des trois parties du texte (la genèse des religions, la dissolution des religions, l’irréligion de l’avenir). Il compte immédiatement parmi les qualités celles qui concernent la forme et le style de l’argument : la subtilité dialectique jointe à un accent tout particulier de sincérité, les idées profondes jointes à de fines analyses, les beautés littéraires. Quant à la doctrine, « elle marque un important progrès dans l’étude scientifique des religions » (ibid., p. 159) : en refusant de faire de la religion un simple produit de l’imagination individuelle, Guyau a compris qu’elle est un phénomène éminemment sociologique et que donc, pour l’étudier, il faut se placer d’abord au point de vue social. Cependant, Durkheim considère encore trop intellectualiste la démarche de Guyau : il lui reproche de surestimer le rôle joué par la pure spéculation, dans le moment où il définit la religion comme une physique sociomorphique, comme une explication de toute chose par analogie avec la société humaine17. Selon Durkheim, il faut inverser l’ordre des facteurs : viennent d’abord les sentiments sociaux, puis les idées religieuses en tant qu’interprétations de ces sentiments. En outre, Guyau n’aurait pas compris que les sentiments les plus impliqués dans la genèse des croyances religieuses ne sont pas les sentiments interindividuels ou intrasociaux (par exemple les sentiments de respect, d’affection, de crainte qui relient chaque individu à ses concitoyens tout en laissant intacte son autonomie), mais plutôt les sentiments intersociaux qui rattachent l’individu à l’être social pris dans sa totalité et qui se manifestent de préférence dans les relations de la société avec les sociétés étrangères. Ces derniers sentiments, les seuls qui puissent donner naissance à l’idée d’obligation, réduisent l’individu à la partie d’un tout dont il suit le mouvement et dont il subit la pression. Guyau aurait corrigé lui-même son intellectualisme « s’il avait moins laissé dans l’ombre un fait fort important, à savoir le caractère obligatoire des prescriptions religieuses » p. 161). Il est clair, en effet, que si la religion n’avait été à l’origine qu’une physique superstitieuse, elle ne serait jamais devenue ce qu’elle est essentiellement : une obligation sociale. Durkheim souligne à ce propos que « tout ce qui intéresse la collectivité devient vite une loi impérative ; la société ne laisse pas impunément ses membres faire rien qui soit contraire à l’intérêt social » (p. 163).
13Ces remarques nous aident à éclaircir le sens des références moins explicites à Guyau présentes dans l’Introduction à la première édition de De la division du travail social (1893), qui part d’une question de base : la division du travail, qui non seulement représente une loi générale de la nature et un phénomène dont on peut constater l’influence croissante dans les secteurs les plus disparates de la vie sociale, a-t-elle aussi une valeur morale ? La question est de la plus haute importance car, si la réponse était positive, la possibilité apparaîtrait – niée par ceux qui s’opposent à une définition scientifique de la moralité – de passer du niveau descriptif au niveau prescriptif, soit de la constatation d’un fait à la formulation d’un idéal éthique. Durkheim ne répond pas immédiatement à cette question, dont la solution sera reportée à la fin des travaux, lorsqu’il apparaîtra que la division du travail est devenue aujourd’hui le moyen le plus efficace de garantir la solidarité sociale et l’ordre moral. Elle lui sert cependant à poser une question méthodologique plus large : sur la base de quels critères est-il possible d’établir la valeur morale d’un précepte ? D’une manière générale, on suit un chemin qui lui paraît inacceptable : on examine si le précepte peut ou non être déduit d’une formule générale de la moralité qui devrait rendre compte, en théorie, de tous les faits moraux, mais qui en réalité se révèle dépourvue de valeur objective. La controverse semble se concentrer sur le rationalisme moral, dont Durkheim critique en fait deux versions significatives : la doctrine kantienne de l’impératif catégorique et l’éthique de la perfection. Cependant, à mesure que l’on avance dans l’Introduction, il devient évident que l’objectif est plus ambitieux. La critique implique aussi les doctrines utilitaristes et évolutionnistes, axées respectivement sur le principe de l’utilité individuelle et sur celui de l’intérêt social ; bien qu’elles s’opposent à l’apriorisme des premières, elles aussi font abstraction des faits, en ce sens qu’elles prennent comme point de départ un certain concept d’homme, dont elles déduisent aussi bien l’idéal à réaliser que l’obligation de le réaliser18. Mais alors, si aucune conception n’explique vraiment la nature des phénomènes moraux, ne sera-t-il pas nécessaire de changer décisivement d’approche et de concilier la science et la morale dans une nouvelle science de la morale ?
14Dans sa pars destruens, la position de Durkheim révèle quelques similitudes avec celle de Guyau, qui avait critiqué avec une égale verve polémique les deux modèles fondamentaux de la pensée morale, l’idéalisme et le naturalisme, en leur opposant la nécessité de partir de faits plutôt que de principes abstraits19. Mais à bien y regarder, une divergence apparaît immédiatement : lorsque Guyau parle de « faits moraux », il se réfère à ce que l’individu désire réellement, c’est-à-dire aux mobiles concrets des actions humaines ; pour Durkheim, les faits moraux correspondent plutôt à la « multitude de règles particulières qui gouvernent effectivement la conduite »20, c’est-à-dire à la grande variété de devoirs qui conditionnent tous les aspects de la vie quotidienne. Cette divergence a deux conséquences importantes. En premier lieu, Guyau pense que les mobiles de l’action remontent à l’effort pour conserver et accroître la vie : c’est là le fait qui permet de fonder scientifiquement la morale, en lui donnant une extension limitée précisément par la nécessité de s’y conformer. Pour Durkheim, en revanche, il ne s’agit pas de circonscrire le champ mais plutôt de l’élargir, afin d’aller au-delà de ces quelques règles très générales desquelles la morale traditionnelle prétend déduire les nombreux préceptes auxquels nous sommes soumis. Deuxièmement – et c’est la conséquence la plus importante –, alors que Guyau estime qu’une morale fondée sur des faits doit renoncer aussi bien à l’obligation qu’à la sanction, Durkheim est convaincu que ce sont précisément ces dernières qui distinguent objectivement les faits moraux. D’un côté, c’est en vertu de leur caractère obligatoire que les règles morales se distinguent des règles de nature différente ; de l’autre, seule la présence d’une sanction – entendue comme « réaction prédéterminée, exercée par la société sur l’agent qui a enfreint la règle » – constitue le signe extérieur et visible du sentiment de l’obligation. Ainsi, alors que Guyau, tout en préservant certains équivalents de l’obligation, supprime résolument la sanction, Durkheim affirme que « tout fait moral consiste dans une règle de conduite sanctionnée », dans la mesure où « la réalité d’une obligation n’est certaine que si elle se manifeste par quelque sanction » (ibid., p. 275-276). Pour Durkheim, les faits moraux ont un caractère essentiellement social : la sanction qui suit la violation de la norme est sociale, le critère qui vise à établir la normalité ou la pathologie d’un comportement est social. En d’autres termes, tout ce qui est source de solidarité est moral, tout ce qui lie l’individu aux autres individus, faisant de lui une partie intégrante du tout, est moral ; il n’y a pas de morale des individus, parce que l’individu n’est lui-même capable de comportements moraux que dirigé et contraint par la société. Par conséquent, la science de la moralité n’est rien d’autre qu’une branche de la sociologie. Il ne s’agit pas simplement de réformer la morale traditionnelle, mais de souligner que ses problèmes ne peuvent pas être résolus en dehors d’un horizon sociologique.
15Durkheim se demande enfin si tous les faits moraux sont compris dans cette définition : n’y aurait-il pas en morale une sphère plus élevée qui dépasse le devoir ? En effet, l’expérience semble démontrer qu’il y a des actes qui sont louables sans être obligatoires, des actes gratuits (par exemple, les expressions de sympathie au sein de la famille ou bien les sacrifices héroïques). Cependant, il serait contraire à la méthode scientifique de réunir sous une même rubrique des actes qui présentent des propriétés aussi opposées : des actes qui doivent se conformer à une règle préétablie et des actes libres de toute règlementation, issus d’une obligation que l’individu s’impose à lui-même. Selon Durkheim, il faut donc reconnaître que la créativité ne peut jouer aucun rôle dans la moralité proprement dite. Évidemment, la créativité n’existe que lorsque la règle est assez large pour se décliner de plusieurs façons ; or, s’il y a liberté d’application, si on fait place à l’imagination, à l’autonomie et à l’originalité de l’individu, il ne s’agit plus de faits moraux. Bien qu’indirecte, la référence à Guyau ne pourrait pas être plus évidente, surtout lorsqu’il est précisé que ces actes « ne sont pas nécessaires, ne sont ajustés à aucune fin vitale, en un mot sont un luxe ; c’est dire qu’ils sont du domaine de l’art » (p. 281). De même que nous aimons dépenser l’énergie physique et intellectuelle en excédent (c’est en cela que consiste le plaisir du jeu, dont le plaisir esthétique n’est qu’une forme supérieure), de même notre énergie morale, après s’être acquittée des obligations quotidiennes, « éprouve le besoin de se répandre pour se répandre, de se jouer en des combinaisons nouvelles qu’aucune règle ni détermine ni impose » (ibid.)21. Mais ces libres créations, malgré leur origine morale, ne sont plus employées moralement : « De même que le jeu est l’esthétique de la vie physique, l’art, l’esthétique de la vie intellectuelle, cette activité sui generis est l’esthétique de la vie morale » (p. 282).
16En conclusion, le virage vers l’esthétique de la morale anomique esquissée par Guyau n’échappe pas à Durkheim, qui stigmatise l’empiètement de catégories typiquement artistiques sur le domaine moral. En utilisant, contrairement à ce qu’il fera plus tard, le sens initial d’anomie inventé par Guyau, il observe en effet :
On risque d’affaiblir le sentiment de l’obligation, c’est-à-dire l’existence du devoir, en admettant qu’il y a une moralité, et peut-être la plus élevée, qui consiste en de libres créations de l’individu, qu’aucune règle ne détermine, qui est essentiellement anomique. Nous croyons au contraire que l’anomie est la négation de toute morale. (Ibid.)
Art, vie, sociabilité
17Il est curieux de voir que la théorie de l’art adoptée par Durkheim est précisément celle qui avait été réfutée par Guyau dans Les problèmes de l’esthétique contemporaine, un livre qui précède l’Esquisse d’à peine un an. Dans cet ouvrage, Guyau critique la conception – formulée par Spencer à partir de la théorie esthétique de Kant – qui réduit l’art à un jeu désintéressé et inutile, caractérisé par le fait qu’il n’est pas lié aux fonctions vitales et qu’il n’apporte aucun avantage précis ni à l’individu ni à l’espèce22. À son avis, l’expérience esthétique n’implique pas seulement les facultés supérieures mais également cette dimension instinctuelle et émotive à laquelle appartiennent les besoins les plus élémentaires et profonds ; et chaque sensation agréable peut même revêtir un caractère esthétique, à condition qu’elle ait un grand retentissement à l’intérieur de la conscience et qu’elle fasse vibrer toutes les cordes de notre être, y compris l’intelligence et la volonté. De plus, l’art a toujours comme base l’effort de créer et comme fin la plus grande approche possible de la vie. De ce côté, la fiction représente une limitation, et non une condition, de la beauté : Kant, Schiller et leurs successeurs prennent pour une qualité constitutive ce qui est au contraire un défaut de l’art humain, à savoir celui de « ne pas pouvoir donner la vie et l’activité véritable », d’échouer à faire vivre ses œuvres d’une réalité pleine et concrète23. Également sur le plan de la jouissance, l’expérience de la beauté ne se résout pas par un exercice contemplatif et passif, elle implique au contraire une stimulation générale de la vie24 qui se traduit par l’accroissement effectif de notre capacité d’agir. D’ailleurs, le caractère esthétique de l’expansion vitale fait écho au caractère vital de l’art : « Vivre d’une vie pleine et forte – observe Guyau – est déjà esthétique ; vivre d’une vie intellectuelle et morale, telle est la beauté portée à son maximum et telle est aussi la jouissance suprême » (ibid., p. 75). Il existe donc une récursivité entre le plan éthique et le plan esthétique25. Prenant son origine dans la conscience d’une force, d’une énergie sans obstacle, la beauté donne l’exemple d’une fécondité intérieure qui coïncide avec l’orientation que la vie elle-même nous indique : « Tandis que l’art s’efforce ainsi de donner toujours l’amplitude la plus grande à toute sensation comme à tout sentiment qui vient ébranler notre être, la vie même semble travailler dans le même sens et se proposer une fin analogue » (p. 84).
18D’autre part, la dimension esthétique ne concerne pas seulement la sphère de la vie individuelle. Dans L’art au point de vue sociologique, l’expérience esthético-artistique apparaît comme un domaine privilégié où il doit être possible de rencontrer une nouvelle forme de synergie, de lien social, et de découvrir une conciliation possible entre les exigences auto-affirmatives de l’individu et le besoin de sentir quelque chose en commun, de partager (fût-ce avec un petit groupe) des idées, des émotions et des sentiments. Guyau annonce la sociologie de l’art du xxe siècle26 lorsqu’il souligne que l’art est social non seulement par son origine et par son but, mais aussi et surtout par sa loi interne comme par son essence constitutive :
En résumé, l’art est une extension, par le sentiment, de la société à tous les êtres de la nature, et même aux êtres conçus comme dépassant la nature, ou enfin aux êtres fictifs créés par l’imagination humaine. L’émotion artistique est donc essentiellement sociale ; elle a pour résultat d’agrandir la vie individuelle en la faisant se confondre avec une vie plus large et universelle. Le but le plus haut de l’art est de produire une émotion esthétique d’un caractère social.27
19Guyau est convaincu, tout comme Durkheim, que l’organisme social « ne peut subsister que par la solidarité et le consensus des individus, qui sont ses organes élémentaires » (ibid., p. 469). Pour les deux auteurs, l’image holistique de l’organisme élaborée par la nouvelle science biologique a des retombées importantes jusque dans les conceptions morales, en démontrant, à rebours de l’inévitable égoïsme de l’« homme machine », la sociabilité constitutive de l’homme. Ils semblent tous deux influencés, notamment, par l’épistémologie biologique de Claude Bernard, qui, tout en affirmant le déterminisme des phénomènes vitaux, insiste sur leur spécificité, sur le fait que « l’être vivant forme un organisme », c’est-à-dire qu’il agit toujours en tant qu’un tout dominé par une profonde solidarité entre ses parties : « le physiologiste est porté à admettre une finalité harmonique et préétablie dans le corps organisé dont toutes les actions partielles sont solidaires et génératrices les unes des autres »28. D’ailleurs, dans le cas de Guyau, la notion de vie posée à la base aussi bien de la morale que de la sociologie est inséparablement biologique et esthétique : ce qui semble pertinent, ce n’est pas seulement la cohésion interne, la synergie entre les parties, mais également la création d’éléments toujours nouveaux et originaux29. Chez Guyau, l’art devient ainsi un modèle exemplaire sous des aspects diversifiés : par son aptitude à appliquer de façon innovatrice les règles jusqu’alors en vigueur, ou encore à les transformer radicalement, en formulant et expérimentant de nouveaux codes, elle devient le point de référence de la créativité sociale et politique attribuée à l’agent moral ; par sa capacité de communiquer, de transmettre à autrui des idées, des émotions et des sentiments, elle devient aussi le modèle d’une sociabilité en mesure de s’intégrer à la pluralisation et à la singularisation de la vie pratique.
20Comme nous l’avons déjà vu, Durkheim comprend que la fonction éthique – ou même politique, au sens le plus large du mot – que Guyau attribue à l’esthétique n’est pas sans conséquences sur l’idée de société. Nous pourrions dire que si Guyau envisage une société dynamique dont l’individu est le principal agent de transformation, Durkheim se concentre sur le problème de l’ordre et du contrôle social, et réserve à l’individu un rôle substantiellement passif ; tandis que Guyau cherche à sauvegarder l’unité de l’individu et de la société, Durkheim considère la société comme une instance externe à l’individu, et les phénomènes sociaux comme des réalités indépendantes des phénomènes individuels. Ce n’est pas par hasard que, dans sa première définition de l’anomie comme « négation de toute morale », le terme est utilisé dans une acception différente de celle qui finira par prévaloir aussi bien dans la partie finale de De la division du travail social (où il désigne l’une des pathologies de la division du travail) que dans les œuvres suivantes (dans Le suicide, de 1897, le terme désigne par exemple l’un des facteurs sociaux du suicide dans les sociétés modernes). Tout semble donc suggérer que Durkheim a initialement formulé le concept d’anomie par opposition à celui de Guyau, avant de se l’approprier et de lui faire subir une transformation substantielle. Au demeurant, c’est l’acception durkheimienne qui prévaudra : les dictionnaires de sociologie du xxe siècle indiquent en général par « anomie » l’inadéquation ou bien l’absence des normes partagées, et par conséquent l’état de désintégration sociale consécutif à la crise de légitimité des valeurs.
21On peut toutefois relever une fréquence notable des références à la philosophie de Guyau dans la pensée éthique et sociologique de notre temps. Et le thème de l’anomie semble précisément représenter l’un des aspects les plus actuels de son approche. Prenons, par exemple, la mise en valeur de la perspective de Guyau par Michel Maffesoli, qui, assignant à Guyau le rôle de précurseur, observe que sa conception de l’anomie permet de repenser la nature même du lien social30. Maffesoli souligne que les potentialités inhérentes à ce concept dépendent avant tout du lien entre éthique et esthétique. Tandis que dans la société moderne la coexistence des individus était régie par une morale surplombante, universelle, rigide parce que façonnée par le devoir-être, la sociabilité postmoderne dépend plutôt de la possibilité de sentir quelque chose en commun : de vivre ensemble des émotions qui, loin d’exclure le plaisir d’autrui, ne se développent que si elles sont sympathiquement partagées. Et Guyau « ne manque pas de faire remarquer que nos “facultés sympathiques et actives” sont étroitement liées, et que c’est cette liaison même qui spécifie la vitalité d’une époque donnée, et sert de fondement à toute forme de socialité. C’est en ce sens que l’esthétique a partie liée avec l’éthique »31.
22Il ne s’agit pas d’une démarche esthétisante, parce que l’enjeu reste toujours une morale enracinée dans la force d’expansion de la vie. Toutefois, c’est l’art qui donne à penser non seulement le passage de la créativité à la solidarité, mais aussi le retour de la solidarité à la créativité, en sorte que la vie en commun favorise « l’originalité individuelle et non l’universelle uniformité »32.
23De ce point de vue également, la pensée de Guyau semble bien contemporaine de la nôtre. Cependant, à notre avis, l’actualité de ce philosophe doit être saisie non par opposition à son contexte historique, mais à partir de lui : Guyau a su métaboliser la culture de son temps, dont il a assimilé les chemins les plus risqués, les interrogations les plus radicales, les problématiques les plus ouvertes. Il a pu ainsi anticiper l’un des traits les plus stimulants de notre époque philosophique : la méfiance à l’égard de tout réductionnisme, de tout principe dogmatique, de toute solution préconstituée ; la nécessité de faire face à la complexité, sur le plan aussi bien théorique que pratique, en acceptant les contradictions et les incertitudes qui traversent de plus en plus la vie morale et politique33. Mais le détour esthétique, à travers lequel Guyau tente de concilier la créativité individuelle avec la solidarité sociale, semble préfigurer une utopie projetée même vers notre avenir. Comme disait Guyau, « c’est une grande tâche »34, et c’est toujours notre tâche.
Notes de bas de page
1 Marco Orrù, « L’anomia come concetto morale: Jean-Marie Guyau ed Émile Durkheim », Rassegna italiana di sociologia, vol. 24, no 3, 1983, p. 429-451 (repris dans Marco Orrù, Anomie. History and Meanings, Winchester, Mass., Allen & Unwin, 1987). Voir Philippe Besnard, L’anomie : ses usages et ses fonctions dans la discipline sociologique depuis Durkheim, Paris, PUF, 1987, p. 21-26 ; Jordi Riba, La morale anomique de Jean-Marie Guyau, Paris, L’Harmattan, 1999 ; Michael C. Behrent, « Le débat Guyau-Durkheim sur la théorie sociologique de la religion. Une nouvelle querelle des universaux ? », Archives de sciences sociales des religions, no 142, 2008, p. 9-26. Voir aussi J.-M. Guyau : anomie, temporalité, esthétique, J.-C. Leroy dir., no 58 de Sociétés, 1997, et Jean-Marie Guyau : philosophe de la vie, J. Riba dir., no 46 de Corpus, 2004.
2 Émile Durkheim, De la division du travail social, Paris, Alcan, 1893, p. 32. Dès la deuxième édition de cet ouvrage (1902), la partie centrale de l’Introduction (où apparaît notamment la première définition de l’anomie) est supprimée ; cette partie est aujourd’hui disponible dans Émile Durkheim, Textes, t. II, Religion, morale, anomie, Paris, Plon, 1975, p. 257-288.
3 Nous empruntons l’expression à Gilles Lipovetsky (Le crépuscule du devoir. L’éthique indolore des nouveaux temps modernes, Paris, Gallimard, 1992), qui cite la morale sans obligation ni sanction de Guyau, affirmant que le processus qu’elle annonce est enfin achevé.
4 Jean-Marie Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, avec les textes de Nietzsche et de Kropotkine, J. Riba éd., Paris, Payot, 2012, p. 236. Voir à ce propos Philippe Saltel, La puissance de la vie. Essai sur l’« Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction » de Jean-Marie Guyau, Paris, Les Belles Lettres, 2008.
5 Nous pouvons constater que les idées développées par Guyau dans l’Esquisse s’apparentent à certaines thématiques de la philosophie de Nietzsche. Ce dernier, en effet, lut et annota l’Esquisse ; ces annotations – qui ont fait l’objet de plusieurs éditions – offrent un tableau détaillé des assonances et dissonances entre les deux philosophes. Ainsi voit-on Nietzsche exprimer son approbation lorsque Guyau combat le dogmatisme éthico-religieux, et commenter avec enthousiasme les pages de l’Esquisse qui insistent sur la subordination de la pensée à l’action ou sur la force inhérente au sentiment de puissance vitale ; cependant Nietzsche désapprouve l’orientation sociale donnée par Guyau à l’expansion de la vie individuelle, qui lui paraît un renoncement à l’affirmation de la vie en tant que volonté de puissance. Alfred Fouillée avait déjà publié plusieurs extraits de ces annotations dans Nietzsche et l’immoralisme (Paris, Alcan, 1902), mais la première édition intégrale parut en appendice à la traduction allemande de l’Esquisse par Ernst Bergmann (Sittlichkeit ohne Pflicht, Leipzig, W. Klinkhardt, 1909). Nous devons l’édition suivante à Hans Erich Lampl, « Randbemerkungen und Unterstreichungen F. Nietzsche zu Guyaus Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction », Zweistimmigkeit-Einstimmigkeit? Friedrich Nietzsche und Jean-Marie Guyau, Cuxhaven, Junghans, 1990, p. 9-38 ; traduction J. Riba, « Remarques de Nietzsche à la lecture de l’Esquisse », J.-M. Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, ouvr. cité, p. 243-272. Sur les rapports entre les deux philosophes, voir : Ilse Walther-Dulk, Materialien zur Philosophie und Ästhetik Jean-Marie Guyaus, Hambourg, Brigantine, 1965 ; Geoffrey C. Fiedler, « On Jean-Marie Guyau, Immoraliste », Journal of History of Ideas, vol. 55, no 1, 1984, p. 75‑97 ; Stéphane Douailler, « Ce que vous venez d’entendre », Philosophie, philosophie, no 8, 2000, p. 91-97, repris d’une communication au colloque Dispersions et liaisons. Des lieux et des langues de la philosophie, Herzog August Bibliothek Wolfenbüttel, U. J. Schneider éd., Berlin, Institut für Philosophie, 1987 ; Jordi Riba, « Nietzsche », La morale anomique de Jean-Marie Guyau, ouvr. cité, p. 373-381 ; Annamaria Contini, « Nietzsche lecteur de Guyau », Jean-Marie Guyau. Esthétique et philosophie de la vie, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 283-309 ; Ferruccio Andolfi, « Nietzsche et Guyau. Consentements, dissonances, silences », Corpus, no 46, 2004, p. 109-124 ; Keith Ansell-Pearson, « Free Spirits and Free Thinkers: Nietzsche and Guyau on the Future of Morality », Nietzsche, Nihilism, and the Philosophy of the Future, J. A. Metzger éd., Londres, Continuum, 2009, p. 102-124 ; Jordi Riba éd., L’effet Guyau. De Nietzsche aux anarchistes, Paris, L’Harmattan, 2014 ; Federico Testa et Matthew Dennis, « Pleasure and Self-Cultivation in Guyau and Nietzsche », Nietzsche and Epicureanism, K. Ansell-Pearson éd., vol. 10, no 2, de The Agonist, 2017, p. 94-117.
6 Jean-Marie Guyau éd. et trad., Manuel d’Épictète, suivie d’extraits des Entretiens d’Épictète et des Pensées de Marc Aurèle, avec une « Étude sur la philosophie d’Épictète » par J.-M. Guyau, Paris, Delagrave, 1875.
7 En ce qui concerne la critique de l’idée de sanction également, plusieurs affinités se révèlent entre la position de Guyau et celle de Nietzsche dans la seconde dissertation de la Généalogie de la morale, lorsqu’il reconstruit le binôme faute-peine (Friedrich Nietzsche, La généalogie de la morale, dans Œuvres philosophiques complètes, G. Colli et M. Montinari éd., t. VII, J. Gratien, C. Heim et I. Hildenbrand trad., Paris, Gallimard, 1971). Sur l’actualité de cette problématique, voir Umberto Curi, Il colore dell’inferno. La pena tra vendetta e giustizia, Turin, Bollati Boringhieri, 2019.
8 Voir Herbert Spencer, First Principles, Londres, Williams & Norgate, 1862, p. 321.
9 Noam Chomsky, Cartesian Linguistics: A Chapter in the History of Rationalist Thought, New York, Harper and Row, 1966. À côté de la rule-governed creativity, qui explique les variations dont est susceptible une langue au niveau synchronique, Chomsky présente une rule-changing creativity, en mesure d’expliquer les transformations les plus radicales subies par une langue au niveau diachronique. Sur les implications qu’on peut tirer de cette distinction en vue d’une théorie de la créativité humaine, voir Emilio Garroni, Creatività [1978], Macerata, Quodlibet, 2010.
10 On connaît toutefois l’intérêt que l’Esquisse a suscité au sein des milieux anarchistes de l’époque. Déjà en 1889, dans son pamphlet peut-être le plus célèbre, Kropotkine acclame Guyau comme « fondateur de l’éthique anarchiste » : il est celui qui a su discerner l’origine véritable du sentiment moral, qu’il n’attribue plus ni à un devoir mystique et transcendant ni à un calcul de type utilitariste, mais fait naître du besoin – inhérent à l’individu – de vivre une vie pleine, intense et féconde. Puisque ce besoin est d’ordre naturel, et puisque l’épanouissement de la vie trouve sa plus grande expression dans la capacité de se prodiguer en faveur des autres, il n’est pas nécessaire de mutiler la liberté de l’individu en lui imposant un carcan rigide de prescriptions et de sanctions ; autrement dit, l’autorité d’un État disposant de moyens coercitifs n’est pas requise pour concilier le bien-être de l’individu et celui de la société. Kropotkine admet cependant que Guyau est « anarchiste sans le savoir », et que son rôle de précurseur se limite au domaine de la morale (Pierre Kropotkine, La morale anarchiste, Paris, Les Temps nouveaux, 1889, p. 3, p. 26-27). Sur le tournant politique de la pensée de Guyau, voir Jordi Riba, « Anomie et solidarité : les mots du politique chez Jean-Marie Guyau », J.‑M. Guyau, Esquisse, ouvr. cité, p. 17-36 ; Annamaria Contini, « Les chemins du politique dans la morale de Guyau », Critique, no 803, 2014, p. 344-357.
11 Jean-Marie Guyau, L’irréligion de l’avenir. Étude de sociologie, Paris, Alcan, 1887, p. 323.
12 Voir Laurent Fedi, « Guyau, Darwin et la vie », Corpus, no 46, 2004, p. 25-45.
13 Guyau se réfère surtout à la fameuse lettre de Spencer à Stuart Mill, publiée par Alexander Bain, Mental and Moral Science, Londres, Longmans, Green and Co., 1868, p. 721 et suiv.
14 Jean-Marie Guyau, La morale anglaise contemporaine. Morale de l’utilité et de l’évolution [1879], Alcan, Paris, 1905, p. 330-340. Cette édition est identique à la version définitive de l’œuvre, parue en 1885.
15 J.-M. Guyau, L’irréligion de l’avenir, ouvr. cité, p. 323.
16 Émile Durkheim, « Guyau, L’irréligion de l’avenir. Étude de sociologie », Revue philosophique de la France et de l’étranger, t. XXIII, 1887, p. 299-311 ; repris dans É. Durkheim, Textes, t. II, ouvr. cité, p. 149-165.
17 Voir J.-M. Guyau, L’irréligion de l’avenir, ouvr. cité, p. i-iii.
18 É. Durkheim, Textes, t. II, ouvr. cité, p. 257-288.
19 Durkheim (ibid., p. 263) cite d’ailleurs La morale anglaise contemporaine de Guyau, à laquelle il fait référence également dans un autre endroit du volume : É. Durkheim, De la division du travail social, ouvr. cité, p. 359.
20 É. Durkheim, Textes, t. II, ouvr. cité, p. 271.
21 Durkheim reprend même la terminologie utilisée par Guyau, qui écrivait par exemple dans l’Esquisse (ouvr. cité, p. 235) : « Il y a dans l’être vivant une accumulation de force, une réserve d’activité qui se dépense non pour le plaisir de se dépenser, mais parce qu’il faut qu’elle se dépense ».
22 Guyau se réfère ici à la nouvelle édition des Principles of Psychology de Spencer (1870-1872 ; 1re édition 1855) dont les deux volumes avaient été traduits en français dans les années 1874-1875 sous la direction de Théodule Ribot et Alfred Espinas, et notamment au dernier chapitre du deuxième volume, intitulé « Des sentiments esthétiques ». Rappelons que Charles Renouvier avait déjà, dans son analyse de la théorie de l’art chez Spencer, fait apparaître sa source kantienne et schillérienne, particulièrement en ce qui concerne le lien entre art et jeu désintéressé : Charles Renouvier, « Études esthétiques. Le principe de l’esthétique chez Kant, Schiller et M. Herbert Spencer », La Critique philosophique, politique, scientifique, littéraire, 5e année, t. I, 1876, p. 148-160.
23 Jean-Marie Guyau, Les problèmes de l’esthétique contemporaine, Paris, Alcan, 1884, p. 29-30.
24 « En somme, le beau, croyons-nous, peut se définir : une perception ou une action qui stimule en nous la vie sous ses trois formes à la fois (sensibilité, intelligence et volonté) et produit le plaisir par la conscience rapide de cette stimulation générale » (ibid., p. 77).
25 Sur ce lien, ainsi que sur la relation entre esthétique et éthique, nous nous permettons de renvoyer à nos travaux antérieurs : A. Contini, Jean-Marie Guyau, ouvr. cité ; Annamaria Contini, Esthétique et science du vivant. De l’école de Montpellier à Henri Bergson, Paris, L’Harmattan, 2015.
26 Nous pensons, en particulier, à la sociologie de l’art de Pierre Francastel et de Jean Duvignaud. Mais son influence est déjà sensible plus tôt (et pas seulement en France) dans les théories qui soulignent la dimension sociale de l’art : voir, par exemple, Léon Tolstoï, Qu’est-ce que l’art ? [1897], T. de Wyzewa trad., Préface de M. Meyer, Paris, PUF, 2006. Sur le rôle joué par Guyau dans la fondation de l’esthétique sociologique, voir Harold Alfred Needham, Le développement de l’esthétique sociologique en France et en Angleterre au xixe siècle, Paris, Honoré Champion, 1926, p. 243-257 ; Jan Mukařovský, Il significato dell’estetica [1966], S. Corduas trad., Turin, Einaudi, 1973, p. 6, 99 et 104-106 ; Dirk Hoeges, Literatur und Evolution. Studien zur französischen Literaturkritik im 19. Jahrhundert: Taine, Brunetière, Hennequin, Guyau, Heidelberg, Carl Winter Universitätsverlag, 1980.
27 Jean-Marie Guyau, L’art au point de vue sociologique [1889, posthume], A. Contini et S. Douailler éd., Paris, Fayard, 2001, p. 41.
28 Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Paris, J.-B. Baillière et fils, 1865, p. 123-125. Pour l’influence de Bernard sur Durkheim, voir Paul Q. Hirst, Durkheim, Bernard and Epistemology, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1975 ; sur les éventuels rapports entre Bernard et Guyau, voir A. Contini, Esthétique et science du vivant, ouvr. cité, p. 194-196.
29 Rappelons-nous que, chez Bernard déjà, le concept d’idée créatrice du développement organique est défini sur le modèle de la création artistique : voir ibid., p. 105-149.
30 Michel Maffesoli, Au creux des apparences. Pour une éthique de l’esthétique, Paris, Plon, 1990, p. 30 et suiv. Pour d’autres références à cet aspect de la réflexion de Guyau, on se reportera à deux ouvrages du même auteur : Le réenchantement du monde, Paris, La Table ronde, 2007, et L’ordre des choses. Penser la postmodernité, Paris, CNRS Éditions, 2014. Voir Pierre Le Quéau, L’homme en clair-obscur : lecture de Michel Maffesoli, Saint-Nicolas (Québec), Presses de l’Université Laval, 2007, p. 41 et suiv.
31 M. Maffesoli, Au creux des apparences, ouvr. cité, p. 30. Voir aussi G. Lipovetsky, Le crépuscule du devoir, ouvr. cité, p. 60. Duvignaud avait déjà mis en valeur l’originalité du concept d’anomie développé par Guyau : Jean Duvignaud, L’anomie : hérésie et subversion, Paris, Anthropos, 1973, p. 80-81.
32 J.-M. Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, ouvr. cité, p. 171.
33 En qualifiant Guyau de « penseur de la complexité en morale », L. Muller a analysé la parenté conceptuelle et problématique entre certaines théories de l’Esquisse et celles avancées par Edgar Morin dans La méthode, t. VI, Éthique, Paris, Seuil, 2006. À son avis, l’anomie guyalcienne anticipe certaines des thèses fondamentales de l’individualisme éthique complexe, notamment la position dénommée « auto-éthique » (Laurent Muller, Jean-Marie Guyau ou l’éthique sans modèle, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2018).
34 J.-M. Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, ouvr. cité, p. 239.
Auteur
Professeure des universités (esthétique) à l’université de Modène-Reggio Emilia (Italie) et chercheuse associée au laboratoire « logiques contemporaines de la philosophie » à l’université Paris 8.
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